L’Union européenne s’enfonce dans la crise : pour une Europe des travailleurs !
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- L’Union européenne : une unification partielle, au profit des trusts européens
- Des affrontements militaires à l’alliance entre bourgeoisies européennes
- La construction européenne, une histoire de marchés
- Les États nationaux ont gardé le pouvoir
- L’euro
- La mise en coupe réglée de l’Europe de l’Est
et la mise en concurrence des travailleurs - Schengen et la prétendue libre circulation en Europe
- Droits humains, progrès… l’Europe à reculons
- La crise de l’Union européenne
- L’internationalisme,
vital pour que les combats du prolétariat aboutissent
Depuis plusieurs semaines, l’Union européenne est ciblée dans les manifestations d’agriculteurs, qui lui reprochent de ne pas être assez protectionniste vis-à-vis de l’extérieur, et trop régulatrice à l’intérieur ; des agriculteurs français attaquent des camions transportant des produits espagnols, belges, allemands, polonais ; des agriculteurs tchèques, slovaques, hongrois, polonais, manifestent avec des pancartes « Stop aux céréales ukrainiennes » ; des paysans espagnols manifestent contre les produits agricoles français. Les gouvernements attisent la méfiance envers les institutions européennes en se présentant comme les protecteurs de leur agriculture nationale ; les institutions européennes, pour leur part, allègent petit à petit leur réglementation.
Cette crise est révélatrice : après plusieurs décennies de construction européenne, le continent européen n’est toujours pas réellement unifié, ni politiquement, ni économiquement. En cas de crise, chacun réagit en ordre dispersé. L’Europe, cette toute petite partie de la planète, où les peuples sont entremêlés depuis des siècles et des siècles, continue à être morcelée par des frontières, déchirée de nationalismes et de rivalités économiques. Voilà toute l’unification dont la bourgeoisie a été capable !
Dans trois mois, la population des 27 pays composant l’Union européenne votera pour élire les députés au Parlement européen. L’enjeu serait, à en croire la classe politique, de choisir entre souverainisme et européanisme. Les courants souverainistes promettent aux travailleurs qu’ils seraient protégés s’il y avait plus de barrières physiques, douanières, fiscales. En face, les promoteurs de l’Union européenne voudraient faire croire qu’elle est la garante du niveau de vie de la population et de l’indépendance du continent face aux États-Unis, à la Russie ou à la Chine. Eux aussi sont « protectionnistes », mais à l’échelle de l’Europe.
Aucun de ces deux camps n’est le nôtre.
L’Union européenne est une institution fabriquée pour servir les intérêts des grandes entreprises capitalistes des grands pays européens. Elle n’a supprimé ni les frontières, ni les États nationaux et leurs armées, ni les inégalités de développement sur le continent. Désormais, en raison de l’aggravation de la crise économique, elle se fissure sous l’effet de la concurrence exacerbée entre capitalistes et à cause de ses rivalités internes. Ses dirigeants n’ont que le mot réarmement à la bouche ; la guerre est déjà aux portes de l’Union européenne, en Ukraine, mais aussi dans les Balkans où, après avoir ravagé l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, elle couve à nouveau entre le Kosovo et la Serbie.
Face à cette crise, ce qu’il faut remettre en cause, c’est la domination de la bourgeoisie, pas l’unité indispensable entre les peuples européens, et même entre les peuples du monde entier. Les frontières, la concurrence entre nations, mais aussi les alliances entre États bourgeois comme l’Union européenne, sont la façon bourgeoise de gérer le monde, et elle nous mène à la catastrophe. Opposer institutions européennes et États nationaux, tant que l’économie reste entre les mains des capitalistes, c’est un leurre, un piège.
Nous, militants communistes révolutionnaires, nous sommes pour que la société, à tous les niveaux, soit dirigée par les travailleurs.
Voilà ce dont nous voulons discuter aujourd’hui : en opposition avec toutes les idées nationalistes et anti-Europe, et tout autant en opposition avec les partisans de l’Union européenne bourgeoise et impérialiste, notre combat, celui du camp des travailleurs, ne peut être qu’internationaliste.
L’Union européenne : une unification partielle, au profit des trusts européens
Des affrontements militaires à l’alliance entre bourgeoisies européennes
En 1959, de Gaulle, dans un discours à Strasbourg, prophétisait qu’un jour, l’Europe, « toute l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, déciderait du destin du monde ». Soixante-trois ans plus tard, l’Union européenne est bien loin de s’étendre jusqu’à l’Oural : elle ne comprend même pas tous les pays des Balkans ! Quant à décider du destin du monde… Il a fallu des semaines au Parlement européen pour arriver à une résolution commune sur la guerre à Gaza, une résolution pourtant sans aucune conséquence pratique. Et Macron n’a pas attendu de trouver un consensus avec ses « amis européens » pour déclarer, lundi 26 février, qu’il fallait envisager la possibilité de l’envoi en Ukraine de troupes au sol, les obligeant à se positionner après coup.
Ces épisodes sont révélateurs : l’Union européenne n’est ni une grande puissance parlant d’une voix unique, ni une alliance égalitaire entre 27 États qui coopéreraient dans la paix et l’harmonie. C’est un vaste marché où les grandes entreprises peuvent investir et faire du commerce librement ; et c’est une construction inégalitaire, dominée par quelques pays, les plus riches, en particulier les puissances impérialistes que sont la France et l’Allemagne.
Deux fois au cours du 20e siècle, les rivalités entre ces grandes puissances ont plongé le monde dans la barbarie de guerres qui se sont étendues à toute la planète. Après la Deuxième Guerre mondiale, les bourgeoisies de ces pays se sont orientées vers la construction d’un marché commun qui, petit à petit, est devenu l’Union européenne que nous connaissons aujourd’hui.
Pour comprendre pourquoi elles en sont arrivées là, et pourquoi elles ne peuvent pas dépasser un certain degré de coopération, il faut revenir un peu en arrière.
Au cours de son histoire, tout en s’enrichissant du pillage sur d’autres continents et en mondialisant les échanges, la bourgeoisie s’est développée sur une base nationale et elle a eu besoin, pour son développement, d’États nationaux.
Cela ne s’est pas fait partout de la même façon, ni au même rythme. En Angleterre et en France, ce processus d’unification, qui avait commencé dès le Moyen Âge, était abouti au début du 19e siècle et il y a permis le développement précoce du capitalisme. Ailleurs, l’unification nationale ne s’est achevée que plus tard, dans les années 1860 pour l’Allemagne et l’Italie.
Mais ce fut un processus général. Ces États centralisés ont été indispensables au développement de la bourgeoisie, parce qu’ils lui garantissaient l’accès privilégié à un marché national largement protégé de la concurrence, des lois sur mesure, le maintien de l’ordre contre la population, ainsi qu’une force militaire et des moyens financiers pour s’imposer sur les marchés internationaux.
Car les marchés nationaux, indispensables au départ, se sont vite révélés trop étroits pour absorber le développement de la production capitaliste au cours du 19e siècle. Les capitalistes européens ont donc exporté leurs marchandises et leurs capitaux dans le monde entier, avec l’appui de leurs États ; pendant la deuxième moitié du 19e siècle, ils se sont partagé le monde, mettant en coupe réglée des continents entiers. Les bourgeoisies de France, d’Allemagne, d’Angleterre se sont retrouvées en concurrence sur les marchés d’Asie, d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient. Les plus grandes puissances coloniales ont été les pays où les bourgeoisies avaient le plus tôt établi leur base nationale, l’Angleterre et la France en particulier.
Sur le continent européen aussi, les bourgeoisies européennes se sont ruées pour récupérer les morceaux de l’Empire ottoman qui était en train de s’effondrer, alors qu’au début du 19e siècle cet Empire ottoman contrôlait encore une grande partie des Balkans. Son effritement a donné naissance à de nouveaux États sous domination française, allemande, anglaise, russe. C’est à Berlin que fut signé en 1878 un traité qui traçait les frontières de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Serbie. Les capitaux occidentaux pénétrèrent en Europe de l’Est ; les banques françaises, allemandes, anglaises se disputaient les prêts aux États à peine nés ; les groupes capitalistes s’affrontaient pour les marchés de matériel militaire, de construction de ports, de chemins de fer et de routes.
Dès cette fin du 19e siècle, l’Europe était dominée par un groupe de nations impérialistes qui imposaient leur loi aux autres. Cette rivalité entre les bourgeoisies européennes a mené à deux guerres mondiales.
La bourgeoisie allemande, arrivée dans la course aux colonies après ses concurrentes française et anglaise, n’avait pas eu accès au même niveau aux marchés mondiaux. Elle poussait à un repartage du monde par la force contre les impérialismes français et anglais, qui étaient de leur côté prêts à tout pour défendre leur pré carré. Ce fut la Première Guerre mondiale, puis, moins de vingt ans après, la Deuxième Guerre mondiale.
C’est à l’issue de cette Deuxième Guerre mondiale que l’histoire de l’Union européenne va vraiment commencer, et ce sur l’impulsion des États-Unis. Les États-Unis ont été les véritables vainqueurs de ces deux guerres mondiales. La bourgeoisie américaine avait elle aussi organisé son marché national, mais à la taille d’un continent. Cet immense territoire fournissait aux industriels et banquiers de ce pays de vastes possibilités de développement et lui permettait de s’imposer au monde entier, y compris aux impérialistes européens. En 1945, ils poussaient à la constitution d’un marché européen qui faciliterait l’exportation de leurs capitaux et de leurs marchandises, et ils ont poussé les puissances européennes dans ce sens.
En outre, si à la fin de la guerre l’URSS de Staline était alliée aux États-Unis et si elle avait joué le rôle du gendarme en Europe pour prévenir toute révolte populaire, l’État ouvrier, même dégénéré, restait un corps étranger pour l’impérialisme. Peu après la fin de la guerre, l’alliance a fait long feu : ce fut la guerre froide. L’Europe, et l’Allemagne elle-même, s’est retrouvée divisée par le « rideau de fer ». Les États-Unis avaient donc besoin de renforcer leur domination sur la petite partie occidentale de l’Europe.
C’est dans ce contexte que les bourgeoisies de l’ouest de l’Europe se sont orientées vers une coopération, tout en restant rivales. Les deux guerres mondiales l’avaient montré, établir un vaste marché européen au profit de la seule bourgeoisie française, allemande ou anglaise n’était à la portée d’aucun de ces États impérialistes. De plus, les États-Unis les poussaient à s’allier, pour renforcer leur propre camp, et pour avoir un accès à un vaste marché européen.
C’est la seule raison pour laquelle les dirigeants politiques bourgeois ont choisi la voie d’une alliance. Ce n’est pas parce qu’ils ont été horrifiés par la Deuxième Guerre mondiale, ce n’est pas parce qu’ils sont devenus pacifistes, ce n’est évidemment pas parce qu’ils sont devenus raisonnables !
La « construction européenne », ce n’est rien d’autre qu’une alliance entre puissances affaiblies, cherchant à garder leur rang dans la compétition mondiale en surmontant l’étroitesse de leurs marchés nationaux.
