Le capitalisme, un système économique à l’agonie, un ordre social à renverser22/02/20192019Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2019/02/159.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Le capitalisme, un système économique à l’agonie, un ordre social à renverser

Dix ans après la crise financière de 2007-2009 qui a déclenché la Grande récession, l’économie capitaliste ne s’est pas relevée. Si les économistes s’extasient devant « le plus long cycle de croissance aux États-Unis » depuis les années 1950, c’est pour souligner aussitôt la faiblesse de cette croissance. Les indices de production n’ont pas retrouvé leur niveau de 2007. La bourse de New-York a fêté, à l’été 2018, « le plus long cycle sans krach », avant qu’une chute sévère ne se produise à l’automne. Et tous les observateurs attendent le prochain krach avec fatalisme.

De ce côté-ci de l’Atlantique, depuis 10 ans, la croissance a été encore plus anémique. En janvier, le journal Les Échos écrivait « L’activité économique en zone euro est tombée à son niveau le plus bas depuis la mi-2013 ». Quant aux pays dits émergents, comme la Chine, le Brésil ou l’Inde, présentés dans les années 2000 comme les moteurs de la croissance mondiale, le FMI s’inquiète aujourd’hui de leur situation économique.

Les économistes bourgeois et les porte-parole des instituts de statistiques partagent le même pessimisme quant aux perspectives de l’économie mondiale. Instabilité, volatilité, hypertrophie de la dette publique, croissance atone de la productivité, faiblesse des investissements productifs, usure et défaillance des infrastructures : voilà quelques-uns des qualificatifs qui reviennent sous leur plume. Ils ont même inventé le terme de « stagnation séculaire » pour qualifier cette situation.

Les travailleurs n’ont pas besoin de statistiques pour sentir dans leur chair et leur vie quotidienne les effets de cette stagnation. En France, un chiffre le résume : au cours de la dernière décennie, le nombre de chômeurs officiellement recensés à Pôle emploi, toutes catégories confondues, est passé de 3,7 à 6,2 millions. Et dans les pays où le chômage officiel est faible, comme aux États-Unis, des millions de chômeurs sont exclus des statistiques : trop usés ou trop marginalisés, ils ont renoncé à trouver un vrai emploi. Des millions de travailleurs ne disposent que d’emplois à temps partiel ou temporaire quand d’autres doivent cumuler plusieurs emplois pour survivre tant les salaires sont insuffisants. Dans tous les pays développés, le niveau de vie des classes populaires a été rogné. Et que dire des 800 millions d’habitants des pays pauvres ou qualifiés d’émergents qui doivent survivre avec moins de 2 dollars par jour ?

Il y a évidemment un lien direct entre l’appauvrissement des classes populaires et les records de profits empochés par les actionnaires. C’est l’exploitation des unes qui alimentent la fortune des autres. Et c’est ainsi que 26 milliardaires possèdent autant de richesses que la moitié de l’humanité. En France, les actionnaires du seul CAC 40 ont empoché 57 milliards de dividendes, en hausse de 15 % par rapport à l’an dernier. La finance est un cancer qui ronge la société.

Trente ans après l’éclatement de l’Union soviétique et les délires de Francis Fukuyama annonçant la « fin de l’histoire » et le triomphe du libéralisme face au communisme, les plus chauds partisans du capitalisme ne savent pas où va leur système. Ils sont eux-mêmes obligés de constater sa décadence avec des convulsions de plus en plus graves.

Christine Lagarde, directrice du FMI, s’inquiétait en décembre « que les inégalités ne surpassent d’ici 2040 ce qu’elles étaient pendant l’âge d’or du capitalisme et ne suscite un âge de la révolte ».

Patrick Artus, chef économiste à la banque d’affaire Natixis, administrateur chez Total, déclarait il y a un an : « La dynamique du capitalisme est aujourd’hui bien celle qu’avait prévue Karl Marx ».

Le banquier Artus constatait « une baisse de l’efficacité des entreprises », c’est-à-dire une baisse du taux de profit moyen dans l’économie. Il constatait que pour maintenir malgré tout leurs marges, les capitalistes compriment les salaires « jusqu’au salaire de subsistance ». Dans le même but, les plus riches d’entre eux se lancent « dans des activités spéculatives qui font apparaître des crises financières ».

Quelle est cette « dynamique du capitalisme » décrite par Marx ?

Pourquoi ce système est-il plus que jamais devenu « une entrave au développement des forces productives » comme l’anticipait Marx dès 1847 et comme le constatait Trotsky en 1938 dans le Programme de transition, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale ?

Pourquoi seule une révolution sociale permettra de supprimer cette entrave, d’en finir avec la propriété privée des moyens de production pour les mettre en œuvre de façon réellement collective et rationnelle en vue de satisfaire les besoins de toute l’humanité ?

C’est le sujet de cette conférence du Cercle Léon Trotsky.

La dynamique du capitalisme… et ses contradictions

Le travail humain, source de la valeur ajoutée

Pour les économistes bourgeois, la bonne santé de l’économie est mesurée à l’aide du taux de croissance de la production. Ils nous répètent depuis 40 ans que la croissance d’aujourd’hui, ce sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Et on attend toujours…

L’indicateur le plus utilisé pour mesurer cette croissance est le Produit intérieur brut, le PIB. Celui-ci est supposé représenter la valeur ajoutée dans un pays en un an.

Même pour connaître ce qui est réellement produit, cet indicateur n’est pas fiable. Il incorpore à la fois des biens matériels, objets, logements, infrastructures et des services de toutes natures. Ces services, facturés entre acteurs économiques, peuvent correspondre à un véritable travail. Mais souvent il s’agit d’un simple transfert de propriété, sur le papier, de produits ou de services entre deux sociétés, entre une filiale et sa maison mère, sans qu’il n’y ait la moindre valeur ajoutée. Le PIB ne tient pas compte de l’amortissement et de l’usure des installations ou des infrastructures.

À un autre niveau, le PIB reflète la vision bourgeoisie de l’économie pour qui toutes les productions se valent car elles ne sont qu’un détour pour accumuler du profit. Le PIB comptabilise ainsi de la même façon les marchandises qui n’apportent rien à la société, les jouets des riches, l’industrie du luxe, leurs jets privés et plus encore tout l’armement ; et celles qui sont vitales, le logement ou les médicaments. Il ignore l’épuisement des ressources, la pollution, les dégradations de l’environnement ou du climat. Il ne prend pas en compte tout le travail gratuit, utile socialement, comme celui réalisé dans la sphère domestique ou les soins apportés aux enfants ou aux vieux parents.

Des économistes ont bien proposé un autre indicateur, l’indice de développement humain qui, en plus du PIB, tient compte de l’espérance de vie et du niveau d’accès à l’éducation des enfants de 15 ans. Le Bhoutan, lui, utilise le BNP ou le Bonheur National Brut… Ça fait un peu plus rêver que le PIB !

Mais au fond, la question de l’indicateur est secondaire.

Le moteur des sociétés humaines, c’est que les Hommes sont capables de tirer de la nature plus de richesses qu’ils n’en consomment immédiatement pour vivre et se reproduire. C’est le surproduit social. Au fil du temps, ils ont développé et perfectionné les forces productives, c’est-à-dire tout ce qui concoure à la production matérielle : instruments de production, force de travail plus ou moins qualifiée pour les mettre en œuvre, mode d’organisation du travail. À partir d’un certain niveau de développement, ces forces productives ont permis de créer un surproduit social suffisant pour libérer des tâches productives certains individus, artistes, savants ou… soldats, et permettre une division du travail.

En même temps que ce surproduit augmentait, une lutte au sein de la société s’est enclenchée pour le répartir. Des classes sociales sont apparues, certaines produisant cet excédent tandis que d’autres l’accaparaient. Comme l’écrivait Marx et Engels dans le manifeste communiste : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes ».

Au cours de son histoire, l’humanité a connu de nombreuses civilisations avec de multiples formes d’organisations sociales. Le plus souvent la répartition du surproduit social était simple et transparente. Dans les sociétés esclavagistes, la totalité du travail réalisé par l’esclave appartenait, comme l’esclave lui-même, au propriétaire. Sous la féodalité, le serf travaillait gratuitement pour le seigneur plusieurs jours dans la semaine.

Le secret du capital

Dans le régime capitalisme, la plus-value représente une forme particulière de spoliation du surproduit social. Ce vol est caché derrière le prétendu libre contrat entre travailleurs et capitalistes. Un travailleur vend sa force de travail sur le marché car il n’a aucun autre moyen pour vivre. Le capitaliste, lui, possède les capitaux. Il investit dans des moyens de productions, des machines, de la matière première, etc. Il achète la force de travail de l’ouvrier pour une journée de travail en échange du salaire. Les voitures, les lave-linge ou les smartphones produits par l’ouvrier appartiennent de droit au capitaliste puisque c’est lui qui a apporté les capitaux. Avec son salaire, l’ouvrier peut payer sa nourriture, son loyer, son transport, ses factures diverses, etc. Le contrat semble loyal. Il n’y a pas de vol apparent.

Le secret du capital, c’est qu’il faut nettement moins d’une journée de travail pour produire les moyens de subsistance de l’ouvrier. Pour prendre un exemple simplificateur, sur une journée de 8 heures, seules les 4 premières heures servent à produire l’équivalent des marchandises achetées avec le salaire. Les quatre heures suivantes, dues par l’ouvrier à son patron, sont du travail gratuit. La valeur ajoutée par l’ouvrier pendant cette période, c’est la plus-value.

Même quand les ouvriers sont payés avec des salaires décents, ils produisent de la plus-value. Ils sont donc volés. Le salaire oscille autour du salaire de subsistance, le minimum permettant au travailleur de reconstituer sa force de travail. Le salaire dépend avant tout du rapport de force entre ouvriers et patrons, de l’existence d’une plus ou moins grande « armée de réserve » de chômeurs.

Les employés des administrations de l’État ou des collectivités publiques, les enseignants, le personnel des hôpitaux ou des maisons de retraite, etc. ne sont pas directement productifs car ils ne produisent pas eux-mêmes la plus-value. Ils n’en sont pas moins indispensables au processus global de production ; ils participent à la formation, l’entretien et à la reproduction de la force de travail. Ils sont eux-mêmes exploités et appartiennent à la vaste classe des travailleurs.

