80 ans après la fondation de la Quatrième Internationale le trotskysme seul programme pour l’émancipation des exploités
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- I - Le trotskysme, l’héritage de la révolution russe et du bolchévisme
- Le combat de l’Opposition de gauche en Union soviétique
- Hors d’URSS, la stalinisation de l’Internationale communiste
- La situation mondiale au moment de la fondation de la IVe Internationale
- Le mouvement trotskyste après la mort de Trotsky
- L’agonie du système capitaliste
- L’actualité du Programme de Transition
Intervention d’Arlette Laguiller – Lutte ouvrière
Ce Cercle Léon Trotsky a un caractère un peu particulier puisque trois camarades interviendront : Pierre Royan de Lutte ouvrière, Max Celeste de Combat ouvrier (Guadeloupe et Martinique) et Judith Carter de Spark (Etats-Unis).
Il y a 80 ans, le 3 septembre 1938, se réunissaient dans un pavillon de banlieue parisienne une vingtaine de militants provenant de douze pays : les États-Unis, l’Union soviétique, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Brésil, la Pologne, la Belgique, l’Autriche et les Pays-Bas. Ils fondèrent la IVe Internationale et adoptèrent comme programme un texte écrit par Léon Trotsky quelques mois auparavant, le Programme de Transition.
Cette décision de créer une IVe Internationale venait de Trotsky alors exilé et bloqué au Mexique. Il s’agissait d’un acte politique d’importance qui signifiait que la IIIe Internationale, celle créée dans la foulée de la Révolution russe, était politiquement morte et avait définitivement trahi son objectif d’être le parti mondial de la révolution socialiste. Staline l’avait transformée en outil de sa diplomatie. Et il était temps de reconstruire le mouvement ouvrier sous le drapeau d’une nouvelle Internationale.
Ceux, qui dans le mouvement communiste international avaient rejoint le courant trotskyste représentaient une très faible minorité en comparaison de ceux qui restaient sous la coupe du stalinisme. Et surtout, le fleuron du courant révolutionnaire, les trotskystes soviétiques, venaient presque tous de périr dans les camps de Staline.
Mais cette décision de créer une nouvelle Internationale était fondamentale car en 1938, même si Trotsky et les siens étaient calomniés et persécutés par les hommes de Staline, Trotsky restait mondialement connu, connu comme l’un des principaux dirigeants de la Révolution russe et compagnon de Lénine. Trotsky incarnait le refus de capituler devant l’appareil stalinien. Et en même temps qu’il soumettait le régime stalinien à une critique impitoyable du point de vue du communisme révolutionnaire, il défendait sans condition l’URSS contre les puissances impérialistes.
Il était « minuit dans le siècle » pour reprendre l’expression de Victor Serge, un militant anarchiste belge, qui avait rejoint la révolution russe et participé au combat des trotskystes. Hitler était au pouvoir en Allemagne. Cela signifiait, comme Trotsky l’écrivit dès 1933, que l’impérialisme allemand, à la tête d’une des plus grandes puissances industrielles au monde, étouffant dans ses frontières allait, après avoir maté sa classe ouvrière, s’attaquer à ses concurrents directs, les impérialismes français et anglais et que l’humanité allait à nouveau plonger dans la guerre mondiale. En réalité, la guerre était déjà là. En Espagne, sur les champs de bataille de la guerre civile, les aviations et armées de Hitler et de Mussolini semaient la mort. La Chine avait été envahie par le Japon qui y commettait des massacres de masse. Et Mussolini avait déjà conquis l’Éthiopie.
En septembre 1938, Trotsky comprenait mieux que quiconque la situation mondiale et dans quel état se trouvait le mouvement ouvrier. Mais il voulait préparer la classe ouvrière à la guerre et aux révolutions à venir. Il voulait lui donner un programme, dans la continuité de la révolution russe et des idées de Marx, et une organisation internationale. Et cela, même si cette organisation était numériquement très faible.
Trotsky savait très bien que tant que les masses ne se soulevaient pas, l’ensemble du programme ne pouvait toucher qu’une petite minorité. Mais avec ce programme, cette minorité pouvait militer en direction du reste de la classe ouvrière.
Aujourd’hui encore, l’avenir du mouvement ouvrier et donc l’avenir de l’humanité sont liés à ce programme. Car quand le prolétariat se mettra en mouvement, s’il s’en empare, il pourra renverser le capitalisme.
Intervention de Pierre Royan – Lutte ouvrière
I - Le trotskysme, l’héritage de la révolution russe et du bolchévisme
Les vingt années de lutte de classe d’une richesse politique et d’une intensité exceptionnelles, sans équivalent dans l’histoire du mouvement ouvrier, qui forgèrent le trotskisme, avaient commencé par l’événement qui avait déstabilisé le système capitaliste tout entier, la Révolution russe de 1917. Le trotskisme est d’abord l’héritage de la révolution russe.
En éclatant en Russie, après deux ans et demi de guerre mondiale, la révolution avait surpris tout le monde. Comme l’a écrit Trotsky des années après :« Même Lénine reléguait la révolution socialiste dans un avenir plus ou moins lointain (…) [Et]si Lénine envisageait ainsi la situation, il n'est alors guère nécessaire de parler des autres ».
La révolution avait couvé au front, dans la boue et le froid des tranchées de la sale guerre impérialiste que les capitalistes se menaient avec la peau des peuples et où les hommes crevaient comme des rats sous les bombes, la mitraille et les gaz. Elle avait couvé à l’arrière, où les ouvrières et les ouvriers mourraient de faim et d’épuisement dans les usines d’armement. La révolution éclata en Russie car c’était « le maillon le plus faible de la chaîne de l’impérialisme » comme avait dit Lénine, le pays le plus arriéré, au régime tsariste détesté, qui avait déjà été bousculé douze ans plus tôt par une première révolution, celle de 1905.
Alors, le 8 mars 1917, à la surprise générale, ce sont les ouvrières et les femmes du peuple de St-Petersbourg qui, protestant contre la pénurie et les problèmes de ravitaillement, sortirent dans les rues. Qu’allaient faire les ouvriers ? Allaient-ils les laisser seules ? Le lendemain, quand les ouvriers les eurent rejointes, que feraient les soldats, ces paysans sous l’uniforme ? Allaient-ils se joindre à la révolte et la transformer en révolution ? En cinq jours, tout ce que le tsarisme comptait d’ennemis, c’est-à-dire toute la société ou presque, se coalisa et le régime fut renversé. Ce n’était que le début.
Dans un premier temps, les grands vainqueurs furent les bourgeois et leurs alliés des grandes puissances impérialistes, France et Grande-Bretagne, avec lesquels ils comptaient bien poursuivre la guerre avec la peau des soldats pour assouvir leurs appétits d’annexions. Alors si les ouvriers et les soldats voulaient vraiment mettre fin à la guerre, ils devaient aller plus loin.
La révolution ne serait pas allée plus loin, s’il n’y avait eu Lénine, son opiniâtreté et son indéfectible confiance dans la classe ouvrière et dans les masses les plus arriérées. Et s’il n’y avait pas eu le parti bolchevique qui s’était créé, formé et développé depuis des années pour mener la révolution le plus loin possible dans l’intérêt des opprimés. Le parti bolchevique était un parti communiste révolutionnaire qui liait le sort des opprimés de Russie à celui des opprimés de toute la planète pour renverser le capitalisme. La révolution d’Octobre 1917, qui huit mois après février amena les bolcheviks au pouvoir, résulta de la conjonction de cette perspective révolutionnaire consciente incarnée par le parti bolchevik de Lénine avec la nécessité pour des millions d’opprimés, s’ils ne voulaient pas revenir en arrière, d’aller jusqu’au bout du combat qu’ils avaient enclenchés.
Et ensemble, ils n’ont pas reculé ; malgré la bourgeoisie et les classes dominantes qui menaçaient de les écraser, malgré les pressions de la petite bourgeoisie qui prétendait guider les prolétaires du haut de son savoir mais qui en réalité n’exprimait que sa soumission à la bourgeoisie, et malgré même les hésitations venant de leurs propres rangs. « Ils ont osé », comme l’a écrit de sa prison, la révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg. « Ils se sont se lancés à l’assaut du ciel »comme avait dit Marx à propos de la Commune de Paris. Ils ont osé s’appuyer sur les masses analphabètes et les sans-grades, sur leur conscience naissante et leur désir de s’émanciper de leur chaines et de leur soumission.
La guerre, avaient mis l’Europe à feu et à sang. Et la révolution couvait partout. Il fallut moins d’une année pour qu’elle éclate en Finlande, en Allemagne et en Hongrie. Des dizaines de millions d’exploités dans le monde remirent en cause l’ordre social, créant une frayeur et une haine parmi les classes dominantes de toute la planète. Dans une note confidentielle, le Premier ministre britannique, Lloyd George, écrivait en 1919 :
« L’Europe entière est pleine d'un esprit de révolution. Il existe un profond sentiment non seulement de mécontentement mais de colère et de révolte des travailleurs contre leurs conditions d'avant-guerre. L'ensemble de l'ordre social existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques, est mis en question par les masses de la population d'une extrémité à l'autre de l'Europe. »
En mars de cette année 1919, les bolcheviks fondèrent une nouvelle internationale, l’Internationale communiste, pour permettre aux travailleurs de tous les pays de rompre avec les partis socialistes qui les avaient trahis en 1914. Des partis communistes furent fondés partout.
Durant cette vague révolutionnaire, des républiques soviétiques se constituèrent en Hongrie, en Bavière et en Slovaquie. L’Italie connut une vague de grèves avec occupation d’usines par les ouvriers armés et organisés en milices prolétariennes. Mais les révoltes et les révolutions furent écrasées. La vague révolutionnaire refluait. Elle avait empêché les forces impérialistes d’abattre le pouvoir issu de la révolution en Russie. Et à la fin de la guerre civile en 1920, il tenait toujours débout. Mais il se retrouvait isolé.
Le combat de l’Opposition de gauche en Union soviétique
Aucun révolutionnaire n’avait envisagé cette situation. La révolution mondiale victorieuse, l’économie mondiale prise en main par les exploités, réorganisée et planifiée en fonction des besoins de l’humanité toute entière, c’était l’avenir communiste. Mais que pouvait faire une Union soviétique encerclée par le capitalisme, réduite à ses seules ressources humaines terriblement arriérées ? L’Union soviétique était immense avec des richesses en matières premières exceptionnelles, mais le développement industriel du temps du tsarisme avait été faible. L’immense majorité de la population était constituée de paysans très pauvres aux méthodes d’agriculture très rudimentaires. Et le niveau culturel général était considérablement en retard sur l’Occident.
La jeune classe ouvrière russe, issue des campagnes depuis seulement une ou deux générations, était beaucoup moins formée et cultivée que celle des pays développés. Au travers des années de lutte contre le tsarisme, elle avait fait sortir de ses rangs des centaines de milliers de combattants conscients. Et la révolution avait été, comme dit Lénine, « en des moments d’exaltation et de tension particulières de toutes les facultés humaines, l’œuvre de la conscience, de la volonté, de la passion, de l’imagination de dizaines de millions d’êtres humains aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes. »
Mais après la prise du pouvoir, le problème se posait à une toute autre échelle. La société nouvelle reposait sur la participation directe et active des masses. À la base du nouvel État, il y avait les soviets, ces comités, ces organes de la démocratie ouvrière, élus par les travailleurs et les paysans pauvres. Mais l’action des masses ne se limitait pas à cela. À tous les niveaux de la vie économique et sociale, dans les entreprises, les administrations, les écoles, à la ville et à la campagne, des dizaines et des dizaines de millions d’opprimés étaient appelés à prendre part à la gestion concrète de la société.
Il y a eu une volonté farouche et générale de s’éduquer, de se cultiver, de combattre l’analphabétisme, l’ignorance et les superstitions, pour que « le premier manœuvre ou la première cuisinière venus »puissent contrôler l’État, comme avait dit Lénine. Mais le poids de l’arriération était immense, comme le pays.
Isolée politiquement et économiquement, l’Union soviétique ne pouvait sortir de son sous-développement hérité du tsarisme. Et c’est ce qui allait être à la source de sa dégénérescence, et de la domination d’une bureaucratie incarnée par Staline. Trotsky dans son livre, la Révolution trahie, résuma ce lien entre l’arriération du pays et le poids de la bureaucratie par l’image d’une queue devant un magasin :
« Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d'un agent de police s'impose pour le maintien de l'ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter. »
Le développement de la bureaucratie avait commencé dès le début du nouveau régime. Les bolcheviks connaissaient les « dangers professionnels du pouvoir », comme dira plus tard un dirigeant de l’opposition trotskyste Khristian Rakovsky. Les bolcheviks savaient que tout État crée une bureaucratie. Mais ils comptaient sur l’action directe des masses pour contenir le phénomène bureaucratique et sur l’extension de la révolution aux pays développés d’Europe pour pouvoir s’en débarrasser définitivement.
