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Chili : La mise aux arrêts de Pinochet
Après un peu plus de cinq cents jours de cauchemar (doré) lors de sa résidence forcée en Grande-Bretagne, Pinochet avait certainement espéré couler des jours heureux une fois de retour dans la mère-patrie. N'avait-il pas tout prévu pour assurer son impunité ? Il lui faut cependant affronter, depuis août dernier, une situation voisine de celle des généraux argentins, qui eux aussi croyaient avoir tout prévu. Comme pour les anciens dirigeants de la junte argentine, une partie des crimes commis pendant sa dictature lui sont revenus dans la figure comme un boomerang oublié. Et Pinochet se retrouve depuis le 1er décembre menacé de la même peine que ses compères argentins : aux arrêts de rigueur chez lui.
C'est en effet la peine requise par un magistrat de la Cour d'appel de Santiago, la capitale du Chili. Il a décidé d'inculper l'ex-dictateur pour les crimes commis par la «caravane de la mort», une unité militaire qui avait exécuté sans jugement 75 prisonniers politiques en 1973. Les militaires de cette unité se déplaçaient de ville en ville en hélicoptère, porteurs de listes de militants; ils s'attaquaient aux militants ouvriers, aux responsables des partis de gauche en utilisant les méthodes des commandos : à la grenade, au couteau, au pistolet-mitrailleur. Les prisonniers étaient froidement exécutés. Le dictateur a été déclaré par le juge «auteur intellectuel» et «coauteur» de ces crimes de la soldatesque chilienne.
La reconnaissance de ce crime vient s'ajouter à celle, admise par la Cour suprême chilienne en août dernier, des exécutions ayant eu lieu immédiatement après le putsch du 11 septembre 1973, le coup d'Etat sanglant de l'armée chilienne qui devait mettre non seulement un terme au régime du président socialiste Allende, mais surtout réprimer violemment le mouvement ouvrier et les organisations de la gauche. L'immunité parlementaire que Pinochet s'était octroyée à lui-même, avec le soutien de l'armée, avait été levée une première fois pour ces crimes.
Ses avocats, en présentant un recours, ont obtenu que l'application des arrêts de rigueur soit suspendue. Ils recommencent la même comédie qu'en Angleterre, arguent de la mauvaise santé du dictateur et de la nécessité d'attendre les résultats de ses examens de santé pour savoir s'il peut être incarcéré ou non. Son retour d'Angleterre, où il était apparu, à sa descente d'avion, plutôt guilleret, avait plutôt suggéré que tout cela était une mise en scène, alors destinée à permettre aux autorités britanniques de sauver la face. Et ces requêtes sur la santé du dictateur sont d'autant plus choquantes que lui n'a guère montré d'humanité vis-à-vis des opposants qu'il a fait assassiner.
En attendant la suite du recours, le dictateur coule des jours tranquilles dans sa résidence d'été, sous la protection de l'armée. Celle-ci a immédiatement réagi à cette inculpation. Affichant leur «surprise» et leur «indignation», les dignitaires de l'armée ont commencé leurs pressions contre le pouvoir civil du président socialiste Lagos. Le chef actuel de l'armée, Izurieta, qui a succédé à Pinochet en 1998, cherche à faire convoquer le Conseil de sécurité nationale, une instance où siègent ensemble représentants du pouvoir militaire et du pouvoir civil. Le vice-président du Chili s'est servi du prétexte de l'absence du président Lagos pour repousser cette réunion. Ce conseil est censé se réunir quand «un acte ou une matière (...) affecte gravement les bases de l'organisation institutionnelle ou peut compromettre la sécurité». Et évidemment, aux yeux de l'armée, toucher à un Pinochet, malade de surcroît, c'est au moins compromettre la sécurité du pays !
Selon la presse chilienne, l'armée, qui s'était engagée en mars dernier à fournir des informations aux avocats des droits de l'homme sur le sort réservé à plus d'un millier d'opposants, pourrait remettre en cause cette promesse. Leur solidarité avec Pinochet n'est pas la seule raison. L'expérience argentine a montré que de telles enquêtes peuvent déboucher sur l'arrestation en cascade de responsables militaires. Et c'est ce que les militaires cherchent à empêcher.
Il n'est pas sûr cependant qu'ils y parviennent. En Argentine, quelques interstices dans les différentes lois sur l'impunité des militaires ont suffi pour que des recours et des poursuites soient possibles. Que l'armée collabore ou pas en renseignant les avocats, il faut d'abord qu'il y ait des parents ou des proches des victimes, des juges et des avocats décidés à poursuivre les militaires. Et apparemment ils existent. Les victimes de la barbarie du régime Pinochet ne manquent pas. Quelque 3 197 opposants politiques, disparus ou assassinés de 1973 à 1990, sont actuellement officiellement recensés. Et leurs proches multiplient les plaintes contre le général assassin : il y en a actuellement 180 de déposées.
Lundi 4 décembre, alors qu'une nouvelle plainte pour trois assassinats était déposée, le président Lagos choisissait de se comporter vis-à-vis de l'armée à peu près de la même façon que son lointain prédécesseur Allende : il espérait qu'une rencontre et des échanges de belles paroles avec les militaires pourraient suffire à les calmer. C'est que sa nature profonde de politicien au service de la bourgeoisie lui dicte de ménager l'armée plutôt que de chercher de l'aide du côté de la population.