La construction européenne, une histoire de marchés
Concrètement, en quoi consiste la construction européenne ? C’est essentiellement l’établissement d’un marché unique pour les marchandises et les capitaux.
Le reste, Hymne à la joie, amitié franco-allemande et déclarations sur les droits de l’homme et la paix sur le continent, c’est de l’enrobage.
Il n’a jamais été question, pour les bourgeoisies européennes, de renoncer aux liens profonds, organiques, qu’elles ont développés au cours de l’histoire avec leurs États. Créer un marché commun au forceps, tout en préservant les États nationaux, et donc sans État européen, c’est toute la contradiction de la construction européenne.
La première étape a été la création d’une union douanière pour deux produits stratégiques, le charbon et l’acier, en 1951, entre la France, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas, le Luxembourg et la RFA, c’est-à-dire l’Allemagne de l’Ouest. Dans les décennies suivantes, le marché unique a été élargi à d’autres marchandises et à d’autres pays.
La Grande-Bretagne ne l’a rejoint qu’en 1973, après des années d’opposition de la France et après l’avoir combattu en créant pendant quelques années une zone de libre-échange concurrente. Et elle en est sortie en 2020, au moment du Brexit.
Progressivement, le groupe fondateur a intégré l’Europe du Sud, Grèce, Espagne, Portugal, et des puissances secondaires, comme l’Autriche et la Suède. Au début des années 2000, les pays de l’ancien bloc soviétique ont été absorbés. Mais cet élargissement progressif n’a pas effacé d’un trait de plume la réalité économique ni les inégalités de développement entre les différentes régions de l’Europe, produit d’une longue histoire. L’égalité formelle entre les pays membres n’a pas supprimé les rapports de domination entre les pays de l’Ouest et ceux du Sud et de l’Est.
Quant à l’établissement du marché unique de toutes les marchandises, il a pris plusieurs décennies, tant les bourgeoisies européennes naviguent entre deux intérêts contradictoires : s’unir et garder leurs prérogatives nationales.
Un marché unique, c’est un marché sur lequel les produits peuvent circuler librement. Cela n’implique pas qu’une levée des droits de douane. Il faut harmoniser les subventions versées par les États, pour éviter que les producteurs d’un pays soient avantagés par rapport aux autres ; il faut se mettre d’accord sur la définition des produits, établir des normes sur des quotas de production, sur les droits de douane aux frontières du marché commun, etc.
L’histoire de la construction européenne est celle de la résolution de ce genre de problèmes. Il a fallu trouver des accords pour chaque marchandise. Une véritable guerre du chocolat a ainsi opposé pendant trente ans les pays autorisant l’utilisation d’une matière grasse végétale autre que le cacao et ceux qui l’interdisaient. Quel sera le taux de pollution autorisé pour les voitures vendues en Europe ? À quelle date sera-t-il interdit de vendre des véhicules thermiques ? Quel chargeur de téléphone portable est autorisé sur le marché européen ? Voilà le genre de questions sur lesquelles les pays européens cherchent des accords et les trouvent difficilement.
Les négociations se mènent au Parlement, à la Commission, au Conseil de l’Union européenne, qui regroupe les ministres des États membres, dans des rencontres bilatérales, trilatérales, dans les couloirs, dans des marchandages interminables. Tel État qui n’a pas d’intérêt dans la question vend son soutien en échange d’un appui dans un autre dossier. Chacun défend son bout de gras, et tout prend un temps fou.
Ces accords, normes et règlements sont négociés par les États en fonction des intérêts de leurs capitalistes et sous la pression des lobbies, les représentants directs des entreprises. À Bruxelles, les lobbyistes ont une existence légale ; ils seraient 50 000 et l’ensemble de leurs activités mobilise un budget de plusieurs milliards d’euros. Il y a des lobbies pour tout : un certain Europatat défend les intérêts des producteurs de pommes de terre européens, d’autres la régulation des activités bancaires, la réglementation sanitaire… C’est que l’enjeu est important : gagner sur la définition d’une norme ou d’un règlement permet de commercialiser son produit dans tous les pays européens d’un seul coup.
Pour les grandes entreprises, la centralisation européenne a des avantages évidents. Les centrales d’achat européennes permettent aux Super U, Carrefour, Leclerc, etc. de s’allier avec d’autres distributeurs pour négocier leurs achats sur tout le marché européen. Dans l’agriculture, c’est une agence européenne qui délivre les autorisations de commercialiser telle ou telle substance qui entre dans la composition des pesticides. Les trusts comme Syngenta, Bayer, BASF n’ont donc qu’un dossier à déposer pour pouvoir élaborer des produits dans 27 pays : c’est économique ! Les multinationales de l’automobile peuvent organiser leur production à l’échelle de l’Union européenne ; il faut imaginer que, sans cela, Renault et BMW devraient payer des droits de douane pour chaque pièce achetée en Europe et chaque voiture vendue dans un autre pays que celui où elle a été assemblée.
Le marché commun aide ainsi les capitalistes européens à surmonter l’étroitesse des marchés nationaux, à coups de batailles pour les normes et de lobbying. Mais, d’une part ce n’est pas original : en France aussi, et dans tous les pays, les États organisent le marché et toute la société en fonction des intérêts capitalistes. L’Europe n’a pas inventé la confection des lois sur mesure pour les capitalistes.
D’autre part, les multinationales européennes conservent un lien privilégié avec l’État impérialiste dans lequel elles sont nées, qui est un peu le garant en dernier ressort de leurs intérêts. Alstom et Siemens, deux géants du ferroviaire, bénéficient tous deux de la possibilité d’emporter des marchés dans toute l’Europe. Mais lorsque Siemens s’est retrouvé en difficulté il y a quelques mois, il a pu compter sur l’État allemand pour un plan de sauvetage à 15 milliards d’euros, et Alstom sait qu’il pourrait de son côté se tourner vers l’État français. Le marchand d’armes Dassault bénéficie du marché européen, qu’il doit certes partager avec ses concurrents allemands, espagnols et américains, mais il compte avant tout sur l’État français, qui reste son fidèle client et son principal agent commercial. L’État français organise la possibilité pour Renault, Sanofi ou Carrefour de vendre leurs produits dans toute l’Europe, et il fait en même temps tout ce qu’il peut pour soutenir la production dite française ; les plans de subventions aux patrons de Macron s’appellent d’ailleurs Choose France ou France relance, pas Choose Europe ou Europe relance.
Le cas d’Airbus, souvent cité comme l’exemple de l’émergence d’un véritable groupe européen supranational à partir d’entreprises françaises, allemandes et espagnoles, n’est même pas vraiment l’exemple qui confirme la règle. La construction de chaque nouvel appareil donne lieu à des batailles de chiffonniers avant que chaque pays y trouve son compte : où sera construit tel ou tel ensemble, où l’aménagement intérieur ? Du partage, résultent des transferts et allers-retours coûteux entre Toulouse et Hambourg.
De fait, le marché unique européen n’a rien à voir avec une organisation rationnelle et planifiée de la production à l’échelle du continent.
Par exemple, la Politique agricole commune, la PAC, a consisté essentiellement, en fonction des périodes, à encourager la production avec des prix garantis, ou à la limiter au moyen d’un système de quotas. Elle repose sur un système d’aides qui ont toujours été indexées sur la taille des exploitations et ont surtout été favorables aux plus gros exploitants, qui n’ont cessé de grossir au fur et à mesure que les plus petits disparaissaient. Cette politique, qui représente plusieurs dizaines de milliards d’euros par an, n’avait pas pour objectif et n’assure en rien une alimentation sûre et planifiée à l’échelle du continent, pas plus qu’elle ne permet aux petits exploitants de vivre de leur travail. Elle assure par contre à Lactalis et autres multinationales, quand ce n’est pas au prince de Monaco, grand propriétaire terrien, de toucher des millions d’euros de subventions publiques. Et on peut ajouter qu’à chaque époque elle a été menée en plein accord avec les gros agriculteurs, représentés en France par la FNSEA, cogestionnaire de la PAC.
De même, l’ouverture à la concurrence des marchés de l’électricité, du transport, etc., a offert des profits faciles à des entreprises capitalistes – notamment pour l’électricité –, des intermédiaires qui ne produisent rien, mais rançonnent les consommateurs. Mais elle n’a pas créé un réseau électrique ou de transport européen unifié.
Organiser la production à l’échelle du continent serait pourtant une nécessité et un progrès, dans l’agriculture, l’électricité, le transport, et en fin de compte pour toute l’économie. Le morcellement de l’Europe est une entrave à une utilisation rationnelle des capacités de production, c’est même une entrave pour les capitalistes européens eux-mêmes par rapport à leurs concurrents américains ou chinois. Mais l’Union européenne n’a pas mis fin à ce morcellement, elle organise simplement la concurrence capitaliste au niveau européen.
Lorsqu’un petit producteur de fruits français vend ses produits sur le même marché qu’un géant espagnol employant des centaines de travailleurs sous-payés dans d’immenses serres, est-ce que c’est de la « concurrence déloyale européenne » ? Non, c’est tout simplement la loi du marché capitaliste ! Imaginons la disparition du marché unique européen le petit producteur français y gagnerait-il ? Il ne paierait pas moins cher son essence, ses tracteurs, ses engrais, et ne serait pas moins racketté par la grande distribution pour commercialiser ses produits. Il ne serait pas moins soumis à la concurrence des agriculteurs dotés de terres plus grandes, d’un matériel plus sophistiqué, de plus de productivité. Au lieu d’être éliminé par un géant espagnol, il serait peut-être éliminé par un géant français, ou un holding ukrainien à capitaux américains ou français !
À l’échelle européenne comme à l’échelle nationale, la concurrence capitaliste est toujours favorable aux plus gros. Elle conduit à la concentration des moyens de production et écrase les petits producteurs. S’en prendre au marché européen, c’est faire croire qu’il peut y avoir à l’échelle nationale une concurrence saine, loyale, qui n’a jamais existé et n’existera jamais !
Et c’est aussi vrai à l’échelle internationale. L’Union européenne est un outil des trusts dans la compétition mondiale, car elle négocie, au nom de tous les pays membres, des accords avec d’autres États ou zones économiques, les fameux accords de libre-échange.
Dénoncés par une partie de la gauche et l’extrême droite comme responsables d’une concurrence déloyale qui ruinerait les petites entreprises françaises, les accords internationaux sont le produit de marchandages entre États qui défendent leurs intérêts ou, plus exactement, ceux de leurs plus grandes entreprises. Ces marchandages finissent par définir les droits de douane et les quotas d’importation et d’exportation. Tous ces accords ne sont pas favorables au même titre à tous les États européens. Les négociations peuvent donc être très longues. Par exemple, cela fait vingt ans que l’Union européenne négocie un accord de libre-échange avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay), accord qu’on surnomme « Des voitures contre des vaches » : il serait favorable aux exportations des constructeurs automobiles européens, mais faciliterait l’importation de produits alimentaires sud-américains. L’Italie et l’Allemagne, qui ont intérêt aux exportations, sont pour, mais les agriculteurs français et espagnols, donc la France et l’Espagne, sont contre. Au bout de vingt ans, rien n’est réglé.
