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Dans le monde
Russie : Les démêlés du Kremlin avec ses "super-riches"
Le milliardaire Goussinski vient d'être arrêté à Athènes. Figure de proue de l'enrichissement rapide, et mafieux, dans la Russie d'Eltsine, il était en fuite depuis trois ans, sous le coup d'un mandat d'arrêt international pour fraude fiscale et blanchiment d'argent.
Il ne s'est pratiquement pas passé de jour cet été sans qu'une nouvelle affaire politico-financière ne vise tel ou tel des super-riches en Russie et ne rappelle que n'a pas cessé la lutte qui oppose, depuis des années, les clans de la couche privilégiée, la bureaucratie, autour du pouvoir et des sources d'enrichissement qui en dépendent.
C'est le 2 juillet que le Parquet général a lancé l'attaque contre Khodorovski, l'homme le plus riche du pays, qui dirige le groupe pétrolier Ioukos. Son bras droit a été arrêté pour escroquerie et fraude fiscale, un autre de ses lieutenants pour meurtres et leur chef passe maintenant son temps chez les juges d'instruction. Le 1er août, venait le tour d'Abramovitch, gouverneur de la Tchoukotka et seconde fortune du pays, la justice décidant de s'intéresser à sa compagnie pétrolière Sibneft, en instance de fusionner avec Ioukos.
Dans un cas comme dans l'autre, la justice n'a que l'embarras du choix quant aux poursuites. Depuis une douzaine d'années, détournements de fonds et corruption en grand, captation d'entreprises publiques, fuite de capitaux, non-paiement d'impôts, assassinats, racket, vol, etc., ont veillé sur le berceau des empires mafio-financiers nés du pillage des géants industriels soviétiques par la bureaucratie et les "nouveaux riches" dans son ombre.
Ce "hold-up du siècle" -la main-mise des bureaucrates et affairistes sur la majeure partie de l'économie soviétique- explique la haine de la population qui voit, à juste titre, en ces parvenus-voleurs les responsables de son brutal appauvrissement. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'elle veuille (77% des Russes, selon une récente enquête d'opinion) une révision des privatisations, ni à ce que maintenant les magnats russes, qui demandent l'amnistie des délits commis dans ce cadre, disent craindre "une confiscation de leurs entreprises".
Repartage du gâteau
Même s'il lance des poursuites contre quelques enrichis de fraîche date et les dépouille parfois d'une partie de leurs affaires, le pouvoir russe n'a bien sûr nulle intention de remettre en cause les privatisations en tant que telles. Et pour une simple raison: les clans de l'appareil étatique et leurs chefs ont tous usé des mêmes méthodes politico-criminelles pour capter les morceaux les plus juteux de l'économie soviétique.
Mais tous n'avaient pas les mêmes soutiens politiques lors de la grande curée qui a accompagné et provoqué l'effondrement de l'URSS, et ils n'en ont pas tous profité au même titre. Alors, à chaque modification du rapport de forces entre cliques rivales au sommet, on assiste à une redistribution des cartes où la justice n'est pas un instrument du droit de propriété, mais du pouvoir.
Fin 1999, quand Poutine, l'actuel président, n'était que le dauphin d'Eltsine et cherchait à se démarquer des "affaires" discréditant son "parrain", il avait jugé habile de s'en prendre aux richards les plus honnis d'alors, Berezovski et Goussinski.
Il n'avait ni l'envie ni les moyens de s'en prendre aux principaux clans dirigeants (celui d'Eltsine, la mairie de Moscou et la direction de la police politique, ce KGB où Poutine avait fait carrière et sur lequel il s'appuie) qui avaient fait la bonne fortune de Berezovski et Goussinski. Mais il a pu se targuer de les avoir forcés à passer la main et à fuir le pays.
Poser au "chevalier blanc" combattant les affairistes permit à Poutine d'être élu président dans un fauteuil. Dans la foulée, il lança aux super-riches qu'ils devaient cesser de se mêler de politique, le pouvoir fermant alors les yeux sur leurs affaires.
Les clans au pouvoir...
Ce rétablissement de l'autorité de l'État central, que l'ère Poutine était censée inaugurer, a fait long feu. Et plus approche la présidentielle de mars prochain, où Poutine brigue un second mandat, plus s'aiguise l'appétit des tenants du pouvoir. D'où cette lutte pour les places et les prébendes, où les clans dirigeants appuient autant tel ou tel super-riche qu'ils s'appuient sur sa richesse -ou cherchent à s'en emparer.
Poutine termine son mandat comme il l'a inauguré, en se prétendant garant d'une "lutte dure et globale" contre le crime économique. Il espère ainsi regagner les faveurs de l'électorat, alors que sa guerre en Tchétchénie n'est guère populaire, neutraliser les rivalités qui déstabilisent le pouvoir central et s'attacher certains grands appareils de l'État, tels le KGB et l'état-major qui se verraient bien récupérer des pans des groupes de Khodorovski et Abramovitch si les choses finissaient par mal tourner pour ces derniers.
... et les prédateurs de haut vol
Bien sûr, cela ne remédierait en rien aux tares et problèmes de cette société anonyme en irresponsabilité illimitée qu'est devenue la Russie, où le pillage sans fard de l'économie reste le meilleur moyen de s'enrichir.
Les capitalistes occidentaux se disent inquiets de la nouvelle "hypothèque" que les poursuites engagées par l'État russe font peser sur l'avenir des géants industrialo-financiers du cru. Cela ne peut que continuer à les dissuader de se risquer dans ce pays où "rien ne démontre que les investissements étrangers sont les bienvenus", écrit un rapport du Sénat français paru cet été.
Certes, dit le quotidien économique La Tribune, pour "éviter d'inquiéter les milieux d'affaires étrangers [le gouvernement russe] vient de donner son feu vert à la fusion entre Ioukos et Sibneft", les compagnies respectives de Khodorovski et Abramovitch. Ce n'est pas encore fait, car le chef du gouvernement et le président russe sont en rivalité ouverte. Mais si cela avait lieu, cela pourrait empêcher Poutine d'atteindre un objectif qu'on lui prête: éviter que Khodorovski et Abramovitch ne bradent deux des principales entreprises du pays, dont la fusion pourrait hâter la vente à des trusts occidentaux. Cela, sans que la Russie voie la couleur du produit de la vente de ces grands groupes, encore récemment propriété d'État, l'évasion de capitaux étant de "tradition" chez les hommes d'affaires russes.
Rappelant que les propriétaires de ces groupes les ont obtenus pour rien, le président de la Cour des comptes russe a laissé entendre que le rachat récent du club de football anglais de Chelsea par Abramovitch, pour un montant dépassant de loin tout ce qu'il refuse de payer au fisc, préluderait au transfert à l'Ouest de toute sa fortune.
Comme d'autres de leurs pareils qui ont mis à l'abri tout ce qu'ils ont volé en Russie, les deux premiers magnats du pays pourraient ainsi claquer la porte en ne laissant que ruines derrière eux.