Quant aux capitalistes des sociétés d’intérim, des assurances ou des banques et tant d’autres qui ne sont pas des industriels, ils prélèvent leur quote-part dans le grand pot commun de plus-value. Quand un spéculateur réalise un bénéfice en achetant puis en revendant une cargaison de pétrole avant même que le pétrolier n’ait terminé son voyage, il n’ajoute aucune valeur. Mais il prélève sa part sur la plus-value produite par les ouvriers qui ont contribué, à une étape ou à une autre, à la production du pétrole.

La plus-value est créée collectivement par la classe des travailleurs au cours du processus de production et les capitalistes se livrent entre eux une lutte acharnée pour en prélever chacun la plus grande part. Quelles que soient les sophistications inventées depuis deux siècles dans le fonctionnement de l’économie capitaliste – et l’imagination des capitalistes est sans limite - ce processus de production de la plus-value autrement dit du surproduit social, n’a pas varié. Seul le travail humain créé de la plus-value.

Pour la classe capitaliste, la production de marchandises, qu’il s’agisse de logements ou de bombes à fragmentation, n’est qu’un support pour fabriquer la plus-value. La qualité d’une marchandise n’est pas son utilité sociale, c’est que le capitaliste puisse trouver un acheteur pour récupérer à travers la vente, la plus-value créée au cours de la production. Ainsi, du point de vue des capitalistes, en produisant des marchandises, l’ouvrier produit du capital.

La reproduction du capital et ses contradictions

« La bourgeoisie ne vise qu’à former et accroître du capital. Investi, le capital lui permet de récupérer la plus-value et donc le profit » écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste. Accroître le capital, c’est le moteur du capitalisme. Pour accroître ses capitaux, la bourgeoisie les réinvestit sans fin pour créer de la plus-value supplémentaire. C’est pourquoi ajoutaient Marx et Engels, « La bourgeoisie envahit toute la surface du globe » […] « partout, elle doit s’incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations ».

La mondialisation est dans les gènes du capitalisme tout comme l’est la nécessité de réinvestir ses capitaux pour les faire fructifier. Le capitalisme ne peut pas survivre sans étendre son emprise et sans innover pour vendre de nouvelles marchandises produites au plus bas coût possible. « C’est ce qui a poussé la bourgeoisie à créer des forces productives plus massives et plus colossales que ne l’avaient fait dans le passé toutes les générations dans leur ensemble » disait encore le Manifeste.

Ce processus de reproduction du capital se heurte pourtant à une multitude d’obstacles. En premier lieu, il se heurte à l’anarchie de la production. La construction d’une voiture exige des matières premières, de l’acier et autres métaux, des câbles électriques, du plastique produit à partir du pétrole, des pneumatiques, une multitude de pièces détachées, sans parler des machines-outils, des lignes de montage et de l’électricité pour les alimenter. Pour assembler une voiture, il faut disposer de chacun de ces composants, au bon moment, au bon endroit et dans la bonne proportion. Ces composants sont produits par d’autres capitalistes, qui cherchent, chacun dans leur secteur respectif, à vendre le plus possible sans savoir par avance quelle part de marché ils pourront conquérir. En outre, les temps de production comme les cycles d’amortissement des installations dans la production d’acier ne sont pas les mêmes que dans la production électrique ou celle des pneumatiques. L’équilibre entre tous ces facteurs est donc improbable. Le déséquilibre engendre inexorablement des crises.

Ces contradictions éclatent périodiquement quand le marché potentiel pour écouler la production devient trop étroit. Pour récupérer la plus-value incorporée dans une voiture avant de la réinvestir dans un nouveau cycle de production, il faut d’abord vendre cette automobile. Pour chaque voiture, chaque lave-linge, chaque smartphone mis sur le marché mondial, il faut trouver un acheteur intéressé et surtout disposant du pouvoir d’achat suffisant. Comme les acheteurs potentiels les plus nombreux se recrutent parmi les travailleurs dont les salaires sont tirés vers le bas, le marché solvable est limité. Dans chaque branche, des capitalistes produisant les mêmes marchandises se livrent une concurrence acharnée pour rafler la plus grande part de ce marché. Malgré l’imagination des publicitaires et le talent des commerciaux capables de vendre de la glace aux esquimaux l’offre est régulièrement supérieure à la demande solvable. C’est une contradiction essentielle.

Depuis l’origine du capitalisme, l’anarchie de la production, la concurrence entre capitalistes et les limites du marché solvable engendrent des crises périodiques dites de surproduction ; surproduction non par rapport aux besoins réels de l’humanité mais par rapport au marché solvable. Lors de la dernière crise immobilière aux États-Unis, des dizaines de milliers de maisons neuves ont été détruites ou abandonnées pendant que des familles entières dormaient dans la rue. Ces crises ne sont pas des accidents et des dysfonctionnements. Elles rythment la vie du capitalisme « dès le jour de sa naissance ; elles l’accompagneront jusqu’à sa tombe », disait Trotsky. Elles sont le seul régulateur, brutal, a posteriori, pour retrouver l’équilibre entre l’offre et la demande, pour liquider les stocks, détruire le capital excédentaire et éliminer les entreprises non rentables.

La baisse du taux de profit

Une autre contradiction du capitalisme est la baisse tendancielle du taux de profit.

Pour élargir ses profits, chaque capitaliste cherche à augmenter sa part de marché. Si un nouveau procédé, une nouvelle machine, lui permet de produire deux fois plus vite, deux fois plus pour deux fois moins cher, il investit dans cette installation. Cela lui permet d’éliminer une partie de ses concurrents. Chaque capitaliste raisonnant de la même façon, les concurrents finissent tôt ou tard par investir eux aussi dans cette machine, ou une autre encore meilleure. Au bout du compte, il y a un gonflement du capital investi dans les machines et les matières premières, le capital fixe. Comme c’est le travail humain qui produit la plus-value, pas les machines, le taux de profit moyen de l’ensemble de l’économie capitaliste diminue. Cette diminution n’intervient pas en même temps et de façon identique dans tous les secteurs de l’économie, mais elle est inexorable.

Chaque capitaliste tente d’échapper à cette baisse en aggravant l’exploitation des travailleurs, en réduisant les salaires et les effectifs, en augmentant les cadences, en allongeant le temps de travail, en délocalisant les usines ou faisant venir d’autres ouvriers obligés d’accepter des salaires plus bas, etc. Cette méthode a été mise en œuvre tout au long de l’histoire du capitalisme. Les travailleurs la subissent depuis des années dans leurs muscles et leurs tendons ou à travers toutes les pressions dans les ateliers ou les services pour être toujours plus productifs. Mais cette exploitation finit par se heurter à des limites biologiques. Elle se heurte aussi aux capacités de résistance collective des travailleurs.

Les capitalistes se livrent, entre eux, une guerre acharnée pour prélever chacun la plus grande part possible dans la cagnotte générale de plus-value. Les plus puissants, ceux qui disposent d’un monopole, imposent leurs conditions à leurs fournisseurs et leurs sous-traitants. Ils peuvent produire à plus grande échelle, à moindre coût ou encore vendre leurs productions au-dessus de leur valeur. Les cas d’entente entre monopoles rythment l’histoire du capitalisme. Se livrer à la spéculation financière est un autre moyen d’encaisser des bénéfices supérieurs au taux de profit moyen… Cela fonctionne tant que les cours montent et à condition de savoir retirer ses billes avant le krach. Les capitalistes qui maintiennent ainsi un taux de profit supérieur à la moyenne, le font au détriment des capitalistes plus faibles.

La seule façon de faire remonter le taux de profit moyen est d’éliminer le capital fixe excédentaire. C’est la fonction sanitaire des crises. En éliminant les entreprises les moins rentables, en fermant les ateliers les moins productifs, les crises détruisent du capital. Cette destruction fait remonter le taux de profit. Pour les capitalistes les plus faibles, la crise signifie la disparition. Pour les autres c’est une opportunité de racheter à bas prix des concurrents. Les plus gros grossissent encore un peu plus. À chaque crise le capital se concentre davantage.

La baisse du taux de profit et les réponses mises en œuvre par la classe capitaliste pour l’enrayer, rythment toute l’histoire de ce système. Elle engendre les crises économiques, la concentration et la formation de monopole, le colonialisme, l’impérialisme et les guerres. Elle engendre la financiarisation de l’économie.

Tout cela est le fonctionnement normal du capitalisme, n’en déplaise à tous ceux qui prétendent pouvoir faire tourner rond le système parce qu’ils ont trouvé la bonne politique.

Les économistes bourgeois le reconnaissent d’ailleurs, comme Schumpeter, souvent cité par Macron, qui parle du rôle de « destruction créatrice » des crises. Ils expliquent doctement que les emplois perdus sont remplacés par des emplois plus productifs. Même quand c’était vrai, dans la jeunesse du capitalisme, ceux qui retrouvaient un emploi dans une nouvelle industrie étaient rarement ceux qui l’avaient perdu avec la faillite de l’ancienne. La dernière « destruction créatrice », en 2008, a transformé plusieurs dizaines de millions de travailleurs dans le monde en chômeurs, des millions d’Américains en sans-abri, des régions prospères en déserts économiques.

Si, du point de vue de l’économie capitaliste, les crises sont un moyen périodique d’enrayer la chute du taux de profit, du point de vue de la société elles sont une catastrophe humaine et un gâchis matériel incommensurables.

Le capital, un produit collectif

Cette baisse du taux de profit n’est pourtant pas en soi un problème pour la société. Elle signifie qu’il faut de moins en moins de temps aux hommes pour produire collectivement leurs besoins ; qu’ils le font en utilisant des moyens de production et une organisation générale du travail plus performants. Le temps de travail nécessaire pour entretenir toute l’humanité tend à diminuer. C’est un sacré progrès ! C’est même l’un des fondements de nos perspectives communistes.

Mais pour que ce soit réellement un progrès, il faut que les moyens de production soient contrôlés par la collectivité et mis en œuvre de façon rationnelle et planifiée. Tant qu’ils appartiendront à la classe capitaliste, les gains de productivité se transformeront en catastrophe.

Si l’écart entre les 1 % les plus riches et les 99 % de la société augmente année après année, ce n’est pas le fruit d’un dérèglement du système que l’on pourrait corriger par de bonnes lois. Ni « une politique fiscale plus redistributive » ni une « autre répartition des richesses », comme le réclament les réformistes, n’enrayeront cette tendance. C’est le fondement même d’un système où une minorité de plus en plus restreinte pompe la plus-value tandis que ceux qui la produisent s’appauvrissent.

