Le monde paysan l’alimentation et la planète sous la dictature du capital17/11/20182018Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2018/11/157.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Le monde paysan l’alimentation et la planète sous la dictature du capital

Il ne se passe pas de semaine sans que l’actualité mette en lumière l’une ou l’autre des aberrations de l’agriculture actuelle. Fin octobre, l’intoxication de près de soixante-dix personnes dans le Maine-et-Loire révélait au grand public le fait que les producteurs de mâche utilisent un pesticide particulièrement dangereux, le métam-sodium, qui « provoque des lésions oculaires graves, est susceptible de provoquer le cancer, de nuire à la fertilité ou au fœtus », selon la fiche technique.

Début novembre, le scandale du lait infantile du trust Lactalis connaissait de nouveaux rebondissements. On apprenait d’abord que Lactalis avait continué à écouler 8 000 tonnes de poudre de lait suspecte après le rappel des boîtes de lait infantile. Puis qu’il était au courant depuis 2015 de la présence de différents types de salmonelles dans son usine de Craon.

À la mi-novembre, les biscuits Oreo étaient de nouveau dénoncés pour l’huile de palme qu’ils contiennent, essentiellement issue de palmiers plantés sur des zones récemment déboisées, contrairement aux engagement du trust Mondelez qui les produit.

Les pesticides qui polluent tout, les scandales sanitaires de l’industrie agroalimentaire ou les désastres écologiques s’ajoutent aux mauvais traitements des animaux comme des hommes, à l’aberration que constituent la surproduction alimentaire d’un côté et la famine de l’autre. Tout cela suscite une indignation bien légitime.

Mais par quoi pourrait-on remplacer le système agricole actuel ? Pour y réfléchir, il faut d’abord avoir en tête que la production agricole dans son ensemble est passée depuis longtemps sous la domination capitaliste et se plie à la seule loi qui règne partout dans la société : la loi du profit maximum, en toutes circonstances et quelles qu’en soient les conséquences.

Nous, communistes révolutionnaires, pensons que c’est là, et là seulement, que réside le problème. Si l’on veut une agriculture qui soit moderne et rationnelle, basée sur les connaissances et les progrès accumulés par l’humanité, jusqu’aux plus récents, et qui soit en même temps économe des ressources naturelles et respectueuse des hommes comme des bêtes, il faudra la débarrasser du capitalisme, tout comme il faudra en libérer toute la société.

En France, la plupart des agriculteurs restent moralement attachés au système capitaliste, du fait de leur statut de propriétaires, de petits entrepreneurs. Pourtant, dans leurs luttes pour défendre leurs conditions de travail et leurs revenus, voire parfois, pour défendre leur existence même, ils se heurtent aux capitalistes de l’agro-industrie, de la grande distribution et de la banque. Ils auraient eux aussi tout intérêt au renversement du système capitaliste, et pour cela, à rejoindre le camp des travailleurs, la seule force sociale capable d’aller jusqu’au bout de ce combat.

 

Le passage de l’agriculture sous la domination du capitalisme s’est d’abord fait par l’intégration des produits agricoles au marché capitaliste, puis par des investissements de capitaux dans diverses activités agricoles, réalisés dans le seul but d’en tirer du profit. Mais dans tous les pays du monde, une agriculture familiale, non capitaliste c’est-à-dire pratiquée dans l’unique but de faire vivre la famille, a perduré jusqu’à aujourd’hui.

Ces exploitations familiales n’ont pas pour autant échappé à la mainmise capitaliste. Les agriculteurs sont aujourd’hui sous la domination et le contrôle étroit des banques, auxquelles ils sont obligés d’emprunter, des industriels qui leur vendent des engrais, des pesticides, des aliments pour le bétail, des engins agricoles, et de ceux qui leur achètent leur production pour la transformer.

L’évolution de l’agriculture et son passage sous la dictature du capital doit s’envisager au niveau international, car le secteur agricole est aujourd’hui complètement mondialisé. Mais cette agriculture mondiale recouvre des situations des plus variées et résulte de processus historiques qui le sont tout autant. Il serait impossible d’en faire le tour et l’on se cantonnera souvent à l’exemple de la France, pour illustrer tel ou tel aspect du propos.

Les premières exploitations agricoles capitalistes

En Europe de l’ouest, l’intégration de l’agriculture à l’économie de marché a commencé avec le renouveau des villes et du commerce, aux 12e et 13e siècles. Les seigneurs féodaux obligeant à cette époque les paysans sous leur coupe à payer les redevances en argent et plus en nature, ces derniers ont dû se mettre à vendre une partie de leur production, pour se procurer cet argent devenu indispensable. Les produits agricoles sont ainsi devenus des marchandises.

Par la suite, la première incursion majeure du capitalisme dans l’agriculture s’est produite au 18e siècle, au travers du phénomène dit des enclosures (clôtures), en Angleterre. Afin de tirer profit de l’explosion des besoins en laine de l’industrie textile, les grands propriétaires féodaux ont constitué sur leurs terres d’immenses pâturages destinés à l’élevage des moutons, qu’ils ont entourés de clôtures (d’où le nom enclosures).

Or, depuis des siècles, la coutume féodale permettait à la paysannerie pauvre et sans terre de se servir collectivement de ces terres non cultivées, en particulier pour faire paître les quelques bêtes possédées par chaque famille. La propriété foncière féodale avait ainsi assuré la survie, certes des plus précaires, de vastes masses paysannes. Avec les enclosures, la propriété féodale s’est transformée en propriété capitaliste.

Les paysans pauvres présents sur ces terres, dont l’agriculture familiale ne rapportait rien aux grands propriétaires, en furent brutalement chassés pour y être remplacés par des moutons qui, eux, rapportaient gros. Ce mouvement, commencé en Angleterre, où le développement capitaliste était le plus précoce, s’est ensuite étendu au reste de l’Europe de l’ouest.

Puis l’apparition de nouveaux marchés a fait monter la cote de l’agriculture parmi les capitalistes, en particulier dans le domaine de la production de céréales. Ils ont investi dans de grandes exploitations céréalières, en mettant en œuvre les techniques les plus avancées du moment.

Le cas de la France est un peu particulier. Pendant la Révolution de 1789, qui a duré en réalité une dizaine d’années, l’éradication du système issu de la féodalité est allée plus loin que dans tous les autres pays d’Europe. Les terres confisquées au clergé et aux aristocrates émigrés ont été revendues par l’État révolutionnaire.

C’est ainsi que la bourgeoisie française s’est créé une base sociale particulièrement solide, avec une nombreuse paysannerie propriétaire de ses terres. En revanche, ça a conduit à une propriété foncière très morcelée, ce qui allait rendre plus difficile qu’ailleurs la constitution de grandes exploitations et retarder pour longtemps le développement d’une agriculture capitaliste en France.

De l’autre côté de l’Atlantique, les grandes plantations de canne à sucre, de tabac et de coton, implantées dans les Caraïbes, au Brésil et dans le Sud des États-Unis, sont devenues au début du 19e siècle de véritables exploitations capitalistes, dont la production était entièrement dédiée à l’exportation vers l’Europe. Elles étaient basées sur une forme anachronique et particulièrement barbare d’exploitation du travail humain : l’esclavage des Africains arrachés à leurs régions d’origine et emmenés de force dans ces plantations outre Atlantique.

Dans le reste des États-Unis et dans d’autres pays dits neufs, comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada ou l’Argentine, les grandes exploitations agricoles de type capitaliste se sont également multipliées. Il faut dire que la terre était disponible en grande quantité et gratuite, car les armées coloniales avaient massacré en grande partie les indigènes qui les habitaient.

Au milieu du 19e siècle, d’immenses ranchs se sont constitués aux États-Unis. Ce sont les ranchs des westerns, où les cow-boys n’étaient autres que des ouvriers agricoles, des vachers, payés par les propriétaires pour surveiller et déplacer le bétail. Puis l’agriculture capitaliste s’est étendue à la production de céréales, avec la mise en culture de gigantesques parcelles, et l’utilisation du machinisme le plus moderne, d’autant que dans ces pays, le manque de main-d’œuvre rendait la mécanisation indispensable.

Le même processus s’est passé dans les autres pays neufs, avec des rythmes différents, n’atteignant l’Australie par exemple qu’au début du 20e siècle.

À la même époque, dans les territoires colonisés par les grandes puissances européennes, des capitaux ont été investis dans de grandes plantations tournées vers l’exportation. Les paysans installés sur les terres convoitées ont été chassés ou obligés de travailler pour les colons et de cultiver ce qu’ils exigeaient. Dans tous les cas, la production agricole vivrière a été complètement désorganisée et la prospérité des grandes plantations coloniales s’est faite au prix d’une exploitation terrible des populations locales.

Chaque colonie s’est spécialisée dans certaines productions agricoles, en fonction du climat et du sol, mais aussi en fonction des besoins de ses maîtres impérialistes. Pour ce qui concerne la France, le cacao a été imposé en Côte d’Ivoire, le caoutchouc en Indochine, l’arachide au Sénégal, le blé et le vin dans le Maghreb, le clou de girofle et la vanille à Madagascar. L’exploitation de ces plantations coloniales a fait la fortune de grandes entreprises agro-industrielles comme Lesieur (grâce à l’arachide) ou Michelin (avec le caoutchouc).

De leur côté, les États-Unis ont mis la main sur l’Amérique latine et une partie des Caraïbes après s’être émancipés de la tutelle européenne et être devenus une puissance capitaliste et industrielle de premier ordre. Là encore, on a assisté à l’investissement de capitaux américains dans de vastes plantations agricoles tournées vers l’exportation. Là encore, l’exploitation des populations locales a été forcenée, et des fortunes immenses en sont sorties, à l’origine de puissantes entreprises agroalimentaires, comme la United Fruit Company, devenue aujourd’hui la Chiquita Brand Company.

Finalement, à l’ère impérialiste, l’agriculture du monde entier, comme le reste de l’économie, est passée sous domination capitaliste.

La révolution agricole de l’après-Seconde Guerre mondiale en France

En France, l’agriculture est restée très longtemps peu mécanisée, avec des exploitations agricoles morcelées, qui pratiquaient la polyculture et l’élevage sur de petites surfaces. C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale qu’elle a connu une véritable révolution technologique.

Les changements dans la production agricole ont été de plusieurs types : la grande motorisation a été introduite, avec l’utilisation de tracteurs, de moissonneuses-batteuses et de bien d’autres engins motorisés toujours plus puissants ; la polyculture a été abandonnée et les parcelles remembrées, ce qui a complètement modifié les paysages des campagnes ; l’usage systématique d’engrais et de pesticides s’est généralisé ; les races d’animaux et les variétés de plantes traditionnellement utilisées dans chaque région ont été remplacées par de nouvelles variétés et races issues de la recherche génétique, sélectionnées pour leur grande productivité.

