Chaos économique mondial et marche à la guerre : un système capitaliste à renverser27/01/20242024Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2024/01/175.jpg.484x700_q85_box-7%2C0%2C418%2C595_crop_detail.jpg

Chaos économique mondial et marche à la guerre : un système capitaliste à renverser

La rapidité de l’escalade guerrière qui a gagné le Yémen depuis Gaza et la Cisjordanie, qui menace aussi le Liban et peut-être l’Iran, illustre bien le chaos mondial en train de s’étendre. Toute cette région est une poudrière, tant les grandes puissances y ont divisé les peuples pour mieux régner et tant leurs interventions militaires, de l’Afghanistan à l’Irak, y ont laissé partout des bombes à retardement.

On pourrait se demander pourquoi les États-Unis et leurs alliés soutiennent Israël et font le choix de l’escalade. On pourrait se dire que les grandes puissances et les capitalistes ont intérêt au maintien de la paix pour faire leurs affaires. Pourquoi risquer l’extension de la guerre alors que le Moyen-Orient est une plaque tournante du commerce international ? Un tiers du trafic mondial des containers transitait par la mer Rouge : à présent les navires marchands doivent contourner le sud de l’Afrique, ce qui allonge les délais de livraison et augmente les coûts.

La guerre en Ukraine a déjà posé de gros problèmes économiques, notamment à l’Europe, entraînant des modifications dans les circuits de production et d’échanges. Et si un autre conflit devait éclater en mer de Chine, où les tensions se cristallisent autour de Taïwan, principal producteur de semi-conducteurs au monde, les conséquences seraient tout aussi graves.

En fait, les dirigeants de la planète sont incapables de contrôler la situation. Pire, ce sont des pyromanes qui prétendent jouer les pompiers. Ils disent que les guerres sont la faute des Houthis, du Hamas ou de la Russie, demain de la Chine : en réalité, elles découlent inévitablement des contradictions du système capitaliste lui-même.

La crise profonde dans laquelle le capitalisme est plongé depuis des décennies a d’ailleurs joué un rôle essentiel dans la dégradation des relations internationales et elle est à son tour aggravée par celle-ci.

Les travailleurs, y compris dans les pays dits développés comme la France, sont inquiets. Non seulement leur niveau de vie baisse, mais ils redoutent ce qui les attend. Ils savent quelles conditions terribles connaissent déjà les travailleurs des pays pauvres et sentent venir des temps plus durs. Or on nous dit que la mondialisation serait la cause de tous nos problèmes. On nous dit que seuls le protectionnisme et les frontières pourraient nous protéger du chômage, des bas salaires et de la concurrence des pays pauvres et des travailleurs immigrés. Sur l’échiquier politique d’ailleurs, chacun à sa façon, y compris à gauche, reprend à son compte ce discours souverainiste. Et à cela s’ajoute désormais la propagande en faveur du réarmement. Alors, du point de vue des travailleurs, quelle alternative y a-t-il au protectionnisme et au nationalisme ? Et comment se préparer à faire face à la période qui vient ?

La mondialisation est devenue une réalité incontournable : l’économie s’est internationalisée et tous les pays sont interdépendants. Aucun d’entre nous n’aurait de voiture, de téléphone portable, ne mangerait de bananes si ces produits devaient être à 100 % franco-français ! Et c’est vrai pour énormément de marchandises. Pourtant on entend de plus en plus parler de protectionnisme, de relocalisations et de réindustrialisation. L’économie mondiale semble se fragmenter et chaque pays se replier sur soi, comme si tous les problèmes auxquels les peuples font face étaient dus aux autres nations. À tel point que certains commentateurs se demandent si l’on n’est pas en train d’assister à une « démondialisation ».

Ces termes, mondialisation, démondialisation, ne disent cependant pas grand-chose de la société dans laquelle nous vivons. Ils ont surtout l’inconvénient de dissimuler les rapports inégaux qui existent, qui sont des rapports entre classes sociales aux intérêts opposés et des rapports de domination entre un petit nombre de pays impérialistes et le reste du monde. En fait, ces mots recouvrent des politiques différentes, que la bourgeoisie mène, simultanément ou alternativement, en fonction des circonstances mais toujours en fonction de ses intérêts.

Pour mieux le comprendre, il faut d’abord revenir plus d’un siècle en arrière, à l’époque où les premiers pays capitalistes avaient entrepris de se partager le monde.

L’avènement de l’impérialisme

La bourgeoisie a conquis le monde pour exporter ses capitaux

Dès 1848, Marx et Engels avaient écrit dans le Manifeste du Parti communiste: « Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées en son sein. »

Le développement du capitalisme, où régnait encore la libre concurrence, en était à ses débuts, mais le capital se trouvait déjà à l’étroit dans les marchés nationaux qui lui avaient permis de prendre son envol. Au Royaume‑Uni et dans quelques pays d’Europe de l’Ouest, ces marchés étaient incapables d’absorber toutes les marchandises produites par l’industrie et, surtout, incapables d’offrir des débouchés aux capitaux qui s’accumulaient rapidement et qui avaient besoin d’être investis.

Cette contradiction fondamentale du système débouchait sur des crises de surproduction périodiques, qui entraînaient fermetures d’usines et chômage, mais qui poussaient aussi la bourgeoisie à conquérir de nouveaux marchés. Sous cette impulsion, quelques décennies plus tard, le capitalisme avait atteint une nouvelle phase de son histoire, il avait changé d’échelle.

Au début du 20e siècle, la bourgeoisie investissait désormais ses capitaux partout. Quelques pays capitalistes imposaient leur suprématie économique et financière à toute la planète. Le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et quelques États européens plus petits disposaient alors de la majorité des capitaux investis et des emprunts à travers le monde. Plus de la moitié du commerce mondial était effectuée par l’Europe.

Ces États européens s’étaient lancés dans la colonisation systématique des vastes territoires qui n’avaient pas encore été conquis auparavant. C’était à celui qui s’approprierait le plus vite le plus de terres possible. En 1914, l’empire du Royaume-Uni était le plus grand, avec 26 millions de km², suivi par l’empire français et quelques autres plus petits.

Quant à la partie du monde qui n’était pas directement colonisée, elle tombait quand même chaque jour un peu plus dans la dépendance des États bourgeois, soumise à leurs capitaux et à leur pillage. Dès les années 1840, des expéditions militaires avaient contraint la Chine à ouvrir ses ports à la France et au Royaume-Uni. À la fin du 19e siècle, les vieux empires ottoman, russe et austro-hongrois sur le déclin étaient encore capables de défendre leurs frontières mais plus pour longtemps et leur développement retardataire dépendait déjà des capitaux étrangers. L’exemple des emprunts russes que le régime tsariste avait levés sur les marchés occidentaux, notamment français, est resté célèbre.

L’impérialisme, ou le capitalisme des monopoles

Pour décrire cette politique de la bourgeoisie de l’époque, Lénine et Rosa Luxemburg reprirent le terme d’impérialisme, généralement employé par rapport aux politiques de conquête des États, mais dans un sens plus large, en s’attachant à montrer les fondements économiques qui sous-tendaient les nouvelles relations internationales.

L’évolution du capitalisme, sous l’effet de la concurrence, avait entraîné une très forte concentration du capital. En 1916, Lénine décrivit comment celle-ci avait abouti à la constitution d’entreprises géantes, qu’on appelait alors les trusts, capables de constituer des ententes (les cartels) et d’étendre leur champ d’action à l’échelle internationale, les premières multinationales. Ces entreprises avaient fini par se trouver en situation de monopole, c’est-à-dire qu’elles étaient capables à quelques-unes seulement de dominer certains marchés. Lénine donnait des exemples dans les secteurs du charbon, de l’acier, des chemins de fer, du pétrole. Il écrivait : « Il n’est pas rare de voir les cartels et les trusts détenir 7 ou 8 dixièmes de la production totale d’une branche d’industrie. » La libre concurrence, qui avait été la marque du capitalisme à ses débuts, avait fini par déboucher sur son contraire, un capitalisme des monopoles.