Le capital résulte du travail humain accumulé. Il est le fruit du travail collectif de tous les producteurs. Chaque objet, pour être produit, livré ou consommé, fait intervenir, à une étape ou à une autre, le travail combiné de milliers de travailleurs répartis dans le monde entier. La production est socialisée. À ce titre le capital est le bien commun de toute la société qui devrait pouvoir décider collectivement de son utilisation.

C’est une autre contradiction dénoncée par Marx : « le capital est un produit collectif qui ne peut être mis en mouvement que par l’activité en commun de beaucoup d’individus […] et même en dernière analyse de toute la société. Et pourtant il est la propriété privée des capitalistes[1] ». Et c’est parce qu’il reste leur propriété, qu’eux seuls décident de son usage.

Ce n’est pas la répartition des richesses qu’il faut revoir mais l’organisation de la production qu’il faut changer, en abolissant la propriété privée des moyens de production.

En se développant, le capitalisme a donné les armes pour réaliser cette révolution. D’une part, la production et la distribution des richesses sont déjà réalisées de façon collective. Tous les éléments pour l’organiser en vue de satisfaire les besoins de tous sont déjà en place. Les principaux secteurs de l’économie sont concentrés dans les mains des grands groupes qui disposent des outils de recensement et d’organisation. Les instruments techniques pour recenser les besoins de tous les êtres humains, faire le bilan des ressources ou des capacités de production, comme l’informatique, l’internet ou les satellites, sont déjà en place. Des réseaux de transports et de livraison des marchandises irriguent toute la planète. On peut suivre en temps réel le trajet d’un conteneur par GPS.

D’autre part, le développement du capitalisme a renforcé numériquement et socialement une classe sociale qui a les moyens, et tout intérêt, à exproprier la bourgeoisie. C’est le prolétariat, la classe des travailleurs. Parce qu’ils produisent ensemble toutes les richesses, parce qu’ils font fonctionner tous les rouages de la société, parce qu’ils sont concentrés sur les lieux de production, les travailleurs forment une classe sociale capable d’exproprier la bourgeoisie pour réaliser la socialisation consciente de l’économie ; une classe qui n’a aucun intérêt au maintien de cet ordre social.

La révolution sociale, une nécessité

« La bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables » proclamait le Manifeste communiste en 1847.

Mais inévitable ne signifie pas automatique. Marx écrivait précisément : « À un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants […]. Ces rapports deviennent des entraves au développement des forces productives. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale »[2].

Certains réformistes, tout en admirant les pages du Capital, s’interrogent doctement sur « l’erreur » de Marx qui aurait prédit l’effondrement du capitalisme, comme un fruit trop mûr, sous le poids de ces contradictions… alors que ce système est toujours vivant. Mais ces gens-là zappent l’essentiel. Pour que l’alternative « socialisme ou barbarie » ne débouche pas sur le pire, il faut qu’existe une relève, une classe sociale consciente de sa force et de son rôle.

Marx et Engels n’étaient pas des économistes en chambre. C’étaient des combattants qui cherchaient à comprendre le fonctionnement du capitalisme dans le but de l’abattre ! Leur objectif était d’organiser et d’armer politiquement le prolétariat dans ce but. Les contradictions du capitalisme rendent indispensable une révolution. Les crises, en exacerbant toutes les tensions sociales, la rendent possible. Mais entre la possibilité de la révolution et sa victoire, il faut l’intervention consciente des travailleurs.

C’est la politique qu’ils ont défendue au cours de la révolution qui ébranla l’Europe en 1848 puis pendant la Commune de Paris en 1871. Après eux, plusieurs générations de militants, d’August Bebel à Rosa Luxembourg et Lénine, se sont attelés à construire des partis socialistes pour faire naître et renforcer une conscience de classe, regrouper les plus conscients des travailleurs, les former et les armer politiquement en vue de la prise du pouvoir.

L’accumulation du capital… et de ses contradictions

Après l’écrasement de la Commune de Paris, il s’est écoulé une cinquantaine d’années avant que la révolution ne soit de nouveau à l’ordre du jour. Durant cette période, le capitalisme a poursuivi son évolution. Comme l’écrivait Marx : « Aucun régime social ne disparaît avant d’avoir développé ses forces productives jusqu’au maximum qui peut être atteint par ce régime, et aucun régime social nouveau ne peut apparaître s’il n’y a eu au préalable, dans le régime ancien, les conditions économiques nécessaires[3] ».

Au cours de la période 1871-1914, les forces productives ont continué de se développer. Les capitalistes européens ont fait fructifier leur trop-plein de capitaux en conquérant l’ensemble du globe. Par la force de leurs armées, la ruse de leurs marchands et la complicité de leurs intellectuels prétendant apporter la civilisation, ils ont soumis les pays et les régions échappant encore à leur domination. Ils ont détruit la petite production marchande, ruiné des millions d’artisans pour vendre leur textile et autres produits. Ils ont soumis à l’impôt des millions de paysans en Afrique ou en Asie pour financer et construire des lignes de chemin de fer ne desservant que les mines ou les plantations des capitalistes. Ils ont ainsi fait fructifier leurs capitaux avec un bon taux de profit. Le colonialisme n’était pas un simple choix idéologique : il était nécessaire aux capitalistes européens pour assurer la reproduction de leurs capitaux.

À travers ce processus, au fil des crises périodiques qui n’ont jamais cessé, la concentration du capital s’est intensifiée. Les banques, jouant un rôle vital pour stocker la plus-value, centraliser et avancer les capitaux nécessaires, ont pris une place centrale dans l’économie. Placées au cœur même des entreprises, elles en ont pris le contrôle. Parallèlement aux banques et pour trouver leur ration de capitaux frais à investir, les capitalistes ont développé les sociétés par actions et les bourses des valeurs. Les banques et la Bourse ont permis de dissocier complètement la vie des entreprises de celle des capitaux. Elles ont accéléré la concentration du capital. De puissants monopoles se sont formés dans les principales branches industrielles, de l’acier au pétrole en passant par la chimie et l’électricité. Le capitalisme avait atteint son stade impérialiste. Il était passé de l’âge mûr à l’âge sénile, selon la formule de Lénine.

D’un côté, cette accumulation extraordinaire réalisée en exploitant les pays coloniaux a permis à la bourgeoisie européenne d’augmenter un peu la part de surproduit social qu’elle laissait à l’aristocratie ouvrière. En concédant quelques lois sociales face aux luttes ouvrières, en légalisant les syndicats, en négociant des accords collectifs avec leurs chefs, en intégrant dirigeants syndicaux et parlementaires issus des partis ouvriers dans la vie publique, la bourgeoisie a pu désamorcer des révolutions. Mais cela n’a rien changé aux mécanismes de l’exploitation capitaliste ni même à la pauvreté de toute une fraction des producteurs, non seulement dans les colonies mais aussi dans les grandes métropoles capitalistes.

De l’autre côté, l’étroitesse des marchés nationaux en Europe, l’achèvement du partage du monde entre les pays impérialistes, exacerbaient la concurrence entre les monopoles. Le militarisme, développé à une échelle considérable, a offert un débouché pour les capitaux. Le militarisme ne permettait pas seulement de maintenir artificiellement le taux de profit de Krupp, Schneider et Cie. Il préparait la guerre pour un repartage des marchés entre les puissances impérialistes.

Cette guerre, inscrite dans les gènes du capitalisme, a éclaté en 1914 avant d’engendrer une puissante vague révolutionnaire. L’époque de révolution sociale décrite par Marx était bien à l’ordre du jour.

Sans révolution sociale, la putréfaction continue

Cette vague révolutionnaire n’est pas le sujet de ce soir. Disons seulement que la prise du pouvoir par le prolétariat en Russie, l’expropriation des possédants et la reconstruction de l’économie soviétique sur la base d’un plan, malgré les conditions dramatiques de sa mise en œuvre, a permis au socialisme de prouver, selon la formule de Trotsky, « son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe[4] ». Mais l’échec de la révolution prolétarienne dans le reste du monde, entraînant l’isolement de l’Union soviétique puis la bureaucratisation du premier État ouvrier, a donné un sursis au capitalisme.

Celui-ci était pourtant plus que mûr pour la révolution et la socialisation des moyens de productions. Ce système avait développé les forces productives au maximum où il le pouvait… avant de les détruire. Du point de vue économique, le capitalisme était condamné. Les pays européens sortaient de la guerre affaiblis et fortement endettés ; leurs monnaies dévaluées ; leurs capacités de productions usées jusqu’à la corde. Si les États-Unis connaissaient encore un développement économique, ils ne trouvaient pas assez de clients pour leurs automobiles ou leurs postes de radio, le marché européen étant anémique. Pour absorber le surplus, les banques américaines développaient le crédit à la consommation. Les tares du système restaient intactes. La lutte pour le marché et le placement des capitaux se poursuivait. Une nouvelle crise éclatait déjà.

Analysant cette situation économique lors du 3e congrès de l’Internationale communiste, en juin 1921, Trotsky constatait que le capitalisme était entré dans une période de décadence où « les crises durent longtemps et les relèvements sont momentanés, superficiels et basés sur la spéculation ». Et pourtant il était encore debout. Et pourtant la bourgeoisie renforçait son pouvoir. S’exprimant quelques semaines plus tard, devant des militants bolcheviks à Moscou, Trotsky expliquait : « Si les forces de production constituent la puissance motrice de l’évolution historique, cette évolution cependant ne se produit pas en dehors des hommes, mais par les hommes. […] Il n’arrive pas toujours qu’une classe nouvelle, assez consciente, organisée et puissante pour détrôner les anciens maîtres […] apparaisse juste au moment où le régime social ancien se survit[5] ». Aucun système, si dépassé fut-il, ne peut tomber sans l’intervention consciente des hommes ; en l’occurrence sans l’intervention consciente de la classe ouvrière.

Du point de vue politique, la bourgeoisie était prête à tout pour rester au pouvoir. Menacée d’un péril mortel par la révolution prolétarienne, pour conserver son pouvoir, elle était prête à utiliser, disait Trotsky, « toutes les méthodes possibles, depuis les sermons douceâtres des curés et des professeurs jusqu’à la fusillade des grévistes par les mitrailleuses[6] ». Son pouvoir à peine stabilisé après la fin de la vague révolutionnaire, la crise de 1929 éclatait, exacerbant la concurrence, provoquant une flambée protectionniste, l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne et enclenchant la marche à une nouvelle guerre mondiale. Une fois encore, le summum de la créativité humaine, la science, la technologie, les immenses capacités de production allaient être mobilisées en vue de la destruction méthodique des hommes, par le génocide ou les bombardements.