La position des uns et des autres est une question de contexte et de rapports de force. Il n’y a pas d’« idéologie européenne du libre-échange », comme le prétend l’extrême droite, ni de « folie libre-échangiste » comme le dit Mélenchon. Ruffin dénonce même « des ayatollahs de la concurrence » à Bruxelles, comme si c’était une religion et qu’il suffisait donc de changer de prêtres pour changer de politique !
Non, c’est plus pragmatique que cela : l’Union européenne mène des négociations au coup par coup, dans lesquelles les différents secteurs économiques et les différents États ne sont pas tous gagnants à chaque fois. Dans cette guerre entre requins, il n’y a pas de gentils et de méchants.
Faire croire que la fin des traités de libre-échange développerait les emplois et protégerait les petites entreprises est un mensonge. D’abord, l’économie est mondiale, de fait ; il est complètement absurde d’imaginer la France produire seule sa nourriture, ses médicaments, et pourquoi pas son pétrole ! Le problème n’est pas que la production soit faite à l’échelle mondiale ; le problème, c’est que les lieux de production et les échanges ne sont déterminés que selon les critères de la rentabilité capitaliste. Discuter de la façon dont les grands patrons s’arrangent entre eux pour atteindre cette rentabilité, du montant des droits de douane qu’ils versent ou non, des accords qu’ils passent ou non, c’est faire diversion : c’est justement ne pas parler de la racine du problème, du pouvoir qu’ils ont d’organiser la production selon leur seul profit. Et ce pouvoir ne repose pas sur des traités, mais sur la propriété des capitaux ; et c’est cela qu’il faut contester !
D’ailleurs, l’Union européenne n’est ni protectionniste ni libre-échangiste : elle est les deux en même temps. Elle impose aux pays étrangers des quotas, des normes sanitaires ou techniques qui limitent les importations, et en même temps, négocie des traités pour favoriser les exportations des entreprises européennes. Ces deux politiques ne s’opposent pas, elles se complètent. Tout comme l’État français soutient les viticulteurs exportateurs en négociant pour eux des marchés internationaux avec le moins de contraintes possibles et, en même temps, subventionne les voitures électriques produites en France et protège ainsi les marchés des constructeurs. Lui aussi manie à la fois protectionnisme et libre-échange.
Ce qui est spécifique à l’Union européenne, c’est qu’aux rapports de force entre les secteurs capitalistes s’ajoutent les rapports de force entre États. États qui, contrairement aux mensonges des démagogues, ne se sont jamais dessaisis de leur « souveraineté », comme ils disent.
Les États nationaux ont gardé le pouvoir
Dénoncer « le pouvoir de Bruxelles » est un leitmotiv des partis d’extrême droite, partout en Europe. Jordan Bardella s’en prend à la « technocratie de Bruxelles » et qualifie même la Commission européenne de « totalitaire ». Du côté de la gauche, les cibles ne sont pas exactement les mêmes, mais le raisonnement est identique : on serait sous la dictature des traités européens, comme s’il y avait une Europe qui surplombe les États nationaux.
C’est complètement faux. Il n’y a pas d’État européen, même pas un État fédéral.
C’est la Commission européenne qui propose les lois européennes, et seulement elle. Or, cette Commission est composée de représentants des 27 États membres. Il faut donc que tous les États soient d’accord ne serait-ce que pour lancer l’examen d’une proposition.
Une fois proposées par la Commission, les décisions doivent être votées à la fois par le Parlement et par le Conseil de l’Union européenne, qui réunit les ministres des États membres. Et une partie de ces décisions, celles qu’on appelle les directives, doivent être encore transposées par les États membres, ce qui constitue un filtre supplémentaire.
Bien sûr, un petit État comme la Grèce ou la Roumanie a moins d’influence que l’Allemagne ou la France pour s’opposer à un projet. Mais, en France, prétendre que l’Europe impose quoi que ce soit, c’est un pur mensonge. En outre, les États savent très bien ne pas appliquer un texte lorsque cela les arrange. Ainsi, depuis 2003, une directive donne le droit à tout salarié d’accumuler des congés payés, y compris donc ceux qui sont en arrêt maladie ; ce n’est toujours pas appliqué en France, au bout de vingt ans !
Les États ne se sont pas non plus dessaisis de leurs moyens financiers, loin de là : le budget de l’Union européenne ne pèse pas lourd par rapport à ceux des États nationaux. En 2023, il était cinq fois moins élevé que les budgets de la France et de l’Allemagne réunis ! Et l’UE a très peu de recettes directes : elle est dépendante des versements des États.
Chaque État a aussi gardé son indépendance fiscale. Cela permet de maintenir en Europe des paradis fiscaux, comme l’Irlande ou le Luxembourg, où les grandes entreprises peuvent se déclarer pour limiter leurs impôts. Mais la raison la plus profonde est ailleurs : le maintien de fiscalités nationales permet aux États d’alimenter leurs budgets nationaux et de mener des politiques indépendantes.
Quand certains disent que l’ouverture à la concurrence des transports, de l’énergie, ou même la réforme des retraites seraient des « exigences » de l’Union européenne, ils font croire que le gouvernement français, allemand ou autre n’aurait pas la même politique s’il avait le choix. Mais ils n’ont pas été forcés par l’Europe, ils l’ont décidé ! Ils l’ont décidé parce que ce sont des réformes favorables au grand patronat. Et si les travailleurs les ont subies, ce n’est pas à cause de la réglementation européenne : c’est le résultat du rapport de force avec le patronat.
Penser qu’on évitera de telles mesures en renégociant les traités européens, c’est aussi illusoire que penser qu’on augmentera les salaires par une loi, ou qu’on empêchera la réforme des retraites par une motion de censure à l’Assemblée nationale ! Ça ne marche pas comme ça : seule la combativité de la classe ouvrière peut faire reculer les attaques patronales, pas des règlements négociés dans un Parlement, qu’il soit européen ou national.
L’euro
Un autre des chiffons rouges brandis par les antieuropéens est l’euro, utilisé par 20 des 27 États membres. Il serait responsable de l’inflation, il aurait fait perdre la souveraineté monétaire…
Mais ce qui pèse sur le niveau de vie, ce n’est pas la monnaie dans laquelle le salaire est versé, mais le montant du salaire ! Qui peut sérieusement penser qu’une sortie de l’euro conduirait les patrons à augmenter les salaires ?
Quant aux prix, s’ils augmentent ces dernières années, ce n’est pas à cause de l’euro, mais de la désorganisation des circuits économiques, de la spéculation, de la dictature des monopoles du pétrole, du transport… D’ailleurs elle est mondiale et touche tous les pays et toutes les monnaies. Total ne vendrait pas son essence à la pompe moins cher en francs qu’en euros !
Dans une économie européenne complètement entremêlée, changer de monnaie en passant de la France à la Belgique ou de l’Allemagne à l’Autriche avait un côté absurde ; il n’y a pas à regretter l’existence des monnaies nationales. Et, évidemment, avant l’euro, les travailleurs n’avaient pas plus de contrôle sur l’établissement des prix. Dénoncer l’euro, c’est encore une diversion pour ne pas désigner ceux qui fixent les prix, les propriétaires des marchandises, c’est-à-dire les capitalistes. Et, une fois encore, le problème c’est que la propriété des capitaux leur donne le pouvoir de nuire à toute la société, quelle que soit la monnaie dans laquelle ils exercent leur nuisance.
Pour contrôler cette monnaie, les pays membres ont dû créer une Banque centrale européenne, basée à Francfort. Elle est dirigée par les gouverneurs des banques centrales nationales qui, comme pour les autres institutions de l’UE, négocient et trouvent des accords en fonction des rapports de force entre États. Il n’y a pas plus de « Francfort » au-dessus des États que de « Bruxelles » ou de « Strasbourg ».
Pourquoi l’euro a-t-il été créé ? C’est un développement du marché commun : avant, à chaque passage de frontière, il fallait changer de monnaie, et cela a un coût. Cela introduisait aussi une incertitude dans les échanges, puisque le prix des marchandises varie en fonction du cours des monnaies. Sans compter que ces variations étaient une source permanente de spéculation. L’introduction de l’euro a donc facilité la vie des grandes entreprises qui ont une activité internationale.
Mais l’euro pose aussi des problèmes aux États membres. Il faut éviter en particulier qu’il puisse faire l’objet d’attaques spéculatives, c’est-à-dire que des spéculateurs fassent monter ou baisser brutalement son cours ; pour cela, les pays membres de la zone euro sont censés respecter quelques règles communes, les fameux critères de Maastricht : ne pas avoir un déficit trop élevé, limiter l’inflation…
Ces critères, destinés à chasser la spéculation par la porte, ne l’ont pas empêchée de revenir par la fenêtre. En fait, comme les économies européennes ne sont pas homogènes, l’euro ne l’est pas non plus. Pour nous, un euro, c’est un euro. Mais, sur les marchés financiers, un euro emprunté par l’État grec et un euro emprunté par l’État français n’ont pas la même valeur : la Grèce devra accepter un taux d’intérêt plus élevé que la France, donc payer son euro emprunté plus cher, car les créanciers considèrent que prêter à la Grèce est plus risqué que prêter à la France. Ces différences de taux d’intérêt ont déjà provoqué des crises sérieuses, en 2010 et en 2015 en particulier. La spéculation sur la dette de certains États au bord de la faillite, la Grèce, le Portugal, l’Espagne, faisait baisser le cours de l’euro. L’alternative était soit d’exclure de l’euro les États au bord de la faillite – cela a été sérieusement envisagé pour la Grèce –, soit de leur faire subir un plan d’austérité drastique pour éviter la faillite, solution qui a été imposée à la Grèce et y a provoqué un appauvrissement brutal des classes populaires.
L’existence de l’euro n’ayant supprimé ni les divergences d’intérêt ni l’hétérogénéité des économies européennes, toute crise le met sous tension. Cette tension s’exprime ces dernières années sur la politique de la Banque centrale européenne en matière de taux directeurs, qui déterminent les taux d’intérêt des banques : faut-il les augmenter, quand, à quel rythme ? Les représentants de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la France, de l’Italie, plaident chacun en fonction de la situation de leur économie nationale. Ils trouvent des accords ponctuels. Mais pour combien de temps ?
Cette fragilité de l’euro montre en tout cas clairement que la construction européenne a organisé un marché commun, mais pas créé une zone économique homogène ; en d’autres termes, que l’unification du marché reste très partielle et qu’elle est donc précaire.
Pour résumer, à qui profite toute cette construction européenne ? Aux plus grands capitalistes. Ce n’est pas le boulanger du coin qui bénéficie du marché commun, mais Carrefour, Auchan, Lidl… L’unification des normes, la disparition des douanes, la monnaie unique facilitent les échanges pour ceux qui échangent à l’échelle internationale, c’est-à-dire les multinationales, les Total, Stellantis, BMW, Mercedes, les banques…
Elle leur a aussi facilité la mainmise sur les pays du sud et plus récemment de l’est de l’Europe.