Cela a permis une spectaculaire augmentation des rendements. On récoltait par exemple 1,5 tonne de blé par hectare en 1950, on en est aujourd’hui à plus de 7 tonnes par hectare. Alors qu’au 19e siècle, une vache laitière produisait moins de 2 000 litres de lait par an, cela va aujourd’hui jusqu’à 8 000, voire 10 000 litres par an. Cette augmentation des rendements, qui est allée de pair avec une amélioration notable des transports et de la chaîne du froid, a conduit les agriculteurs à produire essentiellement pour le marché national et même international, et quasiment plus pour le seul marché local, sans parler de leur propre consommation.

Cela s’est accompagné d’une spécialisation des régions dans les productions les mieux adaptées : céréales dans les grandes plaines de la Beauce ou de la Brie, pomme de terre dans le Nord, légumes dans le Sud-ouest, vaches laitières en Normandie, et élevage intensif des porcs et des poulets près des grands ports de l’Atlantique où étaient déchargés les tourteaux de soja dont on les nourrissait.

Chaque nouvelle étape de cette mutation profonde de l’agriculture a mis en difficulté une partie des paysans, les moins équipés et les moins productifs. Ils n’avaient pas les moyens d’investir dans les nouveautés technologiques et ne tenaient plus face à la concurrence de ceux qui avaient pu le faire. Seule une petite minorité des exploitations a réussi à franchir toutes les étapes, entre la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui.

En parallèle, la surface moyenne des exploitations a été multipliée par trois, passant de moins de 20 hectares dans les années 1950 à 62 hectares en 2017, et plus de 100 hectares en ce qui concerne la production céréalière. Ces exploitations modernes, mécanisées et motorisées, utilisant des techniques de culture et d’élevage plus productives, avaient évidemment besoin de beaucoup moins de main-d’œuvre pour produire autant, voire plus.

Cela a conduit à une chute importante et rapide du nombre de paysans. De 6 millions en 1946, il est tombé à moins de 1 million en 2015 : 885 400 personnes travaillent sur 460 000 exploitations, soit 2,7 % de la population active. Cette véritable saignée dans les effectifs agricoles s’est faite par le non-remplacement d’agriculteurs partant à la retraite, et par la reconversion, plus ou moins brutale, d’autres agriculteurs obligés d’abandonner leur exploitation et de trouver du travail en ville.

L’exode agricole est devenu massif. Les industries, alors florissantes, ont globalement absorbé l’afflux de main-d’œuvre qui en a résulté. Mais pour beaucoup d’agriculteurs obligés d’abandonner leur exploitation devenue non rentable, c’était un drame, même s’ils quittaient une vie et des conditions de travail loin d’être faciles. Le taux de suicide chez les agriculteurs était bien plus élevé que dans le reste de la population, et c’est toujours le cas aujourd’hui, car le processus continue.

Le rôle des États dans la transformation de l’agriculture

Cette transformation du secteur agricole s’est faite sous l’égide de l’État. La politique agricole de l’État français n’a pas seulement accompagné la modernisation de l’agriculture, mais elle a consisté à favoriser systématiquement les plus gros exploitants et elle a permis un enrichissement spectaculaire des industriels liés au secteur agricole.

Les motivations mises en avant par les gouvernements pour justifier leur politique agricole semblaient pourtant des plus nobles : juste après la guerre, il s’agissait de faire accéder le pays à l’autosuffisance et à la sécurité alimentaires ; puis il a été question de soutenir la modernisation des exploitations agricoles dans l’intérêt des agriculteurs.

À partir des années 1960, cette politique agricole s’est menée dans le cadre de la PAC, la politique agricole commune aux États de l’Union européenne. La PAC a été conçue par la Commission européenne, c’est-à-dire une émanation des États européens eux-mêmes. Son principal objectif était la mise en place d’un marché commun offrant un plus grand champ de manœuvre aux plus gros producteurs et aux entreprises capitalistes du secteur. Elle a consisté aussi en un certain nombre d’aides à l’exportation et de mesures protectionnistes contre les importations, destinées à soutenir ces capitalistes face à la concurrence internationale.

L’Union européenne garantissait enfin un prix minimal d’achat aux agriculteurs. Quand les prix chutaient, elle achetait la production agricole à ce prix garanti, se chargeant de la stocker en attendant que les prix remontent. Du fait de la modernisation de la production agricole qui se poursuivait en même temps, cette politique a conduit rapidement à une augmentation importante des quantités produites, qui ont dépassé dès les années 1970 les besoins alimentaires des Européens.

Mais, alors que cette augmentation de la production aurait dû constituer un progrès en permettant de nourrir les populations, en Europe et au-delà, elle s’est soldée par un énorme gâchis. Les crises de surproduction se sont multipliées dans un secteur agricole après l’autre, entraînant un effondrement des prix qui acculait à la faillite les agriculteurs les moins compétitifs.

C’est aussi pendant cette période que se sont accumulés d’énormes stocks d’excédents de production rachetés par l’Union européenne, en particulier du lait en poudre et du beurre. Une situation particulièrement choquante dans un contexte de sous-alimentation chronique au niveau mondial.

L’Union européenne a finalement renoncé aux prix garantis dans les années 1980. D’abord, il n’était plus question de supporter les coûts de plus en plus lourds que représentait la gestion de ces stocks de nourriture. Mais surtout, l’abandon de ce système de rachat des stocks excédentaires résultait d’un marchandage avec les États-Unis. Car ces derniers voyaient dans cette politique agricole une concurrence déloyale de plus en plus inacceptable pour leurs agriculteurs.

L’Union européenne a donc décidé de réformer la PAC en 1984. Sa nouvelle politique agricole a consisté à contrôler et à diminuer la production de lait et de quelques autres denrées, en instituant des quotas que chaque État européen, puis en cascade, chaque exploitant agricole, ne devait pas dépasser. Il était aussi prévu d’indemniser les agriculteurs qui laissaient une partie de leurs terres en jachère.

Cette politique n’a pas pour autant empêché que la concentration du secteur laitier continue, et elle a aussi favorisé les plus gros producteurs de céréales et autres produits végétaux : c’étaient ceux qui avaient les surfaces les plus grandes qui pouvaient en mettre une partie en jachère, et toucher ainsi les aides de l’Europe. On a même vu des sortes de chasseurs de prime apparaître : des gros céréaliers, qui rachetaient les terres de leurs voisins plus petits, non pas pour les cultiver, mais simplement pour les mettre en jachère et ainsi augmenter le montant des aides qu’ils percevaient.

Les quotas laitiers ont duré plus de vingt ans, et ont pris fin en 2015. Les règles de la PAC ont alors un peu changé, officiellement pour réparer les injustices sociales qu’elle avait engendrées précédemment et pour mieux tenir compte des problèmes environnementaux. Mais pour ce qui concerne les inégalités sociales, rien n’a changé.

Ces diverses aides, qui se chiffrent en milliards d’euros chaque année et peuvent constituer une part non négligeable du revenu des agriculteurs, n’ont pourtant réduit en aucune façon les inégalités qui existent dans le secteur agricole. En voici un exemple significatif : un céréalier du Bassin parisien pouvait recevoir 600 euros d’aides par hectare de terre, alors que ces aides ne dépassaient pas 11 euros par hectare pour un petit agriculteur dans les Alpes.

Plus choquant encore, les principaux bénéficiaires de la PAC ne sont pas des agriculteurs, mais des industriels parmi les plus importants du secteur, qui n’en ont absolument aucun besoin. Pour l’année 2016 en France, c’est le trust Lactalis, premier groupe laitier mondial, qui a touché le plus d’aides, avec 21,5 millions d’euros. Ces sommes lui ont été versées pour l’aider à sto­cker de la poudre de lait, sous prétexte de soutenir le cours du lait.

Les autres grands bénéficiaires des aides de la PAC ont été les grandes coopératives agroalimentaires et... les champagnes Mumm : ils ont reçu 4 millions d’euros, cette fois au titre de l’aide à la promotion du champagne et à son exportation hors de l’Union européenne.

 

Une telle révolution technique et sociale a touché le secteur agricole de toutes les grandes puissances économiques de la planète. Cela a constitué un énorme progrès pour le niveau de vie des agriculteurs. Il n’est qu’à comparer la condition actuelle des paysans européens ou américains à celle des petits paysans du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne.

Ces derniers en sont encore, pour beaucoup, à une agriculture très peu ou pas mécanisée : la préparation de la terre se fait encore parfois avec un araire traînée par un âne, voire une simple houe ; le manque de pluie ou une invasion d’insectes parasites ont des conséquences catastrophiques ; le transport du foin et des autres produits agricoles se fait à dos d’hommes, ou plutôt à dos de femmes, car ce sont souvent elles qui ploient sous des charges plus lourdes qu’elles.

Cette modernisation de l’agriculture a aussi constitué un progrès pour l’humanité, comme cela a été le cas avec le passage de l’artisanat à l’industrie. En Europe et aux États-Unis où elle a commencé, le spectre de la famine s’est éloigné. Elle a même développé des moyens techniques qui auraient permis de pourvoir aux besoins alimentaires de toute l’humanité, alors que la population mondiale augmentait rapidement. C’est toujours le cas aujourd’hui, et les démographes, qui annoncent une population de près de 10 milliards d’humains en 2050, s’accordent à dire que l’alimentation de cette population ne sera pas un problème d’ordre technique.

Mais la malnutrition n’est toujours pas éradiquée, loin s’en faut. Les dernières statistiques font état de plus de 820 millions de personnes sous-alimentées dans le monde, et de deux milliards souffrant de carences alimentaires. L’agriculture moderne n’est toujours pas capable de nourrir correctement l’humanité, alors qu’elle en a les moyens techniques. Ça suffit pour condamner un tel système.

L’enrichissement rapide des industriels des secteurs agricole et alimentaire

En revanche, la modernisation de l’agriculture s’est avérée très efficace pour enrichir en un temps record les capitalistes qui tirent leurs profits, d’une façon ou d’une autre, de la production agricole et alimentaire. En quelques décennies, des trusts puissants se sont constitués dans le machinisme agricole, la production d’engrais et de pesticides, d’aliments transformés, d’aliments pour le bétail. D’autres capitalistes, ou les mêmes, ont fait leur fortune dans le transport, la grande distribution, le conseil technique aux agriculteurs, sans oublier le secteur bancaire.

Parmi les plus gros du secteur, le trust Cargill, créé en 1865 aux États-Unis, a des contrats de production de céréales, et d’élevage de bœufs et de porcs, avec 155 000 collaborateurs, comme il les appelle, qui sont répartis dans 70 pays. Le trust leur vend les semences, les engrais et les tourteaux de soja destinés à l’alimentation du bétail. Il s’occupe ensuite du transport et de l’exportation des céréales, de la transformation industrielle du soja, de celle des viandes de bœuf et de porc, et pour finir, de la vente de produits transformés à la grande distribution. Il fournit aussi à ses clients de l’énergie, de l’acier, du sel, de l’amidon, et a même développé une activité financière.

