L’Ukraine : terrain d’affrontement entre l’impérialisme et la Russie
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- La guerre en Ukraine, résultat de la politique impérialiste
- De la bureaucratie stalinienne à la bureaucratie d’aujourd’hui
- Les soviets, de la révolution aux lendemains de la guerre civile
- La bureaucratisation de l’État et du Parti bolchevique
- Le pouvoir instable de la bureaucratie soviétique
- Un État ouvrier dégénéré
- Après la mort de Staline : essor et paralysie de la planification bureaucratique
- Le développement de l’économie de l’ombre
- Les années 1990 : effondrement du pays et gloire des oligarques
- Poutine au pouvoir : la bureaucratie reprend les rênes de l’État
- La mise au pas des oligarques
- Gazprom, ou la reprise en main des secteurs stratégiques de l’État
- Imbrication des capitaux privés et du pouvoir étatique
- Une bureaucratie qui pille plus que jamais
- Une société originale
- Nationalisme bourgeois et internationalisme prolétarien
- Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, des bolcheviks aux staliniens
- Contre la guerre, relever le drapeau de la révolution prolétarienne
- Annexe
Le 24 février dernier, Poutine lançait son « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, refusant de parler de guerre. Cela rappelle la façon dont la France, du début à la fin de la guerre d’Algérie, avait prétendu mener de simples « opérations de maintien de l’ordre » !
Poutine espérait sans doute une victoire rapide mais, la guerre s’étant installée dans la durée, il affirme désormais que l’Occident mène un conflit de civilisation pour imposer ses « valeurs » à des pays comme la Russie, qui défendraient leur souveraineté et une autre conception du monde. Il a déclaré une mobilisation partielle, qui a déjà dépassé le seuil de 300 000 soldats et risque encore de s’élargir si la guerre se prolonge.
Dans l’autre camp, Zelensky, chef d’État ayant enfilé un costume de chef de la résistance, affirme que le peuple ukrainien, uni derrière lui, lutte pour son indépendance et pour sa liberté. Et c’est ce que les médias reprennent ici en boucle depuis le début de la guerre.
Ceux qui relaient ce discours oublient volontairement le troisième acteur du conflit : les États impérialistes. Les États-Unis et les autres pays de l’OTAN arment et financent l’Ukraine, même si leurs armées n’interviennent pas officiellement sur le terrain. Ils se font passer pour le chevalier blanc volant au secours d’un petit pays attaqué par un État prédateur mais, en réalité, leur intervention n’a rien à voir avec les droits des peuples, la démocratie et la paix universelle.
Ils défendent les intérêts de leurs trusts capitalistes sur la scène internationale, au mépris des peuples, comme ils le font quotidiennement à l’intérieur de leurs frontières en s’attaquant aux travailleurs.
La plupart des courants politiques, y compris à l’extrême gauche malheureusement, ont choisi de l’ignorer, sous prétexte d’aider les Ukrainiens. Ils cautionnent ainsi – qu’ils l’assument ou non – l’intervention de leur propre bourgeoisie. Pour les impérialistes, la guerre en Ukraine est une guerre par procuration avec la peau des Ukrainiens : ils arment et financent l’Ukraine, qui fournit les soldats. Comme l’a dit le secrétaire américain à la Défense, la situation leur a donné une occasion « d’affaiblir durablement la Russie ».
La guerre risque de s’étendre, voire de se généraliser. Elle s’inscrit en effet dans un contexte international où les tensions s’aggravent et où le militarisme repart de plus belle. Les budgets militaires de tous les États impérialistes sont revus à la hausse. La semaine dernière, un amiral américain a parlé de la guerre en Ukraine comme d’un échauffement avant le grand conflit à venir, qui impliquera les États-Unis et la Chine. Et il y a en permanence une propagande contre la Russie et contre les Russes – de même que contre la Chine et les Chinois –, une préparation psychologique à une guerre de grande ampleur, sinon mondiale.
Dans cet exposé, nous reviendrons sur l’engrenage qui a conduit au conflit en Ukraine.
Nous parlerons aussi des motivations qui ont poussé Poutine à en prendre l’initiative, et du fait que la société russe a gardé des spécificités héritées de l’Union soviétique dont elle est issue, donc de la révolution d’Octobre, puis de sa trahison par les staliniens.
Nous discuterons enfin de la situation des travailleurs russes et ukrainiens, du nationalisme de Poutine et de Zelensky, et de l’internationalisme prolétarien que les révolutionnaires devraient lui opposer, selon nous.
La guerre en Ukraine, résultat de la politique impérialiste
Au début de la guerre, des millions d’Ukrainiens, presque un tiers de la population, ont quitté leur foyer et beaucoup ne retrouveront que des ruines s’ils y reviennent. Des régions entières sont dévastées par les bombes. La ville de Marioupol, qui comptait plus de 400 000 habitants, a été presque entièrement rasée. La destruction des infrastructures énergétiques risque de livrer la population au froid glacial de l’hiver qui vient. Le 9 novembre, le chef d’état-major américain affirmait qu’il y avait déjà « plus de 100 000 soldats russes tués ou blessés » et probablement autant du côté ukrainien. Il n’a rien dit des civils tués sous les bombardements.
Les images qui nous parviennent, celles de familles réfugiées dans les caves, de cadavres le long des routes, des visages hagards de ceux dont la vie a basculé, rappellent ces mots de Rosa Luxemburg, pour qui la guerre révélait la nature de la société bourgeoise, « souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, dégoulinant de boue ».
Si la guerre n’a jamais cessé de frapper bien des populations, l’Europe n’avait pas connu de conflit aussi meurtrier depuis les années 1990 en ex-Yougoslavie, ni de conflit aussi lourd de menaces depuis la Deuxième Guerre mondiale. Il implique directement les principales grandes puissances, dans un contexte où les rivalités internationales sont exacerbées par la crise. Il a d’ores et déjà des répercussions économiques et politiques dans le monde entier, et ses conséquences prévisibles sont encore plus graves. La guerre en Ukraine a réveillé la crainte de l’utilisation des armes nucléaires et même d’une troisième guerre mondiale.
L’impérialisme domine le monde
Poutine a effectivement déclenché la guerre en Ukraine. Mais cette guerre s’inscrit dans un enchaînement de causes et d’effets dont l’impérialisme est le chef d’orchestre. Un système impérialiste qui est fondamentalement responsable de la militarisation accrue de la société à l’échelle internationale.
Au sens générique, « impérialisme » est un terme qui peut s’appliquer à toute politique de conquête depuis l’Empire romain. Mais pour les marxistes, il ne signifie pas que cela. L’impérialisme caractérise le stade de développement atteint par le capitalisme à la fin du 19e siècle, celui des trusts et du parasitisme de la finance ; celui de l’exportation des capitaux et, sur cette base, du partage et de la domination du monde par les nations capitalistes les plus avancées. Lénine et Rosa Luxemburg avaient déjà montré le lien essentiel qui existe entre les rivalités économiques des nations capitalistes et la politique guerrière de leurs États.
La Première Guerre mondiale a ainsi été la première guerre impérialiste généralisée pour le repartage du monde. Sa fin a été précipitée par la révolution russe d’Octobre 1917, suivie d’une vague révolutionnaire en Europe, qui n’a pas réussi à renverser le capitalisme.
Après la Deuxième Guerre mondiale, elle aussi affrontement entre deux blocs impérialistes rivaux, les luttes contre le colonialisme et pour l’indépendance de nombreux pays opprimés et exploités n’ont pas remis en cause la dictature économique de la bourgeoisie à l’échelle mondiale.
Le capitalisme a continué à exercer sa loi, et la planète est restée soumise à la domination économique, politique et militaire des puissances impérialistes.
La Russie est-elle impérialiste ?
On nous oppose parfois que la Russie elle-même serait impérialiste, parce qu’elle a attaqué un pays plus faible qu’elle. Poutine, selon certains, voudrait même reconstituer l’unité de trois peuples slaves sous son joug, à l’image de ce qu’avait été l’empire des tsars.
Mais la question « qui a commencé ? » n’a aucun sens lorsqu’on parle des causes d’une guerre. Si l’on prend l’exemple de la Première Guerre mondiale, l’assassinat de l’héritier du trône austro-hongrois par un nationaliste serbe a donné le coup d’envoi aux hostilités, mais toute l’Europe, en proie aux rivalités impérialistes, était une poudrière qui n’attendait qu’un prétexte pour exploser.
Quant à reconstituer un empire, Poutine est loin d’en avoir les moyens car, depuis l’éclatement de l’URSS en 1991, l’influence de la Russie a sérieusement diminué. Et il est vraisemblable qu’elle va encore en perdre auprès des États de son entourage proche. Les cinq républiques ex-soviétiques d’Asie centrale ont toutes pris leurs distances depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Le Kazakhstan veut augmenter ses livraisons de pétrole à l’Europe en contournant la Russie. L’Arménie, seul allié qui restait à la Russie dans le Caucase, se tourne désormais vers l’Union européenne pour se protéger contre les attaques répétées de l’Azerbaïdjan.
L’intervention du groupe paramilitaire russe Wagner en Syrie, au Mali et en Centrafrique, montre que la Russie peut parfois s’immiscer dans un petit nombre de pays en profitant du chaos créé par l’impérialisme. Mais elle est loin de pouvoir lui disputer ses énormes marchés.
La France, elle, enracinée en Afrique depuis plus d’un siècle, a toujours quatre bases permanentes sur place et des milliers de soldats en opération pour protéger les intérêts de Bolloré, d’Orange, de Total et de ses sociétés minières.
Alors, dire que la Russie est impérialiste, renvoyer ainsi tous les États dos à dos, quelles que soient leur histoire et leur place dans l’économie mondiale, aboutit à dissimuler la responsabilité majeure du système impérialiste dans le chaos mondial.
Et cela a des implications politiques. Rappelons-nous ce que disait Rosa Luxemburg : l’impérialisme c’est la guerre. Pour mettre fin aux guerres en Ukraine et ailleurs, il faudra renverser le capitalisme jusque dans ses citadelles impérialistes, dont la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis !
L’Union européenne, l’Europe de l’Est et l’ex-URSS
Il y a un peu plus de trente ans, après la chute du mur de Berlin en 1989, le bloc de l’Est s’est effondré. Il rassemblait les pays d’Europe centrale et orientale, dont l’Armée rouge avait pris le contrôle en 1945, et où Moscou avait mis en place des dictatures, les mal nommées Démocraties populaires.
À la fin des années 1980, ces pays ont réintégré le giron occidental. L’Allemagne a été réunifiée, puis les États dits de l’Est ont presque tous été admis dans l’Union européenne. Ces pays sont alors devenus des réservoirs de main-d’œuvre qualifiée à bas prix pour les firmes capitalistes. La filière automobile a sous-traité et créé des filiales dans la région, ainsi que l’électronique, la chimie, l’agroalimentaire, les banques et les groupes commerciaux occidentaux. Et ces pays ont fourni des travailleurs détachés : dès 2005, les souverainistes xénophobes agitaient l’épouvantail du « plombier polonais » qui allait « prendre le travail des Français ».
Après l’effondrement de l’URSS en 1991, les capitalistes espéraient exploiter également la main-d’œuvre qualifiée, les ressources naturelles et certaines industries locales des républiques ex-soviétiques, notamment l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, la Biélorussie et l’Ukraine. Tandis que des Polonais partaient vers l’Europe de l’Ouest, des centaines de milliers d’Ukrainiens ont commencé à aller travailler en Pologne, où les salaires étaient un peu meilleurs. Les États-Unis et les États d’Europe de l’Ouest avaient entrepris également d’exporter leurs capitaux dans la région.
L’Ukraine était un morceau de choix, particulièrement important par sa situation géographique, sa taille, ses ressources et son passé industriel. C’est pourquoi elle s’est retrouvée tiraillée entre la Russie et les Occidentaux.
L’Ukraine tiraillée entre l’Occident et la Russie
La Russie s’efforçait de maintenir les républiques ex-soviétiques dans sa zone d’influence. Cela correspondait au moins autant à une volonté politique du Kremlin qu’à une pressante nécessité économique ancrée dans l’histoire : les États de l’ex-URSS ne pouvaient pas se passer facilement les uns des autres, étant donné l’imbrication de leurs économies depuis soixante-dix ans.
Même trente ans après la fin de l’URSS, beaucoup de liens issus de ce passé commun subsistent encore.