La mise en coupe réglée de l’Europe de l’Est
et la mise en concurrence des travailleurs
La dislocation du bloc de l’Est, qui était sous domination de l’URSS jusqu’à la fin des années 1980, a été une manne pour les puissances de l’Europe de l’Ouest. L’Allemagne, qui s’est réunifiée et a retrouvé son ancien hinterland économique en Europe centrale, en a particulièrement profité, mais la France n’est pas restée à l’écart. L’exportation de marchandises et de capitaux vers ces pays a commencé avant leur intégration à l’UE, mais elle a été facilitée par leur entrée dans le marché unique au début des années 2000. Aujourd’hui, Carrefour a plus de 400 magasins en Roumanie ; en Pologne, on trouve les supermarchés allemands Lidl, Kaufland et les français Auchan, Carrefour et Leclerc, sans compter Leroy Merlin, Castorama et Bricomarché ; les opérateurs de téléphonie mobile qui dominent tout le marché européen sont l’allemand Deutsche Telekom, le britannique Vodafone, le français Orange.
L’intégration a aussi facilité l’installation ou le rachat d’usines dans ces pays où les salaires sont beaucoup plus bas qu’en Europe de l’Ouest : Peugeot en Slovaquie, Renault en Roumanie, Mercedes en Hongrie, Whirpool en Pologne, Nokia en Roumanie… Ces opérations se sont faites avec le soutien actif des États concernés, dans lesquels la bourgeoisie locale a trouvé un moyen de s’enrichir en servant de sous-traitante et d’intermédiaire aux entreprises des pays riches.
Et si l’Union européenne a parfois financé des routes et des infrastructures dans ces pays, c’est seulement parce que c’était nécessaire à ces implantations impérialistes. Les prétendues aides de l’Union européenne sont taillées sur mesure pour revenir dans les poches des trusts européens. Ce sont eux qui obtiennent la plus grande part des contrats financés avec les fonds européens. Pour la construction de stations d’épuration en Croatie, on trouve un consortium regroupant le français Suez et une compagnie autrichienne, Strabag ; pour les systèmes digitaux de contrôle des trains et les infrastructures d’électrification du rail en Roumanie, Alstom ; pour l’extension du métro de Prague, la plus grande entreprise de BTP allemande, Hochtief… Les exemples sont légion.
C’est la même chose dans l’agriculture. L’Union européenne verse de l’argent aux agriculteurs à travers la Politique agricole commune, la PAC. Ses subventions sont indexées sur les surfaces et la taille des cheptels . Et comme l’intégration à l’Union européenne a accéléré la concentration foncière et la dépossession des petits paysans dans les pays de l’Est, une partie des subventions de la PAC versées à ces pays revient en fait à des gros investisseurs agricoles des pays impérialistes. En Roumanie, 40 % des exploitations agricoles sont détenues par des investisseurs et des multinationales comme Generali, des groupes français comme Limagrain, Bonduelle… Lactalis, multinationale française, est le premier producteur de lait en Croatie ; c’est le même qui étrangle les petits éleveurs ici et là-bas, et qui récupère de l’argent européen ici et là-bas. Par ailleurs, qui vend des tracteurs aux agriculteurs de toute l’Europe ? Des constructeurs américains, hollandais, allemands. Qui leur vend semences et pesticides ? Les trusts d’Europe de l’Ouest, Bayer, Syngenta… Qui leur vend le carburant qu’ils mettent dans leurs tracteurs ? Les pétroliers des pays impérialistes.
Les prêts et crédits européens aux pays dominés ne sont pas des cadeaux : c’est la garantie que les marchés seront ouverts aux trusts des pays impérialistes européens.
Ces investissements et délocalisations vers l’est de l’Europe ont été utilisés par des politiciens de tous bords pour accuser l’élargissement de l’Union européenne d’être une cause de licenciements et de chômage. Lors de la campagne présidentielle de 2017, on a vu Macron et Le Pen se succéder sur le parking d’une usine Whirpool délocalisée en Pologne ; du côté de la gauche, François Ruffin va jusqu’à dire qu’il faut arrêter d’être « généreux » avec les pays de l’Est en y autorisant les délocalisations. Mais comment peut-on parler de générosité, quand les ouvriers roumains ou hongrois sont payés quelques centaines d’euros par mois !
Tout cela, c’est une façon de détourner la colère des travailleurs contre d’autres travailleurs, au lieu de dénoncer les actionnaires et dirigeants de ces entreprises. Les capitalistes ont toujours installé les usines là où elles sont le plus rentables et toujours mis en concurrence les travailleurs pour obtenir le profit le plus élevé. Nokia qui avait délocalisé une usine d’Allemagne en Roumanie en 2008 l’a, plus tard, délocalisée au Vietnam.
On entend le même type d’argument chez ceux, comme Mélenchon, qui dénoncent le statut de travailleur détaché. Le principe de ce statut est qu’une entreprise d’un pays européen peut détacher un de ses salariés dans un autre pays, le payer au salaire du pays où il travaille, mais verser les cotisations sociales dans le pays d’origine. Comme les travailleurs détachés viennent de pays où les cotisations sont plus faibles, cette mesure permet au patron de faire des économies. C’est une extension des facilités déjà offertes aux patrons à l’intérieur des frontières, via les divisions entre CDI et CDD, embauchés et intérimaires, stagiaires et titulaires… Les techniques patronales pour gonfler leurs profits sont innombrables.
Oui, le patronat met les travailleurs en concurrence, partout et tout le temps. Mais se battre statut par statut, nationalité par nationalité, pays par pays, c’est s’affaiblir face à un ennemi commun. Continental, géant allemand du pneu, mène la guerre aux travailleurs dans ses usines en Roumanie, en Allemagne, en France, en Hongrie ; son offensive est générale et ne tient pas compte des frontières ! Les travailleurs doivent répondre en n’en tenant pas compte non plus. L’argent pour conserver les emplois et verser des salaires décents n’est pas dans les poches des travailleurs de l’Est, il est dans celles des actionnaires. Pour contraindre les patrons à prendre sur leurs profits, tous les travailleurs sont des alliés de combat. Surmonter les divisions, ne pas s’égarer en suivant ceux qui nous montrent du doigt la concurrence étrangère plutôt que les profits, c’est vital pour s’organiser et mener ce combat.
Dénoncer les travailleurs de l’Est est d’autant plus honteux que l’expansion de l’Union européenne n’a évidemment pas du tout entraîné une unification des niveaux de vie. Le salaire minimum varie de 332 € en Bulgarie à 2 256 € au Luxembourg. En Roumanie, il y a des usines automobiles ultramodernes ; mais il n’y a que 750 kilomètres d’autoroute (pour un pays un peu moins étendu que le Royaume-Uni), dont une partie seulement est entretenue car c’est une voie de circulation entre la Grèce et l’Allemagne, mais dont le reste est dans un état déplorable. En Hongrie, il peut y avoir à la fois des usines de batteries dernier cri et un réseau de distribution d’eau complètement obsolète, où la perte peut atteindre 40 à 50 %. Ces dernières années, l’inflation, déjà dramatique dans les pays riches, a atteint des niveaux encore bien pires dans les pays de l’Est : en 2022, le pain a augmenté de 30 % en Bulgarie et en Lituanie, et de plus de 60 % en Hongrie !
Il y a vingt ans, lors de l’intégration des pays de l’Est à l’Union européenne, on promettait à la population l’alignement progressif de ses conditions de vie sur celles des pays les plus riches. Aujourd’hui, il y a plus de capitaux impérialistes dans ces pays ; mais il n’y a pas eu plus de « ruissellement » qu’il n’y en a dans les pays riches, où prospèrent les plus gros capitalistes du continent.
Schengen et la prétendue libre circulation en Europe
Parmi les prétendus bienfaits de l’Europe, ses défenseurs mettent aussi en avant « la libre circulation des personnes », que les courants d’extrême droite accusent à l’inverse de tous les maux. Cette libre circulation des personnes est pourtant très loin d’être une réalité.
Depuis 1995, il existe un espace dit Schengen, au sein duquel les contrôles aux frontières ont été levés.
Il n’y a évidemment pas à regretter l’époque où, au passage de chaque frontière en Europe, il fallait montrer ses papiers et où on risquait d’être refoulé. « On », c’est-à-dire les pauvres, les travailleurs, ceux qui doivent se déplacer pour trouver un emploi. Un bourgeois tchèque, grec ou polonais n’a pas eu besoin d’attendre que son pays rentre dans l’espace Schengen pour venir signer des contrats à Berlin ou faire du tourisme à Paris.
Regretter les frontières d’avant Schengen, ce serait une aberration pour les travailleurs conscients. C’est le sort des travailleurs du monde entier que de s’installer là où ils peuvent travailler. Il n’y a aucune différence entre un ouvrier marseillais qui s’installerait à Lille et un ouvrier polonais qui s’installerait à Saint-Nazaire : dans les deux cas, c’est un frère de classe qui est obligé d’aller s’embaucher là où il y a du travail, tout comme ceux qui viennent d’autres continents.
Pour les travailleurs, les frontières nationales ne sont que des obstacles ; elles ne protègent ni de l’exploitation, ni de la pauvreté, ni des guerres, mais elles sont des entraves à la liberté de circulation dont les capitaux, eux, disposent !
Alors, si les travailleurs polonais, croates, grecs ou de n’importe quel pays peuvent se déplacer dans toute l’Europe sans avoir à se justifier et à produire des papiers à des policiers ou à des juges, tant mieux !
Mais la réalité est bien éloignée de cette promesse de libre circulation.
D’abord, ces accords ne concernent pas toute l’Europe. La Bulgarie et la Roumanie, membres de l’Union européenne depuis 2007, ne rentreront dans l’espace Schengen que le 31 mars 2024.
Et surtout, les accords de Schengen font l’objet de suspensions incessantes, surtout depuis 2015, sous prétexte de lutte contre l’immigration. Aujourd’hui, ils sont suspendus, entre autres, entre l’Allemagne et la Pologne, entre la Pologne et la Slovaquie ; la France se vante d’avoir refoulé en 2023 plus de 30 000 personnes dans le seul département des Alpes-Maritimes, à la frontière italienne. L’Europe est remplie de policiers, douaniers, militaires ; ce n’est pas un espace de liberté !
Et l’Union européenne est de plus en plus fermée au reste du monde. Schengen, c’est la construction de véritables barrières en Europe de l’Est, dans les Balkans et en Méditerranée. En 2022, l’Union européenne comptait plus de 2 000 kilomètres de barrières et murs frontaliers, contre à peine plus de 300 kilomètres en 2014. 13 % des frontières terrestres de l’Union européenne sont aujourd’hui clôturées ! Quel progrès ! Les techniques les plus sophistiquées sont financées à coups de milliards pour verrouiller les frontières : 5,7 milliards d’euros rien que pour la période 2021-2027 ! L’agence Frontex emploie 10 000 personnes, gardes-frontières, gardes-côtes, en plus des forces de répression de chaque État européen.