Cargill se vante d’avoir réalisé en 2017 un chiffre d’affaires de près de 110 milliards de dollars et un bénéfice net de près de 3 milliards de dollars. Une rentabilité bien inférieure à celle de l’industrie pharmaceutique, par exemple, mais tout de même loin d’être négligeable.

Nestlé, créé en 1866, évolue dans la même catégorie, avec un chiffre d’affaires d’environ 92 milliards de dollars, et se présente comme la plus grande société de boissons et d’aliments au monde. C’est aussi devenu une entreprise incontournable pour des centaines de milliers de producteurs de café ou de cacao, auxquels elle fournit les jeunes plants et dont elle achète la production.

Le groupe Carrefour, spécialisé dans la grande distribution, affiche un chiffre d’affaires de 88 milliards d’euros. La société Carrefour a été créée en 1960, il y a à peine soixante ans, par trois familles de commerçants implantées à Annecy, et a ouvert son premier hypermarché en 1963. Carrefour est devenu aujourd’hui un trust international de la grande distribution comptant plus de 12 000 magasins dans plus de trente pays.

Quant à Lactalis, l’industriel du lait qui a touché le plus d’aides de la PAC en 2016 en France, il est issu d’une petite laiterie artisanale de la Mayenne, créée par André Besnier en 1933. Il collecte aujourd’hui 15 milliards de litres de lait par an à travers le monde, dont plus de 20 % du lait produit en France. Emmanuel Besnier, le patron et principal actionnaire de Lactalis, a vu sa fortune progresser de manière faramineuse : elle est passée de 4 milliards d’euros en 2013 à 12 milliards en 2017.

Ces dernières années, les opérations de fusion-acquisition et de rachat se sont multipliées parmi les grands groupes agro-industriels. Récemment, l’opération la plus spectaculaire a été le rachat du trust agrochimique Monsanto par la multinationale de la chimie et des médicaments Bayer. Cela a coûté la modique somme de 63 milliards de dollars à Bayer. Du fait de ce rachat, trois énormes groupes contrôlent désormais l’essentiel du marché mondial des semences et des pesticides. Une concentration similaire se retrouve dans le marché des engrais comme dans l’industrie agroalimentaire.

À côté de ces mastodontes de l’industrie, la modernisation et la concentration de la production agricole ont aussi conduit à l’émergence de capitalistes de la terre, d’agriculteurs devenus des capitalistes. Le plus emblématique et le plus médiatisé d’entre eux était sans doute Xavier Beulin, ancien dirigeant de la FNSEA, le principal syndicat des agriculteurs, mort en février 2017.

Certes, il possédait une ferme de 500 hectares dans le Loiret, mais il était surtout à la tête du puissant groupe agroalimentaire Avril, spécialisé dans le colza, au chiffre d’affaires de plus de 6 milliards d’euros. Il avait également des actions dans le magazine France agricole, présidait le port de commerce de La Rochelle, deuxième port français pour l’exportation des céréales, tout en étant administrateur du Crédit agricole. Certains capitalistes des champs n’ont vraiment rien à envier aux capitalistes des villes.

Les coopératives géantes, rivales des plus grands trusts

En France, les trusts de l’agroalimentaire, de droit privé, sont concurrencés par les grandes coopératives du secteur agricole. Au départ, ces coopératives avaient été créées par des agriculteurs qui se regroupaient pour vendre et transformer eux-mêmes leur production, pour acheter en gros les engrais et les pesticides. Ils voulaient valoriser leur production et sécuriser leurs revenus, et certains des fondateurs de ces coopératives pouvaient même avoir l’illu­sion de préserver ainsi la petite propriété privée face au capital.

Mais ce n’était qu’une illusion, et l’évolution de ces coopératives les a conduites à ressembler aux grandes entreprises privées de l’agro-industrie. En trente ans, la moitié des coopératives ont disparu et celles qui restaient ont grossi en avalant les plus petites. Cette concentration a abouti à l’apparition de groupes coopératifs regroupant des dizaines de milliers d’adhérents, imbriquant structures coopératives et filiales de droit privé, et ayant complètement intégré la logique du marché.

Ces groupes coopératifs rivalisent aujourd’hui avec les trusts à tous les niveaux : importance économique, envergure internationale, nombre de salariés et de marques. Ils ont élargi leur champ d’action à la fourniture de bâtiments spécialisés, aux prêts aux agriculteurs et même à la spéculation autour des matières premières. Ils achètent et vendent des sociétés à l’échelle internationale, construisent des usines et distribuent leurs marques aux quatre coins du monde.

La Sodiaal par exemple, première coopérative laitière française, cinquième au niveau mondial, rivalise avec Lactalis et collecte près de 5 milliards de litres de lait par an. C’est elle qui est derrière les marques Yoplait, Candia, Entremont, Le Rustique, Cœur de Lion, Régilait. De son côté, la Cooperl est spécialisée dans la transformation de la viande porcine. Elle compte 2 700 éleveurs-adhérents et 7 000 salariés dans ses divers abattoirs.

Pour compléter le tableau de famille, il ne faut pas oublier le Crédit Agricole, qui a été formé avec l’aide de l’État, à la fin du 19e siècle, pour servir de coopérative de financement aux agriculteurs. À travers la modernisation accélérée de l’agriculture, qui a poussé les paysans à s’endetter toujours plus pour rester dans la course, des masses énormes d’argent, issues de leur travail, ont été drainées vers cette coopérative qui leur accordait les prêts.

Cela a abouti à l’un des plus grands groupes bancaires européens, qui a mis la main sur la banque Indosuez et sur le Crédit lyonnais, tout en élargissant ses activités à l’assurance, à l’immobilier et à la spéculation.

Finalement, dans la société actuelle, les coopératives n’ont en fait que deux possibilités. Soit elles se contentent de vivoter sur la base des activités économiques dont les capitalistes ne veulent pas, parce qu’ils ne les jugent pas assez rentables. Soit, pour étendre leurs activités, elles adoptent les règles du monde capitaliste et font passer la course au profit avant les intérêts de leurs adhérents, qui n’ont évidemment plus aucun contrôle sur ces grands groupes.

Le marché international de la production alimentaire

Le marché international de la production alimentaire est aujourd’hui dominé par ces trusts de l’agroalimentaire et ces capitalistes de la terre basés en Europe, aux États-Unis, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Par l’intermédiaire de leurs États respectifs, ils se livrent une guerre commerciale sans merci. Et celle-ci devient de plus en plus féroce avec la crise actuelle du système capitaliste.

Dans ces rivalités et affrontements commerciaux à l’échelle internationale, ce sont les pays pauvres qui s’en sortent le moins bien. Après avoir été contraints d’abolir les quelques aides à l’agriculture qui pouvaient exister, d’orienter toujours plus leur production vers ce qui se vendait sur le marché mondial, en particulier les matières premières agricoles d’exportation, ils ont dû ouvrir sans restriction leur économie au pillage des trusts impérialistes.

Dans la même période, les coûts du transport maritime ont beaucoup baissé, ce qui a facilité l’exportation dans le monde entier des productions agricoles et des produits agroalimentaires des pays riches. Ces produits se sont imposés partout, d’autant plus facilement qu’ils étaient proposés à bas prix, grâce aux mesures de soutien à l’exportation pratiquées par tous les États de ces pays.

Les productions agricoles des pays pauvres sont aussi concurrencées par les produits très compétitifs, exportés par divers autres pays, où des entreprises capitalistes équipées des techniques les plus modernes se sont installées pour profiter d’une main-d’œuvre peu chère.

C’est ainsi que sur les marchés africains, on trouve des oignons et des pommes de terre venant de Hollande, du riz du Vietnam ou de Thaïlande, du lait en poudre d’Europe, des tomates et des poivrons du Maroc ou d’Espagne, des cuisses de poulet congelées de Thaïlande ou du Brésil, du concentré de tomate de Chine, etc.

Le concentré de tomate est en effet désormais produit en Chine à bas prix. Les industriels chinois se sont spécialisés dans la « première transformation », en produisant le concentré de tomate de base à partir des tomates cultivées aux alentours de leurs usines. Ils vendent leurs barils de concentré à des multinationales des pays riches, qui effectuent la « deuxième transformation », comme le groupe américain Heinz, pour son fameux ketchup et ses multiples sauces à la tomate.

Comme les autres, le commerce du concentré de tomate est une machine à faire du profit sur le dos des paysans et des consommateurs, en utilisant s’il le faut des méthodes d’escrocs. Ainsi, les barils de concentré de tomate ont une date de péremption, et quand cette date est dépassée, le concentré commence à s’oxyder et à perdre ses qualités nutritives et gustatives. Au bout d’un moment, il est tellement oxydé qu’il devient quasiment noir : c’est ce que les professionnels du secteur appellent la black ink (l’encre noire). Il est alors un peu retravaillé, additionné de colorants pour le rendre plus rouge, avant d’être vendu sur les marchés africains. Et cette pratique n’est pas limitée à quelques industriels chinois peu scrupuleux : il y a toute une filière de la black ink, et des spéculateurs européens spécialisés dans l’achat et la vente de ce type de produit.

Remarquons que les maquillages alimentaires et les produits frelatés vendus à bas coût aux classes populaires, qui n’ont pas les moyens de s’offrir mieux, sont au moins aussi vieux que le capitalisme lui-même. En 1857, dans une note du Capital, Marx écrivait ceci à propos des méthodes commerciales des boulangers londoniens : « Il existe à Londres deux sortes de boulangers, ceux qui vendent le pain à sa valeur réelle, les full priced, et ceux qui le vendent au-dessous de cette valeur, les undersellers. Cette dernière classe forme plus des trois quarts du nombre total des boulangers. Ces undersellers, presque sans exception, vendent du pain falsifié avec des mélanges d’alun, de savon, de chaux, de plâtre et autres ingrédients semblables, aussi sains et aussi nourrissants. »

La financiarisation du secteur agricole… comme de toute l’économie

La guerre commerciale de plus en plus exacerbée entre les trusts et leurs pays d’origine n’est pas la seule conséquence de la crise du système capitaliste. Celle-ci se traduit aussi par la fuite des capitaux du secteur productif, jugé trop peu rentable, vers le secteur financier et la spéculation. Ce phénomène de financiarisation touche l’agriculture comme les autres secteurs de l’économie.

Les prix auxquels sont vendues les denrées alimentaires fluctuent depuis que leur commerce existe, et la spéculation sur ces prix existe depuis aussi longtemps. Mais à partir des années 1990, cette spéculation a pris une ampleur nouvelle. Les capitalistes se sont mis à emprunter des sommes considérables pour spéculer, à faire des paris toujours plus risqués, en espérant gagner d’autant plus que le risque était plus grand. Cette folie a touché tout ce qui peut s’acheter et se vendre : les œuvres d’art, les grands crus, les start-up de l’informatique, les crédits immobiliers et même les productions alimentaires, c’est-à-dire ce qui est vital pour l’humanité.