Ainsi, par exemple, les centrales nucléaires ukrainiennes ont toutes été construites sur un modèle soviétique et, jusqu’à nos jours, la Russie a continué d’assurer la maintenance et la sûreté des réacteurs, la fourniture en combustible nucléaire ainsi que la gestion des déchets. Les pièces détachées viennent de Biélorussie. Le Kazakhstan fournit l’uranium, qui est enrichi en Russie avant de partir en Ukraine. En tout cas c’était le cas jusque très récemment.
Cependant, le groupe américain Westinghouse a réussi à devenir le premier fournisseur de combustible de la centrale de Zaporijia, qui produit 20 % de l’énergie du pays. Ce n’est donc pas un hasard si les centrales nucléaires ukrainiennes ont représenté un enjeu pour les deux camps dès le début de la guerre et si la Russie a occupé celle de Zaporijia.
Les coups de boutoir des Occidentaux
Plusieurs étapes ont marqué la progression des Occidentaux dans la région, d’où les relations de plus en plus tendues avec la Russie.
Entre 2003 et 2005, à la faveur de crises politiques qu’on a appelées les « révolutions de couleur », des gouvernements pro-occidentaux ont été portés au pouvoir dans les anciennes républiques soviétiques de Géorgie, d’Ukraine et du Kirghizstan. La Russie a alors engagé un nouveau bras de fer autour du gaz transitant par l’Ukraine, ce qui a conduit à des ruptures d’approvisionnement de certains pays d’Europe.
En 2009, l’Union européenne a proposé à plusieurs républiques ex-soviétiques un « partenariat oriental » sous forme d’accords bilatéraux, dans le but d’y faciliter l’accès des investissements occidentaux. Il s’agissait d’inciter les gouvernements de ces républiques à mettre en œuvre des mesures d’austérité et à faire sauter ce qui restait de normes de protection sociale héritées de la période soviétique.
Fin 2013, le gouvernement ukrainien renonça, sous la pression russe, à signer un tel accord. Cela entraîna les manifestations du Maïdan à Kiev, puis le renversement du gouvernement début 2014. L’État ukrainien bascula alors vers l’Ouest pour de bon et les Occidentaux accrurent leur présence dans le pays.
Le FMI consentit des prêts à l’Ukraine contre l’ouverture du marché du foncier au privé en 2021, ce qui mettait fin à vingt ans d’interdiction de vente des terres agricoles. Les capitaux occidentaux avaient déjà pénétré les secteurs de l’agriculture et de l’industrie agroalimentaire ukrainiennes, au travers d’immenses entreprises, les agro-holdings. En lien avec les oligarques et les bureaucrates locaux, celles-ci louaient la terre à moindre coût, profitaient d’une main-d’œuvre bon marché et exploitaient d’immenses domaines situés sur les terres noires. Avec l’ouverture du marché au privé, elles comptent mettre directement la main sur ces terres.
En représailles aux événements du Maïdan, le Kremlin s’empara de la Crimée, en février 2014, puis suscita la sécession d’une partie du Donbass. Lorsque furent proclamées les républiques russophones de Donetsk et de Lougansk, Kiev entreprit de les reconquérir. En une année, les combats firent près de 10 000 morts avant que s’installe une guerre de tranchées qui n’a jamais pris fin. La Russie soutenait les séparatistes, tandis qu’en face, dès 2014, des instructeurs américains et canadiens formaient des cadres militaires et aidaient le gouvernement ukrainien à reconstituer son armée jusqu’alors déliquescente.
Pendant ces trente dernières années, sous la houlette des États-Unis, l’OTAN a inexorablement progressé vers l’est, intégrant quatorze nouveaux pays. Aujourd’hui, cette alliance militaire, bientôt rejointe par la Finlande et la Suède, est de nouveau à l’offensive en Ukraine, quoi qu’en disent ceux qui prétendent qu’elle veut seulement la défendre.
Et cela se voit car, si l’armée ukrainienne arrive à reprendre du terrain aux troupes russes depuis des mois, c’est bien parce que, derrière elle, il y a la mobilisation des gouvernements occidentaux. Ils lui fournissent financements, instructeurs, camps d’entraînement à l’Ouest, armements et équipements, matériels de communication, renseignements par satellite, toutes choses qui font la différence au combat.
L’État ukrainien, sous perfusion et surarmé, est devenu une sorte de protectorat des États impérialistes, et d’abord des États-Unis, qui restent les maîtres du rythme de l’escalade guerrière.
Les États-Unis grands gagnants du conflit, l’Union européenne fragilisée
Jusqu’à présent, les États-Unis ont eu tout intérêt à ce que la guerre dure. Ils n’y engagent pas leurs troupes, contrairement aux guerres du Vietnam, d’Irak ou d’Afghanistan, elle ne leur coûte donc qu’en dollars, pas en soldats. L’État américain, à lui seul, a déjà dépensé le double de toute l’Union européenne pour l’Ukraine. Mais, en 2021, son budget militaire était de loin le plus important du monde, avec 800 milliards de dollars, soit douze fois celui de la Russie.
Et puis la guerre est une affaire en or pour les marchands d’armes américains. Pour des raisons politiques, plusieurs pays d’Europe, dont l’Allemagne, ont choisi de se réarmer auprès d’eux plutôt qu’auprès de fabricants européens. Les capitalistes américains vont vendre leur gaz de schiste en Europe et leur blé un peu partout : les États-Unis sont le deuxième exportateur mondial, derrière la Russie, et le prix de la tonne a doublé depuis le début de la guerre. Enfin, quand il s’agira de reconstruire sur les ruines de l’Ukraine, ils seront aussi les mieux placés.
C’est déjà une victoire pour l’impérialisme américain d’avoir contraint les impérialismes de seconde zone à lui emboîter le pas, alors que cette guerre les affaiblit économiquement et politiquement. En effet, pour les pays de l’Union européenne, les sanctions contre la Russie sont à double tranchant.
L’Allemagne est particulièrement affectée par la suspension des livraisons de gaz russe et elle a dénoncé les prix « astronomiques » du gaz livré par les États-Unis. En adoptant un plan de soutien à son économie de 200 milliards d’euros, son gouvernement a suscité les critiques d’autres pays d’Europe, moins riches, qui lui reprochent de faire cavalier seul. Les points de désaccord éclatent au grand jour : sur les relations allemandes renforcées avec la Chine, sur le projet d’un gazoduc reliant l’Allemagne à l’Espagne, sur le système de défense européen.
La Pologne, elle, vient de choisir l’américain Westinghouse pour construire ses premiers réacteurs nucléaires, plutôt que les EPR français d’EDF. Quant au dirigeant hongrois Orban, il affirme que les sanctions européennes contre la Russie ruinent son pays.
La guerre révèle et élargit les failles d’une construction européenne qui n’a jamais abouti à la création d’un ensemble cohérent. Mais ce n’est pas un problème pour les États-Unis, au contraire : après tout, c’est à l’issue des deux guerres mondiales, aux dépens des vaincus mais aussi des vainqueurs qui étaient leurs alliés, que leur suprématie s’était affirmée.
Les seuls gagnants de cette guerre seront les capitalistes, ceux de l’armement et les autres. Les perdants, ce sont et ce seront la population ukrainienne victime de la guerre bien sûr, les classes populaires russes et les soldats sacrifiés par Poutine, les travailleurs américains et européens, mais aussi les peuples du reste de la terre, à qui les États impérialistes feront payer les frais de leur guerre et de ses conséquences économiques. La hausse brutale des prix de l’énergie et du coût de la vie menace déjà la classe ouvrière mondiale du froid, de la faim et du retour à des conditions d’existence qu’elle n’avait plus connues depuis la Deuxième Guerre mondiale.
La Russie dans l’impasse
Dès le milieu des années 2000, Poutine a commencé à déplorer la progression des Occidentaux vers l’est aux dépens de la Russie. Jusqu’alors, la Russie exprimait sa volonté de trouver sa place aux côtés des grandes puissances dans le système capitaliste mondial. Elle négociait son entrée à l’OMC, elle participait au G8, Poutine offrait ses services pour lutter contre le terrorisme après le 11 septembre 2001 et proposait d’organiser la non-prolifération des armes nucléaires.
Mais, n’obtenant pour prix de cette bonne volonté affichée que mépris et rebuffades de la part des grandes puissances, il changea son fusil d’épaule. Il se mit à développer un discours nationaliste, instaura un régime de plus en plus autoritaire à l’intérieur de la Russie et interventionniste hors de ses frontières, et il chercha de nouveaux alliés du côté de l’Asie. La crise financière mondiale de 2008, qui frappa durement le pays, accéléra encore cette évolution.
Poutine répète qu’il veut défendre la souveraineté et le droit à l’existence de la Russie contre l’Occident, mais il se garde bien de dénoncer l’impérialisme en tant que tel.
Il utilise en fait le même vocabulaire que les dirigeants impérialistes et ukrainiens, il ne parle que de peuples, de nations, de culture, de civilisation… Or ces mots aseptisés, car sans contenu de classe, servent à dissimuler les véritables enjeux de la guerre.
Côté russe, ils masquent les intérêts de la couche des privilégiés au pouvoir et à la tête de l’économie, les bureaucrates et les oligarques qui vivent en parasites sur le dos de la population.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : Poutine, chef de la bureaucratie russe, a pris l’initiative de la guerre actuelle pour défendre ses intérêts contre les pressions croissantes de l’impérialisme.
Finalement, des deux côtés, c’est un même mensonge ! L’impérialisme prétend se battre pour la liberté du peuple ukrainien et Poutine prétend se battre pour l’indépendance du peuple russe. En réalité, deux camps de brigands s’affrontent pour la domination d’un territoire. Et peu leur importe le sort du peuple ukrainien et du peuple russe, dont ils se servent comme chair à canon !
De la bureaucratie stalinienne à la bureaucratie d’aujourd’hui
Aujourd’hui, nous sommes presque les seuls à utiliser le terme de « bureaucratie » russe, repris de l’époque où Trotsky et les bolcheviks fidèles aux idéaux d’Octobre 17 dénonçaient et combattaient la dictature stalinienne. La continuité entre la bureaucratie qui avait usurpé le pouvoir en URSS et la couche dirigeante du régime de Poutine est pourtant évidente, même si la situation a bien changé depuis. Beaucoup de choses, aujourd’hui encore, ne peuvent s’expliquer en dernière analyse qu’en se référant à l’origine révolutionnaire et prolétarienne de l’État soviétique, à sa dégénérescence et au chemin qui a conduit de la bureaucratie stalinienne à la bureaucratie russe d’aujourd’hui.
Les soviets, de la révolution aux lendemains de la guerre civile
En février 1917, en pleine guerre mondiale, la révolution éclata en Russie, pays économiquement et politiquement arriéré, parce que c’était le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste, disait Lénine. Huit mois plus tard, la classe ouvrière russe, entraînant tous les opprimés, renversait la domination des classes possédantes et s’emparait du pouvoir. Pour les bolcheviks, le but de la révolution ne pouvait être que le renversement du capitalisme à l’échelle mondiale. Mais la guerre impérialiste se termina sans autre révolution victorieuse en Europe. La Russie, isolée, en proie à une guerre civile déclenchée par les armées contre-révolutionnaires avec le soutien des États impérialistes, se retrouva dans la situation d’une forteresse assiégée.
En 1917, la démocratie révolutionnaire s’était incarnée dans les soviets d’ouvriers et de soldats, puis de paysans. Les travailleurs y avaient pris conscience de leur force collective, de leurs intérêts, confrontant les programmes et l’action politique des différents partis, ils y avaient fait leur apprentissage politique. Les soviets représentaient l’embryon du futur pouvoir et auraient dû être la base révolutionnaire et démocratique permettant aux travailleurs d’exercer la dictature du prolétariat.
Mais la guerre civile fut si dure, de 1918 à 1921, que, malgré la victoire de l’Armée rouge, la classe ouvrière en sortit décimée, exsangue. Sans elle, les soviets ne jouaient plus leur rôle et l’État ouvrier ne gardait son caractère révolutionnaire que par la présence à sa tête du Parti bolchevique. Son but fut alors de tenir, le temps que la révolution mondiale reprenne son élan.