C’est cela qui fit écrire une nouvelle fois à Trotsky, en 1938, à la veille de cette guerre : « les forces productives de l’humanité ont cessé de croître ». Il précisait : « Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle[7]. »

Le capitalisme aujourd’hui

Une courte phase de reconstitution des forces productives

La Deuxième Guerre mondiale, ajoutant ses effets à ceux de la crise de 1929 et de la Première Guerre mondiale, a détruit les forces productives et le capital accumulé dans le monde dans des proportions jamais atteintes par aucune crise cyclique. Cette destruction, qui n’avait plus rien de « créatrice », fit peut-être 100 millions de morts et raya littéralement de la carte des villes et des pays entiers. Mais ce gâchis incommensurable de forces productives et de richesses détruites, permit le redémarrage de l’économie capitaliste avec une dynamique qui fit oublier à certains ses tares fondamentales.

La reconstruction des pays détruits sous l’égide des États offrait un marché à la bourgeoisie. La modernisation des installations et des infrastructures entraîna des gains de productivité qui lui permirent de retrouver des taux de profit élevés. La mutualisation des assurances ou des retraites sous l’égide des États - ce que les économistes appellent avec condescendance « l’État-providence » - permit aux capitalistes européens de maintenir des salaires directs assez bas malgré la pénurie de main-d’œuvre. Les gains de productivité réduisant le prix des biens de consommation, les salaires recommençant peu à peu à augmenter, le marché solvable s’élargit de nouveau. La nouvelle génération vivait mieux que la précédente, disposant progressivement de machines à laver, d’automobiles, de la télévision, de logements plus confortables.

Cette période, dite des « trente glorieuses », ne fut qu’une courte parenthèse. Inéluctablement, l’accumulation de capitaux disponibles, le coût toujours plus élevé des nouveaux investissements productifs et un marché solvable qui avait atteint ses limites fit chuter le taux de profit et déclencha la crise des années 1970.

Dans tous les secteurs, l’économie mondiale était dominée par des grands monopoles. Ces multinationales, et en premier lieu les compagnies pétrolières, anticipèrent la crise en gelant les investissements. Elles réduisirent la production pour faire monter massivement les prix. Elles usèrent jusqu’à la corde les installations existantes. Ces multinationales purent restaurer leur taux de profit sur le dos des classes populaires et des plus petits capitalistes. Elles évitèrent la faillite mais provoquèrent la récession. En 1975, la production industrielle recula dans tous les pays. Quand elle repartit, ce fut avec une croissance deux fois et demie plus faible qu’avant. Ce ralentissement entraîna des licenciements et la flambée du chômage.

La crise actuelle a démarré à cette époque. Malgré les phases de reprise, le chômage de masse n’a pas cessé depuis 40 ans. Dans les meilleures années, une fraction des chômeurs se transforme en travailleurs précaires quand d’autres sont définitivement exclus du marché officiel du travail ou deviennent des autoentrepreneurs.

Un taux de profit restauré au détriment des travailleurs

Dans les pays développés, la décennie 1980 vit les suppressions d’emplois et les vagues de licenciements s’enchaîner dans tous les secteurs, de la sidérurgie à l’automobile en passant par les mines. Les États intervinrent de multiples façons pour aider les capitalistes à restaurer leur taux de profit. Ils nationalisèrent au prix fort les industries obsolètes, les restructurèrent au frais de la collectivité, supprimant des dizaines de milliers d’emplois, avant de les privatiser à bon compte. Cela permit à de vieilles familles bourgeoises, comme les Wendel, de réinvestir leurs capitaux, sans la moindre perte, dans des secteurs bien plus profitables. En France, les gouvernements, de droite puis de gauche, privatisèrent les grandes entreprises et les banques publiques, Saint-Gobain, Suez, la BNP ou la Société générale pour offrir un débouché sans risque aux capitaux disponibles. France Télecom, Air France, Thomson, EADS, les sociétés d’autoroutes allaient suivre quelques années plus tard.

Parallèlement, les gouvernements menèrent une guerre sociale contre les classes populaires. Austérité, blocage des salaires, report de l’âge de départ en retraite, déréglementation du travail, légalisation de toutes les formes d’emplois précaires, furent autant de moyens pour baisser drastiquement la part de la valeur ajoutée qui revenait aux travailleurs.

Toutes les statistiques indiquent le même recul. En juin dernier, une note de l’OCDE constatait « depuis plusieurs années, la part des revenus tirés de l’activité économique allant à la main-d’œuvre sous forme de salaires recule dans la plupart des pays ». Dans un livre récent intitulé « Et si les salariés se révoltaient ? », Patrick Artus, banquier déjà cité, décrit la paupérisation des salariés qui « supportent tous les risques », avec le chômage de masse, des emplois de plus en plus précaires et des salaires tirés vers le bas. Il constate que les emplois créés dans les pays développés, dans les services à la personne, la restauration ou la logistique, sont moins qualifiés, moins rémunérés et plus précaires que ceux qui ont été supprimés dans l’industrie.

Dès le milieu des années 1980 le taux de profit des capitalistes a été restauré, en aggravant l’exploitation des travailleurs, en réduisant la masse salariale directe comme la part qui revient aux classes populaires sous forme d’écoles, d’hôpitaux, d’accès aux soins à bas coût ou de retraites correctes. S’il en était besoin, les trente ans écoulés démontrent la stupidité de la « théorie du ruissellement ». Sauf à considérer que l’argent a l’étrange propriété de ruisseler du bas vers le haut !

La financiarisation de l’économie

Malgré cette restauration des taux de profits, les capitaux cherchèrent des investissements plus rentables. Ils se dirigèrent vers la finance. Cela commença par les prêts à des taux usuraires aux pays du Tiers Monde avant de s’étendre par paliers successifs à tous les domaines.

La financiarisation de l’économie s’accéléra après chacune des crises financières qui ébranla l’économie mondiale depuis les années 1970 : krach à Wall street puis dans le reste du monde en 1987 ; crise financière au Japon en 1989 ; crise asiatique en 1997-1998 ; crise russe en 1998 ; krach « lent » de la nouvelle économie en 2000-2001 ; crise des subprimes puis du système bancaire mondial en 2007-2008… Entre 1970 et 2004, un organisme officiel a recensé, je cite : « 117 crises bancaires à caractère systémique définies comme ayant exigé une recapitalisation quasi générale des banques[8] ». Après chacune de ces crises, les États, par l’intermédiaire des banques centrales, ont injecté de l’argent public dans le système bancaire pour sauver les canards boiteux, rassurer les marchés et encourager les capitalistes à investir. Le recours au crédit de la part des entreprises, des ménages, des États, fut de plus en plus massif.

En parallèle, les États allaient abattre une à une les réglementations financières qui cloisonnaient les différents secteurs financiers, celui des monnaies, des obligations, des actions, les marchés à terme sur les matières premières comme les denrées agricoles, etc., pour créer un marché financier mondial quasiment unique. Un « investisseur » qui cherche le meilleur rendement peut passer d’une action en euro à une obligation en dollar, revendre ses actions d’Apple pour acheter de la dette américaine ou une option d’achat sur une cargaison de soja ou de blé, sans parler des multiples produits dérivés, comme les fameux subprimes déclencheurs de la crise de 2008.

Au cours de ces décennies, la finance a attiré les mathématiciens les plus doués pour inventer des algorithmes permettant de spéculer plus vite et des montages financiers toujours plus complexes. Le génie humain est mobilisé pour améliorer ce qu’on appelle « l’ingénierie financière » tandis que le choléra, la tuberculose ou le paludisme continue de tuer dans le monde.

La finance est devenue un cancer qui ronge toute l’économie. Qu’ils l’approuvent ou la réprouvent, les économistes présentent cette transformation de l’économie comme un tournant idéologique impulsé par les économistes libéraux qui auraient pris le pouvoir au sein du Fonds monétaire international (FMI) ou dans les gouvernements nationaux. Présenter les choses ainsi, c’est prétendre qu’une autre politique était possible. C’est masquer que cette politique était une exigence vitale des capitalistes pour réinvestir avec le meilleur taux de profit, la masse de plus-value extorquée aux travailleurs. En fait, cette politique de dérégulation, de décloisonnement et de libéralisation fut menée par tous les États, sous toutes les latitudes et quelle que soit la couleur politique des gouvernements. Et cette politique s’est poursuivie après la crise de 2008, malgré les déclarations des Obama, Sarkozy ou Hollande prétendant réguler la finance. Les règles interdisant à des banques de spéculer avec leurs propres fonds ou de prendre des participations dans des fonds spéculatifs, les règles fixées à Bâle pour l’Europe ou la règle dite de Volcker pour les États-Unis, ont été méthodiquement contournées.

La financiarisation de l’économie à la fin du 20e siècle n’est pas plus une option politique que ne l’étaient le colonialisme et l’impérialisme de la fin du 19e.

La politique des banques centrales

Avec la crise de 2008, l’intervention des États changea d’échelle. Partout, ils distribuèrent les milliards à la pelle pour soutenir l’industrie. Le plus spectaculaire fut l’intervention des banques centrales, liées aux États, malgré leur indépendance formelle, et surtout intimement liées aux financiers.

Les banques centrales abaissèrent les taux d’intérêt auxquels elles prêtent aux banques privées de quelque 5 % à zéro. À ce jour, seule la Fed, la banque fédérale américaine, a commencé à relever, très timidement, son taux directeur. Les banques privées empruntent quasiment sans intérêt. Mieux, sous prétexte qu’elles détenaient dans leurs coffres des papiers divers, obligations, reconnaissances de dette, produits dérivés, emprunts de certains États, des titres réputés sans valeur dont les autres banques se méfiaient, les banques centrales ont accepté tous ces papiers en échange d’un prêt. À chaque réplique de la crise de 2008, les banques centrales ont assoupli un peu plus leur politique… au service des banquiers et des grands capitalistes. C’est ce qu’ils appellent la politique de quantitative easing ou « assouplissement quantitatif ». L’assouplissement consiste à accepter n’importe quels titres pour accorder un prêt non seulement aux banques mais aux entreprises.

Cette politique a été inaugurée par la Fed dès 2008 suivie plus tard par ses consœurs. Lors de la crise de l’euro en 2010, la BCE (Banque centrale européenne) s’est mise à racheter des titres de dette des États, notamment de la Grèce. C’était une nouvelle façon de délester les banques de créances douteuses pour reporter les risques sur la collectivité. Depuis 2016, la BCE achète aussi des obligations des grandes entreprises. La BCE finance ainsi directement, quasi gratuitement, les grands groupes pharmaceutiques, des compagnies aériennes, des constructeurs automobiles, voire des assurances. Le prétexte est toujours le même : inciter les capitalistes à investir et relancer l’économie.