Le même phénomène s’observait dans les banques. Quelques grandes banques étaient devenues prépondérantes (certaines existent toujours d’ailleurs, le Crédit Lyonnais et la Société Générale par exemple) et, par leur biais, le capital financier et le capital industriel s’étaient imbriqués, donnant naissance à ce que Lénine appela une « oligarchie financière » dominant toute l’économie.

Les principaux capitalistes n’étaient plus seulement liés à tel ou tel secteur de la production, ils investissaient dans de nombreux secteurs à la fois. Par leurs participations croisées, grâce au rôle croissant des banques et aux sociétés par actions, ils contrôlaient une part de plus en plus importante de tout le capital disponible. Ils réalisaient aussi de plus en plus d’opérations purement financières, spéculatives, de prêts aux États… En un mot, le grand capital se comportait de façon de plus en plus parasitaire aux dépens de toute la société.

Les appareils d’État des pays impérialistes étaient d’ailleurs entièrement à la disposition des capitalistes, servant leurs intérêts par tous les moyens. La colonisation était l’un de ces moyens. À la base de l’entreprise coloniale qui prétendait hypocritement civiliser les régions encore « barbares » du monde, il y avait la nécessité pour la grande bourgeoisie d’exporter ses capitaux et de constituer des chasses gardées contre ses concurrents.

En effet, si le règne des monopoles avait largement fait de la libre concurrence un mythe, l’impérialisme n’avait pas pour autant supprimé toute concurrence. Il l’avait transposée à un niveau supérieur, au niveau des trusts capitalistes eux-mêmes et des États. Et même si l’économie avait changé d’échelle, les capitaux demeuraient à l’étroit dans le cadre du système. Ils débordaient les frontières nationales mais se heurtaient toujours aux limites des marchés solvables et à la concurrence internationale. L’impérialisme préparait des crises plus générales et de plus grande ampleur.

À la veille de la Première Guerre mondiale, le partage du monde par une poignée d’États était quasiment achevé. Pour espérer se développer, n’importe quel pays se heurterait dès lors à la domination impérialiste. Et pour remettre en cause les équilibres tels qu’ils s’étaient établis, il n’y avait pas d’autre solution que la guerre.

Le « stade suprême » du capitalisme (Lénine)

Pour Lénine, l’impérialisme ne se réduisait donc pas à la politique agressive de tel ou tel État ni à sa volonté d’annexer des territoires. L’économie capitaliste étant soumise à la concurrence, n’importe quel État, grand ou petit, n’importe quelle fraction de la bourgeoisie internationale, ne peut faire valoir ses intérêts que par un rapport de force. L’impérialisme, c’est l’ensemble du système mondial auquel le capitalisme a conduit au début du 20e siècle et, de ce point de vue, aucun pays n’échappe à sa loi. Mais les puissances impérialistes à proprement parler, si l’on veut que les mots aident à comprendre ce qui se passe, ce sont d’abord ces quelques nations qui, au cours du développement de la bourgeoisie, sont parvenues à imposer leur domination économique aux autres pays.

En pleine guerre mondiale, en 1916, Lénine définissait l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme. Un stade sénile, parce que le capitalisme avait atteint ses limites et conduit la société vers une guerre généralisée. Mais aussi son stade ultime en ce sens qu’il l’avait amenée aux portes d’une nouvelle organisation sociale qui permettrait de rationaliser l’économie mondialisée.

En développant la grande production et les échanges internationaux, l’impérialisme avait en effet réalisé un pas immense en direction d’une économie collectivisée et planifiée. Les trusts et les banques internationales, les réseaux du commerce mondial, étaient autant d’outils déjà prêts dont le prolétariat devait prendre la direction pour qu’ils ne servent plus uniquement à enrichir une minorité. Il fallait d’abord que la révolution renverse l’impérialisme, c’est-à-dire que le prolétariat arrache le pouvoir à la bourgeoisie, pour mettre en place une économie sans propriété privée des moyens de production, sans concurrence et sans frontières. C’est seulement dans le cadre de la société communiste, dirigée par les travailleurs, que tous les pays et en particulier les pays sous-développés pouvaient espérer rattraper leur retard et progresser avec les autres.

Mais plus la nécessité d’une économie mondiale reposant sur la coopération volontaire de toutes les nations et de tous les producteurs se faisait sentir, plus les contradictions du capitalisme apparaissaient criantes. Au lieu du progrès de la civilisation que ses dirigeants prétendaient apporter, l’impérialisme avait mené tout droit à la guerre, ce qui fit dire à Rosa Luxemburg que la seule alternative était le socialisme ou la barbarie.

La guerre impérialiste et la révolution prolétarienne

Lorsque la conflagration générale de la Première Guerre mondiale éclata en août 1914, l’Europe était devenue un tonneau de poudre depuis longtemps.

En 1898, en pleine conquête coloniale, la France et le Royaume-Uni avaient déjà failli entrer en guerre à la suite de l’incident de Fachoda au Soudan, d’où les troupes britanniques avaient chassé des troupes françaises moins nombreuses. Ce n’est qu’en 1907, après plusieurs traités, que la France et le Royaume-Uni formèrent la Triple Entente avec la Russie, tandis que de son côté l’Allemagne concluait une alliance avec l’empire austro-hongrois et l’Italie.

L’Allemagne était alors le pays capitaliste le plus dynamique d’Europe sur le plan industriel, mais la bourgeoisie allemande ne pouvait pas exporter ses capitaux sans se heurter aux chasses gardées, colonies, protectorats et zones d’influence constituées par le Royaume-Uni et la France. Elle entreprit de construire une flotte capable de rivaliser avec la flotte britannique. En 1905 et 1911, deux crises l’opposèrent à la France pour la mainmise sur le Maroc. La bourgeoisie allemande était déterminée à remettre en cause le partage du monde pour prendre la place qu’elle estimait lui revenir.

Plusieurs guerres régionales dans les Balkans, en 1912 et 1913, finirent par mettre le feu au tonneau de poudre européen. À travers les États en guerre dans cette partie orientale de l’Europe, les grandes puissances s’affrontaient déjà.

Après presque trois ans de cette Première Guerre mondiale, en février 1917, la révolution russe éclata comme un coup de tonnerre. Grâce au rôle joué par le parti bolchevique, elle aboutit à l’insurrection d’Octobre, à la prise du pouvoir par les soviets d’ouvriers et de soldats. C’était le début de la révolution prolétarienne, qui se propagea rapidement à d’autres pays et en 1919, dans le feu des événements, les bolcheviks fondèrent l’Internationale communiste dont l’objectif était de renverser l’impérialisme. Malheureusement cette première vague révolutionnaire fut stoppée et reflua en quelques années. L’impérialisme, bien qu’ébranlé, survécut donc à sa faillite.

L’humanité devait payer cher cet échec car faute d’avoir été renversé, le système capitaliste se perpétua avec ses contradictions et ses crises de plus en plus profondes.

La crise des années 1930 eut comme conséquence l’arrivée du nazisme au pouvoir et la marche vers une Deuxième Guerre mondiale, dont les causes fondamentales étaient les mêmes que celles de la première, à savoir les rivalités impérialistes. Le stalinisme aussi fut une conséquence de l’échec de la vague révolutionnaire et de l’isolement de l’État ouvrier en Russie. L’Union soviétique avait survécu à la guerre civile, échappant provisoirement aux griffes de l’impérialisme, mais elle n’était pas en mesure, contrairement à ce qu’affirmait Staline, de réaliser « le socialisme dans un seul pays ». Elle s’achemina vers un régime de dictature bureaucratique.

Par la suite, à aucun moment l’impérialisme ne fut plus menacé dans ses fondements. Après la Deuxième Guerre mondiale, les politiciens bourgeois qui craignaient une nouvelle vague révolutionnaire bombardèrent préventivement les peuples vaincus pour les terroriser et réprimèrent les révoltes qui éclatèrent dans quelques pays. Le stalinisme se fit leur complice, en maintenant l’ordre dans les territoires occupés par l’Armée rouge. Et lorsque, malgré tout, le soulèvement des peuples colonisés mit en branle des dizaines de millions d’opprimés jusque dans les années 1960 et fit s’effondrer les vieux empires coloniaux, l’URSS fit en sorte que cette nouvelle vague ne déborde pas du cadre du nationalisme bourgeois. Ce ne fut donc pas le prolétariat, mais la bourgeoisie et la petite bourgeoisie nationalistes, qui prirent la tête des luttes indépendantistes. La domination coloniale prit fin, mais pas la domination économique de l’impérialisme.

