- Accueil
- Lutte ouvrière n°1674
- Lire : Bonnes feuilles de " Paroles de prolétaires ", d'Arlette Laguiller - "Un travail où les hommes ne tiennent pas le coup !"
Divers
Lire : Bonnes feuilles de " Paroles de prolétaires ", d'Arlette Laguiller - "Un travail où les hommes ne tiennent pas le coup !"
Nous poursuivons cette semaine la publication d'extraits du livre d'Arlette Laguiller, Paroles de Prolétaires, paru au printemps 1999. Ce livre rassemble de nombreux témoignages de travailleurs illustrant ce qu'est aujourd'hui encore la condition de la classe ouvrière.
Dans le chapitre de ce livre intitulé Femmes au travail, il présente, parmi d'autres, le témoignage d'une jeune intérimaire de la région de Marseille.
Les tâches de nettoyage retombent principalement sur les femmes, non seulement dans la vie familiale, mais aussi dans la vie professionnelle. Pierrette, qui vit dans la région de Marseille, a effectué plusieurs missions d'intérim comme femme de ménage.
" Ma première expérience de femme de ménage se déroula dans un moulin industriel. On avait beau faire, ce ne pouvait jamais être réellement propre avec la farine qui volait, s'accrochait aux semelles et formait des petits amas plâtreux dès qu'il y avait un peu d'humidité.
Le premier jour, j'ai débarqué à 5 h 30 du matin, dans une espèce de cagibi malpropre, avec deux chaises branlantes, encombré de balais, de seaux, de serpillières. Ce réduit, c'était la salle de repos des femmes de ménage. Je remplaçais l'une d'elles, malade.
A côté de ce cagibi, il y avait deux douches jumelles, tout aussi vétustes, l'une pour les femmes de ménage, l'autre pour le chef (un homme !). De 6 à 8 heures, il fallait se dépêcher de faire les deux étages de bureaux (une quinzaine de pièces environ).
Ensuite, c'étaient les vestiaires et les cabinets des chauffeurs-livreurs. Là aussi c'était extrêmement sale. Il fallait y aller au jet d'eau et à la brosse. On voyait qu'on n'y avait pas fait de travaux depuis longtemps et que les conditions d'hygiène des ouvriers n'étaient pas la principale préoccupation du patron.
Il y avait aussi les bureaux des chefs et le laboratoire, tout dallé de blanc, du genre plus on nettoie, plus c'est sale, où étaient contrôlées les différentes qualités de farine. Il y en avait toujours de petits plâtras un peu partout. Il fallait gratter, brosser, frotter, et à la fin il restait quand même toujours des traces noires sur le sol.
A midi, je mangeais en dix minutes un casse-croûte avec les chauffeurs.
La journée de travail se terminait enfin par la douche à 13 h 15, en essayant surtout de ne pas effleurer les murs.
Certains jours on devait, en plus, préparer des sacs pour l'ensachage de la farine. Il y avait une ouvrière qui, elle, faisait cela toute la journée. Sur un chevalet, il fallait d'abord enfiler un sac plastique, puis un sac en toile de jute, le tout sans traîner, car le chef venait souvent compter ce qui avait été fait. L'ouvrière, une femme de cinquante ans, me racontait qu'au début elle avait la peau des doigts complètement arrachée et les ongles usés et cassés à force de manipuler les sacs.
Une autre de mes missions, dans le ménage, a concerné le Parc des Expositions, pour la grande foire de Marseille. Il s'agissait d'enlever toute la poussière qui s'était accumulée dans les halls, hauts de 20 mètres et longs de 100 à 150 mètres, et sur les escalators, pendant un an.
En moins de dix minutes on était noir des pieds à la tête. Mais il ne fallait pas seulement dépoussiérer, il fallait ensuite laver, toujours à toute vitesse, forcément, puisque c'était au dernier moment. On n'avait, en plus, pratiquement aucun matériel et il fallait se mettre à genoux pour obtenir un méchant vieux balai ou une serpillière, auprès du directeur de l'agence d'intérim.