Mais l’isolement de l’Union soviétique l’obligeait à tenir à partir de ses seules ressources en attendant d’autres périodes révolutionnaires. Alors pour relancer l’économie et nourrir le pays, en prenant en compte son arriération, le pouvoir décida de redonner un peu d’oxygène à l’initiative privée. Il entrouvrit la possibilité d’un enrichissement personnel, une nouvelle politique économique qui permettait aux paysans, à de petits industriels ou intermédiaires commerciaux de s’enrichir. C’était s’appuyer sur des forces capitalistes pour relancer la production mais sous le contrôle de l’État ouvrier. Lénine savait qu’il fallait surveiller de près le renforcement de ces forces sociales hostiles, et que c’était la tâche du parti.
Mais l’héroïsme de la guerre civile, où toutes les forces avaient été tendues pour la survie de la révolution, avait dévoré l’énergie des femmes et des hommes. Et devant les difficultés du quotidien conjuguées au reflux de la vague révolutionnaire internationale, les travailleurs avaient en partie perdu espoir et déserté les soviets. Sans ce contrôle permanent des opprimés, la petite bourgeoisie des villes et des campagnes se mit à faire pression sur la bureaucratie de l’État et du parti pour obtenir des avantages.
Si ces forces sociales agissaient sur le parti, parfois en corrompant certains de ses membres, c’est aussi du parti que pouvait venir la lutte contre elles. Lénine, bien que malade, voulut mener ce combat, avec Trotsky, contre Staline qui incarnait déjà la bureaucratie. Mais la maladie rattrapa Lénine. Privé de la faculté de parler et de se mouvoir, il ne put mener son dernier combat. Alors c’est Trotsky qui s’en chargea. Il fallait regagner le parti à l’esprit révolutionnaire de 1917, en regroupant tous ceux qui, notamment dans la jeunesse, gardaient cette flamme vivante en eux pour, ensuite, rallier et convaincre les autres. C’est dans le parti que se trouvaient les ouvriers révolutionnaires.
Pour donner une idée concrète de ce combat, les mémoires du trotskyste, Grigory Grigorov méritent d’être citées largement. Fin 1923, Grigorov qui avait rejoint le parti comme combattant de l’Armée rouge, fut envoyé dans un centre industriel du textile, Rodniki. Dans ses mémoires, il décrit la situation de la classe ouvrière et celle des membres de l’appareil local du parti :
« La plus grande partie des ouvriers vivait dans des maisons en bois misérables, à la limite de l’effondrement, dans lesquelles, faute de combustible, on avait froid. D’énormes files d’attente se formaient pour acheter des produits alimentaires. (…) Les membres du comité local du parti[eux]recevaient tous les produits dont ils avaient besoin dans un centre de distribution non ouvert au public, une situation qu’ils considéraient comme parfaitement normale. Le niveau moral des permanents du parti était des plus bas : ils consommaient de la vodka et du tord-boyaux maison même au travail, et le soir ils jouaient aux cartes et faisaient la noce. La jeune militante qui dirigeait le secteur féminin du comité du parti m’avait invité à une réunion des ouvrières du textile. Là, elle exposa avec enthousiasme que le pouvoir soviétique avait donné une complète liberté à la femme. Mais pour ce qui la concernait elle, cette fameuse "liberté" comportait un côté affligeant – elle souffrait d’une maladie vénérienne.(…) elle s’indigna avec une franchise à laquelle j’étais peu habitué : "Tu imagines ce 'cadeau' que m’a fait un salopard du comité du parti !" »
Grigorov resta là plusieurs jours et fut invité à une réunion des membres du parti d’une usine. La réunion débuta par le discours du directeur, Balakhnine, membre du parti évidemment :
« [Balakhnine]commença par énumérer les services que, dans le passé, il avait rendus à la classe ouvrière. Ce faisant, il avait un air des plus satisfaits de lui (…). Ensuite, sans se gêner, Balakhnine se mit à dénoncer Trotsky, à rappeler ses divergences avec Lénine, à le traiter tantôt de liquidateur, tantôt de menchevik [les socialistes qui avaient trahi la révolution en 1917]. [Puis], il alla dans le mensonge jusqu’à dire que Trotsky s’était opposé à l’insurrection armée d’Octobre, et que, s’en prenant maintenant aux véritables léninistes, il était un idéologue de la petite bourgeoisie. Et pour conclure, il porta un toast en l’honneur du Comité central léniniste. On entendit deux ou trois personnes applaudir, puis un long silence se fit. Le secrétaire du comité local du parti proposa alors que l’on passe aux questions. »
Et là, les questions des ouvriers, eux aussi membres du parti, se mirent à pleuvoir :
« Comment donc Lénine avait-il pu confier la direction de l’Armée rouge au menchevik Trotsky ? Pourquoi tenait-on Trotsky en estime quand Ilitch [le patronyme de Lénine]était en bonne santé ? Comment Trotsky aurait-il pu être contre l’insurrection d’Octobre, lui qui dirigeait sa préparation ? Et Staline, qui est-il ? Nous ne le connaissons pas. Pourquoi nous fournit-on du pain rassis et congelé ? Jusqu’à quand les ouvriers seront-ils privés de leurs droits ? Pourquoi à la cantine de l’usine nous nourrit-on plus mal que des chiens ? Toutes ces questions s’accompagnaient de bruits et exclamations divers : "Ils sont devenus des bureaucrates", "Ils sont coupés des ouvriers", "Ils nous bâillonnent", "Ils nous promettent le paradis sur terre pour demain, mais aujourd’hui ils nous appellent à souffrir, tandis que pour les chefs c’est déjà le paradis". »
Grigorov savait que le directeur avait suivi les instructions de l’appareil qui menait campagne pour diffamer Trotsky. Alors il intervint pour rétablir la vérité sur Trotsky et son rôle avant et pendant la révolution. Puis il aborda le combat contre la bureaucratie dans le parti et dans l’État :
« Du fait de la maladie de Lénine, une lutte pour le pouvoir s’est engagée au comité central, tandis qu’au Politburo une majorité fait bloc contre Trotsky, personnage le plus populaire dans le parti et dans l’armée. Mais la population n’a que faire de cette lutte, pour elle ce qui importe, c’est de résoudre les questions essentielles : amélioration des conditions de logement, augmentation des salaires, problème de l’approvisionnement alimentaire. Les ouvriers doivent s’octroyer le droit de participer à la prise des décisions qui concernent leur existence. »
Le discours de Grigorov se termina par un tonnerre d’applaudissements. Le directeur tenta de le discréditer en criant : « Grigorov est un enseignant menchevique, à qui faites-vous confiance ? » Mais un ouvrier lui répondit : « Dis donc, toi, Balakhnine,tu aurais bien fait d’aller d’abord étudier à l’école, avant d’aller t’asseoir dans un fauteuil de directeur. »
Deux résolutions furent votées. Celle du directeur obtint 19 voix, celle de Grigorov 150. Mais voici la suite :
« Quand on proclama les résultats du vote, il se produisit un incident très étonnant. Balakhnine sortit un pistolet de sa poche, le pointa sur moi et s’écria : "Des mencheviks comme lui, il faut les fusiller".
Un groupe d’ouvriers fondit sur lui, lui arracha le pistolet, et il quitta la salle. Après cela, tous entonnèrent L’Internationale, des cris fusèrent : "Vive les chefs de la révolution, Lénine et Trotsky !", "Vive l’organisateur de l’Armée rouge !"
Nous mettions du temps à nous séparer. Le secrétaire du comité local du parti vint vers moi et me dit : "Pour cette réunion, on va me retirer mon poste. Et je ne vais pas te remercier." À quoi je répondis : "Tu n’as rien à craindre, tu es un ouvrier, tu iras travailler à la fabrique, alors que pour moi cela se présente de façon plus délicate. Mais je ne regrette absolument pas d’avoir dit la vérité aux ouvriers." »
Comme le montre ce récit, la gangrène bureaucratique avait progressé en prenant de court les révolutionnaires. Ils avaient vu l’enrichissement de certains et le recul de la vie démocratique dans le parti. Mais en même temps, tous ces militants, y compris les bureaucrates, s’étaient retrouvés sur les fronts de la guerre civile, combattant côte à côte. Et puis, bon an mal an, pourquoi ne pas faire confiance aux déclarations réconfortantes de l’appareil qui assurait que les choses s’amélioraient ? Il fallait du courage pour apparaître ouvertement comme un oppositionnel et suivre Trotsky sur lequel s’acharnait tout l’appareil. Le trotskysme est né dans ce combat.
Dès fin 1923, plusieurs milliers de militants rejoignirent Trotsky pour former avec lui l’Opposition de gauche. Autour de ce noyau des dizaines de milliers de membres du parti sympathisaient plus ou moins clandestinement. Parmi eux, il y avait des vieux bolcheviks qui avaient connu les prisons du tsar, les déportations et l’exil. Mais il y avait surtout des jeunes ayant rejoint le parti au moment de la révolution ou pendant la guerre civile. Tous, ils incarnaient la Révolution d’Octobre et le bolchevisme.
Ils militèrent dans le parti communiste parce que c’était leur parti. Ils voulaient le régénérer, faire revenir la démocratie en son sein, lui redonner son sens de parti de la classe ouvrière. Pendant dix ans, les oppositionnels s’interdirent de construire un nouveau parti. Mais pour ce qui est de l’audience et de l’implantation dans la classe ouvrière, et de la compétence des militants et de la direction, ils étaient un véritable parti, comme le mouvement trotskyste n’en connaîtra plus par la suite.
Au début de 1926, les oppositionnels réussirent à regagner une fraction de leurs anciens camarades, ceux qui suivaient Zinoviev et Kamenev, lesquels avaient jusqu’alors fait bloc avec Staline contre Trotsky, avant de se retourner. Victor Serge qui militait alors à Leningrad raconte ce retournement de plusieurs vieux bolcheviks :
« Les vieux chefs du parti de Leningrad, que je connaissais presque tous depuis 1919, (…) paraissaient avoir changé d’âme en une nuit et je ne peux m’empêcher de penser qu’ils éprouvaient un profond soulagement à sortir du mensonge asphyxiant pour nous tendre la main. Ils parlaient de ce Trotsky, qu’ils dénigraient odieusement l’avant-veille, avec admiration et commentaient les détails des premières entrevues entre lui, Zinoviev et Kamenev. »
L’Opposition unifiée présenta en 1927 une plateforme politique pour le XVe congrès du parti. C’était le programme révolutionnaire de la classe ouvrière d’Union soviétique. La plateforme réclamait que l'augmentation des salaires ouvriers « marche de pair avec l'augmentation du rendement de l'industrie ». Elle disait qu’il fallait chercher l’alliance avec les paysans pauvres et combattre les paysans riches, en exonérant de l'impôt les premiers et en prenant davantage aux seconds ainsi qu’aux petits capitalistes, sans augmenter les impôts des paysans moyens. La plateforme disait qu’il fallait développer l’industrie étatisée pour que « la diminution des prix atteigne, avant tout, les produits de première nécessité, consommés par les larges masses des ouvriers et des paysans ».Elle insistait sur le lien indissoluble entre l’avenir de l’Union soviétique et la révolution à l’échelle internationale. Et elle mettait au premier plan la lutte contre les comportements bureaucratiques en réclamant le retour de la démocratie à l’intérieur du parti.
Même dix ans après Octobre, ce programme révolutionnaire résonnait dans les cœurs de bon nombre de travailleurs et de militants. Il touchait aussi par sa véracité les plus jeunes. L’écho recueilli par l’Opposition représentait un danger mortel pour la bureaucratie. Alors, Staline décida de la museler. Et juste avant le congrès, l’Opposition fut exclue. Ses militants furent envoyés en déportation ou en prison. L’appareil réussit à en faire capituler certains. Mais des milliers restèrent fermes malgré la répression à l’image de Rakovski, un des rares dirigeants de l’Opposition à avoir pu assister au congrès, qui répondit au comité central lui demandant de capituler : « Je commence à me faire vieux. Pourquoi gâcher ma biographie ? » Et il fut déporté.