En accumulant dans leur bilan autant de titres sans valeur, les banques centrales se fragilisent. Tout le système bancaire est basé sur la confiance. C’est la défiance généralisée qui a provoqué la paralysie totale du système bancaire en 2008. En poursuivant trop longtemps leur politique d’assouplissement, les banques centrales deviennent vulnérables à la spéculation. Pour le dire autrement, lors du prochain krach, les liquidités qu’elles tenteront d’injecter seront discréditées et donc sans effet. Cela inquiète jusqu’aux banquiers qui publient des livres sur « la folie des banques centrales »… sans avoir la moindre alternative à proposer.

Cette politique de crédit à taux zéro et de rachat de titres financiers est la forme moderne de la planche à billets. Les banques centrales créent ainsi de plus en plus de monnaie. Depuis la disparition de l’étalon-or, la masse monétaire en circulation agrège, outre les billets de banque - qui n’en représentent qu’une faible part - tous les dépôts sur les comptes bancaires, les livrets et les plans d’épargne divers, auquel il faut ajouter certains titres négociables sur les marchés monétaires, y compris les emprunts émis par les États. En rachetant de plus en plus de titres, les banques centrales les transforment en monnaie. En 10 ans, la masse monétaire s’est accrue de 15 000 milliards de dollars. Elle représente aujourd’hui 125 % du PIB mondial contre 100 % entre 1990 et 2008 et 60 % dans les années 1970. Autrement dit, la masse monétaire en circulation a augmenté beaucoup plus vite que les biens réellement produits dans la société.

Au grand étonnement des économistes, qui scrutent tous les indicateurs comme des cartomanciennes déboussolées, ce flot de liquidités ne provoque pas d’inflation. La grande faiblesse des salaires, la stagnation de la production comme de la consommation, en maintenant les prix des produits manufacturés assez bas, en sont l’une des raisons. Une autre raison, majeure, est que cette monnaie créée par les banques centrales prend le chemin des bourses et des marchés financiers. Elle alimente la spéculation et le crédit illimité pour les capitalistes. Émise pour encourager l’investissement, cette monnaie ne va pas dans l’économie productive. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir de multiples effets dramatiques sur la vie des gens. À commencer par la flambée périodique du prix des matières premières, du cours du pétrole à celui des denrées alimentaires, ce qui appauvrit ou affame chaque fois des millions de personnes.

L’endettement général de la société… et ses conséquences

L’endettement général de la société a explosé. La dette totale des États, des entreprises et des ménages des pays riches est passée de 190 % du PIB en 1996 à 260 % en 2016. La dette mondiale est supérieure à ce qu’elle était au sortir de la guerre mondiale !

Le crédit à la consommation est depuis longtemps un moyen d’élargir le marché. D’un côté les capitalistes-employeurs versent des salaires insuffisants pour vivre. De l’autre les capitalistes-financiers en prélèvent une partie sous forme d’intérêts. C’est un piège qui enferme les classes populaires. La grande distribution a généralisé le système des cartes de crédit, avec des taux usuraires, pour vendre ses produits malgré les fins de mois à découvert. Les banques et autres organismes de crédit déploient leurs talents pour vous proposer un crédit pour payer la voiture ou la maison de vos rêves malgré votre salaire trop faible. Les constructeurs automobiles ou la grande distribution sont devenus des organismes bancaires puissants.

Au fil du temps, la durée des crédits s’est rallongée, les conditions de solvabilité se sont assouplies pour enchaîner de plus en plus de gens au remboursement sans fin de leur dette. Aux États-Unis des jeunes de 20 ans s’endettent sur plus de 40 ans pour financer leurs études. Des dizaines de milliers de retraités paient encore leur prêt étudiant ! Cela en dit encore plus long sur le niveau des salaires que sur celui du crédit.

La fuite en avant du crédit, couplée à la spéculation immobilière et à la création de dérivés financiers opaques, avait déclenché la crise de 2008. Malgré la faillite de plusieurs banques, la ruine de millions de familles chassées de leur maison, l’endettement des ménages américains est reparti à la hausse dès 2013. La dette totale des ménages américains a de nouveau dépassé le niveau record atteint avant 2008. Si les banques semblent plus prudentes pour proposer des crédits immobiliers, elles se sont lâchées sur les crédits automobiles. Comme le déclarait un analyste de la banque JP Morgan au journal le Figaro : « Depuis la crise, il y a eu différents plans pour soutenir le secteur. On a sans doute un peu forcé l’achat, sans être très regardant sur le profil des emprunteurs ». Ces crédits automobiles sont d’ailleurs appelés les « subprimes auto ». Ces crédits sont de bons candidats pour être le facteur déclenchant du prochain krach financier mondial.

En venant au secours des capitalistes et des banques, les États eux-mêmes n’ont cessé de s’endetter. D’un côté, ils suppriment des impôts par milliards pour les riches et les entreprises, comme le font Trump aux États-Unis ou Macron en France. De l’autre, ils leur versent des aides et des subventions sous de multiples formes. Les impôts et les taxes écrasent les classes populaires mais ne suffisent pas à abonder le budget des États qui empruntent massivement auprès des banques. La dette de tous les États impérialistes atteint des sommets, à commencer par le plus puissant d’entre eux. Le dollar étant la monnaie du commerce international, la puissance économique mais aussi militaire des États-Unis en garantit la stabilité. Ces derniers peuvent émettre quasiment sans limite des bons du Trésor que les possesseurs de capitaux du monde entier s’arrachent. Avec 21 000 milliards de dollars en 2018, la dette publique américaine a doublé en dix ans.

Pour rembourser les emprunts en cours, les États réempruntent constamment sur les marchés bancaires. En France, la charge de la dette, c’est-à-dire le remboursement des seuls intérêts annuels aux banquiers, tourne autour de 43 milliards d’euros. Elle se rapproche du budget de l’éducation nationale (50 milliards d’euros) et dépasse celui de l’armée ! La dette publique est devenue le principal moyen pour le grand capital de prélever sa part de plus-value sans même se donner la peine d’investir en immobilisant des capitaux dans la production. Marx avait déjà constaté que « la dette publique marque de son empreinte l’ère capitaliste » et qu’elle avait été « un des leviers les plus puissants de l’accumulation du capital ». La crise a conduit les États à démultiplier ce levier dans des proportions inouïes.

Tous les dirigeants politiques mettent en œuvre servilement cette politique tout en répétant que la dette est « insoutenable ». La dette est devenue un instrument politique contre les travailleurs. Elle sert de prétexte permanent pour justifier les politiques d’austérité, les coupes claires dans les services publics et les sacrifices pour les classes populaires.

Cela conduit divers courants réformistes à réclamer « une autre politique ». Les souverainistes de tous bords réclament que l’État puisse emprunter directement auprès de la banque centrale sans passer par les banques privées. Mais ce serait une autre façon de faire marcher la planche à billets. Quel que soit le processus technique par lequel l’État injecte des capitaux dans le système, c’est la grande bourgeoisie qui en profite et ce sont les classes populaires qui paient la facture. Car l’État est un appareil entièrement au service des capitalistes.

Le recours à la dette est une exigence puissante qui découle de tout le fonctionnement de la société et qui dépasse de loin les choix de tel ou tel gouvernement. C’est pourquoi encore, revendiquer « l’annulation de la dette », comme certains courants, sans exproprier les capitalistes et sans détruire leur appareil d’État, est une formule creuse. Il n’y a pas de solution réformiste à l’endettement des États.

La finance draine la plus-value créée dans la production

Les dettes étranglent les consommateurs surendettés et les populations saignés par l’austérité. À l’inverse, le crédit facile et l’abondance de liquidités profitent à toute la classe capitaliste.

Les opérations financières peuvent fournir des rendements de 20 % quand les investissements dans l’économie productive ne rapportent pas plus de 5 ou 10 %. Cela ne tient pas du miracle mais résulte d’un transfert d’un secteur de l’économie vers un autre. On l’a dit, seul le travail humain crée de la plus-value. Les milliards drainés vers la finance sont donc produits par les travailleurs, au cours de la production.

Les très faibles taux d’intérêt permettent aux entreprises de financer leurs investissements par l’emprunt plutôt qu’en réinvestissant leurs propres profits épargnés. Le recours au crédit est généralisé. Cela explique pourquoi les banques centrales sont si frileuses pour relever leurs taux d’intérêt alors que leurs dirigeants et leurs experts sont très conscients des ravages provoqués sur l’économie. Relever les taux revient à priver un drogué de sa dose quotidienne. Le faire brutalement peut le tuer. Ne pas le faire, le tuera tout aussi sûrement.

Les « investissements » que les entreprises préfèrent, ce sont les rachats d’entreprises déjà existantes. Les fusions-acquisitions ont battu un nouveau record en 2018, avec 4 000 milliards de dollars, un montant très proche du pic atteint avant le krach de 2008. Les sommes mises sur la table pour racheter un concurrent sont parfois délirantes : 54 milliards d’euros déboursés par Bayer pour racheter Monsanto ; 10 milliards déboursés par Sanofi pour racheter l’américain Bioverativ… Non seulement ces rachats ne créent pas la moindre valeur nouvelle, mais pour rembourser les sommes empruntées, le nouveau propriétaire va tailler dans les effectifs, supprimer les doublons, liquider les secteurs moins rentables. Il va intensifier l’exploitation sans améliorer la productivité globale du travail. Les profits supplémentaires dégagés dans les entreprises fusionnées ne résultent pas d’un élargissement de la base productive. Ils ne correspondent pas à des innovations et des investissements qui permettraient de produire de nouvelles marchandises.

Pour conserver leurs actionnaires, faire monter le cours de leurs actions, éviter les attaques spéculatives, les entreprises doivent verser des dividendes toujours plus grands. Selon le magazine Alternatives économiques, en France, les dividendes versés par les entreprises à leurs actionnaires ont triplé en 20 ans. Réduire les coûts, aggraver l’exploitation, supprimer des emplois ne suffit plus. Les entreprises rachètent aux actionnaires une partie de leurs propres actions afin de les détruire, ce qui fait mécaniquement monter la valeur de celles qui restent. En 2018, sur les 57 milliards versés aux actionnaires du CAC 40, plus de 11 milliards l’ont été sous forme de rachat d’actions. Pour reprendre une formule d’Alternatives économiques, « la bourse est devenue un vaste système de prélèvements de la valeur produite par les entreprises ».