Mais lui, ce n'était pas son problème. Son problème, c'était de trouver d'autres personnes à envoyer sur ce chantier et, comme il ne trouvait personne parmi son personnel habituel, il s'était carrément posté à l'entrée du Parc pour accrocher des gens à l'extérieur et leur demander s'ils cherchaient du travail. "
Comme beaucoup d'intérimaires, Pierrette a travaillé dans des emplois très divers. Elle se souvient en particulier d'une mission dans le conditionnement de poisson et de fruits de mer surgelés.
"L'usine fabrique de la soupe en briques surgelée et conditionne des crevettes et des langoustes en barquettes et du poisson en sacs de 500 grammes ou de 1 kilo. Tout cela est destiné à la vente en grandes surfaces.
La grande saison pour ce conditionnement est l'hiver. Les effectifs de chacune des usines, entre quinze et vingt personnes habituellement, sont alors multipliés par trois ou quatre durant quelques mois.
Dans les salles, on pataugeait toute la journée dans la glace fondue, avec d'énormes et lourdes bottes " gracieusement " prêtées par la maison. Mais comme la plupart de ces bottes avaient été mises, remises, et étaient trouées, il fallait, avant de les mettre, enfiler chaque pied dans un sac en plastique.
Les équipes n'étaient constituées que de femmes, la plupart gitanes ou maghrébines. Elles disaient que les hommes ne tenaient pas le coup à ce travail. Je n'ai d'ailleurs vu qu'une seule fois un homme se présenter pour travailler dans cette usine, et il est parti au bout de quelques heures en disant qu'il n'y avait que des femmes pour accepter cela.
Il fallait décharger (souvent seule) des caisses de 30 kilos de poisson surgelé, entassées sur des palettes de deux mètres de hauteur, les ouvrir, casser le bloc glacé sans briser les poissons, mettre les filets dans des sacs, les peser pour que le sac fasse 1 kilo et passer ensuite le sac à une autre femme qui le fermait.
Les cadences étaient infernales et deux contremaîtresses, de vraies " peaux de vaches ", étaient sans arrêt derrière notre dos à nous houspiller et nous bousculer pour qu'on aille plus vite.
Une fille m'avait une fois montré les marques que l'une de ces harpies lui avait faites en la secouant par le bras.
Le pire, c'était le conditionnement des gambas et des crevettes, hérissées de piques dures comme du verre, qui traversaient nos gants de caoutchouc et nous laissaient le soir les mains rouges, enflées et toutes brûlantes.
Certaines filles s'épuisaient vite. Elles étaient immédiatement renvoyées et remplacées par de nouvelles. Et toutes s'accrochaient comme des damnées pour ne pas perdre ce travail, qu'elles faisaient en intérim de manière saisonnière chaque année et qui était leur seul gagne-pain.
Certains jours, quand il fallait aller encore plus vite, la nièce de l'une des contremaîtresses, une jeune de dix-huit ans, qui travaillait avec nous, montait debout sur les plans de travail en criant " Plus vite, allez ! " pour faire accélérer la cadence.
Ce rythme fou était exigé non seulement pour le rendement, mais aussi parce qu'on amenait tellement de marchandise que celle-ci, qui était normalement congelée au début, se dégelait. Les dernières caisses étaient souvent conditionnées complètement dégelées et les sacs de poisson retournaient dans cet état à la chambre froide. Mais l'hygiène alimentaire n'était pas vraiment le problème du patron, puisqu'un jour on nous avait même fait enlever sur un lot des étiquettes périmées pour en remettre des bonnes !
Enfin la journée s'achevait. On reprenait le bus... où on pouvait voir les gens s'écarter de nous en fronçant le nez à cause de la forte odeur de poisson que nous dégagions. On se mettait au fond du bus, et on plaisantait sur nous-mêmes et notre dernier parfum. "