La bureaucratisation de l’État et du Parti bolchevique
Pour ranimer une économie presque à l’agonie, les bolcheviks lancèrent la NEP, la Nouvelle économie politique, qui réintroduisait des relations marchandes sur la base de la propriété privée en Russie. Elle eut des résultats positifs en sortant le pays de la famine, mais entraîna la renaissance de la bourgeoisie dans les villes et les campagnes. Pour faire contrepoids à ce danger, le Parti bolchevique concentra un maximum de pouvoir entre ses mains et prit des mesures de strict encadrement de la démocratie dans le parti, que la bureaucratie allait par la suite détourner à son avantage.
Dans tous les États du monde il existe un appareil bureaucratique – des administrateurs, des chefs petits et grands –, à côté et au service des classes possédantes. En Russie, les classes possédantes ayant été chassées du pouvoir, la bureaucratie devint une couche sans équivalent par sa prolifération, son parasitisme et surtout son pouvoir, qui échappait au contrôle des différentes classes sociales. Elle se développait en parasite sur le corps de l’État ouvrier et de son économie. Elle entretenait les meilleures relations avec la bourgeoisie renaissante, l’aidait à réaliser ses affaires et en tirait toutes sortes d’avantages.
En quelques années, la bureaucratisation prit une telle ampleur que non seulement le Parti bolchevique ne parvint pas à s’y opposer, mais qu’il finit par être lui-même gangrené. Depuis 1921, il s’était retrouvé tout entier absorbé par les tâches de direction de l’État et de l’économie. Et, la perspective de la révolution mondiale s’étant éloignée, un grand nombre de ses militants subissait la pression bureaucratique au lieu de la combattre. Lénine dit même un jour qu’en observant les communistes, on se rendait compte qu’ils étaient plus guidés par l’appareil d’État qu’ils ne le guidaient eux-mêmes.
Dès 1923, les révolutionnaires restés fidèles aux idéaux d’Octobre engagèrent la lutte contre la bureaucratisation du parti. Ceux qu’on allait appeler les trotskystes se battaient à la fois contre toute tentative de renversement de l’État ouvrier, première conquête de la révolution mondiale, et pour que la classe ouvrière soviétique reprenne le pouvoir aux bureaucrates qui l’avaient usurpé.
Les bureaucrates staliniens pouvaient, individuellement, en tout cas certains, se présenter comme ayant vraiment participé à la révolution et à la guerre civile. Mais, pour asseoir leur pouvoir, ils combattirent férocement les bolcheviks restés fidèles à Octobre et à Lénine. Une situation dans laquelle, au moins au début, la population et les travailleurs avaient bien du mal à discerner des camps diamétralement opposés : celui de la révolution et celui de la contre-révolution.
En 1924, la pseudo-théorie du socialisme dans un seul pays, énoncée par Staline, montra qu’un changement d’état d’esprit s’était accompli au sein des milieux dirigeants. Pour beaucoup, il n’était plus question de risquer un pouvoir durement conquis dans la confrontation avec la bourgeoisie mondiale. La bureaucratie aspirait à souffler et, surtout, à consolider sa situation et ses privilèges.
À la mort de Lénine en janvier 1924, Staline, qui contrôlait l’appareil du parti, ouvrit ses portes à plusieurs centaines de milliers de gens qui n’étaient pas des révolutionnaires, mais des carriéristes à l’esprit conservateur, afin de noyer sous le nombre les authentiques communistes.
Le pouvoir instable de la bureaucratie soviétique
Le pouvoir de la bureaucratie était instable par nature, car elle n’avait pas d’assise économique et sociale solide comparable à celle de la bourgeoisie, construite par des siècles d’histoire. Elle gouverna donc de façon empirique, guidée par son instinct de survie.
En s’appuyant encore sur la classe ouvrière, elle dut d’abord vaincre la nouvelle bourgeoisie qu’elle avait elle-même contribué à relever pendant la NEP et qui, quand elle se sentit assez forte, se retourna contre l’État ouvrier. Ce fut pratiquement une seconde guerre civile. Notamment dans les campagnes où la dékoulakisation, c’est-à-dire la collectivisation forcée, censée viser la bourgeoisie rurale, frappa toute la paysannerie et déboucha sur une immense catastrophe économique et sociale.
Ce fut aussi le tournant vers la planification qui, grâce à l’élan donné par la révolution, à la suppression de la propriété privée et de la concurrence, et malgré un pillage bureaucratique croissant, allait permettre à l’URSS de connaître un décollage puis un développement industriel spectaculaires. Cependant, l’industrie lourde s’octroya la plus grande part de ce développement, parce qu’elle offrait le plus de places et de rentes à la bureaucratie, au détriment de l’industrie légère et de l’agriculture, donc des biens de consommation destinés aux travailleurs.
L’autre menace qui pesait sur la bureaucratie venait de la classe ouvrière, reconstituée par l’industrialisation et tellement exploitée, vivant dans des conditions si précaires, qu’elle risquait de se révolter à tout moment. La lutte des staliniens contre l’opposition trotskyste qui défendait les intérêts du prolétariat fut acharnée : les révolutionnaires furent exclus du parti en 1927, déportés, enfermés dans des camps et, comme ils ne capitulaient toujours pas, exterminés à la fin des années 1930.
Les staliniens luttèrent aussi contre le prolétariat au niveau international. Utilisant le levier de l’Internationale communiste, ils menèrent de plus en plus consciemment une politique contre-révolutionnaire, qui provoqua une succession de défaites majeures, de la révolution chinoise de 1925-1927 à celle d’Espagne en 1936. Chacune de ces défaites, en éloignant un peu plus la perspective révolutionnaire, affermissait encore le poids de la bureaucratie.
Paradoxalement, c’est l’instabilité de la bureaucratie, sa relative fragilité sur le plan social, qui explique le pouvoir absolu acquis alors par Staline et le caractère totalitaire de son régime. Malgré tout ce que la dictature stalinienne allait coûter aux bureaucrates, y compris à ceux, nombreux, qui y laissèrent leur peau lors des purges des années 1930, ils l’acceptèrent car elle défendait leurs intérêts généraux en éliminant toute opposition, y compris en leur sein.
C’est aussi parce qu’elle n’avait aucune légitimité, en tant que couche privilégiée dans un État censé être dirigé par la classe ouvrière, que la bureaucratie dut se présenter comme l’unique héritière du bolchevisme.
Un État ouvrier dégénéré
Bien avant la Deuxième Guerre mondiale, la dégénérescence de l’État ouvrier était un fait accompli. Trotsky constatait : « La bureaucratie est venue à bout du Parti bolchevique et elle l’a détruit complètement. » Il estimait en 1936 qu’elle comptait au moins 15 à 20 millions de personnes (l’URSS avait alors 170 millions d’habitants), formant une couche sociale de plus en plus hiérarchisée, allant des tout petits administrateurs de l’État et des entreprises jusqu’aux plus hauts responsables du Kremlin et à l’élite du parti.
À leur façon, les bureaucrates avaient défendu l’économie étatisée et planifiée, parce qu’ils ne pouvaient pas scier la branche sur laquelle leur pouvoir était assis. Mais, plus ils étaient haut placés dans la hiérarchie, plus ils étaient nantis et privilégiés, et plus ils avaient une mentalité de parvenus. Ils ne pouvaient pas étaler leur richesse ni la transmettre à leurs enfants, ils avaient des magasins spéciaux fermés au public, des lieux de villégiature cachés, mais ils aspiraient à jouir de leurs privilèges sans entrave. Ils représentaient une tendance bourgeoise plus ou moins masquée au sein de l’État.
Staline cherchait une place pour l’URSS des bureaucrates au sein du monde impérialiste. Pour cela, il tissa des alliances avec les grandes puissances.
Après l’expérience des Fronts populaires, c’est ce qui l’amena à signer un pacte avec l’Allemagne de Hitler. Et quand ce dernier attaqua l’URSS, en juin 1941, Staline s’entendit alors avec les impérialismes américain et britannique. En prévision de la défaite allemande, Roosevelt, Churchill et Staline se partagèrent des zones d’influence en Europe, chacun se chargeant d’y faire régner l’ordre et d’y couper court à toute possibilité de révolution prolétarienne.
Cette complicité de la bureaucratie avec l’impérialisme allait se poursuivre par la suite, même durant la guerre froide, pour que les révolutions coloniales ne sortent pas du cadre bourgeois et que la classe ouvrière n’y joue aucun rôle indépendant et surtout dirigeant.
Malgré les immenses ravages matériels et la saignée que cette guerre avait occasionnés en URSS, celle-ci put redresser et développer son industrie, dans le cadre de l’économie planifiée, et la bureaucratie prolongea sa domination, non sans prélever un tribut supplémentaire sur les pays d’Europe de l’Est dont elle avait obtenu le contrôle.
Après la mort de Staline : essor et paralysie de la planification bureaucratique
Après la mort de Staline en 1953, sous Khrouchtchev, puis surtout durant les deux décennies de l’ère Brejnev, la bureaucratie se sentit suffisamment en sécurité pour alléger la chape de plomb qu’elle avait acceptée sous Staline.
Cela ne mit pas fin à la dictature, qui s’abattit notamment sur la révolution ouvrière à Budapest en 1956, et lors des émeutes ouvrières contre la vie chère à Novotcherkassk en 1962. Mais, en URSS, les bureaucrates purent consolider leur situation sans plus avoir à craindre de faire les frais d’une nouvelle purge. Ils avaient désormais l’assurance de mourir dans leur fauteuil et pouvaient donner libre cours à leur appétit de rapine.
Pléthorique, la bureaucratie avait aux différents échelons la haute main sur l’économie planifiée, qui englobait des milliers de conglomérats industriels, des dizaines de milliers d’exploitations agricoles et d’entreprises commerciales ou de distribution.
Pour être efficace, la planification aurait dû reposer sur la démocratie la plus large. Elle suppose en effet la participation active, l’initiative et le contrôle de la classe ouvrière et plus largement des consommateurs. Il faut recenser les besoins et y adapter la production, ajuster en permanence ce qui doit l’être. Or la planification bureaucratique était tout le contraire : la couche des privilégiés ne pouvait tolérer aucun contrôle de la population. Ses oukases venus d’en haut et ses prélèvements parasitaires croissants paralysaient le lourd appareil chargé de la planification.
En 1970, le Gossnab, abréviation russe de Commission d’État pour l’approvisionnement matériel et technique, employait à peu près 130 000 personnes. C’était l’administration chargée de répartir les matières premières, les outils, les machines, le combustible et tout le nécessaire au fonctionnement des entreprises dans toute l’URSS. Le Gossnab avait de ce fait un pouvoir déterminant sur la carrière des directeurs dépendant de lui, comme sur celle des administrateurs et responsables du parti des villes où leurs entreprises étaient implantées. Chaque responsable du Gossnab se trouvait en position de donner ou pas son autorisation pour l’obtention de telle matière première ou de tel type d’outils indispensable à la réalisation du plan imposé par les autorités. Il monnayait cela en échange d’avantages, de pots-de-vin, de services rendus.
Ce type de relations était le mode de fonctionnement courant dans tous les secteurs de l’économie et à tous les niveaux. Les organes de sécurité de l’État eux-mêmes, armée, police, KGB, plus le Parti communiste qui constituait un énorme appareil bureaucratique à lui seul, prélevaient leur part, souvent la plus grosse, dans tous ces arrangements et ces trafics.
Plus le temps passa, plus la planification bureaucratique prit des aspects aberrants, voire surréalistes. Des entreprises produisaient par exemple de manière absurde des tuyaux inutilement lourds ou des cadenas inutilisables, l’important pour les responsables des entreprises concernées étant de pouvoir afficher qu’ils avaient « rempli le plan »… en atteignant un objectif exprimé en tonnes.
Le développement de l’économie de l’ombre
Les dernières décennies de l’Union soviétique virent le développement spectaculaire de ce qu’on appela l’économie de l’ombre, parce qu’elle échappait au contrôle, même formel, du plan. Les entreprises, y compris des trusts industriels, mettaient en place leurs propres circuits d’approvisionnement, faisant aussi office de réseaux de commercialisation et fonctionnant avec des foules d’intermédiaires. C’étaient des foyers de corruption, de détournements en tout genre, d’autant plus prospères qu’aucune entreprise ne pouvait s’en passer.