Trotsky le fut au Kazakhstan. Puis un an après, pour le couper radicalement du reste de l’Opposition et frapper celle-ci à la tête, Staline le fit expulser d’Union soviétique. Mais même sans Trotsky, même emprisonnés et réprimés, les oppositionnels ne pliaient pas. Et leurs analyses et leurs tracts continuaient de circuler dans les usines et les quartiers ouvriers. Au milieu des années 1930, l’Opposition vit même venir à elle de nouveaux adhérents, des jeunes et des ouvriers. Alors, Staline organisa leur liquidation totale.
Persécutés comme ils l’étaient, les oppositionnels n’avaient plus aucun moyen de se battre si ce n’est en refusant de capituler devant la terreur. Accepter de se soumettre, c’était laisser l’appareil salir tout leur combat, le laisser dire qu’ils étaient des menteurs et des traitres à la classe ouvrière. L’immense majorité des oppositionnels qui suivait Trotsky depuis 1923 préféra mourir plutôt que de céder. Ce geste héroïque était avant tout politique. Et on ne peut pas comprendre leur détermination si on ne comprend pas que c’est la révolution russe qui les portait, la fidélité à ce combat et à ce moment unique de l’histoire de la lutte de classe où ils avaient entrevu le renversement total du capitalisme. Ils savaient qu’ils étaient les derniers à incarner le bolchévisme et qu’ils ne devaient pas céder pour qu’il y ait une chance de transmettre cet héritage aux nouvelles générations.
Hors d’URSS, la stalinisation de l’Internationale communiste
À l’échelle internationale, le mouvement communiste s’était développé en parallèle à cette dégénérescence de l’État soviétique. Des militants ouvriers avaient rompu avec les partis socialistes ou les syndicats anarchistes pour se tourner vers la IIIe Internationale et aller à l’école du bolchevisme, pour « faire comme en Russie ». Mais à peine venaient-ils de franchir ce pas, qu’ils étaient confrontés aux luttes internes à la direction du parti soviétique, luttes dont ils ne saisissaient pas les enjeux.
James Cannon, qui était alors un des dirigeants du parti communiste des États-Unis et devint par la suite trotskyste, raconte sa propre incompréhension au début de l’Opposition de gauche :
« J’éprouvais une très grande insatisfaction. Le conflit dans le parti russe ne m’a jamais enthousiasmé. Je ne le comprenais pas. (…) le critère qui servait à juger les dirigeants à Moscou, c’était : qui avait vociféré le plus fort contre le trotskysme et contre Trotsky. »
Même quand la politique de l’Internationale communiste que l’Opposition combattait avait des conséquences catastrophiques, l’immense majorité des militants communistes dans le monde n’en comprenaient pas les raisons.En Chine, en 1927, alors qu’une révolution prolétarienne avait éclaté, l’Internationale obligea les communistes chinois à se ranger derrière des dirigeants bourgeois qui se retournèrent contre la classe ouvrière et écrasèrent dans le sang la révolution. Mais Cannon avoue avec sincérité : « les provinciaux américains que nous étions ne connaissaient rien là-dessus. La Chine était lointaine. [Et]Nous n’avions jamais vu aucune des thèses de l’Opposition russe. »
Quand Cannon découvrit ces thèse, il rejoignit Trotsky.
Le reflux général de la vague révolutionnaire avait à la fois renforcé la bureaucratie en URSS et les tendances conservatrices dans les partis communistes. La conjonction des deux transforma l’Internationale communiste de Lénine en une Internationale stalinienne qui allait devenir une arme contre la révolution. Et la victoire du parti nazi en Allemagne en 1933 allait révéler tout ce que cette évolution avait de fatal.
En Allemagne, lors de la montée du nazisme, au début des années 1930, la classe ouvrière allemande était organisée dans deux grands partis ouvriers, le parti socialiste et le parti communiste. Le PC avait été décapité dès sa naissance en 1919 par l’assassinat de plusieurs de ses dirigeants dont Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Il s’était relevé et avait grossi au cours des épisodes révolutionnaires qui avait suivis, mais avait vite sombré dans un suivisme aveugle vis-à-vis de l’appareil stalinien.
Les forces organisées du mouvement ouvrier allemand étaient considérables. Coordonnées pour lutter contre les nazis, elles auraient pu créer un front uni puissant. Mais la lutte résolue contre le nazisme signifiait la lutte contre le capitalisme et la révolution ouvrière. Les dirigeants du parti socialiste n’en voulaient pas. Leur politique se résuma à espérer que la bourgeoisie allemande n’appelle pas les nazis au pouvoir. La direction stalinienne du parti communiste avait elle aussi renoncé au combat révolutionnaire, ce qu’elle cachait derrière un sectarisme suicidaire avec la formule dite du social-fascisme, qui considérait que le parti socialiste et le parti nazi étaient « des jumeaux » et empêchait tout front uni des travailleurs. Désorientée par les directions du PC et du PS, la classe ouvrière allemande fut livrée sans combat à Hitler qui, dès qu’il eut le pouvoir, broya les organisations ouvrières, en assassinant ses militants ou en les enfermant dans des camps de concentration.
La destruction du mouvement ouvrier allemand fut un coup de tonnerre mais aucune direction d’aucun parti communiste au monde ne critiqua la politique stalinienne, révélant la faillite complète de la IIIe Internationale.
La victoire de Hitler signifiait que l’impérialisme allemand allait se préparer à une nouvelle guerre mondiale. Et cette Allemagne nazie était une menace évidente contre l’URSS. Mais la bureaucratie soviétique était devenue incapable de voir dans les explosions révolutionnaires du prolétariat autre chose qu’un danger pour elle. Alors elle chercha des alliés du côté des pays impérialistes. Et elle mit l’Internationale communiste au service de sa diplomatie. Ce que le stalinisme avait à offrir à ses alliés impérialistes, c’était sa capacité à tromper la classe ouvrière.
Sur ordre de Moscou, les dirigeants des PC stalinisés tendirent la main à tout ce qui se trouvait sur leur droite, aux partis socialistes et à des partis bourgeois, comme ils le firent en Espagne et en France, en mettant en place des Fronts populaires avec comme objectifs de canaliser la contestation ouvrière sur le terrain de l’électoralisme. En même temps, et c’était lié, ils ne toléreraient pas la moindre expression indépendante sur leur gauche qui aurait dénoncer leur trahison et leur forfaiture.
Quand la révolution prolétarienne espagnole éclata, en juillet 1936, l’Internationale communiste intervint pour la première fois consciemment dans un sens contre-révolutionnaire. Une révolution espagnole victorieuse aurait immédiatement trouvé le soutien de la classe ouvrière française qui venait de vivre la grève générale de juin 1936 avec ses occupations d’usines. Cela aurait été un retournement politique considérable dans cette Europe où le fascisme se répandait. Mais la bureaucratie craignait la révolution prolétarienne encore plus que la guerre mondiale. Car un nouvel État ouvrier aurait révélé l’usurpation stalinienne aux yeux de tous les travailleurs. Alors Staline mit tout en œuvre pour étrangler la révolution.
Les staliniens et les socialistes, alliés dans le Front populaire espagnol, obligèrent les exploités à renoncer à leurs revendications révolutionnaires sous prétexte que, dans le combat contre l’extrême droite franquiste, il ne fallait pas effrayer une imaginaire bourgeoisie républicaine. Avec la complicité des chefs anarchistes du puissant syndicat CNT, ils étouffèrent l’élan des masses. La bourgeoisie, elle, avait choisi le franquisme et les staliniens assassinaient les révolutionnaires espagnols.
Staline avait envoyé, en Espagne, des armes, non pas aux travailleurs mais à cette composante de l’État se disant républicaine. Il avait aussi rassemblé des troupes pour elle. À l’appel de l’Internationale communiste, des militants venant de toute l’Europe constituèrent les Brigades internationales. Ils étaient venus combattre le franquisme, croyant donner leur vie pour que le mouvement communiste prenne sa revanche sur Hitler, Mussolini et tous les dictateurs d’Europe. Mais ces mêmes militants fournirent au stalinisme les troupes pour réprimer la révolution espagnole.
C’est parce qu’il avait réussi à se faire passer pour le continuateur de Lénine que Staline pouvait agir ainsi, et imposer aux militants communistes de tous les pays, ce que jamais aucun parti bourgeois ou réformiste n’aurait pu leur imposer. Le stalinisme réintroduisit au sein même du mouvement communiste, des idées bourgeoises comme le nationalisme et l’électoralisme, qui n’avaient rien à voir, non seulement avec le bolchevisme mais même avec ce que le mouvement ouvrier avait réussi à construire avant. Cette régression politique, cette corruption du mouvement ouvrier, la bourgeoisie n’aurait pu l’obtenir sans le stalinisme. La confiscation du drapeau de la Révolution russe par le stalinisme fit de lui un poison infiniment plus fatal pour le mouvement ouvrier révolutionnaire que tous les poisons réformistes du passé.
La situation mondiale au moment de la fondation de la IVe Internationale
Alors, quand fut fondée la IVe Internationale en septembre 1938, celle-ci ne regroupait que de petites organisations.
Dans l’histoire du mouvement ouvrier, depuis Marx il y avait toujours eu un courant révolutionnaire dans la classe ouvrière. De générations en générations, que ce soit dans les périodes de tempête ou de calme de la lutte de classe, la transmission s’était toujours faite, de militants à militants, qui apprenaient les uns des autres. Même quand il y eut des ruptures dans cette continuité, cette transmission avait quand même pu avoir lieu. Les partis socialistes avaient été fondés par des militants qui s’étaient formés auprès de Marx et d’Engels. Après la révolution russe, les partis communistes s’étaient créés à partir des courants révolutionnaires des partis socialistes ou des syndicats ouvriers de tendance anarchiste.
Pour la première fois dans l’histoire, le stalinisme avait rompu cette continuité humaine militante en exterminant les trotskystes soviétiques et en corrompant les partis communistes au point d’en faire des partis au service des intérêts de la bourgeoisie. Les idées révolutionnaires étaient devenues un spectre.
Même dans cet état, elles ont continué à hanter la bourgeoisie. Quelques jours avant la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne, en août 1939, Hitler rencontra l’ambassadeur français à Berlin et il lui déclara : « Je vaincrai, je le crois, et vous, vous croyez que vous vaincrez, mais ce qui est certain, c’est que le sang allemand et le sang français couleront. » L’ambassadeur français lui dit : « Si je croyais vraiment que nous l’emporterions, j’aurais également peur que le résultat de la guerre soit qu’il n’y ait qu’un seul vainqueur, M. Trotsky. » Et Hitler répondit : « Je sais ». Car pour la bourgeoisie, la peur de la révolution prolétarienne s’incarnait en Trotsky.
Trotsky fut assassiné le 21 août 1940 par un agent de Staline moins de deux ans après la fondation de la IVe Internationale. Politiquement, celle-ci ne survécut pas à sa mort car il était son seul véritable dirigeant. Les militants qui en Europe ou aux États-Unis l’avaient rejointe malgré tout leur courage, n’avaient pas l’expérience et la trempe des militants de l’Opposition de gauche soviétique. Ils n’avaient jamais été en contact avec le bolchevisme. Où auraient-ils pu le rencontrer ? Pas dans les partis stalinisés, et encore moins dans les partis socialistes réformistes.
En outre, le stalinisme avait érigé entre ces faibles organisations trotskystes et la classe ouvrière un rempart qu’il voulait infranchissable. En URSS, Staline avait fait exécuter la quasi totalité des trotskystes. À l’étranger, même s’il fit assassiner Trotsky et d’autres dirigeants trotskystes comme Léon Sédov, le fils de Trotsky, il ne pouvait pas liquider aussi facilement les révolutionnaires. En revanche, au sein du prolétariat où il était hégémonique, il pouvait faire régner sa loi. Les staliniens systématisèrent la violence morale et physique contre les trotskystes pour empêcher que leurs idées pénètrent dans la classe ouvrière. Les militants trotskystes étaient dénoncés comme agents de l’impérialisme, traités « d’hitléro-trotskystes ». Les rares militants ouvriers révolutionnaires découverts étaient dénoncés au patron pour être licenciés. Et les militants révolutionnaires qui se présentaient ouvertement devant les entreprises se faisaient casser la figure et menacer de mort.
En introduisant des méthodes des gangsters dans le mouvement ouvrier, le stalinisme a aussi pourri ses propres militants. Il leur a appris à piétiner la démocratie ouvrière, à faire taire les oppositions, à se méfier de la base parce qu’elle pourrait être trop indépendante. Il a cultivé chez ses responsables l’arrogance et le mépris de ceux qui pensent à la place des travailleurs et décident de ce qui est bon pour eux.
