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Algérie : En Kabylie, rien n’est réglé
Les émeutes qui ont embrasé toute la Kabylie pendant deux semaines, faisant 60 morts et des centaines de blessés, ont peut-être cessé mais le calme n'est pas revenu pour autant. La contestation ne s'est pas étendue à d'autres régions du pays, mais dans bien des régions la population a observé que les jeunes Kabyles en révolte protestaient contre leurs conditions de vie insupportables, qu'ils réclamaient du travail et des logements, problèmes et revendications qui ne sont pas particuliers à la Kabylie. Quant à l'agitation des étudiants d'Alger, elle persiste et se serait étendue à d'autres villes comme Sétif.
En tout cas, les discours de Bouteflika annonçant la création d'une commission d'enquête et une éventuelle reconnaissance constitutionnelle de la langue berbère ne semblent avoir suscité qu'indifférence. La commission d'enquête elle-même paraît avoir du mal à se constituer, certaines personnalités hésitant ou refusant de se compromettre dans cette opération.
Quant aux partis qui sont en principe influents en Kabylie, le mouvement de contestation continue de leur échapper. Le FFS de Aït Ahmed a organisé une marche à Alger le jeudi 3 mai (10 000 personnes selon la police, 30 000 d'après les organisateurs) qui s'est déroulée sans incident avec la police. Les milliers de manifestants ont défilé en évitant tout mot d'ordre exprimant les revendications sociales. Mais le même jour, une manifestation était réprimée violemment par les forces anti-émeutes à Bejaïa. Quant au RCD, après avoir quitté le gouvernement, il compte manifester lui aussi à Alger derrière le MCB (Mouvement culturel berbère). Il semble que le FFS et le RCD préfèrent manifester à une certaine distance de la Kabylie.
En Kabylie, la contestation loin de s'éteindre, semble s'organiser. Des comités de village se sont constitués ou se sont réanimés. Ils paraissent avoir une réelle assise et regrouper les jeunes ainsi que l'ensemble de la population solidaire des jeunes et de leurs revendications. Il semble aussi que ces comités de village se constituent contre toutes les structures étatiques, même élues, comme les APC (municipalités) dirigées en général par le RCD et le FFS.
C'est un peu une tradition en Kabylie, tradition ancestrale des djemaas, une sorte de conseil de village ou de tribu où les anciens, considérés comme les «sages», règlent les problèmes et la vie au sein des villages (les femmes en sont traditionnellement écartées). Sur la base, plus ou moins, de ces traditions, des comités de villages ont joué un rôle lors des mobilisations en Kabylie, par exemple lors des événements de 1980.
Ces comités de village semblent regrouper les jeunes révoltés, mais aussi le reste des habitants qui sont solidaires, et semblent avoir une assise et une représentation réelles. Ce sont eux qui prennent aujourd'hui les initiatives, organisant des marches et se posant parfois en interlocuteurs ou négociateurs avec les autorités.
On ne sait pas encore quel rôle joueront ces comités, cela dépend de l'évolution du mouvement. Ils seront peut-être le cadre et les directions de ce mouvement. Ils verront peut-être apparaître en leur sein des aspirations sociales et politiques différentes, voire contradictoires. Ils deviendront peut-être, dans certains cas, des organes où des «notables» chercheront à apaiser et canaliser la contestation.
Ces comités de village cherchent d'ailleurs à se coordonner, épousant parfois les clivages tribaux, mais allant semble-t-il au-delà.
Dans la wilaya de Tizi Ouzou, certains comités de village exigeraient d'ailleurs la démission de ces élus. C'est ainsi par exemple que, jeudi 10 mai, tous les comités de village de la Wilaya de Tizi Ouzou ont été appelés à se réunir à Beni Douale pour constituer une telle coordination.
A Bejaïa, cela semble aller plus loin et être plus structuré. Là aussi des comités de village se sont constitués. Mais dès le début des émeutes une direction a cherché à se mettre en place à Bejaïa, à partir de l'Université, regroupant au départ les étudiants en grève, les syndicats des enseignants universitaires, le CNES et aussi le SETE-UGTA (syndicat des travailleurs de l'enseignement), dirigé par des militants d'extrême gauche.
Cette coordination communauté universitaire-société civile semble avoir suscité la création de comités de quartier à Bejaïa qui se sont réunis et ont élu des délégués à cette coordination.
La coordination de Bejaïa avait lancé pour lundi 7 mai un mot d'ordre de grève générale (à l'exception des transports pour le déplacement des grévistes et des manifestants). Cette grève aurait été massive. Un meeting et une marche auraient rassemblé des dizaines de milliers de manifestants (100 000 selon les organisateurs, 30 000 selon la police). Du jamais vu à Bejaïa : les mots d'ordre et slogans criés par les manifestants rejetaient le pouvoir («Pouvoir assassin !», «Dehors Bouteflika !»), exigeaient le retrait de Kabylie de la gendarmerie, revendiquaient du travail et des logements, et, dans une moindre mesure, la reconnaissance officielle de la langue berbère. Depuis, la coordination de Bejaïa, qui selon la presse représenterait 200 comités de village et de quartier dans la wilaya, serait en réunion permanente.
La mobilisation en Kabylie n'en est peut-être qu'à ses débuts. Nous ne savons pas si elle va s'étendre à d'autres régions. Et il faut souhaiter que dans ce mouvement surgisse un courant qui exprime et propose une politique défendant les aspirations et les intérêts des travailleurs et des exploités de l'ensemble du pays.