Les failles béantes de la planification bureaucratique étaient autant de nouvelles sources d’enrichissement pour ceux qui s’appropriaient ainsi de fait les usines et les matières premières sous leur contrôle, bien avant qu’on parle de privatisations de droit. Ce cancer de l’économie parallèle se développa en lien avec de véritables mafias pratiquant le gangstérisme, le trafic de drogue, de caviar ou de devises, dans ce dernier cas sous contrôle du KGB d’ailleurs, principal bénéficiaire de la chose.
Sous Brejnev, les ministères, les trusts étatiques, les grands secteurs de l’administration territoriale et chacune des républiques qui constituaient l’URSS devinrent autant de fiefs pour ceux qui les dirigeaient en s’entourant de clans puissants. Le pouvoir central leur avait lâché la bride. Il leur demandait juste de sauver les apparences en faisant mine de suivre les prescriptions du plan et en disant ce qu’on attendait d’eux dans les congrès du parti.
Toute l’URSS était atteinte, au point qu’une des affaires de détournement et de corruption les plus retentissantes du début des années 1980, celle du coton ouzbek, impliqua un vice-ministre de l’Intérieur, le propre gendre de Brejnev : en falsifiant les chiffres de la production et de la réalisation du plan, lui et des bureaucrates haut placés avaient détourné à leur profit la majeure partie du coton produit en Ouzbékistan, donc dans toute l’URSS.
L’URSS était présentée comme la deuxième puissance industrielle mondiale, mais elle restait par bien des aspects un pays sous-développé. Le manque de logements était toujours un problème pour beaucoup de Soviétiques, les pénuries de produits de base obligeaient à faire la queue des heures pour du beurre ou du saucisson.
Pendant ce temps, le train de vie de l’élite de la caste dominante se rapprochait de plus en plus de celui des bourgeois occidentaux, avec ses voitures, ses produits de luxe, ses meubles et équipements modernes. Tout ce qu’elle ne trouvait pas sur place, elle l’importait
Au début des années 1980, l’économie soviétique voyait ses rythmes de croissance stagner et se trouvait menacée de paralysie et d’asphyxie par la gabegie et le pillage de la bureaucratie. Même ceux de ses plus hauts responsables qui s’en inquiétaient, et cherchaient à résoudre les problèmes généraux de leur système, étaient incapables d’avoir une idée claire de ce qui se passait dans les tréfonds de l’économie ; et a fortiori d’imposer quoi que ce soit à des autorités échappant de fait à tout contrôle.
Les années 1990 : effondrement du pays et gloire des oligarques
C’est ce que démontrèrent les réformes lancées au milieu des années 1980 par le nouveau chef du Parti communiste d’Union soviétique, Gorbatchev. Connues sous le nom de perestroïka et de glasnost, elles ouvrirent la voie à un peu plus de démocratie, de liberté de parole et, bientôt, de liberté d’entreprendre. Le but de Gorbatchev, en confortant sa popularité auprès de certaines couches de la population, était de contraindre les clans de la bureaucratie à se soumettre à son pouvoir, afin de pallier un peu les tares du système et de relancer la machine économique. Mais, sur ce terrain, il fut débordé par plus démagogue que lui.
Eltsine, un membre du Bureau politique devenu président de la République russe, se présenta comme favorable à tout ce que réclamait la petite bourgeoisie mise en appétit par les réformes. Il s’attaqua au monopole du Parti communiste, dont Gorbatchev était le chef et, pour saper le pouvoir de ce dernier, incita toutes les républiques et les régions à prendre autant d’autonomie qu’elles le pourraient. Gorbatchev fut finalement isolé et débarqué et, en décembre 1991, les chefs de la bureaucratie russe, biélorusse et ukrainienne entérinèrent d’un commun accord la dissolution de l’URSS. Cela allait être une tragédie pour le pays et sa population.
En Russie, dans la décennie qui suivit, les fameux oligarques surgirent sur le devant de la scène, issus des sommets de la bureaucratie elle-même ou bénéficiant de leur protection.
Gorbatchev avait autorisé la création de coopératives privées dans le secteur du petit commerce, qui s’étendirent rapidement, de façon plus ou moins légale, à des secteurs bien plus rentables : les produits pétroliers, les métaux, le bois et autres matières premières. Une manne, pour de jeunes loups ayant de bonnes relations et des protections au sein de l’appareil d’État, qui y investirent l’argent du KGB, de la direction du parti, du complexe militaro-industriel ou de diverses grandes entreprises.
Sous Eltsine, cela se transforma en une immense curée incontrôlée sur l’économie étatisée.
Khodorkovski par exemple, oligarque emblématique des années 1990, connut une ascension fulgurante. Membre de l’appareil des Jeunesses communistes de Moscou, il fut chargé d’importer du matériel informatique, puis élargit son propre business en exportant et important diverses marchandises. Ensuite il créa l’une des premières banques, Menatep, à l’aide de fonds prêtés par un organisme d’État. Ayant obtenu une licence pour échanger des devises, il exporta d’énormes sommes d’argent à l’étranger et, en jouant sur les taux de change et la course aux dollars à laquelle se livraient nombre d’entreprises, il multiplia plusieurs fois sa mise en peu de temps. Il sut aussi s’attirer les bonnes grâces du pouvoir en finançant les affaires d’Eltsine.
Ayant réussi son ascension sous les auspices de ce « marché » auquel il avait eu un accès privilégié, Khodorkovski faisait distribuer des prospectus de sa banque disant : « Notre boussole, c’est le profit. Notre idole, sa majesté financière le capital. »
Début 1992, Eltsine, entouré de conseillers américains et d’économistes dits libéraux, avait lancé une « thérapie de choc ». Il s’agissait de réformes destinées à instaurer le marché au pas de course. La population le paya au prix fort par l’hyperinflation, qui atteignit 2 500 % en 1992, par l’évaporation de son épargne, par des salaires souvent non versés, ou avec des mois de retard, par l’explosion du chômage. L’agriculture déjà retardataire ne fournissant plus assez de nourriture, on dut se rabattre sur les jardins individuels, la chasse et la cueillette. En ville, les sorties de métro étaient devenues de misérables marchés à ciel ouvert où chacun vendait ce qu’il pouvait pour quelques roubles. Un des résultats de cet effondrement brutal de toute la société fut que la mortalité explosa : l’espérance de vie recula de près de dix ans en quelques années.
À l’occasion des premières privatisations, les bureaucrates les mieux placés raflèrent tout ce qu’ils pouvaient : usines, dépôts de carburant, stocks de vodka, de voitures, de matières premières… Le maire de Moscou vendit aux uns des piscines municipales, aux autres des autorisations de construire ou d’ouvrir des boutiques, des casinos, etc. Son épouse, qui dirigeait une entreprise de construction, devint la femme la plus riche de Russie après avoir décroché une ribambelle de gros contrats publics.
Dans tout le pays, de sanglants règlements de comptes avaient lieu, spectaculaires et quotidiens, et les affairistes enrichis s’empressaient d’exporter leur argent dans les banques étrangères et des paradis fiscaux, de peur qu’on le leur reprenne. Ce chaos aux allures de Far-West dissuada bon nombre de capitalistes occidentaux d’investir dans ce pays qui ne leur offrait aucune garantie juridique.
Comme Gorbatchev avant lui, Eltsine se retrouva confronté, mais à l’échelle de la seule Fédération de Russie cette fois, à la désagrégation de l’État, du fait de l’appétit des bureaucraties régionales, voire de leur volonté d’indépendance. Il déclencha la première guerre de Tchétchénie, fin 1994, pour mettre au pas les autorités de Grozny et que cela serve d’exemple aux roitelets de la bureaucratie. Ce fut un échec retentissant. L’armée russe battue dut signer une paix humiliante.
En 1996, Eltsine était discrédité et sa réélection compromise. Son vice-Premier ministre chargé des Finances, Tchoubaïs, lança alors la privatisation des fleurons de l’économie soviétique au profit des principaux oligarques, en contrepartie de leur soutien financier et médiatique pour faire réélire Eltsine. Ayant prêté quelques centaines de millions de dollars à l’État russe, les oligarques purent mettre la main sur des trusts étatiques qui valaient des milliards. Potanine, fils d’un ex-diplomate soviétique de haut rang et l’un des concepteurs du plan, s’empara du plus gros producteur mondial de nickel et d’aluminium, Nornickel. Khodorkovski, Berezovski, Abramovitch mirent la main sur des trusts pétroliers, et ainsi de suite.
Berezovski, principal soutien d’Eltsine, aurait alors claironné que sept banquiers, dont lui, contrôlaient désormais 50 % de l’économie russe. Les oligarques étaient devenus, au sens propre, des rois du pétrole.
La crise financière de 1998 vit le rouble s’effondrer, plusieurs banques faire faillite et des dizaines de millions de Russes replonger dans la misère pour la seconde fois en une décennie. La Russie se déclara en cessation de paiement et le pouvoir fédéral perdit toute autorité : en 1999, des gouverneurs refusèrent carrément de lui transférer leurs recettes fiscales. Un journaliste russe parla d’une catastrophe « sans précédent dans l’histoire moderne », comparable seulement à la dévastation d’un pays en guerre.
Et comme l’a dit par la suite un proche de Poutine : « Ce que Poutine a pris en charge n’était rien de plus que des fragments de l’État. Les choses étaient allées si loin que certains gouverneurs parlaient d’introduire leur propre monnaie… Sans Poutine, et si deux ou trois années supplémentaires s’étaient écoulées, nous n’aurions jamais eu la Fédération de Russie. Nous aurions eu des États séparés comme dans les Balkans. »
Au tournant des années 2000, les oligarques qui avaient du poids sur l’économie étaient tout au plus une centaine. Les clans bureaucratiques qui les avaient soutenus prélevaient leur dîme sur leurs gigantesques profits. Et quelques millions de businessmen plus modestes s’étaient fait une place aussi dans le nouveau système, constituant cette petite bourgeoisie libérale, pro-occidentale et pro-capitaliste, qu’on voit encore aujourd’hui derrière Navalny, l’opposant à Poutine, champion des médias occidentaux.
Mais, pour quelques gagnants de ce grand Monopoly des années 1990, combien bien plus nombreux étaient les Russes qui y avaient tout perdu ou presque !
Même parmi les affairistes, on ne comptait plus ceux qui n’avaient pas pu ou su tirer leur épingle du jeu aussi brillamment, ou y avaient même perdu la vie. Nombre de bureaucrates, tels les officiers de l’armée, s’étaient sentis humiliés par la décadence de l’État, par l’abandon de bases dans les pays de l’Est désormais livrées à l’OTAN, par la déroute de Tchétchénie ou le fait plus prosaïque de devoir habiter des logements délabrés, eux qui, du temps de l’URSS, avaient été choyés et pouvaient profiter de tout ce que le régime avait de mieux à leur offrir.
Leur désillusion était à la mesure de leur déchéance : immense. Ils étaient des millions dans ce cas, les laissés-pour-compte du marché : et c’est sur eux que Poutine allait s’appuyer pour gouverner.
Poutine au pouvoir : la bureaucratie reprend les rênes de l’État
Au début des années 1990, Poutine se trouvait au cœur d’une alliance de la mairie de Saint-Pétersbourg, des forces de sécurité et de la mafia locale pour développer un business des plus lucratifs, notamment grâce au contrôle du premier port de Russie. Comme il avait fait des miracles dans des affaires délicates qui impliquaient des personnages très haut placés, le régime le récompensa en le nommant en 1998 à la tête du FSB, nouveau nom de l’ex-KGB où il avait fait toute sa carrière.
Saint-Pétersbourg offrait un exemple typique de fief de la bureaucratie resté sous contrôle de ce qu’on appelle en russe les siloviki, les dirigeants des corps d’État chargés de la répression, dont le FSB, la police et l’armée. Il y avait ainsi plusieurs de ces clans à travers la Russie qui, tout en prenant leur part dans le pillage débridé des années Eltsine, avaient vu avec inquiétude l’État s’effondrer et le pouvoir incontrôlé des oligarques atteindre les sommets. Ce sont ces clans, reposant sur les anciens piliers de l’appareil d’État soviétique, qui pressèrent Poutine de remettre de l’ordre dans le pays.
Eltsine l’avait désigné comme son successeur, fin 1999, en échange d’une immunité totale, car une multitude d’affaires lui pendaient au nez. Poutine avait un programme : rétablir en peu de temps la « verticale du pouvoir », c’est-à-dire l’autorité de l’État et même un État fort.