L’Union européenne verse des millions d’euros à la Libye pour entretenir des camps où sont détenus et torturés des réfugiés du Moyen-Orient et d’Afrique, pour payer les gardes-côtes qui interceptent leurs embarcations et les renvoient en Afrique. La Turquie a reçu plusieurs milliards d’euros pour retenir les migrants sur son territoire. Alors, les réfugiés sont obligés de prendre des routes de plus en plus dangereuses. En 2023, plus de 2 500 morts ont été recensés dans des naufrages en Méditerranée, sans compter tous ceux qui ont disparu sans laisser de trace.
Les réfugiés qui parviennent à franchir tous ces obstacles et à rejoindre l’Europe ne sont pas concernés par la « libre circulation européenne ». Selon le règlement dit de Dublin, un étranger qui veut demander l’asile en Europe doit déposer son dossier dans le premier pays où il a mis les pieds. La plupart des demandeurs d’asile n’arrivant pas en avion, mais à pied par l’Europe de l’Est ou par la mer en Italie, en Espagne, en Grèce, ce sont ces pays frontaliers qui sont censés les retenir. Aux frontières de l’Union européenne, il y a donc des camps où les migrants sont parqués dans des conditions infâmes.
Les pays frontaliers essaient de négocier une plus grande participation financière des autres pays de l’Union européenne pour faire ce sale boulot. Ce sont des discussions sans fin pour décider du sort de quelques centaines de milliers de personnes cherchant un endroit sûr pour vivre, sur un continent peuplé de 450 millions d’habitants et qui compte des États parmi les plus riches du monde !
Même ceux qui arrivent à rentrer et à obtenir des papiers ne deviennent pas les égaux des citoyens européens. Chaque État a conservé sa propre politique en matière de visa, d’accès au travail et aux prestations sociales – ce pour quoi la France a pu voter une loi Immigration restreignant les droits des travailleurs immigrés, sans que l’Union européenne ait rien à y redire.
S’il y a quelque chose à dénoncer dans la convention de Schengen, ce ne sont sûrement pas les quelques articles qui facilitent un tout petit peu les déplacements en Europe, mais tous ceux qui permettent de mener une véritable guerre aux réfugiés !
Droits humains, progrès… l’Europe à reculons
Il n’y a pas mieux à dire sur les autres valeurs dont l’Union européenne se vante et qui ne sont pas plus réelles que la liberté de circulation. La construction d’un marché unique n’a jamais signifié la construction d’un espace où les droits humains élémentaires sont respectés. L’appartenance à l’Union européenne n’empêche aucune législation réactionnaire. En Pologne, l’avortement avait été autorisé en 1956, mais une série de lois, entre 1993 et 2021, l’a rendu illégal, malgré des manifestations massives. Ce recul n’a déclenché qu’une réaction symbolique du Parlement européen.
Parfois, l’Union européenne bloque des crédits sous prétexte que tel ou tel État ne respecte pas ce qu’elle appelle l’état de droit. Cela a été plusieurs fois le cas de la Hongrie, sans que cela atténue le caractère réactionnaire de la politique de Victor Orban. En revanche, les grandes puissances européennes se permettent de rappeler qui est le chef, en suspendant ou en rétablissant des crédits. Ces grandes puissances, elles, ne sont bien sûr jamais « punies » par l’Union européenne, quelles que soient les dictatures qu’elles soutiennent et financent partout dans le monde !
L’Union européenne, cette alliance bourgeoise, est un outil pour les plus grands capitalistes européens. Elle n’a jamais eu d’autre objectif que d’aider des puissances impérialistes de second ordre dans la compétition internationale. Elle est la conséquence de la reconnaissance forcée, par les bourgeoisies elles-mêmes, de l’anachronisme des nations et des frontières dans une économie mondialisée, et une tentative de surmonter cet anachronisme.
Mais elles ne peuvent pas réellement y parvenir. La construction européenne n’a fait disparaître ni les intérêts nationaux, ni les États à leur service, ni même les frontières pour les êtres humains. Quatre-vingts ans de négociations ont, dans une certaine mesure, unifié le marché ; mais l’Union européenne n’est pas devenue une nation au sens où la bourgeoisie en a construit dans son histoire. Elle reste un regroupement d’États, qui ont quelques intérêts communs, et beaucoup d’intérêts divergents. Aujourd’hui, l’aggravation de la crise économique rend leur concurrence de plus en plus féroce, et l’Union européenne va de crise en crise.
La crise de l’Union européenne
Le Brexit
L’une de ces crises a été le Brexit, c’est-à-dire la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union.
Le Brexit fut le résultat d’une campagne lancée par les milieux conservateurs, en rivalité pour se faire élire, en détournant contre l’Europe la colère de la population frappée par la crise. Conservateurs et souverainistes ont prétendu que le chômage, les bas salaires, le manque de moyens dans les services publics étaient la faute de Bruxelles et de l’immigration, elle-même due à l’appartenance à l’Union européenne. Un référendum, organisé en 2016, a donné une courte majorité au Brexit – sur fond d’abstention massive, d’ailleurs ; il a fallu quatre ans pour qu’il soit concrétisé, et la Grande-Bretagne est sortie de l’Union européenne fin 2020. Les formalités douanières et les contrôles sanitaires sur les produits alimentaires ont été rétablis ; des pénuries de main-d’œuvre ont désorganisé toute l’économie britannique. Le Brexit représente un immense gâchis, payé par les classes populaires, en particulier par une très forte inflation.
Le Brexit, résultat de la démagogie des politiciens conservateurs, n’était probablement pas le choix préféré de la grande bourgeoisie britannique, même si le centre de gravité de ses affaires n’a jamais été uniquement l’Europe. La désorganisation des circuits d’échange a posé des problèmes au patronat. Mais il a pu compter sur l’État pour l’aider à passer le cap. Le montant des aides publiques a été multiplié par trois depuis le Brexit, l’État britannique prenant largement le relais de l’Union européenne pour abreuver les patrons de subventions en tout genre. Sur le continent, l’Union européenne a aussi créé un fonds de plusieurs milliards pour « soutenir les entreprises affectées par le Brexit ».
La grande bourgeoisie britannique n’a pas perdu au change. Les banques installées à Londres ont dû développer leurs activités sur le continent pour continuer à vendre des produits financiers dans toute l’Union européenne ; des emplois ont été supprimés en Grande-Bretagne. Mais ce ne sont pas les actionnaires des banques qui ont souffert de ces réorganisations !
Les trusts britanniques continuent de très bien se porter : British Petroleum et Shell, deux géants mondiaux du pétrole, accumulent des dizaines de milliards de profits, alors que les prix de l’énergie pour les consommateurs ont explosé ; tout va très bien aussi pour les actionnaires d’AstraZeneca, l’une des plus grosses entreprises pharmaceutiques d’Europe, qui est anglo-suédoise ; et pour ceux d’HSBC, l’une des plus grandes banques du monde… Quant aux secteurs pour qui la transition est plus difficile, ils peuvent compter sur la compréhension des autorités des deux côtés de la Manche : le secteur automobile a ainsi obtenu le report pour trois ans de l’établissement de taxes douanières entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne, sous la pression conjointe des constructeurs britanniques et européens.
La population ouvrière, elle, en revanche, fait face à une véritable guerre menée par le patronat et le gouvernement. Il est impossible de séparer ce qui est dû au Brexit et à la crise générale de l’économie capitaliste. Mais ce qui est sûr, c’est que les promesses d’amélioration du niveau de vie faites par les défenseurs du Brexit n’étaient que des mensonges à visée électorale. En Grande-Bretagne comme ailleurs, l’offensive de la bourgeoisie contre les travailleurs prend la forme de l’inflation, des suppressions de postes, de la destruction des services publics, du durcissement des conditions de travail… Le Brexit n’empêche aucun licenciement, aucune fermeture d’entreprise, comme le montre l’annonce récente de la fermeture de hauts fourneaux qui entraînera la suppression de 2 800 postes.
Et la classe ouvrière paie aussi le Brexit d’une autre façon : sur un terrain politique. Car la victoire des souverainistes a donné des ailes aux courants politiques les plus réactionnaires, anti-immigrés et antiouvriers. Le gouvernement de Rishi Sunak tente même d’organiser la déportation des immigrés illégaux jusqu’au Rwanda ! Le renforcement de la surveillance à la frontière entre la France et la Grande-Bretagne n’empêche pas des réfugiés de tenter de traverser la Manche dans des embarcations de fortune et, pour beaucoup, d’y perdre la vie.
Le Brexit montre où peut mener la démagogie anti-Europe qui monte aujourd’hui partout : la désorganisation, le gâchis retombent sur la population. La grande bourgeoisie s’en sort dans tous les cas.
Les courants politiques qui brandissent ici le Frexit, en Allemagne le Dexit, aux Pays-Bas le Nexit, etc., ont la même argumentation que les pro-Brexit de l’époque : bien au chaud dans nos frontières, nous pourrions améliorer le niveau de vie de la population et la « protéger ». À gauche, s’il ne réclame pas la sortie de la France de l’UE, le PCF ne fait pas mieux lorsque son candidat aux européennes, Léon Deffontaines, écrit : « Notre nucléaire aux mains de l’américain Amazon. Nos médicaments aux mains des Chinois. Notre industrie automobile aux mains des Polonais. Voilà la “souveraineté” portée par Emmanuel Macron. Le 9 juin on reprend la main ! » Mais qui est « nous » ? À quel moment les travailleurs ont-ils été maîtres de la politique des entreprises françaises Orano, Sanofi ou Renault ?
Ils disent qu’il faut restaurer la « souveraineté nationale » pour pouvoir décider. Oui, il y a bien un problème de souveraineté dans cette société, mais pas de souveraineté nationale : de souveraineté sociale ! Qui est « souverain » aujourd’hui, dans l’Union européenne comme dans chacun des pays du monde ? Qui crée le chômage, bloque les salaires, impose l’austérité dans les services publics et pille le budget de l’État ? Les grandes fortunes capitalistes, ceux qui orientent la production, en tirent bénéfice, ont les États à leur service. Fermer les frontières ne changera pas cette réalité.
Oui, les travailleurs devraient être souverains : ils devraient diriger toute la société qu’ils font déjà tourner. Mais, pour atteindre cette souveraineté-là, il faut enlever le pouvoir à la bourgeoisie et non se mettre à la remorque de tel ou tel démagogue qui prétend que le « peuple » aura plus de pouvoir dans des frontières fermées.
La pandémie et ses conséquences
Peu après le Brexit, l’épidémie de Covid a montré quelle est la réaction des États européens en période de crise : « Sauve-qui-peut » !
Au moment où l’épidémie a touché l’Europe, en mars 2020, tous les grands principes ont été balancés par-dessus bord en quelques jours. Les frontières ont été fermées ; chaque État a mené sa propre politique sanitaire. Les seules mesures prises par la Commission européenne ont été la levée des restrictions aux dépenses publiques des États et la suspension des règles budgétaires communes ; en d’autres termes, elle a entériné le fait que chaque État menait une politique indépendante. Les États européens se sont même livrés à une véritable « guerre des masques » pour récupérer des stocks sur le dos de leurs prétendus amis européens.