Le stalinisme a liquidé les militants capables de transmettre les traditions du bolchevisme. Il a créé un fossé entre la classe ouvrière et les idées révolutionnaires. Mais il n’a pas pu détruire ce que Trotsky avait écrit : ses textes, ses analyses, ses programmes sont ce qui nous reste et c’est inestimable.
Le mouvement trotskyste après la mort de Trotsky
Le mouvement trotskyste sortit de la Seconde Guerre mondiale éclaté. Des militants avaient été tués, certains dans les camps nazis, d’autres assassinés par les staliniens. Il y a avait des militants trotskystes dans bien des pays, en Europe, dans les Amériques, en Asie, en Afrique du Sud. Mais il s’agissait, en général, de tout petits groupes sans implantation ouvrière. Formellement, la IVe Internationale continuait d’exister et réussit à tenir un deuxième congrès mondial, dix ans après sa fondation. Mais, bien sûr, sans Trotsky.
Or, Trotsky incarnait à lui seul la politique et le programme de la IVe Internationale. Il avait dirigé un parti ouvrier de masse et deux révolutions, constitué et mené à la victoire une Armée rouge de plusieurs millions d’hommes. À l’échelle internationale, les trotskystes qui étaient venus à lui étaient en grande majorité de jeunes intellectuels coupés des masses ouvrières et qui ne comprenaient qu’à moitié les conseils qu’il leur avait donnés. Lors d’une discussion avec des militants américains en 1939, Trotsky caractérisait ainsi les trotskystes français :
« Il y a en France des camarades comme Naville et d'autres qui sont venus à nous, il y a quinze, seize ans, alors qu'ils étaient encore de tout jeunes gens (…) et, pendant toute leur vie consciente, ils n'ont reçu que des coups, subi que des défaites, de terribles défaites, et ils en ont l'habitude. Ils apprécient hautement la justesse de leurs conceptions, ils sont capables de bonnes analyses, mais ils n'ont jamais été capables de pénétrer dans les masses, d'y travailler, ils n'ont jamais pu apprendre à le faire. »
Naville, qui avait été en contact étroit avec Trotsky, cessa de militer après la guerre. Mais ceux qui se trouvaient à la tête des organisations trotskystes en France et en Europe avaient les mêmes défauts évoqués par Trotsky. Aux États-Unis, Cannon et les militants ouvriers qui l’entouraient avaient réussi à avoir une certaine implantation dans la classe ouvrière. Et ce n’est pas un hasard si c’est leur organisation qui suivit de plus près les conseils de Trotsky. Mais les seuls qui parlaient réellement le même langage que Trotsky, qui avaient l’expérience du travail militant révolutionnaire au sein des masses, avait été ses camarades soviétiques, qui avaient tous péri ou presque.
Les militants à l’origine de notre courant ont rompu pendant la Seconde Guerre mondiale avec le reste du mouvement trotskyste en France parce que la majorité de celui-ci, après la défaite militaire de 1940, avait mis en avant une politique de « front commun avec tous les éléments pensant français » ce qui était de fait un abandon de l’internationalisme. Mais le choix de rompre, pour ces militants, était surtout motivé par la nécessité de lier leur sort à la classe ouvrière organiquement, humainement, concrètement ; en revenant à l’idée fondamentale qu’il fallait commencer par construire une organisation en direction des travailleurs et des entreprises. Dans son rapport sur l’organisation de 1943, Barta, le militant d’origine roumaine qui dirigeait, ce petit groupe, l’Union communiste, expliqua les raisons de cette rupture et de la constitution d’une organisation indépendante :
« Les idées de l'Opposition russe, qui furent la base de la naissance du courant de la IVème Internationale, n'ont pas pu pénétrer dans un milieu ouvrier en France. (…) Le fait que ces idées ont été adoptées surtout par des intellectuels manquant de véritables traditions communistes, qui pendant des années (…) n'ont pas eu la possibilité de militer sur le terrain des luttes ouvrières, a conféré à l'Opposition communiste en France un caractère petit-bourgeois qui a rendu aléatoire tout développement ultérieur du mouvement (…) en France au moment où la situation objective (les luttes prolétariennes de 1934 à 1939) fournissait une base solide à la propagation des idées de la IVème Internationale.
Nous nous sommes engagés depuis le début de la guerre, dans la création d'une organisation de type révolutionnaire bolchevique. Le bolchevisme implique, avec une politique juste (…), un contact réel et étendu avec la classe ouvrière, la participation quotidienne à ses luttes ; il s'inspire des intérêts quotidiens et permanents de la classe ouvrière. »
Par son activité militante, l’Union communiste, réussit à gagner des travailleurs au trotskysme et à former parmi eux des cadres. Comme Pierre Bois, qui allait être le dirigeant de la grève de l’usine Renault à Billancourt d’avril-mai 1947, où des milliers de travailleurs tinrent tête à la direction, au gouvernement et à l’appareil hégémonique de la CGT stalinienne, en s’organisant démocratiquement dans un véritable comité de grève. Craignant de se déconsidérer auprès des travailleurs, les ministres du PCF durent affirmer leur soutien à la grève et furent exclus du gouvernement. Le succès militant que représentait cette grève n’eut cependant pas de répercussions sur la façon de militer du reste du mouvement trotskyste. Et l’Union communiste resta seule dans ses choix militants.
Après la mort de Trotsky, tous ceux qui se fixaient comme objectif de construire des organisations sur la base du trotskysme, étaient face au problème de s’orienter politiquement, dans un monde où le stalinisme, prétendant être le seul et unique représentant du communisme et de la révolution, défigurait ces mêmes idées. Les idées du communisme révolutionnaire authentique, il fallait aller les chercher dans les livres. Et à l’époque, il n’était pas évident de trouver les ouvrages de Trotsky.
Une des analyses les plus fondamentales de Trotsky et de l’Opposition de gauche était celle de l’URSS. En mars 1934, alors que le stalinisme avait mené le prolétariat allemand à l’abattoir en le livrant à Hitler, et alors que Staline emprisonnait les trotskystes en URSS, Trotsky affirmait :
« Le fruit de la grande révolution d'Octobre en Russie fut l'État soviétique. Il a montré quelles forces et quelles possibilités recèle le prolétariat. L'État soviétique demeure, aujourd'hui encore, chair de notre chair et sang de notre sang. En ces heures difficiles, nous appelons tout ouvrier honnête à la défense de l'État soviétique. »
Trotsky avait déjà combattu des militants qui ne voulaient plus assumer ce point de vue sur l’URSS. Après la guerre et la mort de Trotsky, d’autres militants, tout en se revendiquant du trotskysme remirent en cause les raisonnements de Trotsky sur l’Union soviétique.
Bien sûr, tout le monde pouvait constater que derrière la propagande officielle, l’Union soviétique était de plus en plus éloignée de l’idéal socialiste d’égalité et de fraternité. L’enrichissement de la bureaucratie était de plus en plus écœurant. Et la dictature était féroce.
Mais la société soviétique était le fruit d’une révolution, d’un séisme social d’une ampleur exceptionnelle dans l’histoire humaine. L’intervention directe des masses avait bouleversé en profondeur les vieux rapports sociaux. Les opprimés s’étaient libérés de l’oppression sous toutes ses formes et d’une façon radicale. Plus rien ne pouvait être comme avant, et d’abord dans leurs têtes. Ils avaient modelé de nouveaux rapports sociaux, ce qui en retour les avait transformés eux profondément et durablement. Seule une révolution prolétarienne mobilisant, des années durant, des dizaines de millions d’individus pouvait réaliser cela. Aucun coup d’État, aucune révolution de palais et même aucune révolution paysanne dirigée par la petite bourgeoisie ne pourraient avoir un tel effet.
Alors, dire que l’URSS était une dictature comme les autres, c’était balayer son origine révolutionnaire prolétarienne. En plus, ce renoncement se faisait souvent sous la pression de la propagande anti-communiste, très forte au moment de la guerre froide et qui était largement relayée par les partis socialistes.
À partir de la fin 1947, dans les pays d’Europe centrale, comme la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne, etc. qui étaient occupés par l’Armée soviétique, la bureaucratie stalinienne mit en place des gouvernements à sa botte, pour empêcher ces pays d’échapper à son emprise. Ces Démocraties populaires, comme on les appela par la suite, se revendiquaient du socialisme. Et formellement, dans cette période de tension entre l’URSS et l’impérialisme, ces régimes étaient alliés de l’Union soviétique. Mais de quelle nature étaient ces nouveaux États
La majorité du courant trotskyste décréta que les Démocraties populaires étaient, comme l’URSS, des États ouvriers dégénérés. Mais tracer un trait d’égalité entre ces États et l’URSS, c’était dire que la bureaucratie stalinienne pouvait jouer un rôle équivalent à l’action consciente de millions de travailleurs, et que la prise en main d’un appareil d’État par l’armée et la police politique de Staline pouvait avoir les mêmes effets qu’une des plus profondes révolutions sociales de l’histoire. Cela signifiait en clair qu’il n’y avait pas besoin de l’intervention de la classe ouvrière pour renverser le capitalisme.
Pour notre part, nous nous sommes toujours tenus à l’idée fondamentale que rien ne peut remplacer l’intervention consciente des masses ouvrières. Et nous avons considéré que ces États, bien que passés sous la tutelle du Kremlin, n’avaient pas changé de nature et restaient des États bourgeois ; et que seule l’Union soviétique était un État ouvrier, dégénéré, issu de la révolution d’Octobre 1917.
Après la Seconde Guerre mondiale eut lieu l’explosion révolutionnaire des masses opprimées des empires coloniaux. Tout en étant extrêmement prudents devant les processus révolutionnaires qui se déroulaient – car les révolutions sont toujours imprévisibles – le point de vue qui a guidé les militants de notre courant pour s’orienter dans ces évènements, ces révolutions, était d’essayer de comprendre quel rôle y jouait la classe ouvrière en tant que force politique, et s’il s’y trouvait un parti ouvrier pour représenter ses intérêts politiques.
La révolution chinoise, qui mena à la prise du pouvoir par le Parti communiste de Mao en 1949, secoua toute l’Asie. La paysannerie pauvre se souleva contre ses oppresseurs dans les campagnes, les propriétaires terriens et les seigneurs de guerre du passé. Et le parti de Mao se mit à la tête de cette révolte. Mais où était le prolétariat ? Où était son action politique ? Malgré sa faiblesse numérique, il aurait pu jouer un rôle dirigeant, comme une vingtaine d’années auparavant la révolution ouvrière de 1927 dans ce même pays l’avait montré.
Mais le parti communiste chinois n’était plus un parti ouvrier. Son histoire, après la répression sanglante de 1927, l’avait entraîné loin des villes, dans les campagnes. Et il s’était transformé en un appareil de guérilla. Il s’était retrouvé à la fois coupé de la classe ouvrière, mais aussi coupé des milieux petit-bourgeois et bourgeois liés à la dictature et de ce fait incapables de la moindre opposition radicale. L’évolution originale du PC chinois en avait fait, malgré ce nom qu’il conservait, un parti nationaliste petit-bourgeois radical, dont les dirigeants avaient appris, à l’école du stalinisme, comment brandir les idéaux communistes pour tromper les masses révoltées.
Il y avait en Chine des militants trotskystes, dont certains avaient été gagnés à l’Opposition dès 1927. Mao les liquida physiquement. Aussi faibles qu’ils étaient, ils représentaient pour lui le danger d’une politique prolétarienne indépendante.
Mao fit école. Du Vietnam à Cuba en passant par la Corée du Nord et toute une série de guérillas, des dirigeants nationalistes s’inspirèrent de ses méthodes dans leur combat contre l’impérialisme. À chaque fois, il se trouva des militants dans le mouvement trotskyste, pour y voir des « processus révolutionnaires » donnant « automatiquement » naissance à de nouveaux « États ouvriers ». Gênés aux entournures, certains se sont sentis obligés d’y accoler l’adjectif « dégénéré » ou « déformé ». Mais les épithètes ne changent rien au fait que ces État n’avaient rien de commun avec ce qui s’était accompli en Russie en 1917.