Les spéculateurs se sont intéressés en particulier aux contrats à terme, qui existent entre autres dans la production agricole. Ces contrats sont signés à l’avance entre un producteur et un acheteur, qui se mettent d’accord sur le prix et la quantité à livrer au moment de la récolte. Leur objectif était, à l’origine, de permettre aux deux parties d’en fixer le prix à l’avance, évitant ainsi les incertitudes liées aux fluctuations du marché des produits agricoles.

Mais avec le développement de la financiarisation, ces contrats à terme ont changé de nature. On estime aujourd’hui que seuls 2 % d’entre eux se traduisent par une livraison physique des matières premières sur lesquels ils portent. Les 98 % restant servent uniquement de support aux paris de plus en plus colossaux des spéculateurs.

En 2008 a éclaté la crise des subprimes, ces crédits immobiliers souscrits par de nombreuses familles américaines, qui bien souvent n’en avaient pas les moyens. Les spéculateurs ont alors délaissé les nombreux produits financiers qui étaient basés sur ces crédits hypothécaires, dont on soupçonnait soudain que beaucoup ne seraient jamais entièrement remboursés. En quête de placements plus profitables pour leurs capitaux, ils se sont jetés sur tout ce qu’ils trouvaient, notamment sur les matières premières agricoles.

Cette ruée des spéculateurs sur les produits agricoles a entraîné une hausse spectaculaire des prix de certains d’entre eux : blé, maïs, riz. Les conséquences ont été terribles pour les pays pauvres, où les familles dépensent la majeure partie de leurs maigres revenus dans l’achat de nourriture, et en particulier de quelques produits de base comme ces céréales, et l’on a vu réapparaître cette année-là les émeutes de la faim dans plusieurs pays d’Afrique, à Madagascar, aux Philippines, en Haïti.

Mais cela n’a pas arrêté les spéculateurs, bien au contraire. Depuis, toutes les banques se sont dotées d’équipes spécialisées dans les denrées alimentaires, qui profitent des derniers progrès technologiques pour optimiser leurs placements. C’est ainsi que les outils de l’agriculture de précision, images satellites et divers outils informatiques, destinés à mieux adapter aux besoins des plantes les apports d’engrais ou les traitements pour faire des économies d’intrants et moins polluer, sont aussi utilisés par les spéculateurs pour faire des paris sur la date et la qualité des récoltes futures.

Aujourd’hui, le monde de la finance est entré dans le quotidien des agriculteurs. Les céréaliers par exemple, du plus petit au plus grand, passent un certain temps sur leur ordinateur pour surveiller les cours du blé donnés par la bourse. Ils décident au dernier moment, selon les cours, de quelle espèce végétale ils vont semer, ce qui contribue à amplifier les pénuries ou au contraire les surproductions.

Il existe aussi tout un marché spéculatif sur les composants des aliments pour le bétail utilisés dans les élevages de porcs, de volailles ou de veaux. Les industriels qui leur fournissent ces aliments se paient des nutritionnistes chargés d’élaborer les mélanges les plus efficaces et les moins coûteux, mais aussi une ribambelle de commerciaux qui passent leur journée à téléphoner dans le monde entier pour trouver des marchandises à moindre coût.

Quand les prix du blé ou du maïs flambent, ces céréales considérées comme luxueuses sont remplacées par d’autres végétaux, comme le manioc, qui fourniront les glucides nécessaires, mais rendront parfois les animaux malades.

Un technicien de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) a même rapporté que le nutritionniste de l’une de ces usines l’a un jour appelé pour savoir si l’on pouvait donner de l’huile de coton à manger aux porcs. Quand le technicien de l’INRA lui a demandé pourquoi il se posait cette question saugrenue, le nutritionniste lui a répondu que son entreprise venait de s’en procurer un lot pour pas cher.

Un autre aspect de la financiarisation de l’agriculture est l’achat spéculatif des terres agricoles. Ce phénomène touche les pays pauvres, en particulier l’Afrique, où la propriété privée de la terre n’est pas encore clairement établie et où les gouvernements en quête d’argent frais bradent d’immenses surfaces aux spéculateurs internationaux.

Les agriculteurs, qui travaillent ces terres depuis des générations mais qui n’ont pas de titres de propriété en bonne et due forme, en sont chassés manu militari pour laisser la place aux cultures lucratives voulues par les financiers. C’est un drame pour les habitants de villages entiers, qui perdent ainsi leur seule source de revenu et n’ont d’autre solution que de rejoindre les bidonvilles urbains déjà surpeuplés et miséreux.

La spéculation sur la terre domine aussi depuis des années l’agriculture britannique, avec des conséquences évidemment moins dramatiques mais tout de même contraires à l’intérêt des populations. Récemment, cette spéculation foncière a aussi fait son apparition en France, où l’on voit se multiplier les achats par des capitalistes et des financiers internationaux de grands vignobles ou de milliers d’hectares de terres agricoles dans les régions les plus rentables.

Les conséquences désastreuses sur l’environnement et la santé publique

La déforestation

La déforestation à grande échelle dans toutes les forêts tropicales du monde participe à la modification du climat de la planète entière. En Malaisie et en Indonésie, une bonne partie de cette forêt tropicale a été remplacée par d’immenses plantations de palmiers à huile.

Les populations paysannes y ont été ruinées, expulsées, violentées, empoisonnées alors que les grandes sociétés spécialisées dans le palmier à huile n’ont fait que prospérer, car l’huile de palme a tellement de qualités qu’elle est devenue un ingrédient incontournable dans toute l’industrie alimentaire et cosmétique. D’autant plus qu’elle est très bon marché, du fait justement de l’exploitation des ouvriers qui travaillent sur les plantations, dont beaucoup d’enfants. La progression des plantations de palmiers à huile n’est donc pas près de s’arrêter, et les capitalistes du secteur ont commencé à se jeter sur les forêts du Vietnam et de certains pays d’Afrique pour en augmenter toujours plus les surfaces et leurs profits.

Ce sont d’autres productions agricoles qui mettent à mal la forêt amazonienne depuis plusieurs décennies : l’élevage extensif de bovins et la culture du soja. Derrière les producteurs brésiliens de soja, on trouve les multinationales du secteur agro-industriel, comme Cargill, qui encouragent la déforestation pour élargir leur approvisionnement en soja, en grande partie destiné à l’alimentation animale, aux États-Unis et en Europe.

À la suite d’une campagne de Greenpeace, qui ciblait en particulier McDonald’s et ses McChicken à base de poulet nourri au soja, un moratoire a été signé en 2006 par l’État brésilien et les principaux capitalistes impliqués, en particulier Cargill et McDonald’s, et reconduit depuis. Les signataires s’engagent chaque année à ne pas acheter de soja venant de terres d’Amazonie déboisées après 2006.

Est-ce seulement l’effet du moratoire ? En tout cas, en 2016, 1,25 % seulement du soja planté au Brésil l’a été sur des terres déboisées récemment, alors que ce taux atteignait 30 % en 2006. Mais cela n’a absolument pas réglé le problème environnemental, bien au contraire, car les capitalistes sont prêts à contourner tous les moratoires, toutes les lois, pour continuer à engranger leurs profits. Et l’on a vu les mêmes entreprises capitalistes qui avaient signé ce moratoire inciter à de nouveaux déboisements dans tous les pays limitrophes. Dans la dernière décennie, le soja s’est répandu comme une tache d’huile au Paraguay, en Argentine, en Bolivie.

Cet exemple, parmi bien d’autres, montre tout ce qu’il y a d’illusoire à essayer de convaincre les capitalistes d’être plus vertueux, y compris par la pression de l’opinion publique, comme le font Greenpeace et d’autres organisations écologistes. Les capitalistes, on ne les convaincra pas, ce n’est que par la contrainte qu’on les amènera à abandonner leurs pratiques polluantes.

Le glyphosate

Le soja planté à la place de la forêt tropicale est en majeure partie du soja OGM. Quand on évoque ce soja OGM, on pense immanquablement au glyphosate. Car l’entreprise Monsanto, désormais intégrée au trust Bayer, n’a pas seulement mis au point ce puissant herbicide contenu dans le Roundup. Elle a optimisé ses profits en proposant en parallèle des semences OGM, et en particulier des sojas OGM, capables de résister à cet herbicide.

Un agriculteur utilisant en parallèle le glyphosate et les semences de soja résistantes peut ainsi traiter son champ plusieurs fois au glyphosate et éradiquer la moindre mauvaise herbe tout au long du cycle de culture sans dommage pour sa production. C’est ainsi que les sojas et les maïs OGM dits Roundup ready, (prêt pour le Roundup), se sont imposés partout dans le monde, excepté dans quelques pays de l’Union européenne, dont la France.

Le glyphosate est aujourd’hui l’herbicide le plus vendu au monde. Il a de multiples usages. Monsanto a même réussi à l’imposer dans une pratique pourtant considérée comme plutôt écologique car respectueuse des sols : la culture sans labour. Aux États-Unis, où elle est beaucoup pratiquée, l’étape glyphosate s’est généralisée pour détruire les feuillages restants de la culture précédente. Un traitement herbicide pourtant jugé inutile par les spécialistes de cette pratique culturale.

Le glyphosate fait régulièrement la une des médias depuis des années. En août dernier, le jardinier d’une commune américaine a obtenu du tribunal de San Francisco un jugement condamnant Bayer-Monsanto, désormais associés, à lui verser 290 millions de dollars de dommages et intérêts, une somme réduite dernièrement à 78 millions. Les juges ont considéré que Bayer-Monsanto avait considérablement contribué à la leucémie dont le jardinier avait été victime après avoir manipulé du glyphosate à haute dose pendant deux ans, et ont reproché au trust de ne pas avoir informé le jardinier de la dangerosité du produit.

Le tribunal a suivi en cela l’avis du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui a classé le glyphosate parmi les cancérogènes probables en 2015. Le degré de dangerosité du glyphosate est encore discuté dans les milieux scientifiques ; il est cependant évident que du fait des quantités massives utilisées dans le monde entier, un moratoire devrait au moins s’imposer, le temps d’en savoir plus.

Mais ni l’Autorité européenne de la sécurité des aliments ni l’Agence de protection de l’environnement aux États-Unis n’ont recommandé la moindre mesure dans ce sens. En novembre 2017, l’Union européenne a même réautorisé le glyphosate pour cinq nouvelles années. Et Nicolas Hulot, alors qu’il était encore ministre de l’Environnement, a mangé son chapeau en repoussant à 2023 l’interdiction définitive du glyphosate en utilisation professionnelle. Le vrai problème dans tout cela est que toutes les décisions concernant l’utilisation du glyphosate sont prises par des instances publiques et des États plus sensibles aux pressions de Monsanto que préoccupés par la santé de la population.