Les grandes puissances impérialistes et les autres pays

Ce retour en arrière montre que les différents pays ne se sont pas développés indépendamment les uns des autres, chacun à son rythme, en suivant tous plus ou moins la même voie que les premiers États capitalistes. Depuis le début du 20e siècle, l’impérialisme a imposé des rapports de domination qui se sont perpétués et qui ne peuvent pas être ignorés ni supprimés dans le cadre de cette société.

Toutefois, par rapport à la situation qui était celle d’avant 1914, beaucoup de choses ont changé par la suite, à commencer par les rapports de force entre puissances impérialistes. Le seul pays d’Asie qui était devenu impérialiste dès les années 1920, le Japon, a pu étendre son empire colonial et son influence économique dans sa région. Mais surtout, les États-Unis ont supplanté leurs rivaux européens pour devenir le premier impérialisme mondial, une place qu’ils ont encore de nos jours. Cela mérite donc qu’on revienne sur leur ascension et les raisons de leur puissance.

L’impérialisme américain en tête,
l’Europe « à la portion congrue » (Trotsky)

Le capitalisme américain, sans passé féodal ni obstacles à la mise en exploitation de son immense territoire, grâce à l’émigration européenne, au progrès colossal de son agriculture et de ses ressources industrielles, avait connu un développement spectaculaire. À la toute fin du 19e siècle, il se lança dans une politique impérialiste sur le continent américain dont il fit son pré carré. Puis pendant la Première Guerre mondiale, attendant pour entrer en guerre, les États-Unis laissèrent les belligérants s’affaiblir pendant deux ans et demi tout en leur vendant des armes et en leur prêtant des milliards de dollars. Enfin l’Allemagne étant leur concurrent le plus dangereux, ils finirent par intervenir contre elle, décidant de l’issue du conflit.

Après la guerre, ils mirent l’Europe « en tutelle économique», écrivit Trotsky en 1924, expliquant que l’impérialisme américain permettrait à l’Europe de se relever mais dans des limites bien déterminées, la réduisant « à la portion congrue ». Et il ajoutait déjà : « La puissance économique des États-Unis ne s’est pas encore entièrement fait sentir, mais elle se fera sentir sur tout. Ce dont dispose maintenant l’Europe capitaliste dans la politique mondiale représente les restes de sa puissance économique d’hier, de son ancienne influence mondiale, qui ne correspond plus aux conditions matérielles d’aujourd’hui. »

Par la suite, la supériorité des États-Unis s’est confirmée. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon ont cherché à provoquer un repartage du monde à grande échelle, mais sont sortis vaincus.

Après 1945, les États-Unis sont encore intervenus pour que l’économie de l’Europe redémarre et ils ont même encouragé la construction de l’Union européenne. Pas par altruisme ni évidemment pour favoriser des concurrents, mais d’abord pour eux-mêmes. En effet, les trop nombreuses frontières européennes, l’étroitesse des marchés et l’absence de normes communes étaient des obstacles pour la pénétration de leurs trusts en Europe. Le morcellement national hérité du passé ne correspondait plus aux dimensions de l’économie mondiale. Les États-Unis voulaient un vaste marché accessible à leurs capitaux, mais en revanche le fait que l’Europe ne devienne pas une vraie union politique, qu’il n’existe pas d’armée européenne, leur convenait parfaitement.

Aujourd’hui encore, les États-Unis, avec leur immense territoire, sont toujours une grande puissance agricole. Ils produisent et exportent du pétrole, du gaz de schiste et des biens manufacturés dans tous les secteurs industriels, dont les plus modernes. Leurs banques, leurs compagnies d’assurances et leurs fonds d’investissement dominent les marchés financiers et ils sont omniprésents dans les domaines où règnent les monopoles. Les symboles de leur domination ne manquent pas, de McDonald’s à Tesla en passant par ExxonMobil ou les fameux GAFAM, les géants du numérique. De plus, beaucoup de sous-traitants à travers le monde travaillent pour des multi­nationales américaines, par exemple les fournisseurs de semi-conducteurs à Taïwan et en Chine.

La diplomatie du dollar…

Fort de sa supériorité économique, l’impérialisme américain a inondé le monde de dollars. Depuis un siècle, sa monnaie domine le système monétaire international et est utilisée dans la majorité des échanges commerciaux. La plupart des pays veulent détenir des dollars, soit en devises, soit indirectement en achetant des bons du Trésor américain par exemple. Le fameux « billet vert » a beau ne reposer que sur la confiance, comme toutes les monnaies, il apparaît comme une valeur sûre.

L’État américain détient ainsi une arme unique qui lui permet de financer ses dépenses en les faisant payer par d’autres. Il fabrique de la monnaie à volonté, quelles que soient les conséquences de l’inflation monétaire à l’échelle de l’économie mondiale. Il achète des matières premières et des produits à faible valeur ajoutée à des pays qui, en retour, réinvestissent leurs dollars dans l’économie américaine. Et il n’hésite pas à creuser son déficit : en 2023, la dette publique américaine a dépassé un record de 31 400 milliards de dollars soit autant que les PIB cumulés de la Chine, du Japon, de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni.

La dette des États étant aussi une marchandise, les États-Unis émettent des titres de dette qu’ils vendent sans difficulté sur les marchés financiers. L’impérialisme américain vit ainsi à crédit et il exporte même environ le quart de sa dette, financée par des acheteurs étrangers. Le fait de pouvoir s’endetter à ce point en en faisant payer le prix à d’autres est une preuve de la force de l’impérialisme américain.

Régulièrement les journaux économiques se demandent pourtant si une autre monnaie ne pourrait pas concurrencer le dollar. «Et si l’euro était sur le point de s’imposer à la tête du système monétaire international ? », se demandaient certains dans les années 2000. Sauf que la zone euro n’obéit pas à un État unique et que les dettes publiques de chacun de ses États-membres n’inspirent pas la même confiance que la dette américaine. Comme ils sont concurrents, leurs difficultés font même l’objet de spéculations de la part des marchés financiers. La Grèce en a fait les frais en 2008. Ainsi l’Union européenne a beau demeurer l’une des zones les plus riches, l’euro ne représente que 20 % des réserves de change mondiales contre près de 60 % pour le dollar.

En août 2023, c’est le dernier sommet des BRICS, dont les initiales signifient Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, désormais élargi à cinq nouveaux pays, qui envisageait de créer une monnaie commune. Encore faudrait-il que ces États se mettent d’accord sur les conditions d’émission de cette monnaie : or ils ont en commun d’être de grands pays inégalement développés mais doivent arbitrer entre des intérêts souvent divergents. Mais surtout, même si cette monnaie voyait le jour, il faudrait qu’elle inspire confiance. Or, d’ores et déjà, la Chine a beau être présentée comme puissance susceptible de concurrencer les États-Unis, sa monnaie, le yuan, reste tout à fait marginale dans les échanges internationaux et les réserves des États.

Ce qui compte vraiment, c’est le poids économique des pays impérialistes et leurs relations internationales, qui sont le résultat du long développement de la bourgeoisie et qui vont d’ailleurs de pair avec leur puissance militaire et politique. De ce point de vue aussi, l’impérialisme américain est sans égal.

… et la diplomatie des armes

En 2022 le budget de la Défense des États-Unis a atteint un record, 877 milliards de dollars, soit trois fois plus que le deuxième budget qui est celui de la Chine. Mais la domination militaire de l’impérialisme américain, c’est encore bien davantage.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis avaient beau jeu de se présenter comme les champions de la liberté des nations et de soutenir les luttes anticoloniales : vu leur supériorité économique, ils voulaient que tous les marchés ouvrent leurs portes aux capitaux américains. Mais cela ne les a pas empêchés d’intervenir militairement directement et indirectement partout dans le monde pour soutenir les intérêts de leurs trusts.