Depuis, le Vietnam et la Chine se sont spectaculairement ouverts au marché capitaliste. Le régime cubain s’oriente sur la même voie. Et les mal-nommées Démocraties populaires ont rejoint le giron capitaliste. Mais ce n’est pas tant que l’histoire ait donné raison aux analyses de notre courant qui nous importe, que les convictions sur lesquelles elles se fondaient et que le reste du mouvement trotskyste a reniées. Laisser croire que la bureaucratie stalinienne ou que des groupes nationalistes petits-bourgeois, aussi radicaux soient-ils, puissent jouer le même rôle que la classe ouvrière, c’était tourner le dos au trotskysme. C’était renoncer à défendre le programme révolutionnaire du prolétariat en prétendant que d’autres pouvaient le réaliser à sa place.
Ce qui caractérise notre courant, c’est notre fidélité à la classe ouvrière et au trotskysme. À l’époque où le PCF était tout-puissant dans la classe ouvrière française et formait un cordon sanitaire autour d’elle pour empêcher les idées trotskystes de s’y implanter, les militants à l’origine de notre courant n’ont pas renoncé. Ils n’ont pas cherché à se tourner vers d’autres couches sociales qui auraient tenu lieu de substitut à la classe ouvrière. Et malgré les difficultés, ils ont créé une organisation ouvrière trotskyste. Aujourd’hui, les difficultés ont changé de nature. Ce n’est plus le stalinisme mais le recul de la combattivité et la profonde dépolitisation de la classe ouvrière que nous devons affronter. Mais c’est toujours avec les mêmes perspectives – trouver le moyen d’implanter les idées trotskystes dans la classe ouvrière – avec la même confiance totale dans le prolétariat. Pour les communistes révolutionnaires que nous sommes, il n’y a pas d’alternative.
Intervention de Max Céleste – Combat ouvrier
Notre groupe milite depuis 1971 en Martinique et en Guadeloupe. Ces deux îles furent très longtemps des colonies françaises. Puis en 1946, elles eurent le statut de départements français sur le papier. Car pendant encore un demi siècle elles durent subirent l’oppression coloniale directe avant l’obtention d’une relative égalité sociale et reconnaissance de libertés démocratiques.
Cependant 72 années de départementalisation évolutive n’effacent toujours pas trois siècles d’esclavage et de colonialisme. Nous sommes un groupe trotskyste, membre de l’UCI (Union Communiste internationaliste), avec plusieurs autres organisations dont Lutte ouvrière. Nous sommes aujourd’hui toujours un petit groupe, dans ces deux petites îles des Antilles, certes, mais nous avons été confrontés à une situation qui rappelle toute une série de situations qui ont existé dans d’autres pays pauvres, colonisés semi colonisés où se sont posés des problèmes d’émancipation de l’oppression coloniale, impérialiste et raciale. L’échelle des pays n’exclue pas similitudes, analogies et comparaisons.
Après notre fondation en 1965 à Paris nous avons immédiatement milité en direction des travailleurs antillais de l'émigration. Dans le même temps, nous avons été confrontés aux idées nationalistes en vogue à l’époque, portées par des organisations nationalistes qui irradiaient alors les milieux de la jeunesse étudiante et même ceux des jeunes travailleurs politisés. C’était un mélange de maoïsme, de castrisme, de guévarisme, de négritude, d’idées venant du FLN algérien victorieux de sa guerre contre le colonialisme français, d'idées venant des nationalistes vietnamiens en pleine guerre alors contre les USA après la guerre victorieuse contre le colonialisme français. Et tout cela, arrosé d’une pincée de marxisme.
Aux Antilles, en pleine période colonialiste, à une époque où les forces de l’ordre tiraient à vue sur les travailleurs en lutte, où la misère était comparable à celle qui existe encore par exemple en Afrique, les partis communistes staliniens avaient pris depuis longtemps un cours nationaliste. Au début des années 60, on vit apparaître des organisations nationalistes plus actives, prônant l’autonomie ou l’indépendance nationale par rapport à la France. En 1963. Il y eut, entre autres le GONG (groupe d’organisations nationales de la Guadeloupe) et l’OJAM (Organisation de la jeunesse anti colonialiste de Martinique). Elles étaient relayées par les organisations étudiantes.
Toutes ces organisations et partis mettaient en avant ce qu’ils appelaient « la libération nationale », en reléguant la place de la classe ouvrière et des pauvres à ce qu’ils appelaient la « deuxième étape ». Après la libération nationale, cette deuxième étape qui devait être socialiste n’était en réalité qu’un futur hypothétique. En fait, ce que veulent les nationalistes c’est l’avènement d’un état martiniquais ou guadeloupéen avec la petite bourgeoisie et la bourgeoisie au pouvoir. Quant à la classe ouvrière, quant aux classes pauvres, le rôle qui leur est dévolu c'est d’accepter de construire l’état guadeloupéen et martiniquais en faisant tous les sacrifices qu’il faut au nom de la « patrie guadeloupéenne » et « martiniquaise ». En fin de compte, un rôle de piétaille pour les intérêts de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie locales. C’est ce que les nationalistes, tout comme en Chine ou au Vietnam appelaient la « révolution nationale démocratique et populaire » (la RNDP). C’était « l’alliance des quatre classes » qu’avait prôné Mao en Chine, c’est-à-dire l’alliance de la paysannerie, avec la classe ouvrière, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale. Ce programme suscitait bien des illusions chez les travailleurs et dans la jeunesse politisés alors qu'en fait, il était mis en avant pour forger une nation bourgeoise indépendante de l'impérialisme français. Pas pour faire triompher les intérêts des travailleurs et des pauvres.
Aux Antilles, certains groupes indépendantistes, compte tenu de la fréquence et de la force des luttes ouvrières ont choisi, à partir des années 70, de se fondre dans la classe ouvrière et de créer des syndicats. Ils cherchent à utiliser les luttes ouvrières et susciter une agitation sociale et politique telle qui les mettrait en position de négocier avec Paris une forme d'indépendance.Ils n'y sont pas parvenus jusqu'ici, car les travailleurs ne les suivent pas sur ce terrain là, quand bien même, par exemple, l'un de ces syndicats nationalistes, demeure le syndicat majoritaire en Guadeloupe, l'UGTG (Union générale des travailleurs de Guadeloupe).
Pour notre groupe, il a fallu dès notre création, dénoncer le colonialisme, ses crimes et ses massacres et lutter pour l’émancipation des peuples de Martinique et de Guadeloupe de l’oppression coloniale mais il fallait mettre les intérêts des travailleurs et des pauvres en priorité dans ce combat là. Dans notre manifeste de 1965, nous disions :
« Depuis trois siècles, notre pays est sous la domination directe et sanguinaire de l'impérialisme français. Depuis trois siècles, nous sommes colonisés, vassalisés, notre développement économique est paralysé par la pression de l'industrie française, notre culture nationale est anéantie et la citoyenneté française que l'on nous offre depuis 1946 ne sert en fait qu'à sucer notre sang. Cette citoyenneté n'est que duperie et ne fait que masquer l'appauvrissement de plus en plus grand de notre population au profit de l'impérialisme français. (…)
Dans cette lutte (…) nous n'aurons pas à nous opposer seulement aux sbires et aux mercenaires de l'impérialisme, nous n'aurons pas seulement à vaincre nos propres hésitations, nous aurons aussi à combattre ceux qui, dans notre propre sein, se voient déjà les profiteurs, les dirigeants autochtones des Antilles indépendantes. Notre lutte pour l'indépendance, c'est la lutte des classes pauvres de la population pour une vie meilleure. Ce n'est pas la lutte pour que les bourgeois antillais puissent profiter de leur commerce, sans craindre la concurrence impérialiste, pour que quelques médecins, avocats ou autres "élites" se retrouvent, plus tard, nantis de postes et de sinécures en nous prêchant le travail, la patience et l'espoir. ».
Une quinzaine d’années plus tard, on assista aux Antilles à un regain d’activisme nationaliste. Des groupes indépendantistes s’étaient donné pour but de contraindre, par des attentats à la bombe, le gouvernement français à négocier l’indépendance des Antilles. Il y eut en tout près d’une dizaine d’années d’activisme nationaliste de ce genre, de fin 1979 à juillet 1989. Notre groupe en cette période a donc dû faire face à cette nouvelle et inédite situation pour nous.
Nous avons du trouver l’activité et les mots d’ordre adéquats dans cette situation nouvelle à la quelle nous étions confrontés directement, et trouver une politique conforme aux intérêts des travailleurs dans la lutte contre l’impérialisme français, dans une période où l’activisme des groupes nationalistes, si il ne rencontrait pas d’adhésion formelle de la population suscitait quand même une certaine sympathie en son sein.
Nous avions déjà évalué le fait que la population exprimait (comme elle l’exprime encore) plus un sentiment d’oppression raciale qu’un sentiment nationaliste d’indépendance politique. Ce sentiment, issu de la société esclavagiste et de l’économie de plantation s’explique du fait que tout est dirigé et contrôlé par une minorité de Blancs dans des îles où existe une majorité de Noirs. Par rapport aux nationalistes qui revendiquaient un état indépendant, nous avons alors mis en avant le slogan suivant : « Pour un état des Noirs pauvres indépendant des Blancs et des riches ».
D'un autre côté, face aux attentats individuels des nationalistes, nous avons soutenu dans notre presse des groupes radicaux clandestins passés à l'action mais d'une autre façon, en tentant d'y impliquer la jeunesse des quartiers et des travailleurs. Ce fut le cas, par exemple, de notre soutien aux actions du « comité contre le génocide par substitution » qui mena des actions dures, violentes contre les symboles de l'oppression raciale, dans les quartiers habités par des Blancs et contre leurs biens dans ces quartiers et dans les villes.
Alors, oui, l’une des tâches des révolutionnaires communistes, des trotskystes est d’abord de comprendre et ensuite de tenir compte du sentiment des masses opprimées. C’est le programme des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste et le programme trotskyste qui nous ont permis de chercher puis de comprendre en marxiste le sentiment des masses en général, celui des masses des pays dominés et celui des masses noires et de couleur de nos pays.
En particulier, les thèses sur la question nationale et coloniale et la thèse sur la question nègre des quatre premiers congrès de l‘internationale communiste dirigée alors par Lénine et Trotsky nous ont fourni l’orientation juste. Plus tard, en exil, lors d'une discussion sur les Noirs américains avec des militants américains, Léon Trotsky a déclaré :
« La question de la religion n’a absolument rien à voir avec la question de la nation. Le baptisme d’un Noir est quelque chose de totalement différent du baptisme d’un Rockefeller. Ce sont deux religions différentes. »
De la même façon, les sentiments d'oppression d'un travailleur antillais noir ou de couleur envers son patron blanc est différent du sentiment d'oppression que peut ressentir un médecin, un avocat, un chef administratif noir ou indien à l'égard de l'administration blanche et des séquelles coloniales et raciales. Ce sont deux oppressions différentes. Mais cette fois, chez les Noirs eux mêmes.
D’ailleurs, aujourd’hui nous pouvons déjà le vérifier dans les faits. Une fraction de notables nationalistes est parvenue à obtenir un ersatz de pouvoir local en Martinique. Et ce sera le cas bientôt en Guadeloupe avec une assemblée unique remplaçant le conseil général et le conseil régional. On est bien loin de l’indépendance, et même de l’autonomie. Mais cette petite miette de pouvoir local suffit déjà aux notables locaux pour le moment. Ils contrôlent en partie le produit des impôts et taxes payés par la population, ainsi que les crédits alloués par le gouvernement français et l’Europe, sans contrôle populaire et s’en servent comme moyen de pression sur la population. Dans toutes les îles environnantes c'est le même type de notables que l'on retrouve à la tête des états indépendants de la Caraïbe.
Notre existence et notre personnalité politiques ont été forgées dans la lutte contre le programme et les attaques nationalistes et dans notre activité militante dans la classe ouvrière. Notre groupe a une expérience des luttes ouvrières, celles menées par nos camarades dans les entreprises et dans les syndicats.
Tout cela nous donne la possibilité, dans les périodes de fièvre sociale ou de montée de l’activisme nationaliste d’exprimer la position communiste, trotskyste, même en restant minoritaire. Et c'est la formation trotskyste qui nous a permis de trouver les réponses les plus justes lors de ces situations la, d’apporter des réponses de classe, des réponses communistes dans la lutte anti colonialiste, anti impérialiste parmi les travailleurs, au sein de la population et de la jeunesse prolétarienne et étudiante.
Bien sûr, l’expérience des luttes n’est pas l’expérience révolutionnaire. Celle là, nous ne l’avons pas. Mais le programme révolutionnaire, nous l’avons. C'est celui de Lénine et de Trotsky.