La pollution aux nitrates et aux pesticides, la dégradation des sols

Bien d’autres pratiques agricoles ont des effets nocifs sur l’environnement et les populations. L’utilisation massive d’engrais entraîne par exemple la pollution aux nitrates et aux phosphates des cours d’eau et des nappes phréatiques, particulièrement élevée dans les zones d’élevage intensif. Cette pollution est à l’origine du phénomène des algues vertes, une prolifération d’algues qui viennent s’échouer sur les plages proches des zones d’élevage et deviennent dangereuses pour les promeneurs quand elles se décomposent.

Les pesticides utilisés eux aussi en grandes quantités dans l’agriculture se retrouvent dans le sol, dans l’eau, dans les fruits et les légumes, dans les cheveux des enfants, absolument partout. Les quantités de pesticides décelées restent le plus souvent dans les limites autorisées pour chaque molécule active, dans les pays riches tout du moins, mais les substances les plus variées se côtoient, et les scientifiques craignent que cela puisse entraîner ce qu’ils appellent un effet cocktail : c’est-à-dire que l’association de plusieurs de ces substances chimiques dans l’alimentation, et ceci sur une longue durée, les rende néfastes pour la santé même si chacune d’elles ne dépasse pas le seuil autorisé.

Mais aucun fabricant de pesticide n’a jugé utile d’investir dans l’étude de cet effet cocktail. Et ce n’est guère mieux du côté des pouvoirs publics : ils restreignent chaque année un peu plus les crédits de la recherche et n’ont aucunement l’intention de gêner les activités des grands groupes fabricants de pesticides.

Les premiers concernés par ce type de pollution sont évidemment les agriculteurs, les ouvriers agricoles et les ouvriers des usines de fabrication des pesticides, qui manipulent ces produits à longueur d’année. Là encore, les études manquent cruellement, mais il est probable que l’exposition aux pesticides explique l’apparition chez ces travailleurs de certaines maladies graves, comme la maladie de Parkinson et d’autres maladies neurodégénératives, ou le cancer de la prostate et certains cancers du sang.

C’est même la population tout entière de certaines régions agricoles qui peut être touchée. En avril 2018, des manifestations ont eu lieu en Martinique et en Guadeloupe pour dénoncer les dégâts considérables faits par le chlordécone, un insecticide massivement employé dans les plantations de bananiers des Antilles jusqu’en 1993. Il a contaminé les sols, les rivières, les côtes aux alentours des zones de bananeraies, et cela pour des centaines d’années. À diverses doses, pratiquement toute la population antillaise en a dans le sang, et il a été constaté des taux anormalement élevés de cancer de la prostate et de développement anormal des nourrissons.

Cette molécule dangereuse avait été interdite dès 1975 aux États-Unis, mais un producteur béké (riche propriétaire terrien descendant des premiers colons européens) en a racheté le brevet et a continué à la produire et à la diffuser aux Antilles pendant près de vingt ans. Il a eu tout le soutien de l’État français, qui ne s’est décidé à interdire ce produit dangereux qu’en 1990 pour la métropole, et a même accordé une dérogation de trois ans supplémentaires pour les Antilles.

Un autre gros problème pour l’avenir de l’agriculture est la dégradation des sols cultivés, par érosion, pollution, acidification, salinisation. Un rapport rendu public en 2015 par la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, indique que depuis les années 1950, la teneur des sols en nutriments et en humus aurait baissé d’un tiers à cause des mauvaises pratiques agricoles. L’apport de plus en plus massif d’engrais n’y change rien : les terres sont épuisées, elles perdent progressivement leur productivité. À l’échelle mondiale, alors que les rendements n’avaient cessé d’augmenter depuis 1950, ils stagnent ou diminuent dans bien des endroits ces dernières années.

Les mauvais traitements des animaux d’élevage

Sur un autre plan, une campagne médiatique est en cours, qui dénonce les mauvais traitements subis par les animaux d’élevage. Et il est vrai qu’on ne peut qu’être choqué par les conditions de transport du bétail en camion ou en bateau, par les conditions d’existence imposées aux animaux dans les élevages intensifs, par la façon dont ils sont traités dans les abattoirs industriels, révélée au grand public par les images tournées en caméra cachée.

Ces images ont aussi montré les conditions de travail exécrables des ouvriers de ces usines, tout aussi révoltantes. Ils sont souvent obligés de travailler dans le froid (4 à 7 °C selon les produits), d’enchaîner les gestes répétitifs qui leur détruisent les articulations. Sans parler de la souffrance au travail que constitue le fait de tuer des animaux, chaque jour, en série et de ne pas pouvoir faire autrement que de leur infliger des souffrances parce qu’il faut suivre les cadences infernales : une chaîne d’abattage de porcs peut traiter 700 animaux par heure. Cela signifie que l’ouvrier saigneur, celui qui est chargé de mettre à mort le porc en lui tranchant la gorge après que l’animal a été étourdi, doit faire ce geste toutes les cinq secondes.

Un scandale en chasse un autre dans la mémoire collective. Souvenons-nous de la crise de la vache folle dans les années 1990. Les vaches étaient alors nourries aux farines animales fabriquées à partir de parties non consommées de carcasses bovines et de cadavres d’animaux d’élevage. On avait transformé ces paisibles herbivores que sont les vaches en mangeuses de viande, et de surcroît de viande contaminée par des prions. Ces agents infectieux avaient entraîné une épidémie d’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) chez les vaches, une maladie neurodégénérative qui s’est avérée transmissible à l’homme. Cette pratique, maintenant interdite, a fait 223 victimes humaines jusqu’à aujourd’hui.

Les agrocarburants

Les agrocarburants, parfois appelés, mais bien à tort, biocarburants, sont élaborés à base de produits végétaux, huile de palme, soja, colza, canne à sucre, blé. Ils ont d’abord été présentés comme une solution alternative aux carburants fossiles et les États américain, brésilien et européens ont pris diverses mesures en leur faveur sous prétexte d’écologie. Ainsi, l’Union européenne verse des primes pour la culture du colza destiné aux raffineries et impose l’utilisation d’un certain taux d’agrocarburants pour tous les transports.

Mais il s’avère aujourd’hui que ces agrocarburants ne sont guère écologiques, car ils sont peu efficaces et leur production consomme beaucoup d’énergie. Ce constat n’empêche pas les États de s’enferrer dans leur politique de soutien aux agrocarburants : il s’agit en fait de défendre les intérêts des gros producteurs de soja, de colza et d’huile de palme, ainsi que des industriels qui fabriquent ces agrocarburants, comme Avril, le trust de la transformation du colza évoqué précédemment, dans le cas de la France.

Pire encore, de plus en plus de surfaces sont consacrées aux cultures destinées aux agrocarburants, au détriment des forêts tropicales et des cultures alimentaires, ce qui ne peut que faire monter les prix des denrées alimentaires et conduire peut-être dans l’avenir à de nouvelles émeutes de la faim. Jean Ziegler, l’écrivain tiers-mondiste qui a dénoncé les pratiques de ces « vautours de l’or vert », comme il les appelle, parle même de nouveau crime contre l’humanité.

Les systèmes alternatifs des décroissants, entre réaction et récupération capitaliste

Devant un tel gâchis social et écologique, devant ces comportements qui heurtent le bon sens, d’autres systèmes d’agriculture sont mis en avant, censés être plus durables et plus respectueux de l’environnement. Mais ils sont le plus souvent fondés sur la critique de la modernité, de la production industrielle, des progrès technologiques et scientifiques, voire sur le concept de la décroissance. De ce fait, ils restent profondément réactionnaires et ne s’attaquent en aucune manière au système capitaliste. Ils peuvent même être progressivement récupérés par ce système, pour peu qu’ils soient à la mode et donc prometteurs de profits.

Tel est le cas de l’agriculture biologique, de plus en plus pratiquée. Mais que signifient précisément les termes « agriculture biologique » ? Une définition rapide la présente comme une agriculture sans pesticides ni engrais chimiques, mais si l’on creuse un peu plus, ces termes peuvent recouvrir des choses bien différentes, et l’agriculture biologique varie dans le temps comme dans l’espace.

En France par exemple, les précurseurs de l’agriculture biologique considèrent que le label AB actuel a été complètement édulcoré au fil des années et ne veulent pas en entendre parler. D’autres dénoncent les labels bio de certains pays, qui n’empêchent aucunement l’exploitation féroce des travailleurs et la destruction de l’environnement.

Ce qui est sûr, c’est que les géants de l’agroalimentaire se sont emparés du bio, au moins dans les pays les plus riches. Danone, face à la baisse des ventes de ses yaourts classiques, a déboursé plus de 12 milliards de dollars pour mettre la main sur le groupe américain WhiteWave Foods, spécialiste du lait bio et des protéines végétales. Le trust Coca-Cola, lui, s’est diversifié : à côté de son fameux soda, qui est l’un des symboles de la malbouffe, avec l’équivalent de treize morceaux de sucre dans chaque bouteille, il vend aussi les smoothies Innocent, réputés ne contenir que « des fruits entiers mixés, et rien d’autre ». Il s’agit de ne rater aucune clientèle potentielle.

Quel supermarché n’a pas aujourd’hui son rayon bio bien mis en évidence ? Quel trust de la grande distribution ne propose pas sa propre marque bio ? Il faut produire de plus en plus pour fournir tous ces magasins et rayons en produits bio, et cela se fait avec aussi peu de scrupules que dans l’agriculture dite conventionnelle car ce sont les capitalistes qui prennent la direction des opérations.

Même les vegans, qui refusent de consommer tout ce qui est d’origine animale, sous quelque forme que ce soit, commencent à intéresser les trusts de l’agroalimentaire, car la mode est de plus en plus aux produits veggies. Du coup, les substituts aux produits laitiers et aux aliments carnés, qui envahissent désormais les rayons des supermarchés, ont les mêmes caractéristiques que les autres produits transformés, comme les fromages végétaux bourrés de sucre et d’additifs divers pour leur donner la couleur et la consistance voulues.

L’agriculture biologique étant de plus en plus récupérée par le capitalisme, on nous parle maintenant d’agroécologie. Souvent, ses partisans ne refusent pas seulement les substances issues de l’industrie chimique, mais aussi divers progrès technologiques, dans le domaine du machinisme agricole comme dans celui de la sélection génétique. Certains ont même décidé de se passer des tracteurs et de revenir au travail de la terre avec attelage animal. Ils proposent de revenir à des petites exploitations familiales de polyculture et élevage permettant l’autosuffisance alimentaire.

Avec de telles perspectives, les agroécologistes ne font pas bien peur aux capitalistes. Certains peuvent même entretenir les meilleures relations avec eux. Tel est le cas de Pierre Rabhi, particulièrement chouchouté par les médias en ce moment. Il passe pour un paysan simple et modeste, qui défend des solutions de bon sens face aux dérives de l’agriculture productiviste et les met en pratique sur sa ferme ardéchoise. Mais en réalité, ce n’est pas tout à fait ça.

