Grande Bretagne : Déraillement de Potters Bar17/05/20022002Journal/medias/journalnumero/images/2002/05/une1764.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Grande Bretagne : Déraillement de Potters Bar

Les requins du rail aussi criminels que parasites

Huit morts et plus d'une trentaine de blessés, tel est le bilan du déraillement qui s'est produit le 10 mai à Potters Bar, une petite gare de la grande ceinture londonienne. En cinq années de pouvoir travailliste, les chemins de fer britanniques privatisés auront ainsi fait 60 morts et plus de 500 blessés, et encore, en ne comptant que les accidents les plus importants.

C'est le dernier wagon d'une rame automotrice qui a déraillé alors qu'elle s'apprêtait à traverser la gare à près de 160 km/h. Emporté par la vitesse, le wagon s'est mis en travers des voies et est monté sur les deux quais, éventrant au passage une salle d'attente et un vestiaire de cheminots. Heureusement, à cette heure-là (12h45), la gare était pratiquement vide. Si l'accident s'était produit ne serait-ce que deux heures plus tard, le wagon fou aurait sans doute fait un carnage parmi les 200 écoliers qui viennent prendre le train chaque jour après la classe.

Pour une fois, personne n'a osé parler d' »erreur humaine» ni de sabotage. Et pour cause, car on a tout de suite trouvé la cause : les boulons maintenant les lames d'un aiguillage avaient fini par céder à la rouille qui les rongeait - sans doute depuis des mois, vu leur taille.

Les dirigeants de Railtrack, entreprise propriétaire des voies, et de Jarvis, l'une des deux entreprises privées responsables de leur maintenance, ont aussitôt prétendu que l'aiguillage avait été visité la veille de l'accident. Mais ils mentaient : la dernière trace écrite d'une visite remontait à trois semaines. Alors que le règlement de sécurité prévoit une visite visuelle tous les deux jours et une visite approfondie hebdomadaire ! Et encore ces précautions sont-elles considérées comme un minimum absolu sur cette portion de ligne, l'une des plus fréquentées du pays.

Une incurie criminelle

Le plus édifiant pourtant aura été de voir les responsables des deux compagnies, du PDG aux cadres locaux, faire étalage de leur ignorance en matière de sécurité sur les écrans de télévision. Car leurs entreprises ne sont là que pour la gestion financière et, bien sûr, pour empocher les profits. Mais le reste, l'essentiel du travail réel, est sous-traité auprès d'une myriade de PME sélectionnées non pas pour la qualité de leur travail, mais pour la modicité de leurs tarifs. Qu'importe à Jarvis ou à Railtrack que la maintenance soit assurée ou pas, du moment que la note reste en dessous du plafond prévu par leur plan d'exploitation !

Mais l'incurie des requins du rail ne s'arrête pas là. Pourquoi, par exemple, fait-on passer des trains à 160km/h le long des quais d'une gare ? En principe, au-delà d'une certaine vitesse, on doit positionner les arrêts sur des voies parallèles ou, à défaut, faire ralentir les trains. Mais pour Railtrack, le temps c'est de l'argent et construire de nouvelles voies coûte cher. Alors on s'est borné à remplacer la vieille gare en dur (qui au moins fournissait une protection minimum aux voyageurs) par une gare-abri ouverte à tout vent destinée à réduire au minimum pour un coût très faible la résistance au déplacement d'air causé par les rapides. Et tant pis si sa structure risquait de s'écrouler au premier choc (comme cela a été le cas le 10 mai) et si les passagers n'avaient nulle part où se réfugier en cas d'accident !

Tout le monde est complice dans cette affaire, de Railtrack et Jarvis aux organes publics chargés de veiller à la sécurité, en passant par les exploitants privés des lignes de train. Ainsi on vient d'apprendre que plusieurs rapports avaient été transmis par un conducteur pour signaler l'état alarmant de l'aiguillage cause du déraillement. Mais WAGN, la compagnie propriétaire du train accidenté, n'a pas jugé bon d'en tenir compte et Railtrack encore moins. Personne ne voulait faire les frais d'une immobilisation de la voie.

Au bout du compte, l'aiguillage a rendu l'âme et la voie a quand même dû être immobilisée - mais ce sont les usagers qui en ont fait le gros des frais, et à quel prix, huit morts !

En octobre 2000, un autre déraillement s'était produit à Hatfield, à moins de deux kilomètres de Potters Bar, sur le même tronçon de voie. Il avait causé un tel scandale que le gouvernement Blair avait dû donner l'impression de sortir de son inaction. Pendant des mois, des limitations de vitesse furent imposées dans tout le pays et les rails furent inspectés, et le cas échéant remplacés. Ou tout au moins c'est ainsi que le gouvernement justifia les centaines de millions d'euros de subventions supplémentaires versées aux compagnies privées du chemin de fer. Car dans les faits, jamais il n'y eut de contrôle sur l'usage de ces fonds et, fait bien significatif, on ne vit aucune desdites compagnies embaucher de main-d'oeuvre qualifiée pour ce genre de travaux durant cette période.

Blair engraisse les parasites

Vers la fin de l'année 2001, les limitations de vitesse disparurent et on fit savoir en haut lieu que la « crise » était terminée. Mais pas les subsides supplémentaires. Non seulement ceux-ci ne disparurent pas, mais ils augmentèrent. Railtrack, dont la direction est passée maître dans l'art d'éponger la manne étatique, réussit même à se retrouver au bord de la faillite, à force de distribuer des dividendes exceptionnels à ses gros actionnaires et des bonus à ses directeurs.

Face au scandale menaçant, le gouvernement Blair reprit en main Railtrack, indemnisant les actionnaires pour plus de deux milliards d'euros, et il s'apprête à en confier la gestion à un conseil d'administration formé de représentants de toutes les compagnies privées des chemins de fer avec comme mission de se partager les subsides de l'Etat que Blair s'est engagé à augmenter encore sous couvert d'« investir ». Mais il n'est pas difficile d'imaginer où finiront l'essentiel de ces prétendus investissements : dans les poches des actionnaires.

Ces requins du rail ont en commun le même mépris cynique pour les usagers comme pour les cheminots, et le même parasitisme vis-à-vis des fonds publics. Jarvis en est d'ailleurs un représentant typique : c'est une société de services qui vit exclusivement de l'administration de contrats de sous-traitance passés avec l'Etat dans les chemins de fer, l'enseignement et la Santé.

Qui peut s'étonner, dans ces conditions, que les chemins de fer privatisés soient aussi dangereux ? Sûrement pas Blair ni ses ministres. Pour qu'il en soit autrement, il faudrait aux leaders travaillistes la volonté politique de s'affronter au capital au lieu de se traîner servilement à ses pieds. Faute de cette volonté, Blair se fait complice de la rapacité des requins, qu'il attise en leur en donnant toujours plus. Les travailleurs et les usagers en font les frais, avec leur peau.

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