La flambée de la bourse et les Gafam

Historiquement, la bourse servait à lever des capitaux pour construire une nouvelle usine, financer un canal ou un tunnel. En achetant une action, les capitalistes achetaient un droit à valoir sur les bénéfices à venir. Si l’on peut dire, ils s’associaient au risque de l’entrepreneur. Aujourd’hui la Bourse sert essentiellement à échanger des actions « d’occasion » revendues avec une plus-value. C’est la spéculation. Le cours des actions d’une entreprise est totalement déconnecté de la valeur de son capital, les immeubles ou les installations que possède cette entreprise. C’est ainsi que les profits réalisés dans la finance peuvent être supérieurs à ceux réalisés dans la production.

Le cas des fameux Gafam - Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft – est éloquent. En septembre 2018, sur les huit plus fortes capitalisations boursières du monde, sept étaient des entreprises du numérique, la huitième étant la holding financière de Warren Buffet. Apple venait en tête avec une capitalisation de 1 070 milliards de dollars, en hausse de 1 000 % en dix ans ; Amazon suivait avec 943 milliards (en hausse de 2 900 % en dix ans) ; puis Microsoft avec 879 milliards[9]. Par comparaison, à la même date le groupe pétrolier Total avait une capitalisation de 174 milliards de dollars, en hausse de « seulement » 50 % en dix ans.

Cette capitalisation boursière est largement virtuelle. Sans discuter de l’apport que représentent pour l’humanité les technologies et les moyens de communication mis en œuvre par les Gafam, leurs capitalisations boursières n’ont aucun rapport avec le capital réel de ces entreprises. Ainsi la capitalisation boursière d’Amazon équivaut au PIB de l’Argentine ou des Pays-Bas alors qu’elle ne possède que des entrepôts avec un faible capital fixe. Google a une capitalisation boursière du même ordre sans même posséder les entrepôts d’Amazon. À la Bourse, Amazon vaut 300 fois son bénéfice annuel. Comme le notait un banquier de l’AMF : « avec un bénéfice net de 3 milliards de dollars (celui d’Amazon en 2017) une entreprise traditionnelle aurait une capitalisation de 40 à 90 milliards[10] ». Autant dire que ceux qui achètent des actions Amazon ne visent pas le dividende versé en fin d’année. Ils ont pour seul but de les revendre avec un fort bénéfice. Ils anticipent sur le développement potentiel de ces entreprises.

Ces valorisations boursières délirantes reflètent aussi le fait que les masses de capitaux disponibles ne trouvent pas de débouchés dans d’autres secteurs productifs attractifs.

Cela n’empêche pas ces valeurs boursières largement virtuelles d’avoir des conséquences bien réelles. La puissance financière des Gafam leur permet de constituer des monopoles en rachetant leurs concurrents potentiels au prix fort. Ainsi en 2014, Facebook a déboursé 19 milliards de dollars pour racheter WhatsApp et 1 milliard en 2012 pour Instagram qui n’avait alors que 13 salariés…

Ces monopoles mondiaux permettent ensuite aux Gafam de drainer toujours plus de richesses, par la publicité payante, en monnayant la masse astronomique de données personnelles qu’elles recueillent, mais aussi en exploitant directement ou par la sous-traitance, des travailleurs partout dans le monde.

Ces capitalisations boursières peuvent chuter aussi vite qu’elles se sont envolées. Au dernier trimestre 2018, les valeurs boursières ont perdu au total 11 000 milliards de dollars en quelques semaines ! Tous les Gafam sont repassés sous la barre des 800 milliards au 31 décembre. Facebook, mis en cause aux États-Unis pour avoir laissé fuiter les données personnelles de ses utilisateurs, a perdu 120 milliards en une seule journée, soit 20 % de sa valeur.

Sans vouloir jouer les Cassandre, mais en reprenant l’adage des banquiers selon lequel « les arbres ne montent pas jusqu’au ciel », les Gafam sont eux aussi de très bons candidats pour déclencher le prochain krach.

La faiblesse des investissements productifs

La flambée de la bourse est reliée à la faiblesse des investissements dans l’industrie et dans les infrastructures. Les capitalistes rechignent à immobiliser des capitaux dans la production parce qu’ils gagnent plus à travers la finance que dans la production et parce qu’ils n’ont aucune confiance dans l’avenir de leur propre économie.

Le dramatique effondrement du pont de Gênes en août dernier est venu illustrer l’état des autoroutes italiennes. L’état des ponts et des routes en France ou en Allemagne ne vaut guère mieux. La presse allemande dénonce le sous-dimensionnement des réseaux téléphoniques qui ralentissent l’installation du haut débit. Aux États-Unis, la vétusté des installations électriques a provoqué des incendies tragiques en Californie.

Comparativement aux périodes précédentes, les capitalistes ont mis en chantier moins d’installations, moins d’usines ou de moindre envergure. Les investissements productifs n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant la crise de 2008. Les capitalistes usent jusqu’à la corde des installations largement amorties. La durée d’utilisation des équipements dans l’industrie a augmenté de 1 % par an depuis 30 ans[11].

Cette faiblesse des investissements productifs n’est pas nouvelle. Elle était déjà présente avant le krach de 2008. Elle est à mettre en regard avec l’évolution du PIB mondial. Alors qu’il augmentait de 5,5 % par an en moyenne entre 1961 et 1973, il n’a augmenté que de 3,1 % par an entre 1973 et 2000 et seulement de 2,9 % par an entre 2000 et 2017[12]. Tous ces chiffres - aussi indigestes soient-ils je vous l’accorde - dressent le même tableau : les forces productives se développent de moins en moins vite.

Même l’éclatement de l’Union soviétique, la réintégration de l’Europe centrale et orientale dans la sphère d’influence occidentale et la réunification allemande, à partir de 1990, n’ont pas dopé les investissements. Les marchandises de l’Ouest ont bien déferlé dans ces pays, vendues par les Carrefour, Auchan et autre Lidl. Mais du côté des investissements, ce fut la portion congrue. Les industriels occidentaux ont racheté les marques locales pour liquider les usines ou installer à la place leurs propres lignes de montage. Réalisée en pleine phase de récession, cette réintégration n’a pas relancé la croissance de l’économie capitaliste. Elle ne lui a pas donné un nouveau souffle comparable, par exemple, à celui du début du 20e siècle, quand les capitaux européens s’investissaient dans la Russie tsariste.

Des économistes bourgeois, comme Larry Summers, ex-ministre et ex-conseiller de Clinton et d’Obama, candidat malheureux à la présidence de la Fed, résument ce marasme économique prolongé sous le terme de stagnation séculaire. Comme quoi les révolutionnaires sont loin d’être les seuls pessimistes quant à l’avenir du mode de production capitaliste !

Baisse de la productivité du travail

Le ralentissement des investissements se traduit par un ralentissement des progrès de la productivité globale du travail. Au cours du temps, le progrès technique, l’amélioration des processus de fabrication, l’automatisation ont généré des gains de productivité énormes. Là où il fallait, par exemple, 50 heures pour produire un lave-linge ou un réfrigérateur, deux suffisent maintenant.

Si la productivité continue de s’améliorer, c’est moins en mettant en œuvre de nouvelles technologies plus performantes qu’en aggravant l’exploitation. Il faut quatre fois moins de travailleurs pour produire une voiture aujourd’hui qu’au début des années 1980. Ces gains de productivité résultent pour partie de l’automatisation et de la robotisation. Mais ils proviennent plus encore de l’introduction du flux tendu, du lean management, des calculs d’ergonomie sur tous les postes de travail, de la réduction des pauses. Chez Renault, les minutes ne sont pas découpées en 60 secondes mais en 100 centièmes pour optimiser chaque geste. S’il y a des robots ultra-performants à certaines étapes, de nombreux postes difficiles sont tenus par des intérimaires ou sous-traités à des fournisseurs sous-payés.

Le ralentissement des gains de productivité globale du travail est constaté par toutes les études officielles. Alors que la productivité dans les pays développés augmentait de 4 % par an en moyenne entre 1950 et 1973, de 2 % entre 1973 et 2003, elle n’augmente plus de 1 % actuellement[13]. Elle serait même égale à zéro en Europe. Une note de l’OCDE du mois de juin dernier sonnait l’alarme : « La croissance atone de la productivité du travail continue de porter préjudice aux économies avancées dans le monde entier et pourrait compromettre l’amélioration du niveau de vie ». La même note constatait que « les emplois créés sont des emplois peu productifs et donc peu rémunérés qui ne contribuent pas beaucoup à la demande ». Avec la crise, il y a moins de travailleurs en activité, moins bien payés, plus précaires et donc ils consomment moins. Et sans la perspective d’un marché solvable en expansion, les capitalistes ne veulent pas investir. C’est un cercle vicieux dans lequel le capitalisme est enfermé.

Marx avait déjà mis à jour cette « nouvelle contradiction du système de production capitaliste […] qui fait obstacle au développement de la productivité[14] ». Cette répugnance des capitalistes à réaliser des investissements prend deux formes. La première, c’est qu’un capitaliste n’investira pas dans une machine perfectionnée tant qu’il peut faire réaliser la même tâche par un ouvrier très mal payé. La deuxième condition pour réaliser un investissement, c’est que les gains de productivité obtenus fassent baisser suffisamment le temps de production de chaque marchandise, et donc leur prix, pour rentabiliser l’investissement.

Au fil du temps, la valeur de certaines marchandises a baissé à un tel niveau que la plus-value générée en les produisant n’est plus suffisante pour intéresser les capitalistes. Quand un cycle de production arrive à son terme et qu’il devient indispensable de réinvestir, les capitalistes renoncent à le faire. Parfois la production est transférée à des capitalistes plus faibles qui se contentent d’un taux de profit plus faible. Les grands groupes de la chimie ou de la pharmacie ont ainsi revendu des segments entiers de production à des sous-traitants, eux se concentrant sur les plus rentables. D’autres fois, des productions utiles à la population, y compris certains médicaments, sont carrément abandonnées.

Ce qui devrait être un progrès pour l’humanité – consacrer moins de temps social à produire des marchandises utiles – n’en est un pour les capitalistes que si cela leur permet d’augmenter leur profit.

L’intelligence artificielle et la fin du travail ?

