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Dans le monde
Turquie : La victoire d'Erdogan
Avec les 34,1 % des voix recueillies aux élections du dimanche 3 novembre, le Parti de la justice et du développement AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi) disposera presque des deux tiers des voix au Parlement turc. L'ensemble des autres partis, et en particulier ceux de la coalition de gouvernement sortante, se retrouvent laminés, sans parvenir à dépasser la barre de 10 % des voix nécessaire pour avoir des députés. Un seul autre parti, le Parti républicain du peuple CHP (Cumhuriyet Halk Partisi), qui se définit comme social-démocrate, sera représenté.
C'est donc une victoire incontestable pour l'AKP, parti qui n'est qu'un des avatars successifs des partis islamistes mais dont le principal dirigeant, Recep Tayyip Erdogan, proclame qu'il accepte les institutions laïques de la Turquie et déclare qu'il fera tout pour accélérer son entrée dans l'Union européenne.
Erdogan fait partie de cette couche de jeunes cadres du mouvement qui, avides de prendre leur place dans les institutions, étaient prêts à trouver des accommodements avec celles-ci quitte à modérer leurs proclamations islamistes et qui, au passage, se sont affranchis de la tutelle des dirigeants plus anciens et plus traditionalistes. Mais le succès de l'AKP d'Erdogan est d'abord dû au discrédit impressionnant qui atteint les partis jusqu'à présent au pouvoir. Comme dans tous les précédents scrutins en Turquie, c'est d'abord ceux-ci qui ont été désavoués.
Une profonde crise économique
De la précédente coalition, le DSP (Parti de la Gauche démocratique) du Premier ministre sortant Ecevit n'obtient que 1,2 %. L'ANAP, parti de centre-droit de Mesut Yilmaz, n'obtient que 5,1 % et le parti d'extrême droite MHP (Parti du mouvement nationaliste), 8,3 %. Il n'y a pas à chercher très loin pour trouver les raisons de l'écroulement électoral de ces partis. Durant les trois ans de la coalition sortante, scandales et corruption ont atteint des niveaux jamais égalés, tandis que la crise financière mettait l'État au bord de la banqueroute. La population a dû subir une fois de plus les conséquences de la crise économique, marquée par des centaines de milliers de licenciements - on parle de deux millions de chômeurs supplémentaires depuis deux ans - et par une inflation de l'ordre de 100 % l'an, mais frappant aussi durement une partie de la petite-bourgeoisie.
Face à cette situation, les dirigeants politiques ont surtout démontré que, derrière la figure de " l'honnête " Premier ministre Ecevit, ils étaient avant tout préoccupés de s'enrichir ou de couvrir leurs compères affairistes de tout poil. L'appel à la rescousse du " super-ministre " de l'économie Kemal Dervis, ayant le soutien conjoint du FMI, des États-Unis et de l'Europe, et chargé de redresser la situation financière, n'a pas suffi. Même si Dervis se vante d'avoir ramené l'inflation à 35 % l'an, ce qui n'est sans doute pas vrai et dont, de toute façon, il n'y aurait guère à se vanter, le parti CHP qu'il a rejoint pour s'opposer à l'AKP parvient tout juste à sauver les meubles avec ses 19,3 % des voix.
C'est le discrédit de tous ces politiciens, c'est la dureté de la crise qu'ils ont tenté sans sourciller de faire payer à la population pendant que leurs " petits copains " s'enrichissaient, qui ont fait le lit de l'AKP. Les politiciens islamistes eux-mêmes ne sont exempts ni de scandales ni de corruption, mais face à la gabegie au pouvoir ils apparaissent comme un recours. Les municipalités des grandes villes, conquises en 1994 par les islamistes, sont souvent apparues comme relativement plus soucieuses des intérêts de la population que les précédentes, notamment celles qui étaient gérées par le CHP " social-démocrate ". Ainsi, présente dans les quartiers par le biais d'associations religieuses, distribuant des aides, se souciant ne serait-ce qu'un peu d'améliorer la voirie et les transports, la municipalité d'Istanbul dirigée par Erdogan ou ses proches a pu apparaître, finalement à peu de frais, comme un peu moins malhonnête que les autres.
Et puis le système électoral a fait le reste, un système concocté par les militaires turcs après le coup d'État de 1980 et qui, pour éliminer les petits partis et créer des majorités, amplifie énormément les mouvements électoraux : c'est grâce à lui en effet si une relativement faible progression de la mouvance islamique - déjà de l'ordre de 25 % dans les précédentes élections -, jointe à l'écroulement et à la division des autres partis de gouvernement, aboutit à lui donner presque les deux tiers des députés.
Les États-Unis, l'Europe... et l'armée
Que fera l'armée turque, qui s'est auto-proclamée la gardienne des traditions " laïques " de l'État fondé par Mustafa Kemal, dans un système politique qui fait d'elle l'arbitre suprême ? Le précédent Premier ministre islamiste, Necmettin Erbakan, avait dû démissionner sous sa pression. C'est sous sa pression aussi que le leader de l'AKP Erdogan a été déclaré inéligible sous prétexte d'avoir lu un jour en public le poème d'un auteur classique qui dit que " nos minarets seront nos baïonnettes "... Tout cela n'a pas empêché l'AKP de revenir en force, y compris Erdogan qui proclame qu'il fera annuler cette dernière décision, mais aussi que " l'armée turque est la prunelle de ses yeux " et qu'il respectera celle-ci et la laïcité de l'État.
Les dirigeants de l'armée n'auront donc peut-être dans l'immédiat, d'autre choix que de composer avec cette version " soft " de l'islamisme. Les dirigeants de l'AKP eux-mêmes ne demanderaient pas mieux, eux qui proclament qu'ils voudraient simplement être une sorte de version musulmane des partis démocrates-chrétiens européens. Une cohabitation avec l'armée serait d'autant plus facile en fait que la " laïcité " dont celle-ci se fait gardienne est en grande partie une fiction. Il y a bien longtemps en effet que, notamment par anti-communisme, les politiciens et l'armée ont favorisé le retour de la religion musulmane et de ses valeurs réactionnaires, réduisant la laïcité de l'État kémaliste à un dogme au contenu de plus en plus restreint.
Au-delà de la Turquie, les dirigeants américains, les dirigeants européens feront sans doute pression pour une telle stabilisation. La Turquie est un allié stratégique, en particulier pour les États-Unis au moment où ils se préparent à attaquer l'Irak. Sous leur pression, le FMI s'est montré de bonne volonté vis-à-vis du régime turc pour l'aider à faire face à ses échéances financières. Il continuera sans doute à le faire, et les dirigeants américains ne manqueront sans doute pas non plus de faire pression sur l'Union européenne pour qu'elle se montre moins réticente à admettre la Turquie parmi ses membres, et aide ainsi les États-Unis à stabiliser la situation économique de cet allié de poids.
C'est pourquoi la vraie question est ailleurs : tous ces soutiens, depuis des années, n'ont pas empêché le pays de s'enfoncer dans la crise économique et financière, une crise sur le fond analogue à celle de bien des pays du Tiers-Monde et dont les pays d'Amérique latine et du Sud-Est asiatique, en particulier, donnent l'exemple. L'arrivée au pouvoir des amis d'Erdogan n'arrêtera pas ce processus. On peut seulement se demander combien de temps ils ont à leur disposition avant d'être, à leur tour, discrédités par une crise qui a peu de chances de se résorber ; et surtout combien de temps la population et en premier lieu les travailleurs turcs accepteront qu'on la leur fasse payer.