Dans un deuxième temps, les États européens ont quand même tenté de s’accorder sur certains sujets, en particulier les vaccins. Négocier auprès des firmes pharmaceutiques pour un marché de 450 millions d’habitants était plus convaincant que si chaque État européen l’avait fait de son côté. La Commission a donc organisé des achats groupés – au prix dicté par les firmes, bien sûr. Comme tout en Europe, l’opération a pris beaucoup de temps, car il fallait se mettre d’accord sur le type de vaccins, la répartition des doses… Et cette décision n’a pas empêché les États de chercher à en acheter de leur côté, en acceptant eux aussi de payer le prix fort.
La fin du Covid n’a pas signifié un retour à l’avant-crise dans le fonctionnement de l’Union européenne. Les sommes astronomiques déversées par tous les États pour préserver les profits malgré la perturbation des échanges et de la production ont rendu caduques les règles budgétaires communes ; la dette publique de la plupart des États d’Europe est encore actuellement largement supérieure aux critères de Maastricht, qui la fixaient à 60 % du produit intérieur brut.
Ces critères ont été présentés à la population comme absolument incontournables pendant vingt ans ; ils ont servi à saigner la classe ouvrière grecque au moment de la crise de la dette, à justifier les plans d’austérités imposés dans tous les pays européens ; mais ils se sont évanouis lorsque l’enjeu a été, non plus de faire accepter des reculs à la classe ouvrière, mais de déverser des milliards dans les caisses des patrons.
Le PCF, qui pendant des années s’époumonait contre « Maastricht », peut se réjouir : les critères de Maastricht ont été largués par les États européens eux-mêmes. Mais cela révèle à quel point montrer du doigt ces critères comme la cause des problèmes de chômage et de bas salaires était stupide. Leur abandon n’a pas rendu la politique des États moins favorable aux capitalistes et moins hostile à la classe ouvrière. Les États européens ont été moins « austéritaires », mais l’argent qu’ils ont dépensé est allé dans les caisses du grand patronat, pas dans les poches des travailleurs, qui se sont au contraire appauvris pendant cette période.
Depuis quelques mois, les pays de l’Union européenne négocient un « pacte de stabilité » qui, comme le traité de Maastricht, fixe des déficits et un niveau de dette maximum, mais avec plus de dérogations. Il est possible qu’on nous ressorte ce type de critères pour justifier telle ou telle économie de l’État. Dénoncer les économies sur les services utiles à la population, oui, mais faire croire que c’est la faute de Bruxelles ou de l’Allemagne, ce sera, comme à l’époque des critères de Maastricht, dissimuler le fait que les budgets publics sont élaborés en fonction des intérêts capitalistes par nos propres gouvernements, et pas parce qu’une force supérieure les contraindrait.
La crise du Covid a eu un autre effet encore : l’Union européenne a ajouté des crédits supplémentaires à ceux des États pour faire redémarrer les circuits économiques et a organisé un plan de relance de 750 milliards d’euros. Pour cela, la Commission européenne a emprunté sur les marchés financiers ; puis elle redistribue les fonds, pour moitié sous forme de subventions, pour moitié sous forme de prêts. Ce mécanisme prévoit des remboursements… jusqu’en 2058 ! La façon dont cette dette sera remboursée est pour l’instant très floue, et cela ouvre le risque d’une crise de la dette, mais à l’échelle de l’Union européenne cette fois-ci.
Ce surendettement des États et de l’UE, lié à l’accroissement des budgets dits de « soutien à l’économie », est le symptôme d’un capitalisme de plus en plus parasitaire, qui pompe de plus en plus la richesse collective. L’Union européenne y contribue davantage depuis 2020 ; la bourgeoisie a trouvé un nouveau tuyau pour aspirer l’argent public.
La guerre en Ukraine fragilise l’Union européenne et renforce le poids des États-Unis en Europe
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les tensions s’aggravent.
Cette guerre, qui dure depuis plus de deux ans et a déjà fait des dizaines de milliers de morts et des centaines de milliers de blessés, est avant tout liée au choix américain de profiter de l’invasion russe pour mener la guerre à la Russie avec la peau du peuple ukrainien. L’Europe a dû s’aligner sur la politique américaine, et l’a globalement fait ; aucun pays européen ne pouvait se permettre de rompre avec les États-Unis, même ceux qui perdaient le plus à la rupture économique avec la Russie, comme l’Allemagne.
Mais dans cette situation, comme tout le temps, derrière l’unanimité affichée, les pays européens ont des intérêts différents, parfois contradictoires.
Bien sûr, l’Union européenne a voté des sanctions contre la Russie. Il est interdit d’importer en Europe le pétrole russe, ainsi que le charbon, l’acier, l’or, les diamants…, et d’y exporter tout ce qui peut avoir un usage militaire, des produits chimiques et des produits de luxe.
Ces sanctions ont été négociées pied à pied entre les pays de l’Union européenne, qui n’ont pas tous les mêmes liens économiques avec la Russie.
Les importations de gaz n’ont pas été interdites en même temps que celles de pétrole. C’est que, pour une partie de l’Europe, se passer du jour au lendemain du gaz russe était tout simplement impossible. Avant le début de la guerre, l’Allemagne importait environ la moitié de son gaz de Russie. Elle a pu trouver, à prix élevé, d’autres sources, en particulier en Norvège. Mais, pour d’autres pays ayant moins de moyens, comme la Hongrie, le gaz russe reste vital. L’Autriche continue elle aussi à importer quasiment tout son gaz depuis la Russie.
Pour d’autres, l’interruption des livraisons de gaz russe par gazoduc est une aubaine : l’Europe doit s’approvisionner en gaz naturel liquéfié, qui arrive par bateau. Une partie d’ailleurs reste russe, mais transite désormais par la mer ; TotalEnergies en tire de bons profits ! Comme il tire aussi profit du transport du gaz américain, dont les importations ont énormément augmenté depuis la guerre.
D’autres secteurs ont été exclus des sanctions, en particulier le nucléaire, sous pression de la France : les centrales françaises dépendent de l’uranium russe, de même que celles de Slovaquie, de Hongrie et de Bulgarie. Les représentants de l’Allemagne remettent régulièrement le sujet sur le tapis… Sans succès pour l’instant.
Outre les sanctions, les plans dits de « soutien » donnent aussi lieu à des négociations serrées. Récemment, l’adoption d’un plan de 50 milliards d’euros a nécessité plusieurs semaines de négociations, notamment avec le Hongrois Viktor Orban, qui en a profité pour mener une agitation démagogique contre le fait que les fonds européens risquaient d’aller en Ukraine plutôt qu’en Hongrie. Précisons que le terme « soutien » est plus que spécieux : il s’agit pour deux tiers de prêts, et les fonds doivent servir entre autres à soutenir les investisseurs en Ukraine, en d’autres termes, à faciliter la mainmise du capital financier d’Europe de l’Ouest sur l’Ukraine. Car la guerre est l’occasion d’y renforcer la domination des capitaux occidentaux, américains mais aussi européens.
Quant aux livraisons d’armes à l’Ukraine, elles sont loin d’être collectivement partagées. Si l’Allemagne y a consacré jusqu’à présent 17 milliards, la France est loin derrière avec, selon Macron, 3,4 milliards, un chiffre contesté par un institut allemand, qui le ramène à 600 millions. Tout récemment, Macron a signé un accord avec Zelenski avec, à la clé, « jusqu’à 3 milliards d’euros », toute la nuance étant dans le « jusqu’à »… La Pologne, beaucoup moins riche, aurait livré du matériel pour 3 milliards, contre 340 millions pour l’Espagne. Là aussi, derrière les déclarations d’amitié unanimes à Zelenski, chacun fait ses comptes de son côté !
La guerre en Ukraine pèse sur l’Union européenne aussi parce qu’elle a eu des conséquences économiques qui n’ont pas touché tous les pays au même niveau. Alors, chacun essaie de sauver les meubles de ses capitalistes, mais avec des priorités et des moyens différents. En Allemagne, les difficultés d’approvisionnement en gaz ont posé problème à bien des industriels, notamment ceux de la chimie, qui ont vu leurs coûts exploser. Le chancelier Olaf Scholz a immédiatement sorti le chéquier, déversant des dizaines de milliards d’euros pour soutenir les industriels allemands, sans demander son avis à l’Union européenne. C’est sauve-qui-peut et chacun pour soi !
Derrière l’unanimité affichée contre la Russie, des guerres commerciales se déroulent en Europe. La Bulgarie a augmenté les frais de transit pour le gaz qui passe sur son territoire pour alimenter la Serbie et la Hongrie, prélevant ainsi sa dîme sur ces deux pays, qui protestent. On a beaucoup entendu parler des produits agricoles ukrainiens ces dernières semaines. En mai 2022, l’Union européenne a levé les droits de douane et les quotas sur les denrées agricoles ukrainiennes. Cela a fait baisser le cours des céréales des pays de l’Est ; la Hongrie et la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie et la Slovaquie ont alors décrété un embargo sur les céréales ukrainiennes. Encore aujourd’hui, trois pays, la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie, bloquent les céréales ukrainiennes, au point que l’Ukraine leur intente un procès devant l’Organisation mondiale du commerce. Il va sans dire que les revenus de ces exportations agricoles ukrainiennes vont dans les caisses des oligarques et des capitalistes occidentaux, pas des petits paysans qui, eux, meurent dans les tranchées pour défendre les intérêts des capitalistes, ukrainiens ou occidentaux.
La suspension des droits de douane a par exemple entraîné une augmentation de l’importation de poulets ukrainiens en Europe, dont on a beaucoup entendu parler en France ces derniers jours. Cela rapporte gros à un groupe agroalimentaire, MHP, qui appartient au « roi du poulet » ukrainien, Yuriy Kosiuk, un oligarque ; à son capital, il y a d’autres volatiles plus discrets : des fonds d’investissement américains, norvégiens et britanniques, et la banque française BNP.
Dans ce contexte, les discussions sur une éventuelle intégration de l’Ukraine à l’Union européenne restent pour l’instant au stade des déclarations d’intention. Certains capitalistes peuvent pousser en ce sens parce que cela les aiderait à mettre la main sur l’économie ukrainienne, processus qui est déjà largement entamé et que la guerre accélère. Pour d’autres, ce serait moins avantageux, en raison de la concurrence agricole ou pour des enjeux de politique intérieure. Ils feront leurs calculs et négocieront, comme à chaque fois ; mais il ne faut pas y chercher de grands principes de solidarité européenne ! Comme cela a été le cas pour les pays de l’Est, ce serait surtout une façon de renforcer la mainmise du capital occidental sur l’Ukraine, mainmise enrobée dans des discours mielleux sur l’amitié du peuple ukrainien, alors même qu’il sert de chair à canon aux puissances impérialistes.
La « défense européenne »
La guerre en Ukraine a aussi remis sur le devant la question de la défense européenne.
Il n’y a pas d’État européen, il ne peut donc pas y avoir d’armée européenne ; et après quatre-vings ans de construction européenne, l’organisation d’une défense commune n’a rien d’une évidence.