Ils ont combattu plus de vingt ans en Corée, puis au Vietnam, sous prétexte de lutter contre le communisme. Par la suite, ils sont intervenus en Irak, à Haïti, en ex-Yougoslavie, en Afghanistan. Ils ont également soutenu des mouvements armés et orchestré des dizaines de coups d’État en Amérique latine et en Afrique. Ils ont contribué à traquer et faire assassiner des leaders nationalistes : Lumumba, Sankara, Che Guevara. Ils ont débarqué à Cuba pour tenter de se débarrasser de Castro et, ayant échoué, ont imposé un embargo à l’économie cubaine, qui n’a jamais été levé. En 1995, ils ont aussi imposé un embargo interdisant tout commerce avec l’Iran.

Pendant la guerre froide contre l’Union soviétique, les États-Unis avaient pris le leadership des armées de l’impérialisme occidental à la tête de l’OTAN. Il n’y avait alors que deux « super-grands » et, après l’effondrement de l’URSS en 1991, ils sont restés l’unique superpuissance. Au plus fort de la guerre froide, dans les années 1950, 400 000 soldats américains stationnaient en Europe. À la veille de la guerre en Ukraine, il en restait près de 70 000 et depuis, leur nombre augmente à nouveau.

En tout, en juillet 2021, 750 bases militaires avec une présence américaine quadrillaient la planète. Quant aux fabricants d’armes américains, ils sont les plus gros exportateurs au monde : entre 2018 et 2022, leur part de ce marché est même passée de 33 à 40 %.

Ce sont les États-Unis qui, en s’appuyant sur Israël depuis sa création, ont maintenu à leur avantage un état de guerre permanent au Moyen-Orient. Ce sont eux aussi qui, entraînant l’OTAN derrière eux, ont armé le régime de Zelensky en réponse à l’invasion russe pour affaiblir la Russie et l’Europe avec la peau des Ukrainiens. Ce sont eux enfin dont la flotte croise en mer de Chine. Et les États-Unis préparent les guerres de demain en constituant des alliances militaires, par exemple dans la région de l’Indo-Pacifique. En février 2022, en prévision d’un conflit avec la Chine, ils ont doublé leur présence militaire aux Philippines, à seulement 1 200 kilomètres de Taïwan. Le mois dernier, ils formaient aussi avec une vingtaine de pays la coalition en mer Rouge qui bombarde désormais les Houthis au Yémen.

En réalité, dans ce monde impérialiste où tout se résout par la force, il n’y a pas plus fauteur de guerre que l’impérialisme le plus puissant.

Le monde impérialiste d’aujourd’hui est toujours largement dominé d’abord par les États-Unis, suivis du Japon et des États impérialistes d’Europe. La construction de l’Union européenne a permis à ces derniers de limiter leur déclassement mais, incapables de dépasser leurs rivalités pour s’unifier vraiment, ils ont été relégués au second plan. Des États ne peuvent pas changer par la simple volonté de leurs dirigeants le résultat de siècles d’histoire.

Et ce qui est vrai pour les États européens l’est aussi pour le reste du monde.

Le tiers-monde : développement inégal et misère

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’impérialisme est allé de plus en plus loin dans le sens de l’intégration des différents pays à l’économie mondiale. Depuis près de 80 ans maintenant, les pays auparavant colonisés et soumis aux capitaux étrangers se sont plus ou moins développés et certains États ont même fini par devenir des puissances régionales. Aujourd’hui, dans le classement des puissances mondiales en termes de PIB, la Chine, l’Inde et le Brésil sont dans les dix premiers. Dans quelques pays en effet, des secteurs bien intégrés à l’économie mondiale, basés sur des ressources naturelles ou sur la fabrication de produits à faible valeur ajoutée, ont permis à une mince couche de dirigeants locaux de s’enrichir éhontément sur le dos des travailleurs. Une petite bourgeoisie et parfois même une bourgeoisie ont alors émergé. Mais le développement de tous ces pays n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’avait été celui des premiers pays capitalistes.

Rappelons d’abord que la misère règne toujours et même plus que jamais. La moitié de l’humanité vivrait avec moins de 7 dollars par jour. Allez savoir pourquoi, les chiffres disponibles divisent ainsi l’humanité en deux ! Il faut donc ajouter les pauvres, y compris au sein des pays développés, qui gagnent 8 dollars et plus mais ne s’en sortent pas. Dans les années 1950 on parlait beaucoup du tiers-monde et des pays sous-développés. Depuis, pour masquer les rapports de domination entre classes et le fait que ce sous-développement est provoqué par le capitalisme, on a remplacé « sous-développés » par d’autres termes plus hypocrites, « en voie de développement », « émergents », de nos jours il paraît qu’il faut dire les pays « les moins avancés ».

En réalité on pourrait faire le tour du monde et trouver partout des preuves des relations inégales et de la dépendance des pays pauvres. Il y a quelques mois, des militaires ont fait un coup d’État au Gabon, prétendant contester l’hégémonie de la France, ex-puissance coloniale. Mais ils ont aussitôt déclaré aux organismes financiers : « Nous tenons à rassurer l’ensemble des bailleurs de fonds et des partenaires au développement, ainsi que les créanciers de l’État : toutes les dispositions seront prises afin de garantir les engagements de notre pays sur le plan extérieur et intérieur.»

Les organismes internationaux, les Banques centrales et le FMI créé sous l’égide des États-Unis en 1944 se chargent d’imposer leur loi aux États en difficulté et tenus par le nœud coulant de leur dette. Depuis l’aggravation de la crise mondiale dans les années 1980, le FMI a ainsi exigé des pays pauvres l’instauration d’innombrables budgets d’austérité, à cause desquels leur population est tombée encore plus bas.

Lorsqu’ils veulent attirer des capitaux chez eux, les pays pauvres sont obligés de dérouler le tapis rouge aux capitalistes. Ils contribuent ainsi aux investissements du grand capital sans que ces derniers leur permettent de se développer réellement. L’État marocain par exemple, en 2007, a ouvert des zones franches pour Renault, ses équipementiers et ses fournisseurs. Cédant à Renault un terrain et contribuant au financement de son usine, il a mis à sa disposition le port de Tanger et lui a offert un prix de l’électricité subventionné. En 2019, Stellantis ouvrait à son tour une usine au Maroc. C’est tout bénéfice pour ces multinationales mais les salaires des ouvriers marocains, eux, ne dépassent pas quelques centaines d’euros par mois, dans un pays où sévissent durement le chômage, l’inflation et la misère.

Bien évidemment, les régimes dictatoriaux et corrompus d’Afrique et d’ailleurs ont une grande responsabilité dans les malheurs de leurs peuples. Mais dénoncer cela ne suffit pas, car c’est pointer seulement un maillon de la chaîne en évitant la question de fond qui est la dépendance économique de ces pays à l’égard de l’impérialisme.

L’impérialisme s’annexe la bourgeoisie
des pays émergents

Cependant, certains pays s’en sortent mieux que d’autres. Chaque fois que leur classes dirigeantes se sont enrichies ou que des multinationales basées sur place sont apparues, des commentateurs se sont empressés de dire que l’hégémonie des grandes puissances était remise en cause.

Dans les années 1970, ce fut le cas des pays producteurs de pétrole, réunis au sein de l’OPEP. Les monarchies pétrolières du Moyen-Orient, telles que l’Arabie saoudite et le Koweït, avaient accumulé d’énormes réserves de dollars, qu’on appelait les pétrodollars. Mais ces pétrodollars n’ont été investis qu’en petite partie dans leurs régions d’origine et sont surtout retournés gonfler les profits des pays impérialistes. Les principales compagnies pétrolières mondiales, aujourd’hui ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et TotalEnergies, n’ont jamais été détrônées. Les monarchies du pétrole, bien connues ici via Dubaï et le Qatar, ont certes fini par bâtir des gratte-ciel, sont devenues des paradis fiscaux et des destinations touristiques. Mais dans ces pays, un immense prolétariat, largement immigré, connaît toujours des conditions d’exploitation dignes de l’esclavage.