J’ajouterai que dans notre zone géographique, l’histoire originelle des Noirs et des Indiens de la Caraïbe est la même. Le capitalisme exploite des millions de Noirs pauvres dans tout l’arc caraïbe, de Margarita (une île au large du Venezuela) aux Bahamas. Et là, on passe par Haïti où existe une organisation sœur, L'OTR (Organisation des Travailleurs Révolutionnaires) qui milite sur le même programme que le nôtre au sein d’une classe ouvrière bien plus nombreuse et différenciée.
L'exploitation impérialiste, la pauvreté ont fait de ces îles des brûlots sociaux. Là réside une force potentielle révolutionnaire considérable des travailleurs et des pauvres qui explosera un jour. Le virus révolutionnaire est contagieux. Le problème n’est pas de savoir si cela arrivera, mais quand cela arrivera.
Mais il faut que les travailleurs se donnent des partis communistes révolutionnaires, condition indispensable pour le succès des révolutions ouvrières futures.
Pour terminer, camarades, je dirai qu'aujourd’hui, aux Antilles, comme ici en Europe, comme aux USA et ailleurs, tout semble aller en sens contraire de ce que nous voulons.
Mais c’est précisément, pour cette raison que notre existence, même dans de petits pays et quelle que soit notre force numérique est importante. Elle est un des maillons des futurs partis révolutionnaires et de la révolution ouvrière quel que soit le chemin que prendront cette construction et cette nouvelle période historique.
Intervention de Judith Carter – The Spark
Les États-Unis, quand on les regarde de l’extérieur, apparaissent comme un obstacle énorme et menaçant sur le chemin de la révolution sociale, n’est-ce pas ? Et de l’intérieur ? Eh bien nous avons aussi cette impression.
De l’extérieur, on voit surtout la domination économique de l'impérialisme américain et la puissance militaire de son État. De l’intérieur, c’est le niveau de conscience très faible de la classe ouvrière qui saute aux yeux. On se demande parfois si elle se considère même comme une classe sociale.
En tout cas, les travailleurs américains ne sont toujours pas organisés politiquement en tant que classe. Ils n'ont pas, ils n’ont jamais eu leur propre parti. Et, en raison d’un passé marqué par l’esclavage, la classe ouvrière a hérité de profondes divisions. Les travailleurs blancs, y compris ceux qui sont arrivés récemment, trouvent normal de bénéficier d’avantages. Des avantages bien petits et mesquins, mais des avantages quand même. Alors, parmi les travailleurs noirs, il y a encore de la méfiance et de l'amertume envers tous ceux qu’ils considèrent comme des « blancs », c'est-à-dire tout le reste de la population.
Ces problèmes ont été abordés par Trotsky dans ses discussions avec les trotskystes américains au moment de l’adoption du Programme de transition par la Quatrième Internationale. Trotsky défendait l’idée d'un parti des travailleurs, et plus tard l’idée d'un parti noir indépendant. Et Il pensait que les révolutionnaires devaient lutter pour que les revendications transitoires figurent dans les programmes de ces organisations.
À partir du milieu des années 1960, les insurrections de la population noire ont secoué les villes américaines. Comme beaucoup d'autres jeunes à l'époque, j’ai commencé à chercher des réponses aux questions brûlantes posées par les événements.
Un jour, je suis tombée par hasard sur un article intitulé : « La révolte noire aux États-Unis : un espoir pour toute l'humanité. » L’article commençait ainsi :
« Depuis trois ans, les États-Unis d’Amérique, première puissance mondiale et bastion de l’impérialisme, voient la guerre sociale ravager leur territoire sous la forme la plus radicale qui soit, celle qui semblait avoir disparu d’Europe depuis longtemps pour ne plus jamais reparaître dans un “pays à niveau de vie élevé”, l’insurrection urbaine, qui soulève les rues et enflamme les villes. »
Et l’article se terminait par ces mots :
« La citadelle américaine de l’impérialisme mondial apparaissait depuis quarante ans comme la seule impossible à prendre de l’intérieur, tout au moins, celle dont la chute paraissait la plus improbable, quand on la comparait à toutes les bourgeoisies affaiblies et vacillantes de la vieille Europe. Le maillon le plus fort, qui paraissait ne devoir jamais céder et devoir être, au contraire, le poing qui viendrait au secours du bras défaillant de ses compères asiatiques ou européens, avait une paille dans son acier. La paille fera céder le maillon. »
Cet article répondait “non” à tous ceux qui, à gauche, demandaient que la population noire renonce à la violence sous prétexte que seul l'ensemble de la classe ouvrière américaine pouvait prendre le pouvoir. Il affirmait que c'est la lutte de la partie la plus combative de la classe ouvrière qui pourrait amener tous les travailleurs à comprendre qu’ils ont des intérêts communs et à atteindre le même niveau de conscience. Ce n'est pas par la propagande, mais par l'action que Noirs et Blancs pourraient acquérir cette conscience.
En même temps, l'article précisait les limites de ces luttes. Les événements que vivait la population noire auraient pu devenir la première étape d'une révolution s’il y avait eu des marxistes révolutionnaires à la tête du mouvement et pas seulement des dirigeants formés sur le tas. L'article avançait l’idée que les organisations trotskistes avaient un rôle indispensable à jouer. En raison de leurs liens avec l'histoire du mouvement révolutionnaire, elles devaient essayer de créer un parti révolutionnaire noir sur cette base programmatique.
Cet article m’a fait l’effet d’un coup de tonnerre. Il ouvrait des perspectives qui n’étaient défendues par personne dans la gauche américaine. Je dois aussi avouer que j’ai été très étonnée de voir qu’il avait été écrit dans un autre pays... la France. Une petite leçon d’internationalisme en quelque sorte !
L'article que j'ai cité a été écrit en 1967 par Voix Ouvrière, mais il partait du raisonnement de Trotsky dans ses discussions avec le SWP (Socialist Workers Party) dans les années 30
En 1967, l'occasion de créer un parti ouvrier n’a pas été saisie. Et la situation a bien changé depuis. Mais le problème de fond est resté le même que dans les années 60 ou les années 30. Voici ce que Trotsky écrivait en 1933 :
« Je crois que, à cause de l’arriération politique et théorique sans précédent de la classe ouvrière américaine et des progrès sans précédent qu’elle a accomplis sur le plan économique, son réveil pourra se faire très rapidement… Il est possible que, à ce moment-là, ce soient les Noirs qui constituent l’avant-garde de la classe ouvrière. Je suis absolument certain que, de toute façon, ils se battront avec plus d’ardeur que les travailleurs blancs. »
La question qui se pose à toute organisation américaine est de savoir comment elle parviendra à tisser des liens avec la partie la plus opprimée de la classe ouvrière, car le raisonnement que faisait Trotsky en 1933 est toujours valable.
L'autre problème qui préoccupait Trotsky était l'absence, aux États-Unis, d'un parti ouvrier. En 1938, dans une discussion avec le SWP, il affirmait que la classe ouvrière franchirait une première étape de son éducation politique quand elle aurait son propre parti de masse. Il disait aussi, en 1938, que cela était déjà à l’ordre du jour depuis cinq ou dix ans. Et, presque cent ans après, cette première étape n’a toujours pas été franchie.
Je ne prétends pas que, avec les forces limitées de Spark, nous avons les moyens de faire bouger les choses, mais nous pouvons au moins chercher un moyen concret et pratique de défendre cette idée.
En 2016, nous avons lancé une campagne dont le but était de présenter un parti se réclamant de la classe ouvrière aux élections dans l’État du Michigan. Notre objectif, c’était de faire connaître nos idées, en particulier celle de la nécessité pour la classe ouvrière d’avoir sa propre organisation politique afin de peser sur la lutte de classe.
Le système électoral en vigueur dans les États américains est complexe et vise à décourager les candidats potentiels. Pour se présenter aux élections, un parti doit rassembler des milliers de signatures de citoyens qui soutiennent sa démarche. Dans l’Etat du Michigan, il fallait réunir 31 000 signatures pour pouvoir se présenter. Eh bien, nous l’avons fait ! Nous avons même dépassé ce chiffre, car nous pensions qu’il fallait un excédent de 10 000 à 20 000 signatures pour être sûrs d’y parvenir.
Au départ, nous n’étions pas sûrs de trouver des dizaines de milliers de personnes qui seraient d’accord pour que notre liste soit présente aux élections. Et même si nous trouvions ces milliers de personnes, combien seraient d’accord pour signer une pétition qui serait remise aux autorités de l'État ?
Eh bien Trotsky avait en quelque sorte répondu par avance à cette question. Dans une discussion avec le SWP sur la nécessité de créer un parti ouvrier, il avait répondu à ceux qui prétendaient que les travailleurs se désintéressaient de cette question : « C’est seulement dans l’action que nous pouvons connaître l’état d’esprit des travailleurs. Et il faut que nos mots d’ordre répondent aux questions qui sont à l’ordre du jour. Dans tous les cas, la situation objective reste l’élément déterminant. »
De fait, le nom de notre liste -- Working Class Party / Parti de la classe ouvrière -- est devenu notre mot d’ordre électoral, car la situation objective réclamait que la classe ouvrière dispose de sa propre organisation politique. Notre candidature a permis à une partie de la classe ouvrière d’exprimer sa volonté d’avoir son propre parti -- en tout cas dans l’État du Michigan, où nous avons fait campagne.
Les travailleurs ont répondu à notre campagne au-delà de tout ce que nous avions imaginé. Lorsque nous sommes descendus pour la première fois dans la rue pour demander à des inconnus de signer notre pétition, il y a eu bien sûr des regards méfiants et des remarques hostiles. Mais beaucoup de gens prenaient la pétition et disaient : « Où est-ce que je signe ? »
Une anecdote. Un jour, une de nos camarades est allée se faire couper les cheveux dans un salon de coiffure d’une région rurale du Michigan. Au bout d’un moment, elle demande à la jeune coiffeuse qui s’occupait d’elle si elle était d’accord de voter pour un parti ouvrier. La coiffeuse a eu un mouvement de recul puis elle lui a dit : « Un parti ouvrier ? Quelle bonne idée ! Pourquoi personne n'y a pensé avant ? »
Finalement, nos résultats aux élections de 2016 ont dépassé nos espérances. Deux cent mille personnes ont voté pour nous ! Près d’un quart des votes venaient de régions où nous n’avons même pas fait campagne. Cela signifie que des milliers de travailleurs ont voté pour nous simplement parce que, pour la première fois, ils pouvaient voter… ouvrier.
En 1938, aux États-Unis, les syndicats venaient d’aboutir à la création d’une confédération organisant tous les travailleurs sans distinction, le CIO. Mais selon Trotsky, les syndicats se trouvaient malgré tout dans une impasse et la seule issue pour la classe ouvrière était de s'unir et de lutter sur le plan politique afin de peser sur la lutte de classe. Le SWP n'avait pas les moyens d’être lui-même le parti dont la classe ouvrière avait besoin. Trotsky a alors discuté avec les camarades du SWP des moyens d'intervenir dans les syndicats pour aller dans le sens de la création d’un parti ouvrier.
Nos campagnes électorales n’ont pas cette ambition. Mais elles nous permettent de nous exprimer, à notre niveau, sur cette question. Nos résultats témoignent de la validité des idées de Trotsky sur la classe ouvrière américaine, y compris l’idée que les choses pourraient changer plus vite qu’on peut l’imaginer, même dans ce pays qui apparaît comme un obstacle à la révolution.
Intervention de Pierre Royan – Lutte ouvrière
II – La crise actuelle et le Programme de Transition
L’agonie du système capitaliste
Il faut être aveugle ou béat pour ne pas voir que la société s’enfonce dans la crise. Les crises s’ajoutent aux crises : crises économiques, financières, politiques, écologiques. En réalité, il n’y a qu’une seule crise : celle d’une organisation sociale à l’agonie qui entraîne toute l’humanité dans sa chute.
Le chômage gangrène toute la société. La finance se développe comme un cancer qui menace à tout moment l’économie d’un nouveau krach financier aux conséquences plus dévastatrices que celui de 2008 qui ont déjà été catastrophiques et ont accéléré l’évolution réactionnaire générale.
Les pays présentés comme émergents il y a encore quelques années, tels la Turquie ou le Brésil, ont basculé dans la récession. D’autres comme l’Argentine sont une nouvelle fois étranglés par les créanciers. Les soupes populaires sont débordées et les prix des produits de première nécessité montent en flèche. En Syrie, en Irak, au Yémen, en Libye notamment, la crise a signifié la guerre, des destructions inouïes, des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés.