Pierre Rabhi recherche d’abord la compagnie des grands de ce monde. Il est intervenu lors de l’université d’été du Medef en 2009, il multiplie les contacts avec les PDG des plus grandes entreprises capitalistes, Veolia, General Electric, Danone, McDonald’s. Et il a même rencontré Macron, « un homme de bonne volonté », selon lui. D’un autre côté, il fait l’éloge de la pauvreté qui serait, d’après ses dires, une source de bien-être. C’est la fameuse « sobriété heureuse » qu’il défend dans ses livres et au cours de ses conférences, très bien payées du reste. Pierre Rahbi, c’est un ami des grands patrons qui prône le fatalisme aux milieux populaires.

Les idées agroécologistes s’accompagnent généralement de la promotion du marché local, du circuit court, qui sont opposés à la grande distribution et à la mondialisation des échanges. Les promoteurs des circuits courts surfent sur l’indignation bien légitime que suscitent les aberrations des circuits commerciaux des produits alimentaires, comme celle des productions subventionnées des pays riches venant concurrencer les productions locales sur les marchés africains.

Inversement, il y a aussi de quoi être choqué par la fourniture de haricots verts, de fraises ou de roses en plein hiver, destinés à satisfaire les consommateurs des pays riches à contre-saison, produits par des ouvriers agricoles d’Afrique ou d’Amérique latine dans des conditions infâmes et pour des salaires de misère.

Mais les problèmes qui sont posés là sont ceux de l’échange inégal entre puissances capitalistes et pays pauvres, et de la mise en concurrence entre les travailleurs des différentes régions du monde. Une société débarrassée du système capitaliste et de toutes ses tares ne reviendrait certainement pas à une planète cloisonnée et à une distribution atomisée. Elle pourrait allier des productions locales avec des échanges entre régions lointaines.

Et comment imaginer que la généralisation des AMAP pourrait résoudre les problèmes d’approvisionnement alimentaire des villes d’aujourd’hui ? Une AMAP, c’est une association qui établit un lien direct entre des exploitants agricoles et des consommateurs à proximité ; consommateurs qui, chaque semaine, achètent leur petit panier de fruits et légumes, d’œufs, etc. apportés par l’agriculteur. Ne compter que sur les AMAP, aujourd’hui en France, pour l’approvisionnement alimentaire, cela signifierait charger les agriculteurs, c’est-à-dire un peu plus de 1 % de la population totale, d’apporter eux-mêmes, avec leurs propres moyens de transport, la nourriture aux 99 % restants. Ça n’a pas de sens et finalement ce type de distribution ne peut fonctionner que s’il est réservé à une toute petite partie de la population.

Remarquons à ce propos que les capitalistes de la grande distribution sont en train de s’intéresser aux circuits courts après avoir mis la main sur le bio. Par exemple, Édouard Leclerc se vante d’avoir « réinvesti le circuit court » avec son concept Alliance locale. Il s’agit de partenariats passés avec des producteurs installés dans un rayon de moins de 100 kilomètres par un hypermarché Leclerc pour son approvisionnement en divers produits frais. Circuits courts ou circuits longs, tout est bon chez Leclerc pour faire du pognon.

Dans les milieux qui critiquent l’agriculture conventionnelle, il y a aussi l’idée qu’il faudrait se passer de tous les produits chimiques ou issus de l’industrie, quels qu’ils soient. Mais pourquoi par exemple refuser d’utiliser des antibiotiques plus d’une fois par an pour les veaux ou les vaches gestantes, une restriction qui est imposée en agriculture biologique ?

Cette restriction est censée répondre aux abus de l’élevage intensif, où l’on prescrit systématiquement des antibiotiques aux animaux afin d’éviter que des problèmes sanitaires viennent ralentir leur croissance, quand on ne les ajoute pas à leur nourriture, parce qu’on a constaté que ces médicaments font grossir les bêtes plus vite.

On paie aujourd’hui les conséquences de cette surconsommation d’antibiotiques avec la multiplication de bactéries résistantes de plus en plus difficiles à combattre. Mais on pourrait faire des antibiotiques un usage plus prudent et respectueux de la santé humaine comme du bien-être des animaux, en commençant par soigner correctement ces derniers chaque fois qu’ils sont malades.

Le même type de raisonnement s’applique à tous les produits chimiques utilisés en agriculture, y compris les pesticides. Le tout pesticide des dernières décennies pourrait céder la place à des méthodes de protection des cultures plus variées et plus techniques, faisant appel aux recherches scientifiques les plus pointues et les plus récentes, comme les robots-bineurs autonomes dans les champs de légumes ou de maïs, qui détectent les mauvaises herbes et les arrachent mécaniquement, pour ne citer que l’une des dernières pistes prometteuses.

Plus généralement, toute l’histoire de l’humanité est une suite de progrès technologiques qui ont permis à une population de plus en plus nombreuse de se libérer des tâches de production alimentaire pour se consacrer à d’autres tâches. Comment ce retour à la terre et aux pratiques ancestrales prônées par les agroécologistes pourrait-il être une perspective pour l’humanité ? Seule une crise profonde de l’économie, une poussée protectionniste dans un grand nombre de pays, voire une plongée dans la guerre, pourraient imposer à l’humanité un tel retour en arrière. Il est vrai que le système capitaliste peut conduire à ce type de catastrophe, l’actualité nous le montre tous les jours.

N’oublions pas qu’aujourd’hui encore un milliard de paysans dans le monde doivent se contenter de ces méthodes de production ancestrales et de leur productivité extrêmement limitée et aléatoire, et survivent à grand peine sur leurs terres. L’avenir de l’agriculture passera au contraire par la mise à leur disposition de toutes les connaissances scientifiques et de tous les progrès technologiques, présents et à venir.

Enfin, pour assurer l’alimentation de l’humanité tout entière sans altérer les ressources de la planète, il faudra planifier la production agricole à l’échelle mondiale. Les outils de recensement, de logistique, de gestion de la production existent déjà, il suffira de les mettre au service d’autre chose que la recherche du profit maximum ou la spéculation. Pour cela, la seule perspective qui vaille, et qui ne soit pas utopique, est d’exproprier les capitalistes du secteur et de placer sous le contrôle de la population les grandes exploitations agricoles, les usines agroalimentaires et les banques qui sont derrière.

Quelles perspectives pour les petits paysans ?

Cette perspective communiste est aussi la seule qui puisse offrir un avenir aux paysans eux-mêmes, car ils n’ont rien à attendre ni du retour vers le passé prôné par les décroissants ni de la fuite en avant représentée par l’agriculture sous domination capitaliste. C’est au mouvement ouvrier qu’incombe la responsabilité de populariser cette perspective et de la défendre contre toutes les idées réactionnaires qui circulent aujourd’hui.

Dans beaucoup de pays, la paysannerie pauvre constitue encore une part importante de la population, et elle a de nombreux liens avec la classe ouvrière récemment issue des campagnes. Si des luttes sociales de grande ampleur, voire une révolution, se déclenchent, elle pourra avoir un rôle important à jouer. Seule la classe ouvrière pourra mener la révolution jusqu’au bout, car c’est la seule classe sociale capable de mettre à bas le système capitaliste. La révolution russe de 1917 en a fait la preuve. Mais dans la Russie soviétique, l’implication de l’innombrable paysannerie dans la révolution a été décisive pour que l’État soviétique résiste aux puissances capitalistes coalisées.

Il serait bien difficile de passer en revue les situations de la paysannerie de par le monde, et ses relations avec le mouvement ouvrier. Cantonnons-nous à la France car, dans ce pays aussi, la question se pose. La plus grande hétérogénéité sociale règne parmi les agriculteurs, du capitaliste de la terre à l’ouvrier agricole. Car là où il y a des capitalistes, il y a toujours des ouvriers, du travail desquels ils tirent la plus-value. Depuis quelques années, le nombre des ouvriers agricoles s’est remis à croître, ils sont 680 000 (chiffres de 2017), auxquels s’ajoutent les 440 000 ouvriers de l’agro-industrie. C’est évidemment dans ces ouvriers, nos frères de classe, que nous mettons notre confiance pour porter nos perspectives.

Entre les capitalistes de la terre et les ouvriers agricoles, les agriculteurs se divisent en une infinité de chefs d’entreprise de différentes tailles : du paysan cossu à la tête de 350 hectares de céréales dans une bonne terre à blé, à l’éleveur laitier quasiment ruiné, incapable de se payer un salaire chaque mois. Les conditions de vie des plus cossus n’ont pas grand-chose à voir avec celles des plus en difficulté. Mais bien des petits agriculteurs ne se sentent pas pour autant d’affinités avec le monde salarié, car ils se considèrent avant tout comme des propriétaires, des petits entrepreneurs indépendants. Pourtant, cette indépendance est totalement factice.

En premier lieu, ils subissent la domination des banques, car ils ne peuvent pas se passer de leurs prêts pour s’installer ou moderniser leur exploitation. Le taux d’endettement des agriculteurs est en moyenne de 160 000 euros par exploitation, il monte à 200 000 euros pour de jeunes agriculteurs, alors que le capital indispensable pour s’installer aujourd’hui sur une exploitation moyenne atteint 260 000 euros. Les bâtiments, le matériel motorisé et le cheptel peuvent être hypothéqués, ainsi que les terres quand elles ne sont pas louées, ce qui veut dire qu’en dernier ressort, tout appartient aux banques.

Les grandes coopératives et les industriels de l’agroalimentaire ne sont pas en reste pour imposer leur loi aux agriculteurs. En voici quelques exemples : c’est McCain, le fabricant de frites bien connu, qui décide quelle variété de pomme de terre vont cultiver les 900 producteurs qui travaillent pour lui, de quelle grosseur elles devront être quand elles seront récoltées, du jour et de l’heure à laquelle elles devront être livrées à l’usine de frites. Les éleveurs de porcs, de poulets ou de veaux ont l’obligation d’utiliser les aliments pour le bétail fournis par l’industriel pour lequel ils travaillent (et on a vu qu’ils n’étaient pas toujours très ragoûtants). Ils doivent aussi faire grandir les animaux en un temps donné, lui aussi imposé par l’industriel.

Depuis la fin des quotas, en 2015, les éleveurs de vaches laitières sont sous contrat avec les industriels du lait. Les conditions de ces contrats sont abjectes, allant jusqu’à imposer aux éleveurs de vendre leur production à des prix inférieurs aux coûts de production. Dans le cas de Lactalis, les contrats comportent même des clauses interdisant de faire la grève du lait, c’est-à-dire de refuser de livrer la production à la laiterie industrielle ; ils interdisent même de dire du mal de l’industriel dans les médias. Voilà à quoi se réduit l’indépendance des agriculteurs restés à la tête de leur exploitation : à rien pour beaucoup d’entre eux.

Cela n’empêche pas que, pour garder le soutien des paysans, les gouvernants s’appuient sur leur attachement à leur exploitation, d’autant plus fort chez les petits paysans qui doivent lutter avec âpreté pour qu’elle ne disparaisse pas.