Puis dans les années 1990, ce fut l’heure de gloire des « dragons » asiatiques, la Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong-Kong. On prétendait qu’ils allaient sortir l’économie mondiale du marasme par leur dynamisme ! Leur industrie tournée exclusivement vers l’exportation s’était spécialisée, ils étaient devenus les leaders mondiaux des disques durs, du jouet électronique, des téléviseurs et des consoles d’ordinateur. Ils se sont ainsi insérés dans une division internationale du travail que le capitalisme poussait de plus en plus loin, servant notamment de pont entre l’Occident, la Chine et même l’URSS. Ils ont bénéficié d’investissements étrangers et contribué à enrichir les multi­nationales autant qu’ils s’enrichissaient eux-mêmes. Cependant, loin du miracle annoncé, leur croissance a été stoppée par la crise économique qui a frappé l’Asie du Sud-Est en 1997-98.

Plus récemment, certains ont dit que les BRICS étaient en passe d’offrir « une alternative au modèle occidental ». À un moment on parlait beaucoup du Brésil, aujourd’hui c’est le tour de la Chine et de l’Inde. Après leur élargissement de l’été dernier, les BRICS représenteraient à eux seuls 40 % du PIB et la moitié de la population mondiale. Ce n’est pas anodin, mais encore une fois, ces pays se sont développés et spécialisés dans le cadre d’une division du travail plus poussée et de la mise en place par l’impérialisme de la sous-traitance croissante de nombreuses productions.

Ils n’échappent pas aux contradictions de l’économie capitaliste, au contraire. Plus la bourgeoisie de ces pays pèse, plus elle a l’ambition de développer son business en étendant ses activités à de nouveaux secteurs performants, plus elle se heurte aux intérêts des pays impérialistes et des capitalistes avec lesquels elle fait pourtant des affaires. C’est contradictoire, mais cette contradiction à la base du système est insoluble.

C’est d’ailleurs pourquoi le nombre de milliardaires issus des pays émergents, mis en avant par les classements publiés régulièrement, ne doit pas faire illusion. En 2006, l’indien Mittal, baptisé « roi de l’acier », était devenu la troisième fortune mondiale. Aujourd’hui, c’est le tour du milliardaire tchèque Kretinsky de faire parler de lui en rachetant Editis, des parts du journal Le Monde, de Casino, etc. Les milliardaires entrent, sortent, montent et descendent dans les classements mais, en 2023, on en comptait 2 700 en tout et pour tout, tandis que la population mondiale dépasse 8 milliards d’habitants. Et leur fortune augmente sans cesse. Pendant la pandémie de Covid, celle des dix hommes les plus riches du monde ayant doublé, la directrice d’OXFAM avait déclaré : « Si les dix hommes les plus riches du monde perdaient demain 99,999 % de leur fortune, ils seraient toujours plus riches que 99 % de toute l’humanité. »

Alors certes, les très grands bourgeois sont mieux répartis sur la planète qu’il y a un siècle, le grand capital s’est internationalisé et de nouveaux venus côtoient les vieilles dynasties bourgeoises. Mais l’exploitation et la misère s’aggravent.

Bien sûr, il y a des innovations techniques dans la société capitaliste, qui touchent plus ou moins tous les pays. Le numérique et les nouvelles technologies ont amélioré la productivité du travail et bouleversé les modes de communication. À ce jour, un tiers seulement des habitants des pays les plus pauvres sont connectés à Internet, mais la moitié de l’humanité possède déjà un smartphone. C’est d’ailleurs le signe que l’évolution se poursuit vers une société qui aura les moyens, en dépassant la concurrence, d’offrir un progrès réel à l’humanité. Mais le temps est loin où Marx saluait, par comparaison avec les siècles passés, les bouleversements accomplis par le capitalisme naissant. Les progrès techniques ne suffisent pas à changer le sort des populations. Pire, pour nombre d’entre elles, ils entraînent souvent de nouvelles catastrophes, la ruine de petits producteurs, la pollution, une exploitation plus dure, sans parler de toute la technologie mise en œuvre dans les guerres.

La seule chose vraiment positive dans l’évolution du capitalisme, c’est en fin de compte l’extension internationale de la classe ouvrière qui se poursuit. Il y a désormais des salariés partout, du Moyen-Orient jusqu’en Asie, où le prolétariat est gigantesque, en passant par tous les autres pays car même en Afrique, en Haïti, en Amérique du Sud, dans les pays les plus pauvres il y a des prolétaires. Comme ces ouvriers du textile que soudain, au Bangladesh, on a vu faire grève pour de meilleurs salaires ; ils travaillent pour des sous-­traitants de multinationales et des marques comme H & M, Levi’s, Zara. « Le capitalisme engendre chaque jour ses propres fossoyeurs », écrivait Marx, et c’est un gage en faveur de la future révolution prolétarienne.

Crise économique, financiarisation
et exacerbation de la concurrence

Ces dernières décennies, la manière dont les pays dominés ont été intégrés à l’impérialisme a largement été déterminée par la crise mondiale qui a démarré dans les années 1970 et qui n’a pas cessé de s’approfondir. Pour maintenir des taux de profit élevés alors que les marchés stagnent, la bourgeoisie fait tout pour extorquer au prolétariat une part plus grande de la plus-value. À la recherche d’une main-d’œuvre bon marché, elle a délocalisé une partie de la production vers des pays qui se sont spécialisés en sous-traitant pour les multinationales. Elle a aussi cherché l’accès à des marchés émergents, en Chine, en Inde, dans les anciens pays du bloc de l’Est après la chute de l’URSS. Et dans les pays industrialisés, la crise s’est traduite par les licenciements, le chômage et la baisse du niveau de vie des travailleurs.

Mais l’économie n’est pas sortie du marasme, au contraire, les périodes de reprise sont de plus en plus rares, courtes et limitées à quelques secteurs, tandis que les épisodes de crise sont de plus en plus violents et généraux.

L’un des aspects majeurs de cette évolution, c’est la financiarisation de l’économie, qui a pris des proportions sans précédent.

Financiarisation de l’économie et menace de crise généralisée

Dans les années 1980, les États impérialistes avaient organisé la dérégulation des marchés financiers, sous prétexte de faciliter le crédit et les transactions. La spéculation et ses promesses de gains rapides ont alors pris le pas sur la production. C’est même devenu un cercle vicieux comme le souligne l’économiste bourgeois Patrick Artus : « L’accroissement de l’activité spéculative entraîne le ralentissement de la productivité, faute d’investissements dans les activités innovantes, créatrices de richesses et d’emplois. » En 2018, il citait un exemple d’investissement improductif : « 1 000 milliards de dollars d’épargne mondiale sont utilisés aujourd’hui pour acheter des bitcoins. » Les bitcoins, c’est cette cryptomonnaie, entièrement virtuelle, longtemps utilisée par des réseaux mafieux et qui vient tout juste d’être introduite officiellement à la bourse de New-York, à Wall Street.

Les capitalistes spéculent sur tout, les monnaies, les matières premières, l’immobiliser, la santé. Non seulement la spéculation détourne les capitaux de la production, mais elle a même souvent des répercussions néfastes sur l’économie réelle. Par exemple en 2010, une sécheresse avait ravagé les récoltes de blé en Russie. Un courtier de grain a alors poussé Moscou à mettre en place un embargo pour faire monter les prix. Ce même courtier a discrètement acheté des contrats en Bourse, en pariant à la hausse bien sûr. Cette année-là, son bénéfice a atteint un record, tandis que le prix du blé sur le marché mondial s’envolait et, avec lui, le prix du pain dans les pays où il est la base de l’alimentation.

Il existe désormais une myriade d’organismes spéculatifs dont la moitié ne sont plus des banques : les fonds de pension et d’investissement, les plates-formes de trading, les compagnies d’assurance aussi. Ils inventent sans cesse des produits dits dérivés, qui ne servent pas à effectuer directement des transactions de marchandises mais uniquement à spéculer. Leur interdépendance avec le secteur bancaire fait courir un risque à tout le système financier, d’autant plus grand que ces organismes sont soumis à moins de règles que les banques et prennent plus de risques qu’elles.