La mise au pas des oligarques
En juillet 2000 notamment, il convoqua au Kremlin les principaux oligarques pour leur expliquer qu’ils pourraient continuer leurs affaires, à condition de ne plus se mêler de politique et de payer des impôts en Russie.
La plupart des oligarques se croyaient inattaquables. Mais ils n’avaient quasiment aucun soutien dans la population, qui les voyait comme des voleurs. Tout se jouait donc entre eux et les sommets de l’État, qui n’avaient plus l’intention de continuer à se laisser dépouiller.
Les procès expéditifs contre certains oligarques en vue, puis les premières arrestations et saisies de leurs entreprises par l’État, furent un choc, suivi du départ en exil de plusieurs d’entre eux, dont Berezovski, qui avait fait la pluie et le beau temps auprès d’Eltsine. Beaucoup d’autres choisirent de faire profil bas, constatant, tel Potanine : « Ou nous acceptons les nouvelles règles du jeu ou nous partons, ce n’est pas un compromis que nous a proposé le président. »
L’affaire qui acheva de décider les plus rétifs fut l’arrestation de Khodorkovski et la confiscation par l’État de son trust pétrolier, Ioukos, en 2003. Devenu à 40 ans l’homme le plus riche de Russie, il avait cru pouvoir subventionner des opposants à Poutine qui lorgnaient vers l’Occident. Surtout, il s’apprêtait à vendre au trust américain ExxonMobil sa compagnie pétrolière, joyau de l’économie russe. C’était hors de question pour le nouveau pouvoir, qui l’envoya pour dix ans en prison, puis le força à s’exiler.
Gazprom, ou la reprise en main des secteurs stratégiques de l’État
Poutine avait commencé à reprendre en main les secteurs stratégiques de l’économie, en particulier les hydrocarbures, dont le géant du gaz et du pétrole Gazprom, fondé à l’époque soviétique, en 1965. En 1992, l’ancien ministre soviétique du Gaz, Premier ministre d’Eltsine, avait transformé Gazprom en société par actions, dont l’État ne détenait plus que 41 % des parts.
Dix ans plus tard, Poutine remplaça ses dirigeants par deux hommes qui avaient fait carrière sous son aile à Saint-Pétersbourg : Medvedev, futur président de la Russie de 2008 à 2012, et Alexis Miller, toujours à la tête de Gazprom aujourd’hui. Ils firent comprendre aux actionnaires, dont le pétrolier anglo-néerlandais Shell, qu’il fallait revendre une partie de leurs actions à l’État russe, qui redevint donc majoritaire.
Poutine plaça également des hommes de confiance à la tête d’autres entreprises stratégiques : le pétrolier Rosneft, l’agence atomique Rosatom, l’agence d’exportation du complexe militaro-industriel Rosoboronexport, la première banque du pays Sberbank, la compagnie aérienne Aeroflot, celle des chemins de fer, etc. Au total, l’État reprit le contrôle de 55 % de la production pétrolière et de 30 à 70 % des autres secteurs.
Le contrôle de ces entreprises était un instrument clé destiné à réaffirmer la puissance russe sur la scène internationale. La grande chance de Poutine fut qu’au cours de ses premiers mandats les prix des hydrocarbures explosèrent, et Gazprom, entre autres, redonna à l’État les moyens de sa politique.
Au milieu des années 2000, le groupe comptait 400 000 salariés, 155 000 km de gazoducs, 17 % des réserves mondiales de gaz, et des actifs dans de nombreux secteurs de l’économie et de la finance. Gérant des villes entières, Gazprom représentait alors 8 % du PIB russe et 20 % des impôts collectés par le gouvernement fédéral.
Et en 2021 Gazprom fournissait toujours à l’Europe le quart de ses besoins en gaz, étant presque l’unique fournisseur de l’Europe centrale et orientale. Au cours des six premiers mois de la guerre en Ukraine, la Russie a engrangé près de 85 milliards d’euros grâce à la vente de ses hydrocarbures à l’Europe, qui n’a pas pu s’en passer jusqu’à présent. Si l’on y ajoute ce que rapportent les exportations russes du côté de l’Asie, on obtient un total qui dépasse tout ce que les États-Unis et l’UE ont dépensé pour armer l’Ukraine jusqu’à présent !
Les trusts sur lesquels les oligarques ont mis la main et ceux que Poutine a fait revenir dans le giron de l’État, du genre Gazprom, sont un héritage lointain des plans d’industrialisation. La suppression de la propriété privée et de la concurrence avait permis à l’État ouvrier de développer certaines branches d’industrie sous sa direction et de concentrer leur activité sous la houlette de méga-entreprises uniques à l’échelle de l’URSS.
Et, de même que les fleurons industriels de l’économie soviétique avaient permis à la bureaucratie stalinienne de résister à l’impérialisme au temps de la guerre froide, les grands trusts étatiques, semi-publics ou privés qui en sont issus et que contrôlent des hommes-clés du régime, donnent à la bureaucratie poutinienne des moyens pour faire face aux trusts des puissances impérialistes.
Imbrication des capitaux privés et du pouvoir étatique
Non content d’avoir obligé les oligarques à partager avec la bureaucratie le fruit de leurs rapines et à payer des impôts en Russie, Poutine obtint d’eux, quitte à leur tordre le bras, qu’ils investissent directement une partie de leur fortune personnelle dans l’économie du pays, l’État ne pouvant plus ou ne voulant plus réaliser un certain nombre d’investissements.
Dans une région d’Extrême-Orient, la Tchoukotka, un oligarque nommé Abramovitch avait été élu gouverneur en 2000. Poutine le maintint d’autorité à ce poste pendant des années, mais avec l’obligation d’y construire des écoles, des routes et des logements.
Aujourd’hui, lorsque le trust Nornickel provoque un accident écologique un peu trop difficile à dissimuler, c’est son PDG, Potanine, qui doit verser une compensation pour les dommages environnementaux.
Et, pour améliorer les relations de la Russie avec la république d’Ouzbékistan, l’oligarque russe Ousmanov, originaire de ce pays, est encouragé à jouer les mécènes : à Tachkent, la capitale, il a construit des usines métallurgiques, des logements, des installations médicales, il a développé le leader du téléphone mobile ouzbek et rénové un site classé par l’Unesco.
Tout cela a permis au pouvoir, entre deux crises de l’économie mondiale, de redresser provisoirement le niveau de vie de la population dans les années 2000, et de repousser jusqu’à présent le danger d’une explosion de contestation sociale.
En fin de compte, l’imbrication des capitaux publics et privés a atteint un équilibre favorable à la fois aux bureaucrates et aux oligarques. Mais Poutine a rappelé plus d’une fois à ces derniers que leurs affaires dépendaient toujours de son bon plaisir. En 2009 on l’a vu, en direct à la télévision, menacer d’exproprier Deripaska, « le roi de l’aluminium », car il avait voulu fermer plusieurs usines dans la région de Léningrad, ce qui avait entraîné des grèves et manifestations d’ampleur.
Une bureaucratie qui pille plus que jamais
Poutine et son entourage ont évidemment détourné des sommes considérables à leur profit en prenant les rênes de l’État et de plusieurs secteurs de l’économie. Le chef du Kremlin serait devenu l’un des hommes les plus riches de la planète. Il s’est entre autres fait construire un palais pharaonique au bord de la mer Noire. Mais rien ne lui appartient en propre, il a des prête-noms, comme tous les bureaucrates de haut rang. Il dispose aussi de la Bank Rossia, « la banque des copains », qui finance des opérations opaques en lien avec des sociétés offshore.
Il offre des contrats publics mirobolants à ses amis, comme pour la réalisation des Jeux olympiques de Sotchi de 2014 ou la construction d’un pont reliant la Russie à la Crimée, ce pont qu’une bombe ukrainienne a endommagé il y a quelques semaines.
Quant à l’évasion fiscale, et surtout la fuite des capitaux, elles sont toujours aussi fortes. Si la bureaucratie a bien gagné quelque chose à l’ouverture au marché mondial, c’est de pouvoir exporter les capitaux qu’elle subtilise vers des cieux plus cléments. Car les riches bureaucrates et les oligarques, qui n’ont toujours pas confiance dans l’avenir de leur propre système, préfèrent placer hors de Russie le produit de ce qu’ils y volent.
Des Poutine de plus ou moins grande envergure pullulent aujourd’hui à travers tout le pays. Ils se trouvent aux échelons intermédiaires de l’appareil d’État, à la tête des républiques, des régions, des mairies des grandes villes, des ministères et des administrations. Ils ont rétabli leur autorité avec tout ce qu’elle leur permet comme abus et ce qu’elle leur procure comme privilèges. Ils forment l’assise sociale du régime russe actuel.
Une société originale
Le régime de Poutine est en fin de compte une forme d’étatisme poussé, mais qui ne bénéficie pas à une classe bourgeoise comme en Occident, car en Russie la bourgeoisie ne pèse pas lourd. La vulnérabilité des politiciens pro-bourgeois, du genre de Navalny, expédié dans une colonie pénitentiaire, le montre bien. Le régime profite avant tout aux bureaucrates, aux nouveaux oligarques et à ceux de la période Eltsine qui ont sauvé leur situation en faisant allégeance au Kremlin.
Cela fait de la Russie une société originale, qui n’est évidemment plus celle du temps de l’État ouvrier dégénéré, démantelé après 1991, mais qui ne ressemble toujours pas à celle des pays capitalistes non plus. Elle ne peut se comprendre qu’en gardant à l’esprit ses origines lointaines : la révolution d’Octobre, rapidement suivie par la dégénérescence bureaucratique de l’État ouvrier. L’URSS s’était développée avec des contradictions profondes : d’un côté une économie planifiée échappant dans une certaine mesure à la rapacité de l’impérialisme, et de l’autre une bureaucratie parasitaire qui a conduit la classe ouvrière soviétique et mondiale dans l’impasse, en combattant à mort les partisans du courant révolutionnaire et en tournant le dos à la perspective communiste internationaliste.
Comment croire que le retour au capitalisme aurait pu faire table rase de tout ce que la révolution et soixante-dix ans d’existence de l’URSS avaient engendré, dans le pays le plus vaste au monde, et offrir un avenir à l’ex-URSS ? Un capitalisme jeune, entreprenant comme il l’était au 19e siècle, aurait sans doute pu intégrer la Russie actuelle. Mais l’impérialisme décadent, aujourd’hui encore, ne pourrait absorber la Russie qu’en y provoquant un nouvel effondrement social et économique monstrueux.
C’est pour que la bureaucratie ne finisse pas engloutie dans un cataclysme dont elle avait eu un avant-goût sous Eltsine que ses dirigeants ont en partie fait machine arrière. Mais la Russie n’est pas sortie de ses contradictions ni de ses difficultés pour autant, comme le prouve la guerre actuelle.
Nationalisme bourgeois et internationalisme prolétarien
Les travailleurs, en tant que classe sociale, sont les grands absents de tout ce qu’on entend et ce qu’on peut lire sur la guerre en Ukraine actuellement.
Le nationalisme, avec ses variantes, est devenu le maître mot de l’idéologie. Le nationalisme de Zelensky et celui de Poutine se répondent. Pourtant, cette guerre n’est pas une guerre de libération nationale, quoi qu’en disent ceux qui se rangent sans réserve derrière l’armée et le gouvernement de Zelensky. L’Ukraine est un enjeu de pouvoir pour Poutine, mais elle est aussi un pion entre les mains des puissances impérialistes coalisées contre la Russie.
Malheureusement, même des courants qui se réclamaient il n’y a pas si longtemps du communisme révolutionnaire ont pris position en se tenant sur ce terrain du nationalisme et en se faisant les porte-voix de milieux étrangers sinon hostiles au prolétariat : la petite bourgeoisie, l’intelligentsia de gauche.
Après avoir réclamé à cor et à cris des armes pour l’Ukraine, sans même se demander à qui elles iraient et quelle politique elles serviraient, ils saluent une résistance « héroïque » du peuple ukrainien, en évitant de parler des impérialistes. Cet aveuglement volontaire les amène à se ranger de fait derrière la coalition impérialiste et à propager les justifications dont la bourgeoisie a besoin pour masquer sa politique.
Mais non ! Il faut l’affirmer haut et fort : cette guerre n’est pas celle des travailleurs, à commencer par ceux d’Ukraine et de Russie. Ils n’y ont aucun intérêt !