Certes, après la guerre en Crimée en 2014, l’Union européenne a créé un fonds, la Facilité européenne pour la paix, la FEP, bien mal nommée puisqu’elle est destinée à rembourser des dépenses militaires aux États européens. Cette FEP était de 5,6 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Elle a été un peu augmentée depuis. Mais, à titre de comparaison, pour la seule année 2021, le budget militaire de la France était de 49 milliards d’euros, celui de l’Italie de 28 milliards d’euros ! Et ce sont les budgets nationaux qui augmentent le plus.
Le représentant européen chargé des Affaires étrangères, Josep Borrell, joint sa voix au concert de déclarations martiales, et la FEP a augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine. Mais c’est toujours pour financer des moyens nationaux, puisqu’il n’y a pas d’armée européenne. Et l’évolution de cette FEP est devenue une nouvelle pomme de discorde : l’Allemagne voudrait diminuer sa contribution, puisqu’elle dit avoir beaucoup aidé directement l’Ukraine, tandis que la France voudrait que la FEP ne rembourse que les achats d’armes fabriquées en Europe, concrètement, si possible, en France !
Pendant la conférence de Munich sur la « sécurité » – en fait sur la guerre – qui s’est tenue il y a quinze jours, tous les pays européens ont affirmé et réaffirmé qu’il fallait accélérer le réarmement ; mais cela passe encore et toujours par le réarmement chacun pour soi, et sur fond de concurrence entre les marchands d’armes français, allemands, italiens… Cette concurrence paralyse depuis toujours l’émergence d’une industrie militaire européenne : il a fallu vingt ans pour que les pays européens arrivent à produire en commun un avion de transport militaire, l’A400M. Un projet d’avion militaire franco-allemand-espagnol, le Scaf, traîne depuis des années, et cet avion n’est pas près d’être produit.
En fait, la vraie force militaire multinationale en Europe, c’est l’OTAN, c’est-à-dire une alliance militaire créée en 1949 et contrôlée par les États-Unis. À sa fondation, c’était une façon pour les pays de l’Ouest européen de confier aux États-Unis le soin de leur défense commune face à l’URSS. Ce n’est justement pas une armée européenne, mais une armée américaine. Et la guerre en Ukraine est une occasion de renforcer la présence militaire des États-Unis sur le continent. Il y a plus de 100 000 soldats américains positionnés en Europe actuellement et les États-Unis renforcent les infrastructures de l’OTAN en Europe de l’Est.
Bien sûr, les États européens peuvent être poussés par les circonstances à renforcer leur coopération militaire. Mais la réalité est que, pour l’instant, ils ne le font quasiment pas.
Quoi qu’ils proclament, la réalité est qu’il n’y a pas de politique internationale européenne unifiée. Après tout, pourquoi l’Allemagne aiderait-elle la France à défendre son pré carré en Afrique ?
La France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, etc., ont chacune leur diplomatie, leurs ambassades, parce qu’elles ont chacune leurs intérêts économiques et stratégiques spécifiques. Et ces intérêts dans le monde restent différents voire opposés. Le chacun-pour-soi a été particulièrement visible ces derniers mois dans les relations avec la Chine, premier partenaire commercial de l’Allemagne, où le chancelier Olaf Scholz s’est rendu tout seul, en novembre 2022 ; en mars 2023, c’est le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez qui est allé négocier des contrats, puis Macron en avril, avec une délégation de grands patrons… Certes, il s’est fait accompagner par la présidente de la Commission européenne, mais le peu de poids politique de celle-ci a été clairement illustré par le traitement que lui ont réservé les autorités chinoises, qui n’ont même pas eu la courtoisie de l’inviter au dîner d’État organisé en l’honneur de Macron…
Les États européens conservent leurs ambassades et leurs forces militaires pour la même raison fondamentale qu’ils ont conservé leurs budgets, leurs législations nationales. Cela montre leur faiblesse par rapport aux États-Unis, à la Russie ou à la Chine. Mais ils ne peuvent pas faire autrement.
L’existence de l’Union européenne n’implique pas que tous les pays membres feront les mêmes choix politiques dans les conflits à venir. Elle ne supprime pas non plus la possibilité de guerres entre États qui en sont membres aujourd’hui. En Europe de l’Est, les tensions entre la Pologne et la Hongrie s’accroissent ; de même, aux frontières de l’Union, entre l’Ukraine et la Pologne, qui n’a cessé de s’afficher comme un soutien de sa voisine, mais lui a quand même fermé ses frontières au moment de la crise des céréales. Et même à l’ouest, les tensions économiques peuvent amener chacun à reprendre ses billes et à rompre avec l’alliance qu’elles ont construite ces dernières décennies. Cela dépendra de l’évolution de la crise et des choix de la super puissance américaine alors que la guerre économique fait rage.
L’Europe en ordre dispersé face au renforcement du protectionnisme américain
Car l’écart entre les puissances européennes, incapables de faire front commun, et les États-Unis ne cesse de se creuser. La guerre en Ukraine, qui a obligé des entreprises européennes à quitter la Russie, parfois au prix de pertes importantes, est au contraire une bonne affaire pour les entreprises américaines, notamment de l’armement et de l’énergie. En 2022, l’État américain a lancé une véritable offensive protectionniste, sous la forme d’un plan de subventions et d’investissements de plus de 350 milliards de dollars.
Ce soutien étatique massif, combiné aux profits tirés des marchés gagnés grâce à la guerre en Ukraine, a encore accru l’avance du capitalisme américain sur le capitalisme européen. En particulier, l’économie allemande, dont le premier fournisseur d’énergie était la Russie et dont le premier débouché commercial est la Chine, est lourdement frappée par les conséquences des sanctions et du protectionnisme américains. Et les États-Unis renforcent leur puissance autant économique que militaire en Europe de l’Est, ce qui constitue une concurrence directe pour l’Allemagne.
La conséquence est que la concurrence en Europe même devient plus féroce. Certes, l’Europe a son propre plan de relance, baptisé Green Deal, le pacte vert. Ce nom permet de repeindre en vert une politique tout à fait traditionnelle de subventions aux capitalistes, et n’empêche pas les autorités européennes de sacrifier l’écologie lorsque les industriels font pression : normes antipollution des véhicules, limitation des pesticides, etc. sont jetées par-dessus bord au fur et à mesure de l’aggravation de la crise.
Mais les États européens réagissent moins collectivement qu’en se livrant à une guerre de subventions, pour que des entreprises s’installent sur leur territoire plutôt que sur celui du voisin. Tous les États ont fait leur propre plan de relance, mais tous n’ont pas les mêmes moyens, c’est peu de le dire ! Rien qu’en 2022, par exemple, la France et l’Allemagne ont versé en subventions nationales quasiment autant que tout le plan de relance européen post-Covid de 700 milliards !
Cette politique leur sert à capter les investissements au détriment de leurs prétendus alliés. Elle permet aux industriels de faire monter les enchères : ainsi Intel a demandé au gouvernement allemand d’augmenter de 6,8 à 10 milliards d’euros sa subvention pour la construction d’usines de semi-conducteurs dans l’est de l’Allemagne.
Devant cette pluie de subventions nationales, la présidente de la Commission elle-même a évoqué le risque de « fragmentation du marché unique ». L’augmentation massive des subventions nationales est le rétablissement d’une concurrence économique directe dans l’Union européenne, et une fissure dans le marché unique, qui pourrait s’élargir encore. C’est la base même de la construction européenne, la fameuse « concurrence libre et non faussée », qui est aujourd’hui menacée. Certains secteurs, comme la finance, perdraient à la fragmentation de l’espace économique européen ; le patron de la banque d’affaires Lazard déclarait récemment : « Commençons au moins par ne pas nous livrer entre nous, Européens, à une surenchère de subventions ou de dumping pour attirer des investissements. » C’est pourtant exactement ce que font les trusts, quand ils mettent en concurrence les États pour obtenir le maximum de subventions. Ils contribuent à la fragmentation même si, en même temps, le marché unique leur reste utile.
Les bourgeoisies européennes sont encore et toujours confrontées au même problème : chacune de leur côté, elles pèsent peu dans la compétition économique qui se déroule à l’échelle mondiale ; et ce fait, qui n’est pas nouveau, s’accentue encore dans la période actuelle où l’avance américaine s’accroît. Mais elles ne peuvent pas dépasser un certain niveau de coopération, car elles restent fondamentalement en concurrence. Lequel de ces deux éléments prendra le pas dans la période à venir ? Il est probable que les dirigeants européens eux-mêmes n’en savent rien ! Ils marchent à l’aveugle.
Ce qu’on peut constater, c’est que, face à la crise, les rivalités s’aiguisent, en particulier entre la France et l’Allemagne.
Le renforcement de courants nationalistes et populistes dans tous les pays européens pourrait accélérer ce mouvement centrifuge.
Bien sûr, ces courants nationalistes sont tout à fait capables de faire demain l’inverse de ce qu’ils auront promis aux électeurs. Le RN en France et le parti Fratelli d’Italia de Meloni en Italie ont eu des postures antieuropéennes farouches, mais plus ils se sont rapprochés du pouvoir, plus ils ont abandonné ce langage. Le Pen a cessé de se dire favorable à la sortie de l’euro ; Meloni a mis de côté ses diatribes anti-Bruxelles et privilégie les négociations avec la Commission, pour obtenir au patronat italien des crédits du plan de relance.
Mais la course aux voix peut aussi pousser certains de ces partis à aller plus loin dans la déconstruction de l’Union européenne, comme cela s’est passé en Grande-Bretagne avec le Brexit. L’agitation anti-Europe est en tout cas, partout sur le continent, un moyen d’occuper le terrain politique. En Allemagne, le parti d’extrême droite AFD appelle même à un référendum sur la sortie de l’Europe.
Il y a beaucoup de bluff dans ces postures ; mais pas seulement. Qu’ils s’affichent anti ou pro-Union européenne, tous les dirigeants des États européens raisonnent de la même façon : en fonction des intérêts de leur économie nationale. Leurs divergences sont uniquement des divergences tactiques. Macron, Scholz et autres parlent déjà tous les jours de la guerre économique ; ils peuvent, demain, après des décennies de louanges au « couple franco-allemand », défendre exactement l’inverse. Cela ne dépendra pas de leur volonté, encore moins de leurs déclarations actuelles, mais de l’évolution de la crise. Les artisans de la construction européenne peuvent en être les déconstructeurs, justement parce que l’Union européenne n’est rien d’autre qu’une alliance entre brigands qui espèrent avoir chacun la plus grosse part du butin.
L’internationalisme,
vital pour que les combats du prolétariat aboutissent
Cette crise de l’Union européenne est l’un des reflets de l’évolution actuelle du capitalisme, qui entraîne l’humanité vers encore plus de chaos, et peut-être vers une nouvelle guerre mondiale. La seule force qui puisse contrer cette évolution, c’est la classe ouvrière. Mais pour cela, il faut qu’elle se batte pour ses intérêts et qu’elle retrouve, en menant ses combats, la perspective internationaliste.