Certains fonds d’investissement sont devenus plus riches et plus puissants que bien des États, comme le célèbre fonds américain BlackRock. Certains se sont même fait une spécialité de profiter des difficultés des pays pauvres, y gagnant le surnom de « fonds vautours ». Entre 1996 et 2014, le fonds américain Elliott Management a ainsi racheté les dettes publiques du Pérou, de la Zambie, de la République du Congo et de l’Argentine, à des prix très inférieurs à leur valeur initiale. Il a alors assigné ces pays en justice pour les obliger à rembourser intégralement leur dette, avec intérêts et pénalités de retard. Au terme de procédures qui ont duré des années, le fonds a récupéré des sommes très supérieures à ses mises de départ, jusqu’à seize fois le prix auquel il avait racheté la dette de l’Argentine.

Et puis, qui dit spéculation dit pari, absence de certitudes et risques de krach. Les crises monétaires et financières se multiplient depuis cinquante ans. Les progrès numériques accélèrent encore les déplacements de capitaux et donc les hausses et les baisses brutales des prix et des cours boursiers. Face aux crises, les États et les banques centrales interviennent pour limiter la casse, en injectant dans l’économie des masses de monnaie, de crédit, en baissant les taux d’intérêt. Mais ils n’ont fait que repousser les échéances car les spéculateurs ont toute liberté de continuer à placer leur argent où ils veulent. L’explosion du crédit prépare même des crises de plus grande ampleur. Dans des économies de plus en plus interpénétrées, les risques d’extension, voire de généralisation des crises partielles sont démultipliés. Aujourd’hui, personne ne peut dire où la prochaine « bulle » éclatera, mais bien des économistes alertent sur le fait que de toute façon cela arrivera tôt ou tard.

Une étude récente parlait de la « démesure galopante de la finance », c’est une autre façon, imagée, de dire à quel point elle est devenue parasitaire.

Les contradictions de l’impérialisme s’exacerbent

Le système bancaire international pourrait pourtant être un outil de gestion de l’économie très efficace entre les mains des travailleurs. Il permettrait de comptabiliser et de répartir au mieux les moyens de production et les richesses. C’est la même chose pour les multinationales, qui font collaborer des centaines de milliers de travailleurs à travers le monde, mais qui restent soumises aux intérêts privés.

En fait, l’interpénétration des économies est poussée à tel point que toute idée de démondialisation, tout retour en arrière vers une fragmentation de l’économie a quelque chose d’absurde et jusqu’à un certain point d’impossible. Depuis un siècle, tout se construit et tout fonctionne à l’échelle internationale. À moins d’un effondrement complet de la société – dont certains films de science-fiction se sont fait une spécialité – on ne reviendra pas complètement en arrière.

Et pourtant, le capitalisme semble marcher à l’envers. C’est déjà ce qui s’était passé dans les années 1930 quand, à la suite de la crise de 1929, le protectionnisme montait, l’économie se fragmentait, et la société se dirigeait tout droit vers la Deuxième Guerre mondiale.

Actuellement le nationalisme a le vent en poupe et les États érigent de nouveau des barrières à leurs frontières, voire de véritables murs – il n’y en a jamais eu autant. Tous les discours qu’on entend tournent autour de la nation, depuis le « Make America great again » de Trump jusqu’au « Pour que la France reste la France » de Macron et de l’extrême droite, en passant par le Brexit. Partout l’extrême droite progresse et ses idées gagnent de l’influence. Bien sûr, toute une partie de ces idées nationalistes sont le produit de la démagogie politicienne et du discrédit de la démocratie parlementaire qui a accompagné la crise, mais il n’y a pas que cela.

On est passé peu à peu de la dérégulation et de l’ouverture des marchés au repli sur soi. Les États mettent en œuvre des politiques protectionnistes, qui sont le signe que les contradictions du capitalisme s’aggravent. La concurrence s’exacerbe et entraîne un bouleversement des rapports de force entre groupes capitalistes et entre États.

Des rapports de force en plein bouleversement

Dans plusieurs secteurs économiques, les cartes sont en train d’être rebattues. La concurrence se traduit par une course pour s’approprier les matières premières, par des fusions et des rachats d’entreprises, par la concentration des capitaux, par de nouvelles rivalités et de nouvelles alliances. C’est vrai dans l’automobile, les assurances, l’agroalimentaire, ainsi que dans le secteur devenu majeur des semi-conducteurs servant à fabriquer des puces électroniques par exemple.

Il y a une trentaine d’années, les multinationales avaient choisi de sous-traiter une partie de leur production dans des pays où la main-d’œuvre était moins chère et les réglementations moins contraignantes. En 2001, le patron d’Alcatel théorisait « l’entreprise sans usines » dans les pays riches. C’est ainsi que le taïwanais Foxconn, fabricant de composants électroniques et de matériel informatique, est devenu le principal sous-traitant de quasiment tous les trusts occidentaux, japonais et coréens dans ces domaines. En 2012, il employait 1,2 million de salariés en Chine. De même, au fil des années l’entreprise taïwanaise TSMC est devenue le premier producteur de semi-conducteurs, jusqu’à fournir plus de la moitié de la demande mondiale. Mais en 2020, la crise du covid a été un révélateur en grippant ce système bien huilé. L’interruption des échanges a provoqué une rupture d’approvisionnement en semi-conducteurs qui a posé de gros problèmes aux constructeurs automobiles et à d’autres.

Ce n’était pas le seul secteur touché : dans les pays riches il y a eu aussi pénurie de masques chirurgicaux et de matériel médical, de paracétamol et de pénicilline. On pourrait penser que, par nature, la division internationale du travail implique forcément de tels risques, mais tout dépend de quelle façon elle est organisée et maîtrisée ou pas. Le problème, c’est que seul le profit à court terme guide les capitalistes, et on en était arrivé au point où quasiment un seul fabricant de ces différents produits fournissait l’ensemble de la planète. Seule une planification rationnelle de la production en fonction des besoins, des moyens humains et matériels disponibles, de l’environnement, et aussi des risques, permettrait d’éviter ce genre de catastrophe.

À présent, les capitalistes ne peuvent toujours pas prévenir les risques, qu’il s’agisse de guerres, de catastrophe sanitaire ou autres, mais ils voudraient ne plus avoir à en subir les conséquences. Ils essaient donc de diversifier leurs fournisseurs, voire de réimplanter certaines productions chez eux. La division du travail a été tellement poussée qu’il ne peut être question de quitter complètement la Chine, mais plusieurs multinationales comme Apple, Samsung, Sony, Adidas ou d’autres, déplacent maintenant une partie de leurs usines vers l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie ou le Vietnam. Certaines ont même délocalisé au Mexique, pour produire à proximité des États-Unis sans subir les droits de douane infligés par le gouvernement américain aux entreprises basées en Chine.

La guerre en Ukraine et les sanctions occidentales contre la Russie ont aussi entraîné la réorganisation d’un certain nombre de circuits de production et d’échanges. La Russie était un grand fournisseur d’hydrocarbures. Mais la rupture de ses livraisons de gaz à l’Europe a fait des heureux parmi ses concurrents et parmi certains alliés de circonstance. D’un côté les États-Unis ont quadruplé leurs livraisons de gaz de schiste à l’Europe, au prix fort car les cours du gaz ont explosé. Mais l’Inde aussi a acheté plus de gaz à la Russie pour le revendre aux Européens qui, par son intermédiaire, rachètent donc du gaz russe en contournant leurs propres sanctions ! Et grâce à cela l’Inde est devenue exportatrice de gaz.

La guerre des métaux rares

L’un des secteurs où se livre une bataille féroce est celui des métaux rares. Très recherchés pour leurs propriétés magnétiques, chimiques et autres, ces métaux sont indispensables dans l’informatique et les technologies modernes, notamment les fameuses « technologies vertes » appelées à se développer. On les trouve dans les téléphones portables, les disques durs, les écrans, les vélos et voitures électriques, les turbines d’éoliennes, les robots.