C’est un combat fratricide, provoqué par des rivalités entre des exploiteurs, des oppresseurs des classes populaires. Un conflit qui aurait paru hier encore inconcevable à la plupart des Russes et des Ukrainiens, étant donné leur passé commun, leur langue et leur culture partagées, et les rapports étroits entre les deux pays.
Pour s’orienter, pour ne pas se laisser embrigader par leurs oppresseurs et leurs États, les travailleurs de tous les pays ont besoin d’un point de vue de classe.
Et cela commence par ne pas prendre pour argent comptant la propagande contre « les Russes » et pour « les Ukrainiens », présentés comme des peuples au garde-à-vous derrière leurs chefs, comme s’il n’y avait plus de classes sociales opposées dans ces pays.
La guerre côté russe
En Russie, près de 15 000 personnes ont été interpellées à la suite des manifestations qui ont éclaté un peu partout à l’annonce de l’invasion. Une loi votée le 4 mars a interdit de diffuser des « informations mensongères », autrement dit de dénoncer la guerre, prévoyant jusqu’à quinze ans de prison. Des médias d’opposition déjà ciblés comme « agents de l’étranger » ont fermé. Des journalistes, syndicalistes et militants d’extrême gauche ont quitté le pays. Mais d’autres opposants à la guerre n’ont pas pu partir. En août, un conseiller municipal de Moscou s’est vu infliger sept ans de colonie pénitentiaire. Une enseignante ayant dit à ses élèves que la Russie avait bombardé une maternité à Marioupol a pris cinq ans de prison avec sursis, plus une interdiction de travailler dans les écoles publiques pendant trois ans.
Les travailleurs russes n’ont évidemment aucun intérêt à aller se battre en Ukraine. L’armée a d’ailleurs dû multiplier les efforts pour trouver des soldats.
À la veille et au début du conflit, elle les recrutait dans les régions excentrées et pauvres du pays, dans le Caucase et en Sibérie. Ceux qui signaient un contrat avec l’armée espéraient souvent échapper à un travail mal payé en usine ou aux petits boulots qui ne permettent pas de vivre. Quand la mobilisation dite partielle a été décrétée le 21 septembre, elle a pris la forme de rafles systématiques dans ces mêmes régions pauvres. Sur les réseaux sociaux ont circulé des images de manifestations de femmes au Daghestan, où il n’y a pas un village qui ne compte déjà au moins un mort, et de mobilisés en Yakoutie qui refusaient de partir se faire tuer.
On a vu des milliers d’hommes se pressant aux frontières du pays. Mais au Kazakhstan et en Géorgie, où l’on parle russe, il n’y a pas de travail pour tous et la majorité de ceux qui ont fui sont déjà repartis. Pour aller où ? La Pologne, la Finlande et les pays Baltes ont fermé leurs frontières aux réfugiés russes et demandent que l’Union européenne en fasse autant, prétendant qu’ils seraient une menace.
Ceux qui fuient appartiennent souvent à la petite bourgeoisie. Les travailleurs du rang n’ont pour la plupart ni les moyens ni les relations pour échapper à l’enrôlement. Beaucoup en sont réduits à ne plus loger à l’adresse où ils sont censés résider, à limiter leurs déplacements dans les lieux et les transports où la police risque de les contrôler. D’autres essayent d’obtenir une exemption de leur employeur.
L’armée étant souvent passée par les entreprises pour délivrer ses convocations, cela a donné à l’encadrement un moyen de chantage, qu’un ouvrier aurait commenté en ces termes : « Les bureaucrates sont les rois de la situation désormais, celui qui ne leur plaît pas est condamné à mort. »
Récemment, on a appris comment les soldats recrutés dans les prisons en échange de remises de peine et les recrues mobilisées depuis septembre étaient envoyés en première ligne. On les y jette sans entraînement militaire, sans officiers pour les encadrer, sans équipement, sans solde. Des régiments entiers ont été laminés dès leurs premiers jours au front.
Les conséquences des sanctions
Les répercussions de la guerre frappent les travailleurs russes, déjà appauvris lors de la décennie précédente. Poutine a joué sur la corde nationaliste pour leur imposer de plus en plus de sacrifices et ce sont eux qui subissent les sanctions occidentales depuis 2014, avec plus de chômage, des pénuries, le renchérissement des prix. Le chef du Kremlin affirme que les sanctions seraient une chance pour le pays, qui a dû développer ses propres moyens de production. C’est du bluff !
Le fait que, dans la division internationale du travail, l’économie russe en soit réduite à un rôle de pourvoyeuse de matières premières, a pour conséquence qu’elle dépend beaucoup de machines, de pièces détachées, de composants électroniques et de technologies venant de l’étranger.
Beaucoup d’entreprises étrangères présentes depuis longtemps ont quitté la Russie, dont les constructeurs automobiles Toyota, Renault, Nissan ou Michelin, qui ont fini par revendre leurs actifs après être restés à l’arrêt pendant des mois et avoir mis leurs salariés au chômage, avec deux tiers de leur salaire. Le russe AvtoVAZ, qui était passé dans l’escarcelle de Renault, a été renationalisé, mais ses salariés subissent chômage partiel et pertes de salaires.
L’état déplorable de l’armée russe lui-même est une preuve que l’économie du pays n’est pas à la hauteur de ce que prétend Poutine : en témoignent d’énormes insuffisances en matériel au début de la guerre, le manque de composants essentiels produits par les firmes étrangères, et le fait que les centaines de milliers de soldats mobilisés depuis septembre doivent acheter eux-mêmes leur linge, leur nourriture, leurs médicaments, leurs équipements militaires voire leurs munitions.
De plus, en les soustrayant à la vie active, la mobilisation contribue à affaiblir un peu plus une économie en manque chronique de main-d’œuvre.
Les milieux les plus modestes font déjà et feront encore plus les frais des sanctions. Qu’ils soient civils ou soldats, ce sont eux que la bureaucratie sacrifiera en premier.
Des sanctions partielles et plus ou moins contournées
La bureaucratie russe, elle, a encore des ressources à sa disposition. Les hydrocarbures ne sont en effet pas la seule manne financière du pays. Les exportations vers l’Europe et l’Amérique de nickel et d’aluminium russes ont bondi entre mars et juin. Deux milliards de dollars sont ainsi allés aux trusts de Deripaska et de Potanine. Soit dit en passant, cela explique peut-être pourquoi Potanine a échappé aux sanctions jusqu’à présent. Il a même pu faire une bonne affaire en rachetant la filiale russe de la Société générale, qui a quitté la Russie.
Pour compenser ce qu’il risque de perdre du côté de l’Occident, Poutine s’efforce de renforcer les liens avec ceux qu’il appelle ses partenaires asiatiques, moyen-orientaux et africains.
Usant d’une démagogie en faveur d’un monde multipolaire susceptible de tenir tête à l’Occident, il s’adresse notamment à la Chine qui, depuis des années, est aussi sous la pression des États-Unis. Mais la Chine, bien plus intégrée que la Russie au marché mondial, ne semble pas pressée de se confronter à l’impérialisme américain ; l’avenir dira si les États-Unis lui en laissent le choix.
Enfin, les sanctions offrent paradoxalement la possibilité à certains pays d’augmenter leur commerce avec la Russie. Ainsi, la Turquie est opportunément devenue un pays de transit : des cargaisons passant par ses ports parviennent en Russie en y acheminant produits chimiques, jus de fruit, tabac, café, équipements électriques ; le volume de ces derniers, en provenance de Pologne, aurait été multiplié par cinq depuis le début de l’année.
Dissensions au sommet de la société russe ?
À plusieurs reprises, des journalistes ont spéculé sur le mécontentement qui grandirait dans l’entourage de Poutine.
Au lendemain de l’invasion, quelques oligarques ont protesté publiquement. Deripaska a qualifié l’intervention russe d’« erreur colossale » et appelé à mettre fin au « capitalisme d’État ». Les oligarques de l’époque Eltsine sont amers et inquiets. Eux qui avaient rêvé de s’intégrer à l’Occident se trouvent rejetés du côté de celui qui leur avait déjà lié les mains. Des centaines de nantis russes ont vu leurs comptes bancaires à l’étranger gelés, on a saisi leurs yachts et leurs villas, ils sont interdits de séjour en Europe et en Amérique. D’après un cabinet de la City, 15 % des millionnaires russes ont quitté la Russie en quelques mois.
Mais les « élites », comme aiment les qualifier les journalistes, ont été sommées de choisir leur camp. Pour les y aider, l’homme du KGB qu’est Poutine n’hésite pas à recourir à certains « arguments » frappants : depuis le début de l’année, au moins neuf hauts fonctionnaires liés au secteur de l’énergie russe sont décédés dans des circonstances suspectes. Le président de la plus grande compagnie pétrolière privée, qui avait appelé à mettre fin à la guerre, serait tombé par la fenêtre d’un hôpital.
Pour le moment, ceux qui haussent le ton, au fil des difficultés rencontrées par l’armée russe, sont surtout les va-t-en-guerre : l’affairiste Prigojine, chef des milices Wagner, ou le président dictateur de la république russe de Tchétchénie, Kadyrov, qui appellent à étendre la mobilisation.
Il est donc trop tôt pour discerner comment la guerre, en fonction de son évolution, pourra ou pas rebattre les cartes au sein de la haute bureaucratie. Mais, même si une révolution de palais devait se produire, la classe ouvrière russe n’aurait rien à en attendre.
La complicité fondamentale de l’impérialisme et de la bureaucratie
Rien ne dit d’ailleurs que les États impérialistes souhaitent le renversement du régime de Poutine pour le moment. Affaiblir la Russie est une chose. Mais c’en est une autre de risquer de déstabiliser, avec des conséquences imprévisibles, une immense région du globe où la Russie a toujours joué un rôle de gendarme. Cette attitude peut paraître paradoxale, mais elle révèle une des nombreuses contradictions du monde impérialiste lui-même. Car, malgré la guerre, le régime de Poutine contribue toujours, comme la bureaucratie stalinienne en son temps, à la survie et la stabilité d’un système impérialiste responsable du désordre et des crises mondiales.
On en a eu une illustration en grand, un mois et demi avant l’invasion de l’Ukraine : Poutine avait alors envoyé des troupes au Kazakhstan pour y sauver la dictature locale confrontée à une explosion sociale, sans que les États impérialistes protestent le moins du monde. Et pour cause ! Les trusts occidentaux sont très présents au Kazakhstan, riche en pétrole, en gaz, en uranium et en bien d’autres minerais. Là, Poutine est intervenu pour préserver les intérêts russes et ceux de son homologue kazakhstanais en même temps que ceux des impérialistes.
Ces rivaux et comparses ont en commun de redouter les explosions sociales, l’intervention des travailleurs et, plus encore, du prolétariat conscient de ses intérêts de classe. Nul doute que l’Occident et le Kremlin retrouveraient aussitôt leur entente s’ils étaient de nouveau confrontés à une révolte des classes populaires contre leurs dirigeants… ou contre la guerre.
Et c’est précisément ce que les révolutionnaires ne doivent pas oublier : la classe ouvrière russe n’a aucun intérêt commun avec la bureaucratie qui l’envoie au casse-pipe et la condamne à un appauvrissement certain. C’est uniquement de son côté, certainement pas des sommets de l’État ou des rangs des oligarques, que peut surgir une véritable opposition à la guerre, qui remettrait en cause non seulement le pouvoir de Poutine mais la domination de la bureaucratie.
La nature du régime ukrainien
Et en Ukraine alors ? Avant même que la guerre n’éclate, les travailleurs y étaient confrontés à un régime prétendu démocratique qui les attaquait.
Dans ses traits généraux, la société ukrainienne d’après l’éclatement de l’URSS avait suivi à peu près le même chemin que la Russie. Elle avait vu surgir ses propres oligarques et ses gangsters, en lien avec certains clans de la bureaucratie.
La différence avec la Russie, c’est qu’en Ukraine le pouvoir financier, et par conséquent politique, est resté en grande partie aux mains des oligarques. La concurrence permanente entre eux pour le droit de parasiter l’économie a donné lieu à une apparence d’alternance démocratique, alors qu’en réalité les intérêts des différents clans n’ont pas cessé de s’affronter… y compris de façon caricaturale au Parlement, dans des pugilats récurrents entre les députés achetés par les différents clans.