Il est à la mode d’expliquer le chômage et la création d’emplois de plus en plus mal payés, dans les services plutôt que dans l’industrie, par la robotisation et l’intelligence artificielle. Ce fut l’un des arguments de Benoît Hamon pour défendre le revenu universel pendant la campagne présidentielle de 2017. Son revenu universel, comme le revenu de citoyenneté du mouvement Cinq étoiles en Italie, n’est qu’une aumône versée à tous ceux qui sont définitivement exclus du marché du travail. Cette aumône est en outre prélevée sur les budgets dits de solidarité, donc sur le salaire différé de tous les travailleurs.

Les pronostics annonçant « la fin du travail » ou « l’automatisation généralisée » ne sont pas nouveaux. De telles études ont prospéré depuis 50 ans au fur et à mesure que l’économie capitaliste plongeait des millions de travailleurs dans le chômage de masse. Même quand elles ne sont pas totalement fantaisistes, ces études occultent l’essentiel : la principale cause des suppressions d’emplois, ce n’est pas la robotisation, c’est l’aggravation de l’exploitation dans une économie en crise et en stagnation.

Introduire des machines – car les robots sont des machines perfectionnées – permettant de produire plus vite et à une plus grande échelle, pour baisser le temps de production, caractérise le capitalisme depuis ses débuts. À toutes les époques, cette introduction s’est faite dans la douleur pour les ouvriers. Certains étaient rejetés au chômage quand ceux embauchés pour faire fonctionner les nouvelles installations étaient encore plus exploités qu’avant. Tant que le système s’étendait et se développait, les travailleurs rejetés d’un emploi obsolète - ou au moins leurs enfants - trouvaient à se faire embaucher dans les nouvelles industries. C’est la fameuse « destruction créatrice » de Schumpeter. Mais quand l’économie stagne, ni les travailleurs chassés d’un emploi ni leurs enfants ne peuvent en retrouver un nouveau.

Il faut par ailleurs un sacré aveuglement social pour ne pas voir, derrière les robots, l’aggravation de l’exploitation des travailleurs. À l’inverse, là où des robots pourraient être introduits en masse pour supprimer des postes difficiles, les capitalistes ne le font pas car les salaires sont bas et le marché solvable ne s’étend pas. Le capitalisme a toujours été le mariage de prouesses technologiques extraordinaires avec la pire exploitation de l’homme.

La Chine, moteur de la croissance mondiale ?

On va nous dire que ce sombre tableau n’est valable que pour les vieux pays industrialisés. Les investissements, les créations d’usines, les gains de productivité perdus ici, n’auraient-ils pas été transférés dans les pays émergents, les fameux BRICS, pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud ? La Chine en particulier, n’est-elle pas le moteur de la croissance mondiale ?

La réintégration de la Chine dans le marché capitaliste, démarrée au début des années 1980, a incontestablement eu des répercussions sur l’évolution de l’économie mondiale. Pendant les années 1995-2008 où la mondialisation a connu une phase d’accélération, la Chine produisait les deux tiers des jouets ou des appareils photo numériques fabriqués dans le monde, la moitié des ordinateurs et des téléphones, le tiers des appareils électroménagers. Elle est devenue l’atelier du monde. Des sous-traitants, chinois ou taïwanais, exploitaient des ouvriers pour produire des chaussures pour Nike ou assembler des ordinateurs et des smartphones pour Apple, Nokia ou Samsung. Ces marchandises étaient avant tout destinées à l’exportation vers les marchés occidentaux. Elles étaient – et sont encore - produites à très bas coût et avec une faible valeur ajoutée.

Si l’iPhone assemblé en Chine par Foxconn est un bijou technologique à haute valeur ajoutée, les parties les plus chères et les plus complexes, comme le processeur ou le récepteur GPS, sont fabriquées aux États-Unis et en Allemagne. Apple a poussé la division internationale du travail au maximum pour maximiser son profit. Dans le partage de la plus-value produite en Chine, les capitalistes occidentaux prélèvent la part du lion.

La Chine reste un pays pauvre avec des régions entières laissées dans le sous-développement. L’ancien chef économiste de la banque agricole de Chine déclarait récemment au Monde : « dans mon village du Hubei, il n’y a toujours pas de toilettes ni de douches modernes, et l’accès à la santé ou à l’éducation reste difficile. Oubliez les statistiques de la Banque mondiale ; le seul critère pour le développement d’un pays, c’est la vie dans les villages[15] ». Sur les 1,3 milliard d’habitants en Chine, beaucoup sont encore des paysans qui survivent dans des régions sous-développées ou qui migrent vers les centres industriels où ils viennent grossir les rangs des ouvriers exploités dans d’immenses ateliers.

Le développement de la Chine a certes fait émerger, outre les milliardaires rouges qui ont prospéré à l’ombre de l’État chinois, une petite bourgeoisie. Celle-ci compte 100 ou 150 millions de personnes dont le niveau de vie se rapproche de celui des pays développés. Pour produire les automobiles destinées à cette petite bourgeoisie, les capitalistes occidentaux ont construit des usines. D’autres ont produit les avions et les trains achetés par l’État chinois pour développer les infrastructures. L’industrialisation du pays a fourni un débouché pour les multinationales de l’acier, du pétrole et de tant d’autres matières premières. De ce point de vue, la Chine a tiré la croissance mondiale.

Mais sa réintégration dans l’économie capitaliste n’a ni supprimé les contradictions de celle-ci ni enrayé ses tendances générales. La Chine n’a pas échappé à la crise de 2008. La récession a provoqué la chute des exportations chinoises. Pour compenser, le gouvernement chinois a dépensé des milliers de milliards de dollars pour construire des aéroports, des installations portuaires, des routes, des immeubles voire des villes entières. Ces investissements pléthoriques, sans rapport avec les besoins de la population, dopèrent artificiellement le taux de croissance chinois comme les importations de matières premières. Ils offrirent un marché aux entreprises chinoises et occidentales. Mais ils provoquèrent rapidement, une immense surproduction. Des usines géantes produisant trop d’acier, trop de béton durent fermer ; des chantiers navals tous neufs furent livrés à la rouille ; d’immenses villes nouvelles restèrent des villes fantômes. En Chine comme ailleurs, quand les forces productives se développent, ce n’est pas pour répondre aux besoins des classes populaires. C’est pour enrichir les spéculateurs, les industriels et les banquiers. Et finalement, c’est pour les laisser pourrir sur pied dans un immense gâchis. Même quand ils ne produisent pas des armes, les capitalistes ne construisent pas des biens utiles à l’humanité.

Comme tous ses homologues occidentaux, l’État chinois a financé ce plan de relance en recourant au crédit. L’endettement de l’État chinois comme celui des régions, bat tous les records[16]. Les classes populaires chinoises paieront la facture sous forme d’impôts, d’inflation ou de faillites d’entreprises, suivies de chômage de masse. La Chine n’échappe pas au cancer de la finance.

Le développement relatif de la Chine sous l’égide de l’État a permis l’ascension de quelques groupes industriels chinois. Même si aucun de ces groupes ne joue dans la même division que les multinationales américaines, certains peuvent apparaître comme des concurrents des firmes occidentales. Les entraves mises en ce moment à l’entrée de Huawei ou ZTE sur le marché américain, l’illustrent. La concurrence est d’autant plus vive que le marché intérieur chinois, constitué par les classes privilégiées, est très limité et ne s’étend plus. Cela explique les postures protectionnistes d’un Donald Trump. S’il s’agit avant tout de postures, la stagnation générale de l’économie mondiale et la fébrilité des spéculateurs sont telles, que les déclarations de politiciens mus par des raisons électoralistes ont des répercussions économiques, provoquent des attaques spéculatives et le ralentissement réel des échanges commerciaux. Le 20 février, il y a deux jours, le journal Les échos s’alarmait encore que « Les échanges internationaux soient menacés par les tensions commerciales et le ralentissement économique ». Le même journal s’inquiétait de « la fin du moteur chinois ».

L’informatique, nouvelle révolution industrielle ?

Mais, nous dira-t-on encore, comment peut-on parler de la faiblesse des gains de productivité alors que l’on vient de vivre trente ans de révolution numérique, que l’informatique s’est introduite dans toutes les sphères de la vie sociale, que l’internet est disponible presque partout sur la planète, facilitant et accélérant les communications ?

Le premier à avoir relevé le paradoxe est l’économiste américain Robert Solow qui constatait en 1987, à propos de la micro-informatique : « on voit des ordinateurs partout, sauf dans les indicateurs de productivité ». La productivité générale a quand même connu une tendance à la hausse, en particulier aux États-Unis, pendant la période dite de la révolution Internet, à partir de 1994-1995. Cette progression des gains de productivité, arrêtée pour un temps par l’éclatement de la bulle Internet au début des années 2000, avait repris jusqu’en 2008. Mais la violente crise financière l’a de nouveau interrompue.

L’informatique, le numérique, l’internet et les multiples progrès des télécommunications ont bien sûr transformé la vie quotidienne des gens, et pas seulement en les rendant accrocs à leur smartphone ! Ils ont modifié l’organisation et les méthodes de travail dans les bureaux mais aussi dans les usines. La question n’est pas là.

Cette « révolution technologique » a d’ailleurs été la condition du regain de la mondialisation entre 1995 et 2008. Si Apple et tant d’autres ont pu délocaliser en Chine l’assemblage de leurs marchandises, s’ils ont pu éclater à ce point la sous-traitance des composantes partout dans le monde, c’est grâce à la chute des coûts du transport maritime et grâce aux progrès de la transmission des informations. Cette révolution technologique, conjuguée au boom de l’industrie chinoise, a eu des effets sur la croissance mondiale dans la décennie précédant la crise de 2008.

Mais cette période de croissance et d’innovation n’aura guère duré plus d’une dizaine d’années contre plusieurs décennies pour la période d’après guerre. En outre, les taux de croissance des deux périodes ne sont pas du même ordre. La généralisation de l’informatique n’a pas permis une nouvelle phase de développement massif des forces productives comparable à celle de la première révolution industrielle, au 19e siècle ou la seconde, au tout début du 20e siècle. Dans un récent article consacré à la stagnation séculaire, un universitaire constatait : « Incontestablement, des découvertes telles que la machine à vapeur, l’électricité, les systèmes de tout-à-l’égout, les découvertes médicales, les progrès des sciences physico-chimiques ont entraîné un bouleversement dans la vie des gens. C’est beaucoup moins le cas des innovations plus récentes comme l’informatisation, la robotique, l’électronique. […] Leur impact sur les économies n’a pas été aussi spectaculaire que les précédentes découvertes et innovations.[17] » Ce constat traduit que les gains de productivité comme le développement des forces productives s’amenuisent au cours du temps.