Parmi les plus connus, le cobalt et le tantale proviennent majoritairement de la République démocratique du Congo. Près de 200 000 travailleurs, dont 40 000 enfants, y descendent dans des mines qui risquent de s’effondrer sur eux, où ils se tuent à la tâche et respirent les vapeurs nocives des minerais, pour l’équivalent de quelques malheureux euros par jour. Ces métaux sont aussi l’une des causes de la guerre régionale qui ravage le Congo depuis plus de vingt ans et qui a eu pour conséquence plus de 5 millions de morts.

Dans les années 1970, les premiers métaux rares utilisés étaient extraits et transformés dans les pays impérialistes, États-Unis en tête. Mais les dégâts écologiques ont entraîné des protestations de l’opinion publique car le processus d’extraction et d’industrialisation est très polluant. Pour extraire le moindre kilo de métal rare, il faut broyer des dizaines de tonnes de roche. Puis pour le transformer on doit utiliser des réactifs chimiques et des quantités d’eau colossales qui, au passage, se chargent d’acides et de métaux lourds. La volonté d’exporter les dégâts environnementaux s’est donc ajoutée à l’attrait de la main-d’œuvre bon marché pour pousser les multinationales à délocaliser et à sous-traiter. Les mines et les usines de transformation qui se trouvaient dans les pays impérialistes ont fermé à la fin des années 1990 et quelques pays en ont fait leur spécialité : l’Afrique du Sud, la Russie et le Kazakhstan, le Vietnam, la Birmanie, quelques pays d’Amérique latine et la Chine.

La Chine est devenue le principal producteur et raffineur de plusieurs minerais, le gallium, le germanium et d’autres encore, dont un ensemble de métaux parmi les plus précieux regroupés sous le terme de « terres rares ». Elle extrait 60 % et raffine 90 % des terres rares produites dans le monde. Résultat, d’après des spécialistes : en Chine, « plus de 10 % des terres arables seraient contaminées par des métaux lourds et 80 % des eaux des puits souterrains sont impropres à la consommation. À peine 5 des 500 plus grandes villes ont une qualité de l’air correspondant aux standards internationaux. » Dans les autres pays c’est pareil : au Kazakhstan, la fabrication du chrome a rendu l’eau du fleuve Syr-Daria impropre à la consommation et à l’irrigation des cultures.

Cependant, cette division du travail a engendré aussi une dépendance des multinationales à l’égard des pays producteurs et capables de transformer les métaux rares. Et les pays impérialistes ont fini par se trouver pris au piège, comme le disait le Commissaire européen Thierry Breton dans une interview en 2021 : « Pour le lithium, le cobalt, le graphite, l’Europe reste fortement dépendante des approvisionnements provenant de pays tiers (la Chine en tête pour ne pas la nommer), pouvant aller par exemple jusqu’à 100 % pour le lithium raffiné. »

À présent, les pays impérialistes essaient donc de revenir en arrière et de trouver des alternatives. Mais c’est un processus de longue haleine et en partie voué à l’échec. En 2017 par exemple, les États-Unis ont rouvert la mine de terres rares qu’ils avaient fermée en 2002, mais pour les faire raffiner, ils sont toujours obligés de les envoyer en Chine !

La Chine au cœur des rivalités actuelles

La Chine et quelques autres pays ont donc fini par être incontournables dans la fourniture de minerais et d’autres matières premières, et de produits manufacturés comme les semi-conducteurs. Certains de ces pays, surtout la Chine, ont pu devenir aussi des concurrents dans des domaines où ils ont acquis des compétences technologiques. Mais l’impérialisme n’est pas prêt à les laisser prendre trop de place. En fait dans le cas de la Chine, ce qui pose problème aux impérialistes, c’est l’État chinois. Non pas parce que c’est une dictature, cela ne les gêne pas, mais parce que c’est un État fort et en mesure, contrairement à la majorité des États des pays sous-développés, de leur tenir tête. Ils ne peuvent pas librement faire entrer leurs capitaux en Chine, y piller les matières premières, en un mot faire tout ce qu’ils veulent jusqu’à dépecer le pays comme ils le font ailleurs.

La révolution de 1949 qui avait porté au pouvoir le régime maoïste s’était donné pour but de libérer la bourgeoisie chinoise de l’emprise des grandes puissances. Bien que le régime se dise communiste, comme tant d’autres pays luttant pour leur indépendance à l’époque, ses dirigeants ont toujours agi en nationalistes. La révolution leur a permis de disposer d’un appareil d’État fort et indépendant des États impérialistes comme il en existait peu dans le monde, surtout de cette taille-là, permettant du même coup à la bourgeoisie chinoise de se développer.

Sur la base d’une exploitation féroce de sa paysannerie, l’État chinois a construit des infrastructures qui lui ont permis de réintégrer le marché mondial dans des conditions favorables à partir des années 1970. La Chine a en partie rouvert ses portes aux capitaux étrangers et accepté de jouer le rôle d’atelier du monde. Elle s’est spécialisée d’abord dans le textile, puis dans la production de certaines matières premières et de pièces élaborées à partir de métaux, des aimants et des composants électroniques dont elle a approvisionné l’industrie mondiale. L’État chinois s’est mis au service de l’impérialisme, en lui offrant ce que la Chine avait en abondance, sa main-d’œuvre bon marché et de plus en plus éduquée.

À partir des années 1990, le pays a connu des taux de croissance spectaculaires et investi dans des domaines plus rentables : les télécoms, l’éolien et le photovoltaïque, les batteries électriques, l’automobile. La Chine produit désormais entièrement ses propres smartphones et ses voitures. Elle a fini par contrôler plus de 90 % des aimants dans les secteurs industriels de pointe, mettant sur pied, comme l’a écrit un journaliste, « une filière entièrement souveraine et intégrée, qui englobe aussi bien les mines nauséabondes arpentées par les gueules noires que les usines ultramodernes peuplées d’ingénieurs surdiplômés ».

La bourgeoisie et la petite bourgeoisie chinoise se sont donc développées au point que le marché chinois, même si l’ensemble de la population n’y a toujours pas accès, représente un cinquième du PIB mondial. La Chine a même ses milliardaires, 495 d’après le dernier classement de Forbes. Tout cela grâce à son État : un Xi Jinping peut se permettre d’envoyer tel ou tel dignitaire en résidence surveillée, alors qu’on n’imagine pas Macron en faire autant avec Bernard Arnault, mais c’est à ce prix que, collectivement, la bourgeoisie chinoise s’est fait une place dans le système impérialiste.

Cependant même son marché intérieur ne lui suffit pas, d’autant moins que les salaires des travailleurs chinois ont augmenté et que d’autres pays deviennent plus compétitifs qu’elle. D’où ces exportations de capitaux à travers le monde que les impérialistes considèrent comme une agression à leur égard.

Pourtant la bourgeoisie chinoise est loin de se battre à armes égales avec ses concurrents. Au cours des années, elle a accumulé dans ses coffres d’énormes quantités de dollars et de bons du Trésor américains, mais n’a pas assez de débouchés pour les investir. Ses exportations dépendent toujours largement des pays impérialistes, qui dressent à présent des obstacles devant elle. Elle est en fait dans une position subordonnée au sein de l’économie mondiale même si elle avance ses pions.

D’ailleurs l’ascension de la Chine, spectaculaire par le passé, a déjà ralenti. La crise du covid l’a frappée de plein fouet et ses taux de croissance ont chuté. Depuis peu elle est menacée d’un effondrement complet de son secteur immobilier à cause de la spéculation. En 2013, elle avait lancé avec triomphalisme ses « nouvelles routes de la soie », mais dix ans plus tard, le seul partenariat qu’elle était parvenue à conclure avec un pays européen, l’Italie, vient de faire long feu, l’Italie ne le renouvelant pas et préférant s’ancrer du côté des États-Unis et des autres membres de l’OTAN.

Entre les impérialistes et la Chine, la guerre est déjà déclarée, au moins sur le terrain économique. D’une façon ou d’une autre il faut qu’elle plie et, après la Russie, c’est à son tour d’être désignée comme agressive, déloyale et parfois même impérialiste.

La Russie, une intégration manquée
parmi les puissances impérialistes

Les médias font souvent un parallèle entre la Chine et la Russie, qui ont en commun d’avoir un État fort leur permettant de ne pas se plier aux volontés des impérialistes. La guerre entre la Russie et l’Occident couvait depuis longtemps déjà quand elle a éclaté pour de bon il y a deux ans. Cependant, la Russie a une place à part dans l’économie mondiale, du fait de son passé.