L’internationalisme ouvrier est bien plus qu’une solidarité entre exploités par-delà les frontières : il est inséparable de la perspective communiste, la seule perspective qui puisse mettre fin à la barbarie dans laquelle la bourgeoisie plonge la société.
Du point de vue des intérêts de l’humanité, le maintien de frontières nationales est une aberration. Aucune marchandise n’est produite à l’échelle d’un pays, et ce depuis des décennies. La suppression des frontières est une nécessité objective, depuis très longtemps. C’est justement cette nécessité elle-même qui a poussé les bourgeoisies européennes à créer l’Union européenne, avec toutes les limites que l’on a vues, car la bourgeoisie ne peut se passer des frontières. La classe ouvrière, au contraire, y a non seulement intérêt, mais elle a la capacité, et elle seule, de parvenir à cette suppression.
La classe ouvrière a toujours été internationale. La bourgeoisie, tout en se construisant des États nations, a aussi toujours brassé les peuples. La misère, la prolétarisation ont toujours obligé les travailleurs à se déplacer. Ouvriers belges en France, allemands en Angleterre, dès la révolution industrielle, la classe ouvrière a été mélangée. En 1845, Marx écrivait : « La nationalité du travailleur n’est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais, allemand, c’est le capital. L’air qu’il respire chez lui n’est pas l’air français, anglais, allemand, c’est l’air des usines. »
Et le mouvement ouvrier communiste s’est formé sur une base internationale, et internationaliste.
Marx et Engels étaient eux-mêmes des militants internationaux, qui ont grandi en Allemagne et vécu et milité en Belgique, en France, en Angleterre. Ils ont rédigé le Manifeste communiste comme programme pour la Ligue des communistes, un groupe qui comprenait des militants de toute l’Europe. Il est paru à la veille d’une vague révolutionnaire qui, en 1848, a ébranlé l’Europe, sans aucun respect pour les frontières, et commençait par ce constat : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. » Marx et Engels ne concevaient ni le communisme ni a fortiori la lutte du prolétariat autrement qu’à l’échelle internationale.
Au 19e siècle, tandis que la bourgeoisie développait ses nations et ses frontières, le mouvement ouvrier, lui, cherchait à les dépasser en unifiant le prolétariat. Contre la mise en concurrence par le patronat, qui embauchait des ouvriers belges pour briser les grèves françaises et inversement, et parce qu’ils avaient compris que le sort du prolétariat dépend de sa capacité à s’unir en tant que classe indépendamment de la nationalité, des militants ont créé une première organisation ouvrière internationale, dès 1864. Un des militants de cette Internationale, Léo Frankel, ouvrier hongrois ayant étudié et travaillé en Allemagne, en Angleterre, puis en France, a tout naturellement pris sa place parmi les dirigeants de la Commune de Paris, en 1871. Dans cette révolution ouvrière, la nationalité ne comptait pas.
Cette conscience de former une classe internationale, aux intérêts communs par-delà les frontières, et capable de gérer la société dans l’intérêt de tous, a existé dans le prolétariat européen de façon encore plus large à la fin du 19e siècle.
La IIe Internationale, fondée en 1889, regroupait des militants de tous les pays européens, et d’ailleurs dans le monde, qui se considéraient comme les membres d’une même classe, quelle que soit leur nationalité. Nationalité qui, d’ailleurs, tenait dans une large partie de l’Europe aux marchandages auxquels étaient en train de se livrer les grandes puissances. Christian Rakovski, l’un des dirigeants de la IIe Internationale, appartenait à une famille bulgare, mais la région de son village a été attribuée à la Roumanie par le traité de Berlin de 1878 et, pendant longtemps, ce Roumain par son passeport parlait le bulgare, le russe et le français mieux que le roumain. Cela ne l’a pas empêché de défendre les idées socialistes tout autant en Roumanie qu’en Bulgarie, en Serbie, en Russie, en Suisse, en Ukraine, en Allemagne et en France ! Et il fut après la guerre l’un des dirigeants de l’Union des républiques socialistes soviétiques, une union sans référence géographique.
C’est cette tradition qu’il faut retrouver. Au cours du 20e siècle, elle a été abandonnée par les partis ouvriers ; la classe ouvrière, et en fait toute l’humanité, l’a payé très cher.
Elle l’a payé une première fois en 1914, lorsque les dirigeants des partis et syndicats socialistes ont, sauf rares exceptions, renié leurs propres proclamations, se sont solidarisés de leur bourgeoisie et ont livré les travailleurs aux États, aux patrons, aux officiers de l’armée.
La classe ouvrière a pourtant trouvé la force de contester la domination de la bourgeoisie et ses conséquences, lorsqu’une vague révolutionnaire européenne a démarré en Russie en 1917, en pleine guerre. Cette vague révolutionnaire a submergé l’Allemagne et l’Europe centrale et de l’Est, ainsi que l’Italie, donnant raison à la petite fraction des dirigeants de la IIe internationale qui n’avait pas abandonné le drapeau internationaliste en 1914, des militants de toutes nationalités, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Lénine, Rosmer, Rakovski, Trotsky… Dans le feu des événements, une IIIe Internationale, parti mondial de la révolution, a été fondée pour organiser ce combat qui se déroulait à l’échelle européenne, et non à l’échelle russe, allemande ou italienne.
Les situations révolutionnaires en Allemagne, en Hongrie, en Italie et ailleurs n’ont pas débouché sur la prise de pouvoir par le prolétariat en dehors de la Russie. Et là aussi, les conséquences n’ont pas été nationales, mais européennes, et même mondiales ! Car c’est sur la base de l’écrasement des révolutions hors de Russie, de l’isolement de celle-ci, de la pauvreté de son économie, de la démoralisation due à cet isolement, qu’une clique bureaucratique autour de Staline a parasité et pris en main l’État ouvrier, au point de le transformer en un appareil dictatorial contre le prolétariat lui-même.
Les staliniens ont alors inventé la perspective du « socialisme dans un seul pays », une aberration ! Et cette clique bureaucratique a aussi dénaturé l’Internationale communiste ; partout dans le monde, les partis communistes stalinisés ont été mis au service des intérêts de la bureaucratie soviétique, jusqu’à adopter un langage patriotique lorsque cela était utile à la clique stalinienne, comme le PCF l’a fait dans les années 1930.
Cette trahison a paralysé le mouvement ouvrier lors de la montée vers la Deuxième Guerre mondiale et, encore une fois, toute l’humanité l’a payé très cher.
Par la suite, les grands partis ouvriers ont continué à désorienter le prolétariat et à diffuser dans le monde du travail des idées nationalistes qui sont à rebours des intérêts des travailleurs.
Les sociaux-démocrates, depuis longtemps passés avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie, ont masqué les vraies raisons de la construction européenne derrière des contes pour enfants sur la paix et l’avenir radieux dans une Europe unifiée ; les staliniens dénonçaient, non pas la dictature capitaliste, mais la dictature des trusts américains ou, en France, jouant sur les vieux préjugés, la pression allemande.
Dans la suite de l’histoire de la construction européenne, le PC français n’a jamais manqué une occasion de dénoncer la main de l’étranger : quand ce n’était pas les États-Unis ou les tomates espagnoles, c’était « Maastricht », « Bruxelles », « Francfort »… toutes variantes d’un discours nationaliste qui consiste à faire croire que les travailleurs français ont des intérêts communs avec les patrons français. Jusqu’à aujourd’hui, où Fabien Roussel ne manque pas une occasion d’afficher son patriotisme.
Se ranger derrière un camp national contre un autre, c’est aider la bourgeoisie à mener sa politique barbare.
Il n’y aura ni protection, ni paix, ni souveraineté pour les travailleurs tant que la bourgeoisie sera aux commandes. Tout le 20e siècle l’a montré, la bourgeoisie ne peut diriger la société qu’en la jetant de guerre en crise et de crise en guerre ; et elle le fait à l’échelle internationale.
Crises économiques, crise climatique… aucun des problèmes qui se posent à l’humanité ne peut trouver de solution à l’échelle nationale. Mais à l’échelle de la petite Europe non plus !
La bourgeoisie ne peut pas se passer des frontières, et elle les entretient ; mais c’est elle qui a besoin des marchés nationaux, des États, des armées, et des alliances internationales comme l’Union européenne. Pas les travailleurs !
Les travailleurs, eux, ont les moyens de mettre fin à cet anachronisme que représentent les frontières, de gérer l’économie et la société d’une façon rationnelle, planifiée. D’un bout à l’autre du monde, ils subissent les conséquences de la domination des mêmes trusts, de la même loi du profit ; ils forment déjà un vaste réseau dans lequel ils collaborent, de fait, sur toute la planète. C’est à cette échelle qu’il faut raisonner, et non à l’échelle de la nationalité qui nous a été attribuée par le découpage impérialiste du monde.
Les bourgeoisies de tous les pays essaient d’embarquer les travailleurs derrière leurs politiques ; aujourd’hui, c’est la compétition économique, la course à la productivité ; demain, ce sera directement la guerre, comme l’a encore formulé Macron lundi 26 février. Il faut refuser cet embrigadement, qu’il prenne la forme de la défense de l’Union européenne ou de la défense des nations européennes chacune de son côté. Nous n’avons pas à choisir entre patrie bourgeoise et Europe bourgeoise. Il faut refuser à la fois le patriotisme et le mensonge selon lequel les alliances bourgeoises pourraient garantir la paix aux peuples européens.
La seule Europe unie et en paix qui soit possible, c’est une Europe des travailleurs au pouvoir : des États-Unis socialistes d’Europe, qui respecteraient et donneraient leur place et les mêmes droits à toutes les nationalités et à tout un chacun, où qu’il habite ou travaille. Une fédération des peuples à l’échelle européenne et même mondiale, débarrassée de la loi du profit et de la dictature de la bourgeoisie.
Préparer cette perspective, cela commence par le refus de toutes les divisions entre travailleurs, de l’est et de l’ouest de l’Europe, travailleurs immigrés venus d’autres continents, travailleurs français et allemands. Par la dénonciation des fauteurs de guerre économique et de guerre tout court que sont les dirigeants impérialistes européens, à commencer par les plus puissants d’entre eux, ceux de la France et de l’Allemagne.
Et cela passe par militer pour que la classe ouvrière retrouve la conscience qu’elle représente une force collective immense, la seule force sociale à même d’ouvrir une perspective à l’humanité, si elle se bat pour ses intérêts. Parce qu’elle n’a rien à gagner au maintien des frontières nationales, parce qu’elle n’a pas de capital matériel ou financier à défendre, son intérêt fondamental est d’arracher le pouvoir à la bourgeoisie et de réorganiser la société sur des bases collectives.
Ce qui peut permettre à tous les peuples de vivre dans la paix et de bénéficier de tout ce dont l’humanité est capable, c’est le renversement de la classe capitaliste, par la révolution ; elle entraînera la destruction de ces prisons que sont les États bourgeois nationaux corsetés dans leurs frontières et des institutions bourgeoises européennes ou internationales !