Quelques oligarques ont personnellement exercé le pouvoir : Timochenko, surnommée « la princesse du gaz », et dix ans plus tard Porochenko, « le roi du chocolat ». Tous les gouvernements ont mené des politiques d’austérité, écrasant le niveau de vie des travailleurs, retraités et chômeurs, ce qui a fait de l’Ukraine l’un des pays les plus pauvres d’Europe. Pourtant le pays regorge de ressources naturelles, de minerais, de terres fertiles, les fameuses terres noires. Mais, tandis qu’une partie des Ukrainiens partaient travailler en Europe de l’Ouest, au moins autant se rendaient en Russie pour les mêmes raisons, la proximité linguistique et culturelle facilitant les choses.
En 2019, dans une Ukraine en crise permanente, Zelensky a été poussé sur le devant de la scène par un oligarque. D’abord connu en tant qu’acteur et hommes de télévision, il a été élu parce qu’il était nouveau en politique et que les électeurs en avaient assez de la corruption, de la pauvreté et de la guerre dans le Donbass. Mais avec lui rien n’a changé. La situation s’est encore aggravée et, à la veille de l’invasion russe, Zelensky et sa politique étaient tellement discréditées que la presse bruissait de rumeurs sur son possible renversement. La guerre lui a sauvé la mise.
Et si elle a fait rebondir sa cote de popularité, c’est, comme l’écrit Trotsky dans le Programme de transition, que « chaque guerre prend les masses populaires à l’improviste et les pousse du côté de l’appareil gouvernemental ».
Désormais, Zelensky se charge de rappeler aux travailleurs qu’ils n’ont qu’une chose à faire, quoi qu’ils pensent : obéir. La mobilisation générale a été décrétée et aucun homme de 18 à 60 ans n’a le droit de quitter l’Ukraine. Et le gouvernement a renforcé la censure.
D’après la ministre de l’Économie, près d’un tiers du pays sera au chômage d’ici la fin de l’année, alors que le taux d’inflation approche des 30 %. Les infrastructures détruites, l’interruption ou la baisse d’activité de nombreuses entreprises, le chaos dans une partie du pays, tout contribue à l’effondrement de l’économie. L’État vient d’annoncer qu’il prenait le contrôle de plusieurs grandes entreprises dans les secteurs de l’énergie, de la construction d’avions et de véhicules, pour conduire l’effort de guerre. Nul doute que le régime militaire sera étendu à toutes les entreprises, le gouvernement donnant toute latitude aux patrons pour s’asseoir sur le droit du travail. Les attaques contre les travailleurs, s’ajoutant aux malheurs de la guerre, iront grandissant.
Bien sûr, une partie de la population a volontairement rejoint l’armée ukrainienne contre l’invasion russe. C’est d’ailleurs l’opportunité que les impérialistes ont saisie et dont ils se servent à leur avantage. Mais, d’après le chef d’état-major américain, aucune victoire sur le terrain militaire n’est possible. Alors, combien de temps cette situation va-t-elle durer ?
Quand on croit se battre pour la patrie, et qu’on s’aperçoit, comme disait Anatole France, qu’on se bat pour les industriels, en l’occurrence pour les oligarques et les impérialistes, on risque de tomber de haut !
Le poison du nationalisme
Du temps de l’URSS, la classe ouvrière soviétique était mélangée : les travailleurs se déplaçaient d’une république à l’autre, ils pouvaient trouver un emploi, s’installer librement, se marier ailleurs que dans leur république de naissance. En Ukraine, en particulier à l’est et au sud, dans des régions comme le Donbass et la Crimée, les familles étaient mélangées. Énormément de liens avaient été préservés après 1991 et beaucoup de gens encore ont des parents des deux côtés de la frontière.
Mais, après la chute de l’URSS, le nationalisme ukrainien a été encouragé par les autorités. Cela s’est manifesté notamment par la volonté d’imposer la langue ukrainienne à l’école, à la télévision et dans l’espace public. C’est devenu un objet de tensions politiques, les politiciens pro-Occidentaux prenant l’habitude d’utiliser systématiquement la langue ukrainienne, même quand ce n’est pas leur langue maternelle. Ce fut le cas de la Première ministre Timochenko, russophone d’origine, ou de Zelensky aujourd’hui, dont la série télévisée qui l’a rendu célèbre avait été tournée en russe, langue principale des téléspectateurs.
En fait, malgré la pression étatique, nationaliste et petite-bourgeoise depuis des années, le russe est resté employé très largement, sinon de façon majoritaire. La proportion varie selon les régions et les générations, selon qu’on est en ville ou en zone rurale. Selon les classes sociales aussi car, si la petite bourgeoisie intellectuelle de Kiev ou de Kharkov a choisi de s’exprimer en ukrainien, les travailleurs de ces villes et de beaucoup d’autres s’expriment, eux, la plupart du temps en russe.
Cette situation de multilinguisme de longue date ne posait de problème à personne, si ce n’est aux nationalistes et à l’extrême droite.
L’extrême droite ukrainienne, après les événements du Maïdan en 2014, s’est montrée particulièrement virulente. C’est de ses rangs que sont sortis les premiers bataillons partis combattre les séparatistes dans le Donbass. Les soldats du fameux régiment Azov arboraient les signes distinctifs de leurs inspirateurs qui avaient collaboré avec les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Après le Maïdan, le gouvernement de l’oligarque Porochenko, se tournant résolument vers l’Occident, a accentué aussi l’ukrainisation – ou la dérussification – du pays.
Mais pas seulement, car les nationalistes ukrainiens ont pris des mesures dirigées non seulement contre les Russes, mais aussi contre toutes les minorités nationales qui vivent dans le pays. Ils interdisent l’usage, dans l’espace public, du russe et du hongrois, du polonais, du roumain, du slovaque, ces langues de fortes minorités nationales qui avaient conservé jusqu’à récemment des écoles, des lycées, tout un héritage non encore aboli de la période soviétique.
Rien que cela devrait faire réfléchir ceux qui, à propos de l’Ukraine, usent et abusent de l’expression « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ! Bien sûr, c’est un principe que les révolutionnaires revendiquent. Mais ce principe peut se traduire dans la réalité de bien des manières, et pas des meilleures. En l’occurrence, le droit des peuples brandi par Zelensky et par ses soutiens à travers le monde devient, concrètement, le droit des nationalistes ukrainiens d’écraser d’autres nationalités sur ce qu’ils considèrent comme « leur » territoire.
Cela aboutit aussi à nier le droit, pour les travailleurs d’Ukraine, d’user librement de leur langue dès lors que ce n’est pas celle que la petite bourgeoisie nationaliste voudrait leur imposer. Car il ne s’agit pas ici seulement d’une question de langue, mais de classe sociale.
Ce n’est pas une nouveauté. Trotsky le disait déjà, à la veille de 1914, à propos des Balkans, où un mélange inextricable de nationalités avait été constitué par l’histoire : la seule solution pour y mettre fin à l’oppression nationale, c’était de créer une fédération socialiste des peuples, fondée sur l’union des travailleurs de toutes les nationalités, unis par leurs intérêts communs en tant que classe.
C’est précisément ce qu’avait commencé à réaliser, à l’échelle de l’Union soviétique, la révolution russe ! Et elle n’a pu le faire que parce que la classe ouvrière, mobilisée dans toutes ses composantes nationales, était aux commandes.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, des bolcheviks aux staliniens
La révolution fit exploser l’immense prison des peuples qu’était l’empire tsariste. Après la prise du pouvoir par les travailleurs en Octobre, les bolcheviks furent les premiers à reconnaître dans les faits le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, donc jusqu’à la création de nouveaux États indépendants de la Russie des soviets.
Leur politique, à cet égard comme à tous les autres, était révolutionnaire, parce que la plus démocratique qui ait jamais été à l’égard des opprimés et parce que mise en œuvre par les opprimés et par les masses elles-mêmes.
Reconnaître les droits des différentes nationalités de l’ex-empire tsariste était le moyen de démontrer que la classe ouvrière se situait dans le camp des peuples opprimés.
Pour le gouvernement soviétique, les travailleurs étaient des frères de classe, même quand ils choisissaient de vivre sous le drapeau d’un autre État.
Finalement, c’était se donner les moyens de convaincre les opprimés de toutes les nationalités de rejoindre le camp de la révolution mondiale.
Dans les nouveaux États où s’établit le pouvoir des soviets, dont l’Ukraine, la politique des révolutionnaires avait pour boussole les intérêts des classes populaires. Ils réformèrent l’écriture du russe, qui était encore aristocratique et compliquée, ils fixèrent celle de l’ukrainien et du biélorusse, créèrent des alphabets pour les langues jusque-là non écrites et, surtout, construisirent des écoles. Avec des résultats spectaculaires en termes d’alphabétisation.
L’ukrainien, principale langue parlée par la paysannerie dans ce pays, devint la langue officielle de la république soviétique d’Ukraine et la principale langue d’enseignement. L’expression de la culture ukrainienne n’était plus bridée, sans que cela se fasse au détriment d’autres cultures nationales, minoritaires, qui furent largement favorisées elles aussi dans l’enseignement, le théâtre, les relations avec les institutions administratives.
Dans le cadre de l’URSS, beaucoup de nations retardataires connurent aussi un développement économique qu’elles n’auraient jamais eu si elles étaient restées soumises au capital, réduites à l’état de colonies ou de semi-colonies. En leur permettant de se séparer de l’ex-empire russe, tout en leur donnant les moyens de se développer ensemble sur les plans économique et culturel, sur la base d’une volonté commune, la révolution s’attacha leurs couches les plus pauvres et se donna de ce fait les moyens de réduire progressivement l’influence des courants nationalistes bourgeois et religieux dans ces pays et régions.
Les bolcheviks luttèrent de toutes leurs forces contre les « gredins chauvins grand-russiens », comme disait Lénine. Et ce n’est pas un hasard si, sur cette question, fut mené l’un des premiers combats du bolchevisme contre la bureaucratie. En tant que commissaire aux Nationalités, devenu secrétaire général du parti en 1922, Staline avait tenté d’imposer aux communistes géorgiens la volonté de la bureaucratie russe, qui était de se soumettre la Géorgie soviétique, de la façon la plus brutale qui soit, en piétinant ses aspirations nationales. Peu avant sa mort, Lénine rompit toute relation personnelle avec Staline précisément sur cette question.
Staline – et Poutine lui a rendu hommage pour cela – étrangla dans la poigne de sa dictature le droit des nationalités de l’URSS. Cela se fit en établissant la dictature du pouvoir central, en imposant de nouveau le russe comme langue principale, en russifiant certaines régions, en déportant des peuples entiers de leur territoire d’origine, notamment lors de la Deuxième Guerre mondiale.
On ne peut pas résumer en quelques mots tous les crimes de la bureaucratie en ce domaine, mais on peut dire que Poutine se comporte en digne héritier du chauvinisme grand-russe de Staline et des tsars.
Lors des référendums organisés le 30 septembre pour justifier l’annexion de quatre nouveaux territoires à la Russie – Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijia –, il a affirmé qu’ils ne faisaient que rejoindre leur « patrie historique ». Pour lui, l’État ukrainien n’a aucune légitimité. Il accuse Lénine et la Russie bolchevique de l’avoir créé de toutes pièces « sans aucun respect pour la Russie elle-même, en séparant, en lui arrachant une partie de ses territoires historiques. »
De la part de celui qui encense l’URSS de Staline et plus encore l’empire tsariste, cette accusation honore à sa façon la politique des révolutionnaires.
Contre la guerre, relever le drapeau de la révolution prolétarienne
Des millions d’Ukrainiens ont tout quitté pour fuir la guerre. À présent certains reviennent, d’autres reviendront, sûrement pas tous. Ils voudraient pouvoir vivre à nouveau, pas comme avant, car tout est à reconstruire, mais au moins vivre en paix.
Mais par quels massacres, par quelle désolation, quels sacrifices la population ukrainienne devra-t-elle encore passer avant que, peut-être, la guerre s’arrête ? Et que restera-t-il de ce pays, même si les troupes russes doivent reculer ? Ce qui est certain c’est que, si les travailleurs ne s’en mêlent pas, l’Ukraine – même sans l’armée de Poutine – restera aux mains de ses ennemis, les oligarques et les capitalistes occidentaux, plus pauvre que jamais. Peut-être les oligarques et dirigeants hier les plus proches de la Russie seront-ils écartés, mais c’est tout. Quant à l’économie ukrainienne, déjà ouverte aux capitaux étrangers, elle sera obligée d’accepter tous les plans d’austérité que l’Occident voudra lui imposer et dont les masses laborieuses devront payer le prix.