Dès le début du mouvement ouvrier, les gouvernants ont incité les paysans à suspecter, et même haïr, les travailleurs socialistes qualifiés de partageux. Ils ont eu la majorité de la paysannerie de leur côté quand ils ont maté les ouvriers, en 1848, en 1851 et en 1871.

De son côté, quand le mouvement ouvrier s’est porté à la tête de la contestation sociale, il a su influencer, et parfois entraîner derrière lui, les couches intermédiaires entre les ouvriers et les capitalistes, et en particulier la paysannerie. Tel a été le cas au début du 20e siècle, quand il existait encore un parti socialiste et une CGT se réclamant de la révolution sociale, qui savaient prendre la tête de toutes les luttes sociales et leur offrir leurs perspectives.

La grande lutte des vignerons du Midi de 1907 s’est ainsi faite en lien avec les organisations ouvrières, tant politiques que syndicales. Les vignerons ont adopté les symboles du mouvement ouvrier et ils ont choisi pour diriger leur lutte un dirigeant local du mouvement ouvrier.

Ces petits vignerons avaient été intégrés au marché capitaliste quelques décennies plus tôt. Ils subissaient en 1907 une grave crise de surproduction due en particulier à la concurrence déloyale des industriels qui fabriquaient du « vin de sucre » à partir de marc de raisin, bien moins cher à produire. Ils ont été ruinés, ont mis au chômage les ouvriers agricoles, et tous sont tombés dans une misère noire. Le Midi s’est alors embrasé, avec d’énormes manifestations entraînant toute la population. Au plus fort de la mobilisation, il y a eu 600 000 à 800 000 personnes dans les rues de Montpellier, c’est-à-dire environ la moitié des habitants de la région, qui fut alors dans une situation quasi-insurrectionnelle.

L’Internationale et les drapeaux rouges étaient arborés dans les manifestations. L’un des dirigeants de la mobilisation était Ernest Ferroul, le maire de Narbonne. Ferroul était socialiste, et la ville de Narbonne était alors surnommée Narbonne la rouge. La CGT, de son côté, a organisé dans les villes des manifestations ouvrières en soutien aux vignerons.

Par la suite, et en particulier depuis les années 1950, les luttes paysannes ont été nombreuses. Elles ne sont pas passées inaperçues malgré le poids démographique de plus en plus faible des agriculteurs, sans doute parce qu’elles ont pris, dès cette époque et jusqu’à aujourd’hui, un aspect radical et parfois violent, avec les barrages sur les routes, la montée des tracteurs sur Paris, la destruction spectaculaire des productions devenues non rentables, les déchargements de monceaux de fumier et autres produits plus ou moins nauséabonds devant les préfectures.

Durant ces années, les luttes des agriculteurs ont concerné une production agricole ou une autre, une région ou une autre. Elles se sont attaquées à tel ou tel industriel ou acteur de la grande distribution, à cause des prix trop bas qu’ils cherchaient à imposer aux paysans. Elles ont souvent pris pour cible le gouvernement, parce qu’il laissait entrer les produits moins chers en provenance d’autres pays d’Europe ou du reste du monde, ou bien parce qu’il leur imposait trop de « charges », selon la terminologie des patrons.

Mais il est une époque où des agriculteurs syndicalistes et des luttes paysannes ont de nouveau été influencés par les références du mouvement ouvrier. C’était dans la période de Mai-68, et ce n’est évidemment pas un hasard, car les luttes de la classe ouvrière étaient sur le devant de la scène politique. C’est alors qu’est apparu le mouvement des « paysans travailleurs », en rupture avec la FNSEA. Leurs initiateurs, parmi lesquels Bernard Lambert, voulaient construire un « syndicat de travailleurs », en opposition avec le syndicalisme de chefs d’entreprise prôné par la FNSEA. Ils défendaient l’idée que les paysans étaient en train de devenir des salariés à domicile des industriels de l’agroalimentaire. Et qu’ils devaient s’unir dans les luttes contre ces industriels avec d’autres catégories sociales, en particulier les ouvriers.

Au cours des années 1960 et 1970, il y a eu en effet plusieurs manifestations communes des ouvriers et des paysans, mais aussi des étudiants, des enseignants, et même parfois des commerçants. Le 8 mai 1968 en particulier, des manifestations ont regroupé plus de 100 000 personnes dans les rues des villes de Loi­re-­Atlan­ti­que et de Bretagne. Les revendications concernaient l’emploi dans tous les secteurs (industrie, agriculture, commerce, services publics), la faiblesse du pouvoir d’achat et les salaires.

D’autres luttes ont suivi, particulièrement déterminées et radicales, au cours des années 1970, comme la grève du lait de mai-juin 1972, où les éleveurs de l’Ouest ont refusé de livrer leur lait aux laiteries industrielles, où ils ont bloqué et parfois vidé les camions de collecte du lait. Cela a suffisamment marqué Lactalis pour qu’il essaie de s’en prémunir dans les contrats actuels, en faisant signer une clause de « non-grève du lait ». Et les paysans-travailleurs ont montré dans d’autres occasions leur solidarité avec les ouvriers en lutte : pendant les grèves ouvrières, ils venaient par exemple les ravitailler en denrées alimentaires.

Quand les petits et moyens paysans se battent pour vivre de leur travail, pour desserrer l’étau que leur imposent les industriels du secteur ou les banques, ils ont toute notre solidarité. Et parmi les revendications que nous mettons en avant comme permettant aux ouvriers de défendre leur peau face à la crise capitaliste et aux attaques patronales et gouvernementales, il en est une qui pourrait faire l’objet d’une sorte de front unique entre les ouvriers et les agriculteurs : contrôle sur les entreprises capitalistes, qui permettrait de voir où sont faits les bénéfices tout au long du circuit entre les producteurs et les consommateurs et comment les capitalistes des chaînons intermédiaires s’engraissent sur le dos des uns et des autres.

Un véritable contrôle ne serait possible que dans un contexte révolutionnaire. De même que, dans un tel contexte, le contrôle des banques par leurs salariés et leurs clients permettrait de s’assurer qu’elles jouent un rôle utile, en particulier en offrant les crédits à bon marché dont ont besoin les paysans pour faire fonctionner leurs exploitations.

En revanche, nos chemins se séparent quand les agriculteurs prêtent l’oreille aux démagogues des partis bourgeois, qui leur font croire qu’il y a un avenir pour leur petite propriété dans le cadre de la société capitaliste ; ou quand ils suivent les tenants de l’agroécologie, de la petite production familiale pour des marchés locaux ou des circuits courts, qui leur servent finalement les mêmes boniments…

Conclusion

Engels, dans le texte intitulé La question paysanne en France et en Allemagne, expliquait aux socialistes français comment ils pourraient s’adresser à la paysannerie sans pour autant abandonner leurs perspectives socialistes et collectivistes.

« Le problème en France en 1894 est qu’on ne peut pas faire la révolution contre le petit paysan. Mais le problème est : comment s’y prendre pour le gagner à notre cause. Le but n’est pas de le gagner superficiellement et provisoirement par des mesures qui semblent lui permettre de se maintenir. Du paysan qui nous demande de maintenir sa propriété parcellaire, nous ne pourrons jamais faire un camarade, pas plus que du petit patron qui veut rester éternellement patron. On les laisse aller chez les politiciens qui leur promettent que leur petite entreprise sera sauvée.

Notre position est : d’abord, nous prévoyons la disparition inéluctable du petit paysan, mais nous ne sommes nullement chargés de hâter cette disparition. Ensuite, lorsque nous serons au pouvoir, nous ne pourrons songer à exproprier les petits paysans par la force. Nous aurons à les convaincre par l’exemple, et en mettant à leur disposition le concours de la société, de passer à l’exploitation collective.

L’essentiel est de leur faire comprendre que nous ne pouvons sauver et conserver leur propriété qu’en la transformant en une propriété et une exploitation coopératives. Car c’est précisément l’exploitation individuelle, fruit de la propriété individuelle, qui fait la perte des paysans. S’ils veulent conserver l’exploitation individuelle, ils seront nécessairement chassés de leur propriété, tandis que leur mode de production dépassé fera place à la grande exploitation capitaliste.

Offrir aux paysans la possibilité d’introduire la grande exploitation, non pour le compte capitaliste, mais pour leur propre compte commun, il ne serait pas possible de faire comprendre aux paysans que c’est dans leur intérêt, que c’est l’unique chemin de salut ? »

Ce texte a été écrit par Engels en 1894, mais il reste pour nous une référence, même si la condition paysanne a beaucoup changé depuis cette époque en France et a d’ailleurs conduit à la quasi-disparition de la paysannerie sous la domination capitaliste qu’Engels prévoyait.

Pour l’avenir, souhaitons que le mouvement ouvrier parvienne à entraîner les couches intermédiaires, et en particulier la paysannerie, dans son combat pour renverser le système capitaliste. Il en sortira une société qui aura pour seul objectif de produire pour satisfaire les besoins de tous, ainsi que de préserver le patrimoine de l’humanité pour les générations futures.

Comment évolueront dans ce nouveau contexte les systèmes agricoles, les sociétés paysannes que nous connaissons aujourd’hui ? Les solutions seront sans doute diversifiées, les rythmes multiples. Mais cela, ce sera le choix de ceux qui construiront cet avenir communiste pour lequel nous nous battons.

Annexe

La collectivisation forcée de l’agriculture sous Staline :
un drame humain, économique, social et politique

Pour comprendre l’effroyable catastrophe que fut la collectivisation forcée des campagnes soviétiques sous Staline, il faut d’abord revenir sur ce qu’avait été la politique des bolcheviks vis-à-vis de la paysannerie, une politique aux antipodes de ce que sera celle de la bureaucratie stalinienne.

En tant que marxistes, les bolcheviks savaient évidemment que l’abolition de la propriété privée, l’étatisation et la collectivisation des moyens de production étaient nécessaires pour aller de l’avant vers une société socialiste et communiste. Mais, précisément, parce qu’ils étaient attachés à défendre les intérêts des exploités et des opprimés, ils savaient qu’en Russie soviétique, l’arriération générale, qu’elle soit technique, culturelle et sociale, s’ajoutant à la soif de terre d’une grande masse des paysans qui en avaient été privés sous le tsarisme, constituaient des obstacles, pour l’heure insurmontables et avec lesquels il fallait composer.

Ne pas prendre en considération cette réalité aurait eu des conséquences tragiques, comme on put le vérifier en Hongrie à la même époque. La république des conseils ouvriers, qui y avait pris le pouvoir début 1919, allait tomber sous les coups des armées impérialistes, mais aussi du fait que ses propres erreurs avaient renforcé les forces de la contre-révolution. En effet, le gouvernement hongrois des conseils s’était aliéné toute la paysannerie, même sa fraction la plus pauvre, en décidant d’emblée de collectiviser les terres, dont ces mêmes paysans, qui en avaient été privés jusqu’alors, venaient de s’emparer.

