- Accueil
- Lutte ouvrière n°1639
- Russie : A la veille des élections législatives, une campagne militaro-électorale
Dans le monde
Russie : A la veille des élections législatives, une campagne militaro-électorale
Des élections législatives vont se tenir en Russie, le 19 décembre. Il y a quelques mois à peine, elles étaient regardées de toutes parts comme une catastrophe annoncée pour le Kremlin ; aujourd'hui, du fait de la guerre en Tchétchénie, la situation s'est modifiée en sa faveur. Les hommes au pouvoir ont si peu à se plaindre d'une guerre qu'ils mènent sans merci que tout donne à penser qu'ils l'ont déclenchée tout exprès.
Que leur importent les morts, les destructions sans nombre, puisque le fracas des bombes a fait taire leur opposition ? Celle-ci, des prétendus " communistes " à l'extrême droite et aux " démocrates ", s'est ralliée comme un seul homme aux va-t-en-guerre du Kremlin.
En mai, la Douma (le Parlement) avait lancé le processus de destitution d'Eltsine, qu'elle accusait d'avoir déclenché la guerre de 1994-1996 en Tchétchénie ; maintenant, elle ovationne ses généraux. La presse est, elle, à de rares exceptions, le petit doigt sur la couture du pantalon devant les galonnés.
Des bombes comme programme
Dans ce choeur belliciste unanime parmi le personnel politique et de service de la bureaucratie russe, il n'y a rien d'étonnant à ce que le chef d'orchestre, le récemment nommé Premier ministre et dauphin désigné d'Eltsine, Poutine, surfe dans les sondages.
Inconnu il y a peu encore, il passe désormais pour le probable vainqueur de la présidentielle de juin. Il y devancerait largement des rivaux alignés sur sa politique qui se résume à mettre la Tchétchénie à feu et à sang. Et dans une Russie où le pouvoir central étale sa faiblesse depuis l'éclatement de l'URSS, Poutine bénéficie actuellement de l'image d'" homme fort " que lui donne la guerre. Cela vis-à-vis des chefs des partis de la bureaucratie qui, depuis des années, en appellent à l'instauration d'un régime fort, mais aussi vis-à-vis de larges pans d'une population plus que lasse d'une situation de chaos politique qu'elle associe à l'effondrement de son niveau de vie et à la corruption effrénée de ses dirigeants.
A la veille de la présidentielle de 1996, déjà, Eltsine avait relancé la guerre en Tchétchénie. Il espérait ainsi se donner la stature d'un " homme fort ". Ses troupes avaient repris Grozny mais il était bien vite apparu que, pour tenir le terrain, il fallait des hommes et que, chaque jour, il en tombait dans des embuscades. Plus le temps passait, plus le sentiment anti-guerre de la population russe augmentait et plus il menaçait de jouer contre Eltsine. Celui-ci n'avait vu comme seul moyen de garder une chance d'être réélu que de signer un traité de paix avec la Tchétchénie.
Rien ne dit que, d'ici l'élection présidentielle de juin 2000, Poutine (ou le successeur qu'Eltsine lui aura trouvé s'il lui fait trop d'ombre) ne s'enlisera pas, lui aussi, dans le bourbier tchétchène. Même si Grozny tombe, les indépendantistes disposent de bases dans le sud montagneux et difficilement contrôlable de la Tchétchénie, d'où ils peuvent lancer des opérations de guérilla sur les troupes que le Kremlin devra laisser dans le nord. Mais, pour l'instant, il lui a suffi de s'appuyer sur son aviation et son artillerie sans trop avoir à engager d'infanterie. Il a ainsi limité ses pertes et réussi, pour le moment, à ne pas trop s'aliéner l'opinion publique russe.
Le poison du nationalisme
C'est dans ce contexte que va se tenir le scrutin du 19 décembre où, avant la guerre, tous les pronostics donnaient les candidats du Kremlin battus à plate couture. La presse et les blocs électoraux de l'opposition officielle se taisent, eux qui avaient escompté capitaliser la haine de la population contre le pouvoir en révélant ses turpitudes et les énormes détournements de fonds dans lesquels s'est enrichi le clan eltsinien. En menant une " campagne militaro-électorale ", comme titrait l'hebdomadaire Moskovskie Novosti, celui-ci a rallié les autres clans de la bureaucratie et leur a coupé l'herbe sous le pied.
Cela lui sauvera-t-il la mise dans la perspective de la présidentielle de juin si, après le départ d'Eltsine, il réussit à maintenir un homme à lui au Kremlin ? Mais même si l'opposition réobtenait la majorité à la Douma en décembre, et même si un représentant d'un autre clan dirigeant finissait par l'emporter en juin, la population russe, pour ne rien dire de celle de Tchétchénie, n'a pas fini de faire les frais de la situation actuelle.
Car si cette guerre montre une chose, c'est bien que tous les partis de la bureaucratie se valent : ils ont beau se battre pour le pouvoir et les avantages qu'il confère, ils ne conçoivent ce pouvoir qu'exercé contre les peuples, y compris ce peuple russe qu'ils invoquent à tout propos.
C'est la population tout entière qui risque d'être la grande perdante de leur " campagne ". Elle va en payer le coût, d'abord financier car le pays est ruiné, mais aussi politique et humain. Car si la " Famille " (le clan eltsinien) voit dans cette guerre une planche de salut pour elle-même, c'est toute la bureaucratie qui y trouve son compte, en ce sens qu'elle détourne l'attention de la population, et d'abord de la classe ouvrière, des véritables responsables de son appauvrissement, les bureaucrates qui pillent le pays.
Et puis, la guerre de la bureaucratie menace d'infecter toute la vie sociale en y répandant le virus du " patriotisme (qui) doit être l'armature de notre nouvelle idéologie ", comme dit Poutine. Dans les régions peuplées de Russes, mais aussi dans celles non russes de la Fédération, où le désespoir de ceux qui ont tout perdu et la haine pour un régime de massacreurs seront les meilleurs agents recruteurs des forces les plus réactionnaires, intégristes et nationalistes de tout poil.