Pourtant ce n’est pas une fatalité. Dans un premier temps, les guerres ne laissent libre cours qu’au patriotisme, exacerbé par les États belligérants. Mais elles peuvent aussi provoquer des révoltes, et même des révolutions à la hauteur des souffrances qu’elles engendrent. La révolution russe de 1917 a montré que la classe ouvrière était capable de renverser le pouvoir en pleine guerre impérialiste, et même de précipiter la fin de la guerre mondiale, en appelant les travailleurs à se soulever dans les autres pays. C’est évidemment l’exemple qui nous inspire. Et nous sommes convaincus que les travailleurs russes et ukrainiens pourraient se révolter, demain, contre le sort qu’on leur impose.
Aussi éloignée que puisse paraître la perspective de la révolution prolétarienne, nous ne savons pas ce que nous réserve l’avenir. La guerre peut durer des années, passer d’un pays à l’autre, anéantir des régions et des populations entières avant, peut-être, de se généraliser. La seule chose certaine c’est que la guerre en tant que telle ne prendra pas fin tant que l’impérialisme, qui n’a pas d’autre solution pour faire face à la crise et aux contradictions de son système, n’aura pas été renversé, tant que le pouvoir ne passera pas aux mains du prolétariat.
Pour nous, l’espoir de l’humanité est et ne peut être que du côté des travailleurs, même si aujourd’hui le mouvement ouvrier organisé est à reconstruire. Il y a encore une classe ouvrière nombreuse et concentrée en Russie et en Ukraine, comme dans les autres républiques ex-soviétiques d’ailleurs, ce qui fait aussi partie de l’héritage de la révolution d’Octobre. De notre point de vue, c’est un gage pour l’avenir.
Il est à souhaiter que, dans les deux pays, des jeunes révoltés, des militants du mouvement ouvrier renouent avec l’internationalisme et les idées du mouvement communiste du temps de Rosa Luxemburg, de Lénine et de Trotsky, et élèvent une protestation contre la guerre au nom des travailleurs et de leurs intérêts de classe, identiques par-delà les frontières.
Mais, bien sûr, l’avenir ne dépend pas que des travailleurs de Russie et d’Ukraine, c’est le mouvement ouvrier international qui a besoin de retrouver sa combativité et ses perspectives politiques. Il est même évident que, pour les travailleurs plongés dans la guerre, ce n’est pas le plus facile. Mais il n’y a pas d’autre choix. Dans le monde impérialiste, il n’existe pas de paix juste, sans annexions, sans indemnités de guerre, sans nouveaux malheurs qui s’ajoutent aux morts, aux blessés et aux millions de gens jetés sur les routes de l’exil.
Ce que nous pouvons faire, d’ores et déjà, ici, sans donner de leçons aux travailleurs ukrainiens et russes, c’est contribuer nous aussi à ce que le mouvement ouvrier renoue avec l’internationalisme prolétarien, avec la perspective de la révolution socialiste. Nous devons rappeler sans relâche le mot d’ordre adressé aux travailleurs par les bolcheviks dans l’empire des tsars et par les spartakistes en Allemagne, pendant la guerre impérialiste, mots d’ordre repris par Trotsky à la veille de la Deuxième Guerre mondiale dans le Programme de transition : « L’ennemi principal est dans notre propre pays ! »
Annexe
Trotsky : Après Munich, une leçon toute fraîche sur le caractère de la guerre prochaine
Par bien des aspects, l’ extrait suivant d’un texte de Trotsky publié à la suite de la signature des accords de Munich du 29 septembre 1938 semble évoquer la situation provoquée par la guerre en Ukraine. Par ces accords, au prétexte d’éloigner le spectre de la guerre, l’Italie fasciste, la France et la Grande-Bretagne cédaient aux exigences de l’Allemagne de Hitler sur les territoires sudètes, qui avaient été jusqu’alors partie intégrante de la Tchécoslovaquie. Celle-ci, soumise à la domination impérialiste, n’avait même pas été invitée à la conférence où furent signés les accords. Trotsky discutait de la politique des révolutionnaires en vue d’une probable occupation allemande de la Tchécoslovaquie, mais aussi, plus généralement, à l’égard de la guerre impérialiste à venir et de la « question nationale ».
(...)
Faut-il défendre « l’indépendance nationale » de la Tchécoslovaquie ?
Pendant la semaine critique, en septembre, nous avons appris que des voix s’élevaient, y compris même sur le flanc gauche du socialisme, pour dire qu’en cas de « combat singulier » entre la Tchécoslovaquie et l’Allemagne, le prolétariat devrait aider la Tchécoslovaquie à sauvegarder son « indépendance nationale », même s’il fallait pour cela s’allier avec Benes (1) . Cette situation hypothétique ne s’est cependant pas réalisée : les héros de l’indépendance tchèque capitulèrent sans combattre, comme il fallait s’y attendre. On ne peut cependant pas ne pas relever ici, en songeant à l’avenir, l’erreur grossière et dangereuse de ces théoriciens attardés de « l’indépendance nationale ».
Même en dehors de ses relations internationales, la Tchécoslovaquie est un État totalement impérialiste. Économiquement, le capitalisme monopoliste y règne en maître. Politiquement, la bourgeoisie tchèque règne (peut-être devra-t-on bientôt dire régnait) sur plusieurs nationalités opprimées. Même de la part de la Tchécoslovaquie isolée, la guerre n’aurait pas été menée pour l’indépendance nationale, mais pour préserver et si possible étendre les frontières de l’exploitation impérialiste.
Même si les autres États impérialistes n’intervenaient pas, il n’est pas permis de considérer une guerre entre la Tchécoslovaquie et l’Allemagne en dehors de l’entrelacs des relations impérialistes européennes et mondiales pour lesquelles cette guerre ne serait qu’un épisode. En un ou deux mois, une guerre tchéco-allemande – si la bourgeoisie avait le désir et la possibilité de se battre – aurait inévitablement entraîné l’intervention d’autres États. Ce serait donc une erreur pour un marxiste de définir sa position sur la base de regroupements diplomatiques et militaires épisodiques plutôt que sur la base de la définition générale des forces sociales qui sont derrière cette guerre.
Nous avons repris à notre compte des centaines de fois la thèse irremplaçable de Clausewitz qui dit que la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens. Afin de déterminer dans chaque cas donné le caractère historique et social d’une guerre, nous devons nous guider, non pas sur des impressions et conjectures, mais sur une analyse scientifique de la politique qui précède la guerre et la conditionne. Dès le début de la formation de ce patchwork qu’est la Tchécoslovaquie, cette politique avait un caractère impérialiste.
On peut nous objecter qu’après avoir séparé les Allemands des Sudètes, les Hongrois, les Polonais et, peut-être, les Slovaques, Hitler ne s’arrêtera pas avant d’avoir aussi asservi les Tchèques eux-mêmes et que, dans ce cas, ils seraient parfaitement justifiés de réclamer l’appui du prolétariat dans leur lutte pour l’indépendance nationale. Cette façon de poser la question n’est rien d’autre qu’un sophisme social-patriote. Nous ne savons pas comment se développeront les antagonismes impérialistes. La destruction totale de la Tchécoslovaquie est tout à fait possible. Mais il est également possible qu’avant que cette destruction ait été consommée, une guerre européenne éclate, dans laquelle la Tchécoslovaquie peut se trouver du côté des vainqueurs et donc participer à un nouveau démembrement de l’Allemagne. Le rôle d’un parti révolutionnaire est-il celui d’un garde-malade pour les gangsters « sinistrés » de l’impérialisme ?
Il est tout à fait évident que le prolétariat doit construire sa politique sur la base d’une guerre donnée, comme elle se présente, c’est-à-dire comme elle a été conditionnée par tout le cours antérieur du développement politique, et non sur une spéculation hypothétique sur l’issue stratégique possible de la guerre. Dans ces spéculations, chacun choisira inévitablement la variante qui correspond le mieux à ses propres désirs, à ses sympathies ou antipathies nationales. Cette politique ne serait évidemment pas marxiste, mais subjective, pas internationaliste, mais chauvine.
Une guerre impérialiste, d’où qu’elle vienne, est toujours faite, non pas pour défendre « l’indépendance nationale », mais pour redistribuer le monde conformément aux intérêts des différentes cliques du capital financier. Cela n’empêche pas que la guerre impérialiste ne puisse, en passant, améliorer ou aggraver la situation de telle ou telle « nation » ; ou, plus exactement, d’une nation par rapport à une autre. Ainsi, le traité de Versailles démembra l’Allemagne. Un nouveau traité de paix peut démembrer la France. Les sociaux-patriotes invoquent précisément ce « péril national » à venir possible comme un argument pour soutenir aujourd’hui « leurs » bandits impérialistes. La Tchécoslovaquie ne fait nullement exception à la règle.
En réalité, tous ces arguments spéculatifs et le fait d’agiter le spectre des calamités nationales à venir pour soutenir telle ou telle bourgeoisie impérialiste n’ont qu’une seule base : le rejet tacite de la perspective révolutionnaire et de la politique révolutionnaire. Sans doute, si la prochaine guerre se terminait par une victoire de l’un ou de l’autre camp impérialiste ; si elle n’entraînait ni soulèvement révolutionnaire, ni la victoire du prolétariat ; si la nouvelle paix impérialiste se révélait encore plus désastreuse que celle de Versailles et enchaînait le peuple pour des décennies ; si l’humanité malheureuse supportait tout cela en silence, alors non seulement la Tchécoslovaquie et la Belgique, mais aussi la France pourraient être ramenées à la situation de nations opprimées (on peut admettre la même hypothèse en ce qui concerne l’Allemagne). Dans cette éventualité, la formidable désagrégation à venir du capitalisme ramènerait tous les peuples en arrière pour plusieurs décennies. Bien entendu, dans cette perspective, qui suppose la passivité, la capitulation, la défaite et le déclin, les classes opprimées et les peuples tout entiers seraient obligés de regrimper sur les genoux, en payant de leur sueur et de leur sang, le chemin historique déjà parcouru, en le retraçant avec les mains.
Une telle perspective est-elle exclue ? Si le prolétariat supporte sans fin la domination des sociaux-impérialistes et des communistes-chauvins (2) , si la Quatrième Internationale (3) s’avère incapable de se frayer un chemin vers les masses, si les horreurs de la guerre ne poussent pas les ouvriers et les soldats à la rébellion, si les peuples coloniaux continuent à donner patiemment leur sang pour le bénéfice des négriers, alors, dans ces conditions, le niveau de la civilisation sera inévitablement rabaissé et la régression et la décomposition générale peuvent remettre à l’ordre du jour en Europe la question des guerres nationales. Et alors nous, ou plutôt nos fils, devrons déterminer la politique à suivre en ce qui concerne les futures guerres sur la base de ces nouvelles conditions. Aujourd’hui, nous nous déterminons, non pas sur la perspective du déclin, mais sur celle de la révolution. Nous sommes défaitistes en ce qui concerne l’impérialisme, mais pas en ce qui concerne le prolétariat. Nous ne relions pas la question du sort des Tchèques, des Belges, des Français ou des Allemands en tant que nations aux mouvements conjoncturels des fronts militaires au cours d’une nouvelle querelle entre impérialistes, mais nous la relions au soulèvement du prolétariat et à sa victoire sur les impérialistes. Nous regardons en avant, et non en arrière. Le programme de la Quatrième Internationale affirme que la liberté pour toutes les nations européennes, petites et grandes, ne peut être assurée que dans le cadre des États Unis Socialistes d’Europe.
Coyoacan, 10 octobre 1938
(1) Président en exercice, Benes remit le pouvoir à un général, quelques jours après les accords, mettant fin à la fiction d'un régime démocratique qui n'était pas l'expression de "la volonté du peuple", mais de la bourgeoisie tchèque. (2) Trotsky fait allusion au Komintern stalinien, dont la politique consistait à chercher, du côté des puissances impérialistes, des alliés pour l'URSS en prévision de la guerre à venir. (3) La Quatrième Internationale avait été fondée par Trotsky, début septembre 1938.