Au contraire, si dès octobre 1917, le jeune pouvoir bolchevique étatisa bien sûr la propriété du sol pour la soustraire aux capitalistes et aux propriétaires fonciers, il remit aux soviets ruraux et aux comités paysans le soin de répartir ces terres entre tous ceux qui en manquaient et qui pouvaient les cultiver.

Car, pour Lénine, Trotsky et leurs camarades, il n’était pas question d’imposer à marche forcée une collectivisation complète de l’agriculture qui se serait réalisée malgré et contre la volonté de l’immense majorité des opprimés qu’étaient les paysans.

À ce sujet, voici ce qu’un an et demi après la prise du pouvoir par les soviets, Lénine déclarait au 8e congrès du Parti communiste (bolchevique) en mars 1919 : « La paysannerie moyenne, dans la société communiste, ne se rangera à nos côtés que lorsque nous aurons amélioré les conditions économiques de son existence. Si, demain, nous pouvions fournir 100 000 tracteurs de premier ordre, les pourvoir en essence, les pourvoir en mécaniciens (et vous savez bien que, pour l’instant, c’est une utopie), le paysan moyen dirait : “Je suis pour la Commune” (c’est-à-dire pour le communisme). Mais pour ce faire, il faut d’abord vaincre la bourgeoisie internationale, il faut l’obliger à nous fournir ces tracteurs, ou bien il faut élever notre productivité du travail de telle sorte que nous puissions les fournir nous-mêmes. C’est ainsi seulement que la question sera bien posée. »

Du temps où Lénine et Trotsky dirigeaient la Russie puis l’Union soviétique, cette politique fut celle du parti bolchevique et de l’État ouvrier. Collectiviser l’exploitation agricole de la terre que la révolution venait de remettre au paysan aurait été un non-sens économique. Et surtout une faute politique et sociale, car cela aurait dressé les paysans contre le pouvoir soviétique en la repoussant dans les bras des ennemis de classe du prolétariat. Cela d’autant plus que, si le paysan était reconnaissant aux bolcheviks de lui avoir donné la terre en octobre 1917, il reprochait aux communistes au pouvoir d’avoir réquisitionné les récoltes pour nourrir les villes et l’Armée rouge durant la guerre civile.

Une fois celle-ci gagnée, en 1922, toute la politique des bolcheviks tendit vers un seul objectif : tenir en renforçant la base ouvrière et paysanne du pouvoir, dans l’attente que se lève une nouvelle vague révolutionnaire dans les pays développés.

Durant la guerre civile et après, il y eut certes des « communes », surtout en Ukraine, où des paysans mettaient leurs faibles moyens en commun. Mais ce phénomène resta marginal. À la fin des années 1920, il y avait déjà des kolkhozes (une abréviation signifiant « exploitations agricoles collectives »). L’État les soutenait dans la mesure de ses moyens, mais outre que ces kolkhozes restaient peu nombreux, ils étaient toujours constitués sur une base strictement volontaire de la part de ceux qui les rejoignaient.

À cette situation il y avait des raisons évidentes. La révolution n’ayant triomphé nulle part ailleurs, l’Occident ne pouvait fournir au pays des soviets les fameux 100 000 tracteurs, ni les mécaniciens, ni le réseau de distribution de carburant pour les faire tourner. Quant à l’URSS, la productivité du travail y restait trop faible pour suppléer cette carence.

Élever la productivité du travail, développer l’industrie pour fournir des biens de consommation et de production à coût réduit aux campagnes et conforter ainsi l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie pauvre et moyenne qui aurait trouvé un avantage à soutenir un régime capable d’améliorer ses conditions de travail et d’existence, voilà ce qu’il fallait faire. Lénine l’avait dit. Après sa mort, l’Opposition de gauche regroupée autour de Trotsky continua à le dire. Elle défendait ainsi les intérêts des ouvriers et de dizaines de millions de paysans face à la direction stalinienne qui, elle, donnait la priorité à l’enrichissement de la petite et moyenne bourgeoisie dans les villes, comme dans les campagnes. Représentant les intérêts d’une caste de chefs petits et grands ayant accaparé le pouvoir, la fraction stalinienne soutenait la croissance d’une petite bourgeoisie en qui elle voyait un contrepoids politique et social à la classe ouvrière, sur laquelle s’appuyait l’Opposition bolchevique-léniniste.

En 1925, Boukharine, qui était alors l’idéologue de la fraction dirigeante, avait lancé « Enrichissez-vous. » aux paysans les plus riches, les koulaks. Dans la même veine, Staline proposa la même année d’attribuer sa parcelle à chaque cultivateur non plus pour dix ans, comme c’était le cas auparavant, mais « même pour quarante ans » disait-il. Cela alors qu’en donnant la terre aux nombreux paysans qui ne la possédaient pas jusqu’alors, la révolution avait fortement accru le nombre des parcelles individuelles, passé de 16 à 25 millions en dix ans (1917 à 1927).

De 1923 à début 1928, la fraction stalinienne et ses alliés favorisèrent le renforcement de la paysannerie riche, tout en niant jusqu’à son existence. Mais une fois que Staline et les siens eurent expulsé du parti l’Opposition de gauche qui dénonçait cette menace pour l’État ouvrier et la responsabilité du pouvoir dans son aggravation, les staliniens « découvrirent » ce danger. La presse officielle se mit à dénoncer les koulaks qui accaparaient les terres, qui exploitaient le travail de millions de paysans pauvres, les 6 % des paysans qui détenaient 60 % du blé destiné au commerce, qui avaient pris le contrôle des organes du parti et du pouvoir soviétique dans les campagnes. Se sentant en position de force, les koulaks ripostèrent en faisant la « grève du blé », menaçant de ne plus approvisionner les villes, sinon à des prix insensés qu’ils voulaient dicter.

Affolée, la direction stalinienne ne savait comment se retourner, puis elle décida de réquisitionner les surplus de céréales. Sans autre résultat que de dresser ouvertement les koulaks contre le pouvoir : des koulaks qui avaient désormais les moyens – et ils ne se privèrent pas d’en user – d’entraîner de nombreux paysans moyens ou pauvres, devenus leurs obligés, dans une campagne menaçant les villes de famine. La menace n’était pas qu’intérieure car, avec une paysannerie révoltée, l’URSS se serait trouvée considérablement affaiblie en cas d’attaque militaire étrangère.

Pourtant, en 1927 encore, la direction stalinienne déclarait par la bouche d’Andreïev, le futur commissaire du peuple à l’Agriculture, que si la transformation socialiste des campagnes ne pouvait s’accomplir que par la collectivisation, « cela ne se fera [it] pas naturellement en un, deux ou trois ans et peut-être pas même en une dizaine d’années… » Eh bien, elle allait le faire en quelques années, dans la précipitation, l’improvisation, et dans un climat de seconde guerre civile, avec envois de détachements ouvriers et militaires dans les campagnes.

Staline décréta alors qu’il fallait procéder à la « liquidation des koulaks en tant que classe » et à la collectivisation complète et rapide des campagnes. Si jusqu’en 1928, le nombre de foyers ruraux entrés dans les kolkhozes n’était que de 1,7 %, en 1930 il atteignait 23,6 %, et 52,7 % un an plus tard. Dans une immense majorité des cas, cela se fit sans ces tracteurs qui auraient été une condition indispensable, mais pas suffisante, à la collectivisation. D’ailleurs Staline lui-même déclara qu’en 1929, il n’y avait que 7 000 tracteurs utilisables dans tout le pays. Mais en 1932, 25 millions de petites exploitations individuelles avaient cédé la place à 240 000 kolkhozes et 4 000 sovkhozes (des fermes d’État).

Trotsky décrivit (dans La Révolution trahie) cette collectivisation forcée, en se fondant sur divers témoignages : « On socialisait non seulement les chevaux, les vaches, les moutons, mais jusqu’aux poussins. On confisquait aux koulaks jusqu’aux bottes de feutre ôtées aux petits enfants. Le résultat de tout cela fut que les paysans vendirent en masse leur bétail à bas prix ou l’abattirent pour en tirer de la viande et du cuir. » Même des dirigeants staliniens comme Andreïev durent reconnaître que « les paysans à la veille d’entrer dans le kolkhoze » procédaient à la vente « de leur outillage, du bétail, des semences ».

« La collectivisation complète, commentait un camarade soviétique de Trotsky, a plongé l’économie dans une misère comme on n’en avait pas vu depuis longtemps ; c’est comme si une guerre de trois ans était passée par là. »

La récolte de blé diminua fortement, passant de 835 millions de quintaux à moins de 700 les deux années suivantes. Par manque de betteraves sucrières, la production nationale de sucre passa de 109 millions de pouds à 48 millions. Le cheptel s’effondra de 55 % pour les chevaux et les porcs, de 40 % pour les bêtes à cornes, de 66 % pour les moutons. Le ravitaillement des villes se fit avec des rations de misère, la famine frappa nombre de régions.

Et des millions de paysans et de membres de leur famille, accusés à tort ou à raison d’être des koulaks, furent arrêtés, déportés dans des conditions atroces, un grand nombre mourant de faim ou de froid, durant le transport ou en arrivant sur place, en Sibérie, en Asie centrale, où rien n’avait été prévu pour les accueillir : ni logements, ni matériel agricole, ni même un minimum de vivres.

Trotsky poursuivait : « Les pertes en êtres humains, dues à la faim, au froid, aux suites des épidémies et à la répression, n’ont malheureusement pas été enregistrées avec autant d’exactitude que les pertes en bétail ; mais elles se chiffrent par millions. La responsabilité n’en incombe pas à la collectivisation, mais aux méthodes aveugles, hasardeuses et violentes avec lesquelles on l’appliqua. La bureaucratie n’avait rien prévu. Le statut même des kolkhozes, qui tentait de lier l’intérêt individuel du paysan à l’intérêt collectif, ne fut publié qu’après que les campagnes eurent été cruellement ravagées. »

Des ravages de cette collectivisation bureaucratique, violente et improvisée, et de ses conséquences dans la conscience, l’existence et le travail de millions de kolkhoziens, l’agriculture soviétique ne se relèvera jamais. Cela d’autant moins que la bureaucratie imposera à des millions de kolkhoziens, sous Staline et même après, un régime d’exception au sens propre. Pendant des dizaines d’années, ils n’eurent pas le droit de quitter leur kolkhoze, ne recevant souvent aucun salaire en argent en échange de leur travail. En fait, ils étaient contraints de survivre comme ils le pouvaient, au risque, à certaines périodes, d’être envoyés en camp pour avoir « pillé la propriété collective » s’ils rapportaient chez eux quelques vivres provenant du kolkhoze. Même après la mort de Staline, quand Khrouchtchev leur attribua de maigres lopins privés, si cela améliora un peu leurs conditions d’existence, cela ne permit en aucun cas de « réformer » l’agriculture soviétique. Car, comme l’ensemble de la société, celle-ci souffrait avant toute chose des prélèvements de la couche privilégiée dirigeante, la bureaucratie, et de la dictature d’un régime qui en défendait les seuls intérêts à la ville comme à la campagne.

 

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