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Chypre : Du Nord la faillite d'un régime
La République turque de Chypre du Nord, autrement dit la partie de l'île de Chypre occupée depuis vingt-six ans par l'armée d'Ankara, connaît depuis plusieurs mois une profonde crise politique et sociale, elle-même liée à une succession de scandales financiers dont la population paye les conséquences. C'est ainsi que, le 24 juillet dernier, plusieurs milliers de personnes en colère ont envahi le Parlement, ont tabassé plusieurs parlementaires, renversé plusieurs véhicules de police qui se trouvaient devant le Parlement, puis se sont affrontées avec les forces de répression.
Les turcs de Chypre sous occupation... turque
L'île de Chypre est divisée en deux depuis qu'en 1974, en réponse au coup d'Etat du général Grivas, lui-même appuyé par le régime des colonels grecs, l'armée turque a occupé le nord de l'île. Elle y est restée depuis, créant dans le nord de l'île cet ƒtat, la " République turque de Chypre du Nord ", formellement indépendant mais qui n'est reconnu que par la Turquie et en est pratiquement une province.
L'argument avancé par le régime turc en 1974 était de sauver les Chypriotes turcs d'un possible massacre par les Grecs. Ë l'époque, 70 % de l'industrie et une partie importante des installations touristiques se trouvaient au nord, alors que la population chypriote turque représentait à peine un quart de la population totale de l'île de Chypre.
Mais durant les années qui ont suivi, non seulement la Turquie n'a rien fait pour développer l'économie dans la zone qu'elle occupe, mais elle a fait démonter les quelques usines existantes pour les transférer sur le continent, ou alors elle les a laissées à l'abandon. Quant au tourisme, la République de Chypre du Nord n'étant pas reconnue sur le plan international, et la Turquie ne faisant rien pour assurer les transports, il s'est effondré également. L'agriculture, qui était basée sur la production des agrumes et des pommes de terre, a connu le même sort. L'économie de Chypre du Nord a ainsi fait faillite en quelques années, et c'est l'Etat turc qui a maintenu en vie artificiellement cet Etat, notamment en payant une bonne partie des salaires des fonctionnaires.
Par ailleurs, les partis de gauche étant traditionnellement assez influents à Chypre, et la majorité de la jeunesse chypriote turque étant donc plutôt hostile au régime d'Ankara, ce dernier l'a encouragée à émigrer, en la remplaçant par des Turcs venus de Turquie, et en général sélectionnés parmi des militants de l'extrême droite, nationaliste ou religieuse. C'est ce qui a permis à Rauf Denktash, l'homme mis en place par Ankara à la tête de Chypre du Nord, de remporter toutes les élections jusqu'à maintenant malgré le fait que plus de 60 % des Chypriotes turcs lui soient hostiles !
Mais la situation a commencé à changer car le gouvernement et la bourgeoisie turcs commencent à trouver le fardeau de Chypre trop pesant. Le régime d'Ankara est soumis aux pressions des Etats-Unis et de l'Union européenne, qui l'incitent à mettre fin à ses différends avec la Grèce, et notamment à régler la question chypriote. De son côté, la bourgeoisie turque estime que les sommes englouties à Chypre seraient bien mieux employées si elles finissaient dans ses propres poches. Elle estime aussi que la présence militaire à Chypre, qui n'est qu'un enjeu de prestige de la part du régime, ne vaut pas de perdre, par exemple, les avantages que comporterait pour elle l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.
Les évènements du 24 juillet
La faillite financière de la République s'est précipitée à partir du mois de janvier 2000, lorsque six banques qui avaient collecté l'épargne de la grande majorité de la population en l'attirant par des taux d'intérêts alléchants, se sont déclarées en faillite. Ces banques appartiennent toutes à des familles très proches du pouvoir et de la véritable mafia qui entoure le régime de Denktash.
L'ƒtat de Chypre du Nord, qui avait accepté d'indemniser les cinquante mille personnes (soit presque un tiers de la population) victimes de cette faillite, n'a pu le faire car, entre temps, la Turquie a décidé de ne plus le financer. Cette décision, combinée avec l'aggravation de la crise économique, a amplifié le mécontentement latent. Et quand, début juillet, le gouvernement n'a même pas pu verser les salaires des fonctionnaires, celui-ci a commencé à s'exprimer ouvertement.
Dans ce contexte, l'arrestation arbitraire de quatre journalistes d'opposition, et d'un sous-officier ainsi que de sa femme, accusés " d'espionnage " au profit des Grecs, puis leur libération faute de preuves, ont été l'occasion pour la population d'exprimer sa colère contre le régime. La provocation était tellement évidente qu'elle n'a fait qu'attiser la colère contre le régime. Plus de sept mille personnes ont participé, à Nicosie, à la plus grande manifestation jamais faite à Chypre du Nord. Puis le 24 juillet, plus de deux mille personnes, de celles ayant perdu toutes leurs économies dans la faillite des banques, se sont rassemblées au centre-ville, commençant par marcher sur le Palais présidentiel en criant des slogans hostiles à Denktash et s'en prenant à ses voitures de fonction. Puis elles se dirigèrent vers le Parlement, qui se trouve à quelques centaines de mètres.
Là, les manifestants renversèrent les véhicules de police qui se trouvaient devant le Parlement, défoncèrent les grilles et les portes, avant d'envahir l'intérieur du bâtiment et de tabasser quelques parlementaires n'ayant pas pu prendre la fuite. Ils détruisirent également pas mal de documents. Certaines chaînes privées de Turquie ont montré abondamment les images, impressionnantes, de ces affrontements.
Mais ce qui domine aujourd'hui, même si la population est en colère et parfois désespérée, c'est l'absence de perspectives, que personne ne se soucie d'ailleurs de lui donner. Ë gauche, il existe bien un parti social-démocrate (TKP), mais aujourd'hui il est au gouvernement avec un parti de droite. Il existe aussi à Chypre un Parti Communiste, avec une implantation relativement importante. Celui-ci a même eu plus de 20 % des voix il y a quelques années, mais ensuite s'est beaucoup discrédité à cause de sa participation au gouvernement avec le parti du fils de Denktash. Le leader du Parti Communiste chypriote Mehmet Ali Talat, qui est également député, se trouvait dans le Parlement lors de l'émeute du 24 juillet. Mais la première chose qu'il ait faite a été d'aller trouver le Premier ministre et de négocier avec lui pour calmer les manifestants en colère. Pendant ce temps, des renforts étaient dépêchés sur place. Ensuite les forces de répression ont attaqué les manifestants. Il y a eu plusieurs dizaines de blessés et 55 personnes ont été arrêtées, puis relâchées dans les jours suivants.
Depuis, cette absence de perspectives a permis au régime de relever la tête. Au mois d'août des mesures d'austérité ont été prises. Le régime, conscient qu'il ne pourra guère les appliquer dans la situation actuelle, voudrait se donner les moyens d'affronter plus durement la population. Denktash réclame aujourd'hui ouvertement l'instauration de l'" état d'exception ", avec l'appui du gouvernement turc d'Ecevit et des généraux d'Ankara.
Après avoir amené l'île à la faillite, après avoir détroussé la population dans les magouilles financières de la mafia de Denktash, celui-ci veut maintenant employer la manière forte pour l'obliger à se résigner à son sort. Malheureusement, la population turque de Chypre du Nord n'a probablement pas fini de payer pour la façon dont les généraux d'Ankara la " protègent " depuis vingt-six ans !