Quand elles sont déployées, ces technologies numériques s’accompagnent d’un gâchis révoltant. Ainsi l’informatique, la géolocalisation et les immenses capacités des porte-conteneurs qui sillonnent le globe permettent à Amazon d’acheminer des colis dans le monde entier. Mais la logique du profit pousse le même Amazon et ses fournisseurs à détruire des produits neufs, parfois très chers, pour ne pas payer de frais de stockage. Les bijoux technologiques sont volontairement sabotés par l’obsolescence programmée. La concurrence et l’absence de planification mettent des norias de camions sur les routes pour livrer des produits identiques. On peut dire comme Trotsky en 1938 : « les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle »

La révolution sociale, seule voie pour sortir de l’impasse

Les forces productives sont plus que mûres pour le socialisme

Dans l’économie capitaliste, le ralentissement des gains de productivité se traduit par le chômage, la grande faiblesse des salaires et la financiarisation. Pour l’humanité, ce ralentissement ne devrait pas être un problème. Il signifie que la productivité a déjà atteint un haut niveau. Les forces productives actuelles sont déjà tellement développées qu’elles suffiraient amplement pour satisfaire les besoins de 8, 9 ou 10 milliards d’humains. Si le capitalisme ne peut pas fonctionner sans une forte croissance, l’humanité, elle, n’a d’autre objectif que de satisfaire l’ensemble des besoins de tous ces membres, ni plus ni moins. Ces besoins ne doivent pas être contingentés. Ils se renouvellent et s’améliorent sans cesse. Mais il n’y a aucune raison de les accroître à l’infini. Il en est du capital accumulé, des moyens de productions existants comme des ressources naturelles, du climat ou de la terre : « Il faut les gérer en bon père de famille pour transmettre aux générations futures un bien amélioré », pour reprendre une formule de Marx.

Pour la première fois dans l’histoire des sociétés humaines, le surproduit social est si grand qu’il pourrait servir à tous, sans être accaparé par la classe privilégiée. Le niveau atteint par les forces productives permettrait de réduire considérablement le temps de travail moyen que chaque individu doit consacrer à la satisfaction des besoins de tous ; ce qu’on appelle le « temps de travail socialement nécessaire ». Pour réduire ce temps au minimum, quelques heures par mois, il faut permettre à chaque personne, quel que soit son âge ou ses capacités, de trouver sa place dans ce processus. Cela évitera qu’une partie des exploités détruisent sa santé au travail pendant qu’une autre fraction crève dans la misère ou survit au chômage ou avec des petits boulots. Cela permettra que l’accès à la culture, aux sciences, aux arts mais aussi à l’oisiveté - ce « droit à la paresse » que revendiquait Paul Lafargue - ne soit plus le privilège d’une minorité qui profite du surtravail de l’immense majorité. « Le temps disponible doit devenir la mesure de la richesse » disait Marx pour qui la réduction de la journée de travail était une condition nécessaire pour que les hommes puissent s’épanouir.

Cela implique de mettre en œuvre de façon rationnelle et planifiée tous les moyens de production existant. Tous les instruments pour recenser les besoins, gérer la production, le transport, la répartition, existent déjà. Ils sont déjà déployés. Apple, Amazon, Google mais aussi Total, Michelin ou encore Warren Buffet ou JP Morgan déploient des instruments de recensement, de prévisions, d’organisation, de rationalisation perfectionnés. Ces moyens ont été conçus et développés non pas grâce au génie personnel d’un Steve Job ou d’un Bill Gates. Ils l’ont été grâce au travail accumulé des générations précédentes, grâce à la division internationale du travail, grâce aux budgets de la recherche publique des pays riches et à toutes les découvertes scientifiques qui sont le bien commun de l’humanité.

Pour que tous ces moyens cessent d’être exclusivement des machines à produire de la plus-value, des machines à accroître sans fin le capital tout en détruisant la planète, il faut les collectiviser. Il faut exproprier les propriétaires de ces grands monopoles acquis par l’exploitation et le vol des richesses créées par les travailleurs du monde entier, sur plusieurs générations.

Cela ne pourra se faire ni à travers des élections, ni en changeant les équipes politiques au pouvoir, ni en changeant les institutions. Pour arracher le pouvoir à cette minorité de capitalistes qui contrôlent la vie sociale bien plus solidement que les dirigeants politiques, il faut une révolution sociale. Il faut « exproprier les expropriateurs ». Préparer cette révolution sociale, permettre aux exploités qui font tourner la machine économique et toute la société, d’en prendre la tête, c’était le but de Marx et Engels et des révolutionnaires qui leur ont succédé.

Réimplanter une conscience de classe, reconstruire des partis révolutionnaires

« Les prémisses économiques de la révolution prolétarienne sont arrivées depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme » écrivait Trotsky en 1938 en préambule du Programme de transition. Lui qui avait forgé ses convictions révolutionnaires bien avant la Première Guerre mondiale, déjà provoquée par toutes les contradictions du capitalisme ; lui qui avait participé, comme dirigeant, à la vague révolutionnaire qui faillit emporter ce régime social dépassé ; lui qui assistait à la marche inexorable à la Deuxième Guerre mondiale, savait de quoi il parlait. L’ambition de Trotsky, qui se savait condamné par Staline, était de « munir d’une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la Deuxième et de la Troisième Internationale ».

Trotsky a réussi à transmettre le capital politique légué par les générations successives de militants communistes, depuis Marx jusqu’à Lénine. Mais cela n’a pas été suffisant pour arracher l’influence sur les exploités, dans les métropoles impérialistes comme dans les pays colonisés, aux chefs sociaux-démocrates et staliniens ou aux nationalistes bourgeois. La bourgeoisie a su conserver son pouvoir politique, renforcer sa domination sur la société et sa mainmise sur les moyens de production.

Mais tous les problèmes posés par Trotsky demeurent. Sur les presque 75 ans écoulés depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le système capitaliste aura connu 50 ans de crise. Une nouvelle fois, comme l’expriment les inquiétudes de ses experts et ses intellectuels « la bourgeoisie elle-même ne voit pas d’issue[18] ». Si aucun mécanisme ne conduisant à une prochaine guerre mondiale n’est d’ores et déjà enclenché, la guerre ravage des zones entières de la planète. La crise profonde de l’économie capitaliste exacerbe la lutte de classe. D’autres catégories que les travailleurs subissent la loi du grand capital. Diverses couches de la petite bourgeoisie voient leur niveau de vie rogné, leur situation sociale menacée. La crise a des répercussions politiques dans tous les pays comme le montrent l’accès au pouvoir de démagogues souverainistes et xénophobes aux États-Unis, en Italie, en Hongrie, le Brexit en Grande-Bretagne ou l’usure accélérée des équipes au pouvoir en France. En retour, les petits calculs politiciens de ces partis en rivalité pour se faire élire aggravent les contradictions.

La crise ne s’arrêtera pas. Pour drainer vers le petit noyau de grands capitalistes qui concentrent les richesses une masse toujours plus grande de plus-value, les dirigeants politiques au pouvoir, qu’ils soient libéraux et partisans de la mondialisation ou souverainistes et défenseurs du protectionnisme, continueront de démolir les droits des travailleurs. Macron champion de l’Union européenne ou Orban qui ne cesse de la vilipender, mènent chacun dans leur pays une politique anti-ouvrière. Il n’y a plus de place pour l’illusion du dialogue social. La bourgeoisie n’a pas d’autres choix que de réduire toujours plus la part qui revient aux travailleurs.

On ne sait pas quelle décision malheureuse déclenchera le prochain krach financier mais on sait qu’il sera pire que le précédent. On ne sait pas si les États trouveront encore des munitions pour l’enrayer. Si aucun krach n’est en soi létal pour le capitalisme, comme le disait stupidement un économiste à propos de celui de 2008, ils sont de plus en plus dramatiques pour la société. Chacun d’entre eux accélère la décomposition du système.

La seule voie pour sortir de cette impasse, c’est que la classe des travailleurs renoue avec la conscience de ses intérêts collectifs, avec la conscience qu’elle fait fonctionner toute la société et qu’elle dispose, pour cette raison, d’une force immense. Depuis l’époque du Programme de transition, le poids numérique et social du prolétariat s’est accru. Des centaines de millions de travailleurs sont réunis, par de-là les entreprises, les villes, les secteurs économiques, les frontières, liés entre eux par le processus même de la production et de la distribution de toutes les marchandises. Ce qui leur manque, c’est la conscience de former une même classe avec des intérêts communs, une classe sociale légitime et capable de diriger la société bien mieux que la classe capitaliste.

On ne sait pas quelle mesure, quelle ignominie, déclenchera des luttes défensives ou des révoltes plus profondes dans tel ou tel pays. L’exploitation quotidienne et l’intensification de la crise ne manqueront pas d’en provoquer. Mais pour que ces luttes collectives contribuent à faire renaître une conscience de classe ; pour qu’elles fassent émerger dans le maximum de pays, des militants ouvriers aguerris ; pour qu’elles soient des étapes dans la transformation des travailleurs en une force politique déterminée à contester le pouvoir à la bourgeoisie, nous devons nous atteler à comprendre, à transmettre et diffuser la « méthode révolutionnaire » héritée du mouvement ouvrier socialiste et communiste.

 

[1]    Marx et Engels - Le manifeste communiste - 1847

[2]    Marx - Critique de l’économie politique - 1857

[3]    Marx – Introduction à la critique de l’économie politique - 1857

[4]    Trotsky – La révolution trahie – Chapitre 1 – L’acquis - 1936

[5]    Trotsky – Nouvelle étape – rapport sur la situation économique mondiale – 19 août 1921

[6]    Idem

[7]    Trotsky – Le Programme de transition - 1938

[8]    La documentation française 2004 – Les crises financières – Rapport de Robert Boyer, Mario Dehove et Dominique Plihon

[9]    Chiffres donnés par Alternatives économiques – Hors série n°115 – octobre 2018

[10]  Thierry Philipponnat – cité par Thomas Chenel dans un article du 5 juillet 2018 sur le site Business insider

[11]  Sources Banque de France

[12]  Sources Banque mondiale

[13]  Chiffres donnés par France stratégie

[14]  Marx- Le Capital – livre III – chapitre 15

[15]  Le Monde daté du 22 janvier 2019

[16]   La dette publique représenterait 277 % du PIB

[17]  Gilles Dufrénot – La stagnation séculaire, quels enjeux pour les pays développés ? - 28 mai 2018 – publié sur le site SES de l’ENS de Lyon

[18]  Trotsky – le Programme de transition - 1938

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