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Dans le monde
Chili : Le Pinochet d'hier et ceux d'aujourd'hui
Trop malade pour être jugé en Angleterre, disait-on, Pinochet avait l'air ragaillardi en mettant le pied sur le sol chilien. Valide et droit dans ses bottes, l'ancien dictateur souriait. Tellement même que certains de ceux qui, à Londres et dans d'autres capitales occidentales, soufflaient de s'en être débarrassés, ont paru irrités de se voir ainsi nargués.
Mais pourquoi Pinochet se serait-il gêné ? Quoi qu'ils aient cherché à faire croire, les gouvernements occidentaux n'étaient pas les moins intéressés à ce que ne se tienne pas un procès où risquait de s'étaler leur complicité avec les généraux chiliens. Une complicité présente en forme de secret de polichinelle, dans le cas de l'Angleterre ayant (mais d'autres aussi, on peut le supposer) un contrat de fournitures d'armes au Chili bloqué depuis un an et demi par le fait que le gouvernement britannique ne pouvait pas laisser partir Pinochet. Mais, surtout, une complicité passée, car Pinochet et ses pairs du haut état-major chilien n'auraient pas pu plonger leur pays dans le sang, en 1973, sans l'accord tacite des puissances impérialistes et sans le soutien actif d'au moins la première d'entre elles, les Etats-Unis.
Finalement, c'est fort de cette complicité et de ce soutien encore maintenant que l'état-major chilien a tenu à faire un triomphe à son ancien chef de retour. Avant même les membres de sa famille, ce sont ces hauts gradés, dont beaucoup ont sur les mains le sang des milliers de militants et travailleurs chiliens qu'ils ont torturés et exécutés des années durant, qui se trouvaient au premier rang pour accueillir Pinochet à sa descente d'avion.
C'est choquant, révoltant, mais cela a au moins l'avantage de la clarté. A cinq jours seulement de l'investiture du nouveau président socialiste chilien, Ricardo Lagos, cela rappelait, à ceux qui l'auraient oublié, qui détient le véritable pouvoir. Ou plutôt sur quoi s'appuie toujours en dernier recours le pouvoir des classes possédantes, au Chili, mais ailleurs aussi.
Cette démonstration de force était, bien sûr, adressée aux masses populaires chiliennes, pour le cas où elles nourriraient des illusions sur le nouveau président. Et si elle n'a guère été du goût de Lagos, qui a déclaré : " Je ne tolèrerai pas de telles provocations ", c'est précisément parce qu'il apparaissait n'avoir ni la volonté, ni la force d'empêcher de telles " provocations ".
Dans une conférence de presse, Lagos a tenu à affirmer que le Chili est un Etat démocratique " où les forces militaires sont disciplinées, obéissantes et ne s'ingèrent pas dans les affaires politiques ". On aurait cru entendre un autre président du Chili, lui aussi socialiste, Allende, deux mois avant que son ministre de la Défense, un certain Augusto Pinochet, ne le renverse et n'instaure la loi martiale.
Allende, qui disait alors Pinochet " loyal comme un boeuf ", savait pourtant que l'armée préparait un coup d'Etat. Des soldats et matelots du rang, qui avaient dénoncé le coup d'Etat en préparation, étaient déjà arrêtés et torturés dans les casernes, qu'Allende répétait à qui voulait l'entendre que les forces armées sont " disciplinées, obéissantes et ne s'ingèrent pas dans les affaires politiques ", comme le fait Lagos 27 ans plus tard.
C'est qu'Allende, même se sachant directement menacé par l'armée, préférait encore cela que de voir la classe ouvrière chilienne se défendre en attaquant l'institution militaire, ce bras armé de l'Etat et dernier rempart de la classe dirigeante.
Allende paya de sa vie sa fidélité à cette classe, sa classe. Il en avait fait le choix. Mais des centaines de milliers de pauvres, de travailleurs, de militants de gauche, et avec eux l'immense majorité de la population, qu'Allende et le gouvernement de gauche avaient consciemment désarmés le payèrent de dizaines de milliers de morts, de torturés " disparus ", d'une dictature qui s'abattit sur le pays pour de nombreuses années.
Les déshérités chiliens voulaient du pain, la soldatesque leur répliqua par des balles après que les hommes politiques de gauche les eurent abreuvés de mensonges meurtriers sur le respect de la " démocratie " par la gent militaire. C'est de cela qu'il faut se souvenir, et à quoi il faut se préparer à l'avenir, au Chili comme ailleurs. Y compris en se défiant des Allende modernes qui, comme Lagos, voudraient le faire oublier alors que les Pinochet d'aujourd'hui, eux, ont gardé tout leur pouvoir de nuire, et l'affichent au grand jour.