En Europe, aux États-Unis ou encore au Brésil les partis d’extrême droite se sont rapprochés du pouvoir ou y sont déjà. Dans les pays pauvres d’Asie et d’Afrique, l’évolution réactionnaire se manifeste depuis longtemps au travers du développement des forces religieuses intégristes ou ethniques. Elles ont gagnée une audience grandissante. Et en l’absence d’un mouvement ouvrier organisé, elles se sont imposées comme les représentantes de la lutte contre l’impérialisme.
Et cette organisation sociale en bout de course entraîne l’humanité vers un autre désastre, écologique celui-là. Marx avait déjà écrit que le capitalisme ne s’était développé « qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillissent tout richesse : la terre et le travailleur. » Mais aujourd’hui, les dégâts causés à l’environnement par l’économie capitaliste sont d’une toute autre ampleur. Les spécialistes du climat ne cessent d’avertir des conséquences irréversibles et catastrophiques de l’augmentation de la température du globe. Mais derrière les effets d’annonce des gouvernements, rien n’est entrepris. Sur cette question comme sur toutes celles qui concerne l’avenir de la société, le comportement irresponsable de la bourgeoisie se résume à : « après moi, le déluge ». L’urgence de la situation nécessiterait une réaction coordonnée à l’échelle de toute la collectivité humaine. Mais une organisation sociale où règnent la propriété privée des moyens de production et la concurrence capitaliste, et qui est dominée par la rivalité entre les États impérialistes, est absolument incapable d’une telle entreprise.
Alors il faut toute la compromission des intellectuels de la bourgeoisie pour oser prétendre que le capitalisme représente un avenir pour l’humanité, à moins d’appeler avenir le chaos et la barbarie. Cette organisation sociale porte la responsabilité de deux guerres mondiales, les deux plus grands carnages de l’histoire. Et cela suffit déjà à la condamner. Ses défenseurs vantent la liberté d’entreprendre et la libre concurrence. Mais le capitalisme a lui même étouffé ces libertés depuis longtemps. Lénine écrivait déjà, parlant de l’impérialisme comme du stade suprême du capitalisme :
« Ce n'est plus du tout l'ancienne libre concurrence des patrons dispersés, qui s'ignoraient réciproquement et produisaient pour un marché inconnu. (…). Le capitalisme arrivé à son stade impérialiste conduit aux portes de la socialisation intégrale de la production (…). La production devient sociale, mais l'appropriation reste privée. Les moyens de production sociaux restent la propriété privée d'un petit nombre d'individus (…) et le joug exercé par une poignée de monopolistes sur le reste de la population devient cent fois plus lourd, plus tangible, plus intolérable. »
C’était il y a cent ans. Aujourd’hui ces aspects ont été démultipliés. Les monopoles sont encore plus puissants, leur parasitisme encore plus insupportable et, en même temps, l’économie est plus que jamais « aux portes de la socialisation intégrale » comme disait Lénine. Mais pour franchir ces portes, c’est-à-dire faire de l’économie un bien commun collectivement maitrisé, il faut mettre fin au règne de la propriété privée des moyens de production. Et pour cela, il faut l’action consciente d’une classe, qui n’a à perdre que ses chaînes : en un mot, le prolétariat, qui reste la seule classe sociale révolutionnaire.
Le capitalisme a survécu à un siècle de pourrissement parce que la bourgeoisie a réussi à écraser les révolutions prolétariennes quand elles ont surgi à la fin de la Première Guerre mondiale et puis parce qu’elle a réussi à mater le mouvement ouvrier avec l’aide du stalinisme à la fin de la Seconde.
Le souvenir des années révolutionnaires 1917-1919 était encore vivace dans la mémoire de la bourgeoisie au moment de la Seconde Guerre mondiale. Elle craignait les réactions du prolétariat. Alors, dès 1943, Roosevelt et Churchill, les dirigeants des impérialismes qui allaient sortir vainqueurs du conflit, sont allés voir Staline chez lui à Yalta, en Union soviétique pour mettre en place une sainte alliance contrerévolutionnaire. Staline annonça la dissolution de l’Internationale communiste, il débaptisa l’Armée rouge, devenue Armée soviétique et en fit une armée de répression de la population dans les pays qu’elle occupait. Les Alliés, eux, organisèrent des vagues de bombardements meurtriers pour terroriser les populations civiles. À Dresde, à Tokyo, puis à Hiroshima et Nagasaki avec les premières bombes atomiques, ils massacrèrent des centaines de milliers de civils. Sous la répression conjuguée de la bourgeoisie et de la bureaucratie, à la sortie de la guerre, le mouvement ouvrier européen était détruit ou écrasé.
La bourgeoisie avait évité une vague révolutionnaire en Europe. Mais elle ne put y échapper en Asie. En Indonésie, en Inde, en Chine, en Corée, en Indochine des millions d’opprimés se révoltèrent. Là encore le stalinisme joua son rôle contre-révolutionnaire. Les partis staliniens prônèrent aux travailleurs la soumission à la bourgeoisie nationale. Et au nom de la lutte pour l’indépendance, ils firent taire tout programme révolutionnaire prolétarien. Au Vietnam, comme Mao en Chine, Ho-Chi-Minh fit assassiner les militants trotskistes car ils représentaient pour lui le danger d’une politique prolétarienne indépendante. Cette vague de révolutions obligea les puissances coloniales à céder sur l’indépendance des pays qu’elles contrôlaient, mais l’impérialisme, lui, restait en place.
Et au lendemain de tous ces évènements, ce qui restait du mouvement ouvrier ne menaçait plus le capitalisme. Jusqu’à un certain point, celui-ci avait les coudées franches.
Alors, après des années de destructions, le capitalisme sembla retrouver un dynamisme. En réalité, c’étaient les États qui prenaient en charge la reconstruction de l’économie au profit de la bourgeoise. Ce sursaut, qui s’essouffla au début des années 1970, ne représentait pas un nouvel essor du capitalisme. Il avait pour socle les dévastations de la Seconde guerre mondiale, et eut pour conséquence de porter les contradictions du capitalisme à un degré plus élevé encore. Les trusts, grâce au soutien étatique, avaient désormais acquis des capacités de productions continentales ou mondiales. Et c’est à une échelle mondiale que les forces productives entraient en conflit avec la taille limitée des marchés. En ce début des années 1970, l’économie mondiale plongeait à nouveau dans la crise.
Les capitalistes n’espéraient plus un élargissement des marchés. Alors, pour trouver des débouchés à leurs capitaux, les États leur ouvrirent les portes des entreprises publiques, afin qu’ils puissent s’immiscer partout où il y avait du profit à se faire avec des marchés garantis : dans le transport, le courrier, les hôpitaux, la gestion de l’eau, celle des déchets…
Et il y a un domaine où les capitaux affluèrent sans limite, c’est celui de la finance. Celle-ci a pris une ampleur jamais vue. Par l’intermédiaire des banques et de nombreuses autres institutions, la sphère financière agit comme un gigantesque usurier au-dessus de la société, plaçant les capitaux partout où ils peuvent rapporter, endettant les ménages, les entreprises et les États. Ce parasitisme étouffe toute l’économie capitaliste mais il garantit à la bourgeoisie la poursuite de son enrichissement.
L’engouement pour les placements financiers a entraîné l’explosion de la spéculation : sur l’immobilier, les actions en Bourse, les monnaies, les matières premières, les dettes des entreprises et des États, et bien d’autres choses encore… Et pour accompagner le développement de cette spéculation, les États ont fait sauter les unes après les autres toutes les règles qui modéraient cette économie de casino.
Marx avait déjà écrit qu’un capitaliste « n'est jamais aussi malheureux que lorsqu'il ne sait pas quoi faire de son argent. » Et il ajoutait :« Voilà le secret de toutes les grandes spéculations, de toutes les entreprises profitables, mais aussi le secret de toutes les faillites, de toutes les crises du crédit, de tous les drames du commerce. » À l’ère de la financiarisation, cette nécessité inhérente au capital de trouver où se placer pour rapporter le plus et le plus vite possible pour s’accroître, a entraîné un développement vertigineux de la quantité de capitaux en circulation.
Mais cette masse d’argent toujours plus colossale ne contribue pas à développer la production, elle la parasite. Le problème est encore et toujours la propriété privée des moyens de production, de ces capitaux, qui empêche l’utilisation rationnelle et dans l’intérêt général de toute cette richesse accumulée.
Il y a bien sûr eu des découvertes et des innovations. Et aussi des investissements productifs. De nouveaux marchés sont apparus par exemple celui des smartphones. Mais quand le niveau de vie de la classe ouvrière ne cesse de reculer, acheter un portable signifie pour un travailleur économiser sur autre chose : sur la nourriture, le logement, le transport, les soins. Le nouveau marché des portables n’a pas élargi le marché global, il n’a fait qu’accroître la concurrence entre les différents secteurs de l’économie. Aucun nouveau marché n’a apporté un souffle nouveau au capitalisme. Même l’ouverture au marché des pays de l’Est et de la Chine n’a pas sorti l’économie mondiale du marasme. Car ces marchés ne représentaient au bout du compte pas grand-chose au regard des gigantesques capacités de production des trusts qui pouvaient absorber une demande accrue sans vraiment avoir à réinvestir. En revanche, les forces productives qui se développèrent dans ces pays vinrent s’ajouter aux forces productives existantes et aggraver la concurrence économique et la crise.
Désormais, l’économie mondiale est avant tout rythmée par les soubresauts de la finance. À chacun de ses krachs, des dizaines de millions de travailleurs ou de paysans pauvres à travers le monde basculent dans la misère. Des États font faillite, voire, comme en Afrique, se désagrègent, laissant place à des milices armées qui font régner leur loi. À chaque fois les États impérialistes sont intervenus pour sauver le système financier de l’effondrement en ouvrant les vannes du crédit public… Mais cela n’a fait qu’alimenter la phase de spéculation suivante et préparer un nouvel effondrement aux conséquences plus dévastatrices.
Tant du point de vue économique que politique, l’ordre social capitaliste ne peut faire autrement qu’accroître le chaos. Comme l’écrivait Trotsky en 1938 : « la bourgeoisie elle-même ne voit pas d’issue ». L’ensemble de la vie sociale se délite et des forces réactionnaires menacent la classe ouvrière et toute la société. Mais l’humanité ne se laissera pas mener à l’abattoir sans réagir. Et la classe ouvrière se révoltera. Encore faut-il qu’elle soit armée d’un programme révolutionnaire.
L’actualité du Programme de Transition
Un programme n’est pas un dogme, c’est un guide pour l’action. Et le Programme de Transition, bien qu’il ait été écrit il y a 80 ans, reste le guide le plus sûr. Et même si, depuis, la société a connu des évolutions et des transformations, par bien des aspects le monde d’aujourd’hui ressemble à celui de 1938. Et surtout, ce programme se fonde sur une analyse marxiste, scientifique, du capitalisme en crise par le seul dirigeant révolutionnaire qui était capable d’en tirer des conclusions générales pour guider la classe ouvrière dans sa lutte vers la révolution sociale.
La conscience de classe des opprimés est loin d’être au niveau des nécessités du moment. Mais le rôle des révolutionnaires est de dire ce qui est, de dire la vérité aux travailleurs en trouvant les moyens de lier l’état d’esprit actuel de la classe ouvrière aux nécessités de la situation.
Le Programme de Transition a été écrit dans cette perspective, pour « surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et l’immaturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vieille génération, manque d’expérience de la jeune). Il faut aider les masses à trouver, au cours de leurs luttes quotidiennes, ce qui fera le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, qui partent des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et qui conduisent invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. »
Ce programme n’est pas une liste de revendications qui pourraient être partiellement obtenues. Aucune n’est réaliste dans le cadre du capitalisme, aucune n’est acceptable par la bourgeoisie sans la pression révolutionnaire des masses. Et si Trotsky les a différenciées dans le Programme de Transition, cela dans le but de les rendre les plus concrètes possible, elles sont profondément liées les unes aux autres. L’échelle mobile des salaires et des heures de travail, le contrôle ouvrier sur la production, les comités d’usines, les milices ouvrières, l’expropriation des banques et des grandes industries… toutes ces revendications sont indissociables.
L’échelle mobile des salaires et des heures de travail – c’est-à-dire que les salaires des travailleurs suivent les hausses des prix et que le nombre d’heures de travail soit réparti entre tous sans diminution des salaires – signifie imposer à la classe capitaliste que les aléas de sa production et du marché soient supportés par elle et pas par les travailleurs ; que, pour la survie de la classe ouvrière, la bourgeoisie supporte les contradictions de son propre système en prenant sur ses profits ! Mais comment imaginer que le prolétariat puisse imposer cela à la bourgeoisie sans un contrôle permanent des exploités à la fois sur la production et sur la distribution pour contrôler les prix dans les magasins ? Comment imaginer cela sans trouver le moyen d’associer les chômeurs à travers des comités locaux ? Et comment imaginer ce contrôle sans une organisation démocratique de l’ensemble des travailleurs et d’abord dans les entreprises ? Dans une telle période de la lutte de classe, un tel contrôle de millions de travailleurs sur l’économie ne laissera pas le patronat les bras ballants. Il cherchera à mobiliser des milices qu’il enverra contre ces comités ouvriers ou contre des piquets de grève, ce à quoi le prolétariat devra répondre par l’organisation de ses propres milices ouvrières.
L’échelle mobile des salaires et des heures de travail, ce sera l’organisation du travail dans la société socialiste. Rien de moins. Mais vidée de son sens révolutionnaire et isolée du reste des revendications transitoires, l’échelle mobile des salaires, par exemple, peut tout-à-fait être revendiquée par bien des gouvernements européens qui avaient mis dans la loi une réévaluation automatique du salaire minimum en fonction d’un indice des prix étatique.
Les banques sont aux yeux de la population les responsables du chaos économique. Mettre en avant la nécessité de leur expropriation sans aucune exception, et leur fusion en un système bancaire publique unique pour financer l’économie dans l’intérêt de la population est, pour l’immense majorité des travailleurs et de bien des couches de la population, une mesure pleine de justice et de bon sens. Mais elle ne peut s’envisager que si elle s’accompagne d’un contrôle, par en bas, par la population et les travailleurs des banques, et comme une étape vers l’expropriation de toute la grande bourgeoisie.
En fait, aucune des revendications transitoires ne peut se concevoir sans l’action consciente et directe des masses, c’est-à-dire sans le contrôle ouvrier. En 1917, juste avant la Révolution d’Octobre, Lénine opposait au contrôle « bureaucratique et réactionnaire » de l’État, le contrôle « démocratique et révolutionnaire » des masses, et il ajoutait : « Au fond, toute la question du contrôle se ramène à savoir qui est le contrôleur et qui est le contrôlé, c’est-à-dire quelle classe exerce le contrôle et quelle classe le subit. »
Ces revendications ne peuvent s’emparer des masses qu’en période d’explosion sociale. Mais quand des millions de travailleurs s’engagent dans cette voie, la conscience évolue très vite. Une organisation révolutionnaire ne peut espérer pouvoir faire entendre ce programme que s’il est porté par des militants ouvriers révolutionnaires qui se le sont déjà approprié et qui pourront transmettre son contenu, ses revendications transitoires, de façon concrète, en ayant confiance dans la capacité du prolétariat à les réaliser. Alors ce programme pourra devenir celui de la classe ouvrière et celle-ci se regrouper dans le parti qui représente ses intérêts.
Parlant de la montée du danger fasciste aux États-Unis en 1938, Trotsky expliquait à ses camarades américains :
« Le devoir de notre parti est de saisir chaque ouvrier américain par les épaules et de le secouer dix fois pour qu’il comprenne dans quelle situation se trouvent les USA. Ce n’est pas une crise de conjoncture, mais une crise sociale. Notre parti peut jouer un rôle important. Ce qui est difficile pour un jeune parti évoluant dans une atmosphère lourde de traditions précédentes d’hypocrisie, est de lancer un mot d’ordre révolutionnaire. "C’est fantaisiste", "Ce n’est pas adéquat en Amérique". Mais il est possible que cela changera lorsque vous lancerez les mots d’ordre révolutionnaires de notre programme. Il y en a qui riront. Mais le courage révolutionnaire ne consiste pas seulement à être tué, mais à supporter le rire de gens stupides qui sont en majorité. Pourtant lorsqu’un de ceux qui rient sera battu par la bande de Hague [les milices d’extrême droite américaines de l’époque], il pensera qu’il est bon d’avoir un comité de défense et son attitude ironique changera. »
Aujourd’hui, revendiquer la création de milices ouvrières semble hors d’actualité. Mais les succès électoraux de l’extrême droite et surtout l’aggravation de la crise économique, en déclassant des pans entiers de la petite bourgeoisie, pourraient créer les conditions sociales et politiques pour qu’apparaissent des milices fascistes comme l’Europe en a connu dans les années 1930. Ce qui s’est passé en Allemagne dans la ville de Chemnitz il y a deux mois est un avertissement. Suite à un homicide, en réalité un fait divers, l’extrême droite du pays s’est retrouvée à manifester à plusieurs milliers de personnes dans cette ville. Et des petits groupes ont organisé une chasse aux immigrés. Cela montre qu’on peut passer du jour au lendemain des succès électoraux de l’extrême droite à la violence de groupes organisés. Et les assassinats au Brésil de militants de gauche par des militants de l’extrême droite illustre la même chose.
Quand la société capitaliste s’enfonce dans la crise, que celle-ci ruine des couches sociales qui vivaient jusqu’alors dans un relatif confort et qui constituaient la base de la stabilité politique du parlementarisme, alors la bourgeoisie a besoin de nouvelles solutions pour gouverner. Et elle en trouve chez des politiciens qui exploitent la colère sociale en la détournant vers des boucs-émissaires. La lutte de classe s’intensifiant, et la crise continuant de s’aggraver, d’un côté la bourgeoisie voudra mater la classe ouvrière avant même qu’elle ne se mobilise, de l’autre il se trouvera des déclassés enragés prêts à s’enrôler pour faire le coup de poing contre les organisations ouvrières.
Se posera alors à la classe ouvrière le problème de se défendre, de défendre ses syndicats et ses organisations politiques qui seront la cible de ces milices. Ce n’est pas sur le terrain du légalisme que les travailleurs peuvent le faire. Réclamer l’interdiction ou le désarmement des milices d’extrême droite, c’est s’en remettre à l’État qui demain soutiendra ces milices, si la bourgeoisie le lui demande. À la montée du fascisme, la classe ouvrière doit répondre sur le terrain de la lutte de classe. Elle doit organiser ses propres groupes d’auto-défense pour protéger ses grèves, ses manifestations, les meetings des organisations ouvrières ou les locaux syndicaux.
Dans le Programme de Transition, Trotsky écrivait :
« La lutte contre la fascisme commence, non pas dans la rédaction d’une feuille libérale, mais dans l’usine et finit dans la rue. Les jaunes et les policiers privés dans les usines sont les noyaux de l’armée du fascisme. Les piquets de grève ouvriers sont les noyaux de l’armée du prolétariat. C’est de là qu’il faut partir. À l’occasion de chaque grève, de chaque manifestation de rue, il faut propager l’idée de la nécessité de créer des détachements ouvriers d’autodéfense. »
Chaque pas dans l’organisation de l’autodéfense des travailleurs sera une menace pour la bourgeoisie et la poussera à se tourner plus encore vers le fascisme. Mais la leçon terrible qu’a été la victoire de Hitler, c’est qu’il n’y a pas de pire politique pour le prolétariat que d’esquiver le combat. La lutte contre le fascisme est une lutte à mort. Les illusions réformistes et légalistes, qui laissent croire que le vernis démocratique bourgeois pourrait faire rempart au fascisme, ne peuvent que désarmer les travailleurs. La classe ouvrière ne peut combattre le fascisme qu’en prenant conscience que ce combat se mène contre la bourgeoisie et son État, et qu’il mène à la révolution prolétarienne.
Et, voici ce qu’écrivait Trotsky vers la fin du Programme de Transition :
« Regarder la réalité en face ; ne pas chercher la ligne de moindre résistance ; appeler les choses par leur nom ; dire la vérité aux masses, quelque amère qu’elle soit ; ne pas craindre les obstacles ; être ceux sur qui on peut compter dans les petites choses, comme dans les grandes ; oser quand vient l’heure de l’action ; telles sont les règles de la IVe Internationale. »
Conclusion
Le mouvement ouvrier a affirmé depuis Marx que les prolétaires n’avaient pas de patrie. Et depuis Marx, le mouvement ouvrier a créé, à chaque fois qu’il en était capable, des organisations internationales. La IVe Internationale ne pouvait pas survivre sans Trotsky. Mais même sans qu’existe pour l’instant une telle organisation, c’est une nécessité pour les révolutionnaires de raisonner à cette échelle internationale.
Cannon, lorsqu’il était dirigeant du PC américain, tentait toujours de « résoudre les choses à une échelle américaine » a-t-il raconté.Et il ajoutait : « Une des plus importantes leçons que nous ait enseignées la IVe Internationale, c’est qu’à l’époque moderne, vous ne pouvez pas bâtir un parti politique révolutionnaire uniquement sur une base nationale. Vous devez commencer avec un programme international et, sur cette base, vous construisez des sections nationales d’un mouvement international. »
C’est aussi pour cette raison que le Programme de Transition a une telle importance. C’est à cette échelle là que Trotsky raisonnait. Et notre combat quotidien, nos efforts au jour le jour, dans les entreprises, dans les quartiers populaires, pour construire une organisation ouvrière et un futur parti sont indissociables de la construction d’une future Internationale. C’est un parti du prolétariat international qu’il faut construire, un parti qui représente les intérêts des exploités à l’échelle mondiale et qui intervienne dans la vie politique de ce point de vue là.
À l’époque de la Première Internationale, celle de Marx, le mouvement ouvrier n’avait construit de partis puissants dans aucun pays. Mais l’Internationale était déjà l’expression politique du prolétariat qui se développait et dans plusieurs pays, des militants et des travailleurs se sentaient représentés par elle. Ses prises de position les orientaient. Seule une organisation se fixant comme perspective la révolution sociale et portant le programme révolutionnaire de la classe ouvrière pourra jouer ce rôle.
Même si le cadre des États-nations de la bourgeoisie est une réalité, qu’il est le cadre dans lequel se déroule la vie politique, c’est à l’échelle internationale que le combat des travailleurs se mène. Ce qui arrive aux travailleurs d’un pays préfigure ce qui arrivera demain aux autres. L’extrême droite au pouvoir en Pologne, en Hongrie et en Italie le sera peut-être demain ici. Et si dans un pays le prolétariat retrouve confiance en sa force collective, cela aura des conséquences sur la classe ouvrière à l’échelle internationale. L’ordre social contre lequel le prolétariat se bat, c’est l’ordre impérialiste mondial. La révolution russe a menacé tout le système capitaliste justement parce qu’elle était prolétarienne et que son existence même remettait en cause la domination capitaliste et que des millions d’opprimés de par le monde se reconnaissaient en elle. C’est cet élan fondamental, de classe, que la théorie du « socialisme dans un seul pays » de Staline bafouait, pour justifier le renoncement à toute perspective internationaliste et la défense, non pas du socialisme, mais des privilèges de la bureaucratie dans un seul pays.
Comment et quand une Internationale reprenant le programme de la IVe Internationale de Trotsky verra-t-elle le jour ? Les évènements de la lutte des classes qui précipiteront sa constitution seront à n’en pas douter internationaux. L’Internationale, des partis ouvriers communistes révolutionnaires ayant un réel poids politiques dans plusieurs pays, tout cela viendra sûrement dans un même mouvement.
Discutant le problème de l’absence de parti révolutionnaire à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Trotsky posait la question : « Allons-nous réussir à préparer à temps un parti capable de diriger la révolution prolétarienne ? » Et il poursuivait :
« Pour répondre correctement à cette question, il faut bien la poser. Naturellement, tel ou tel soulèvement peut et même doit se terminer par une défaite due à l'absence de maturité de la direction révolutionnaire. Mais il ne s'agit pas d'un soulèvement unique. Il s'agit d'une époque révolutionnaire entière.
Le monde capitaliste n'a pas d'issue, à moins de considérer comme telle une agonie prolongée. Il faut se préparer pour des longues années, sinon des décennies, de guerres, de soulèvements, de brefs intermèdes de trêve, de nouvelles guerres et de nouveaux soulèvements. C'est là‑dessus que doit se fonder un jeune parti révolutionnaire. L'histoire lui donnera suffisamment d'occasions et de possibilités de s'éprouver lui-même, d'accumuler de l'expérience et de mûrir.
(...) Mais le grand problème historique ne sera en aucun cas résolu jusqu'à ce qu'un parti révolutionnaire prenne la tête du prolétariat. La question des rythmes et des intervalles est d’une énorme importance, mais elle n'altère ni la perspective historique générale ni la direction de notre politique. La conclusion est simple : il faut faire le travail d'éduquer et d’organiser l'avant-garde prolétarienne avec une énergie décuplée. »
Voilà notre tâche.