L’Union soviétique était en effet devenue la deuxième puissance mondiale, derrière les États-Unis, grâce à la révolution d’Octobre et au dynamisme de l’économie planifiée. Mais tenue à l’écart du marché international pendant soixante-dix ans et minée par des contradictions internes, elle a fini par atteindre ses limites et a implosé en 1991. En moins d’une décennie, on a vu alors surgir au grand jour en Russie une poignée d’oligarques, ces milliardaires qui mettaient la main sur les richesses du pays, exfiltrant aussitôt leurs avoirs à l’étranger et singeant les grands bourgeois en achetant des clubs de foot, des yachts et des villas. Mais tout le pays était au bord de la ruine et en le dépeçant ainsi, les oligarques menaçaient de tuer la poule aux œufs d’or : eux s’en fichaient, mais pas les millions de bureaucrates petits et grands qui, jusque-là, avaient été les privilégiés du régime et qui étaient sur le point de tout perdre.

L’arrivée au pouvoir de Poutine a marqué l’arrêt de cette évolution,  la haute bureaucratie en Russie reprenant la main sur ce qui restait de son État. Elle a mis au pas les oligarques sans difficulté, car la bourgeoisie libérale russe sur laquelle ils auraient pu s’appuyer n’avait pas une base sociale suffisante pour s’y opposer. Dans les années 2000, la Russie est devenue l’un des principaux fournisseurs d’hydrocarbures et de nombreuses autres matières premières. Elle a ouvert quelques secteurs de son économie aux capitaux étrangers, mais de façon limitée. Elle a tenu aussi à garder le plus d’influence possible sur les anciennes démocraties populaires et les anciennes républiques soviétiques devenues indépendantes, où elle se retrouvait en concurrence avec les pays impérialistes, qui gagnaient du terrain.

En fin de compte, l’État russe, à la tête d’un pays relativement développé que l’URSS lui a laissé en héritage, s’est opposé à la fois au démantèlement de son économie par le capitalisme international et à la progression des pays de l’OTAN vers ses frontières. Après avoir cherché en vain à être acceptée parmi les grandes puissances en tant que « partenaire », un mot que Poutine affectionnait au début des années 2000, la Russie s’est repliée sur ses positions. C’est cette confrontation qui a fini par déboucher sur la guerre en Ukraine, en 2014 puis en 2022.

La marche à la guerre et ses conséquences

L’Union européenne, ébranlée par la guerre en Ukraine

Depuis deux ans, les conséquences de la guerre en Ukraine ont affecté la Russie, mais aussi l’Europe elle-même. Les seuls qui avaient tout à y gagner jusqu’à un certain point étaient les États-Unis. C’est d’ailleurs pourquoi l’impérialisme américain n’a pas hésité à soutenir le gouvernement de Zelensky ; la vieille rivalité entre les capitalistes américains et ceux du vieux continent n’a jamais disparu.

Face aux géants américain, chinois et russe, l’Union européenne voudrait bien parler d’une seule voix, elle y parvient parfois, mais reste morcelée et, soumise aux soubresauts de la crise et des relations internationales, elle se retrouve fragilisée.

On l’a vu avec la crise soudaine provoquée par la question du blé ukrainien. Au début de la guerre, la Commission européenne a levé les droits de douane sur l’importation des céréales ukrainiennes, qui du coup ont été vendues en dessous des prix du marché européen. Face à cette concurrence jugée déloyale, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie et la Roumanie ont interdit les produits ukrainiens sur leur territoire. Et lorsque Bruxelles a voulu lever ces restrictions, les chauffeurs de camions polonais ont bloqué leur frontière avec l’Ukraine. À présent les agriculteurs français protestent à leur tour contre la levée des droits de douane sur les œufs, le sucre et les poulets importés d’Ukraine. C’est vraiment une concurrence absurde. L’humanité a les moyens de nourrir tout le monde, c’est le capitalisme qui empêche qu’on planifie la production pour mettre fin à la malnutrition et aux famines. Les producteurs des différents pays, les capitalistes eux-mêmes, sont incapables de savoir à l’avance quelles marchandises ils vendront car le marché en décide après coup. Alors d’un côté ils ne produisent pas assez par rapport aux besoins, de l’autre ils produisent trop par rapport aux marchés solvables sur lesquels ils sont en concurrence.

Autre illustration des difficultés de l’Europe : fin 2023, malgré les importations de gaz américaines ou indiennes déjà évoquées, les Européens ne pouvaient toujours pas se passer complètement du gaz russe. Ni d’autres marchandises que la Russie leur fournissait, surtout en Europe de l’Est. Faute de substitut, les rédacteurs des sanctions européennes ont pris soin d’épargner quelques produits dont les capitalistes ne peuvent pas se passer, par exemple le titane fabriqué en Russie, matériau indispensable à bien des industries de pointe.

D’ores et déjà, l’économie européenne décroche face à celle des États-Unis. Son PIB a commencé à diminuer et l’Allemagne est entrée en récession. L’Europe de l’Est, qui est un peu l’arrière-pays de l’Allemagne, en subira les conséquences et peut-être même toute la zone euro car, comme le dit une sorte de dicton devenu à la mode : « Si l’Allemagne s’enrhume, c’est toute l’Europe qui tousse. » Le mois dernier, une étude constatait que l’Asie et les États-Unis concentrent 82 % des nouveaux projets d’investissements industriels, tandis que l’Europe en attire moins de 10 %. Les entreprises européennes elles-mêmes investissent de plus en plus en dehors de l’Europe.

L’Allemagne est aussi particulièrement impactée par la dégradation des relations avec la Chine, qui était devenue l’un de ses principaux partenaires commerciaux. Elle est par exemple entièrement dépendante d’elle pour son approvisionnement en terres rares. Et dans l’autre sens, ses grandes entreprises réalisent sur le marché chinois environ 20 % de leurs ventes. Elles ont besoin de ce marché.

Mesures protectionnistes : les États au service du capital

Confrontés à cette concurrence exacerbée, depuis déjà une vingtaine d’années et à un rythme qui ne cesse de s’accélérer, tous les États prennent des mesures protectionnistes destinées à aider « leurs » capitalistes.

L’impérialisme américain, champion du libre-échange quand il s’agit d’obtenir l’ouverture des marchés à ses capitaux, est devenu aussi champion en matière de protectionnisme. D’après le FMI, les barrières commerciales érigées par les États-Unis ont triplé depuis 2019. Après les taxes sur l’acier et les équipements télécoms chinois, les produits de Huawei ont carrément été interdits sur le sol américain en 2022. Puis les États-Unis ont décidé de ne plus exporter leurs technologies de pointe dans les semi-conducteurs, l’informatique quantique et l’intelligence artificielle. De son côté, la Chine pratique aussi des restrictions sur ses exportations de produits stratégiques et, le mois dernier, elle a interdit l’exportation de ses technologies liées à l’extraction et au traitement des terres rares.

Cependant la principale mesure protectionniste mise en œuvre par les États-Unis, c’est l’énorme plan de subventions pour l’économie américaine lancé en août 2022, l’Inflation Reduction Act (IRA). Ce projet prévoit un budget de 369 milliards de dollars sur dix ans pour financer, sous forme de crédits d’impôts, les entreprises qui utilisent des technologies dites vertes. Parallèlement, un autre plan d’un montant de 280 milliards de dollars a été lancé pour subventionner la recherche. Toutes ces subventions sont accessibles aussi aux entreprises étrangères. Les résultats n’ont pas tardé. En décembre 2022, Biden s’exclamait : « L’industrie manufacturière est de retour ! », saluant la construction sur le sol américain de deux usines de semi-conducteurs par le taïwanais TMSC, un exemple bientôt suivi par le japonais Honda, le coréen LG, les européens Northvolt, Siemens, Volkswagen, etc.

L’État chinois aussi finance ses trusts, notamment ses sociétés de télécoms, d’énergie et ses fabricants de voiture, ce qui lui vaut des protestations aussi indignées qu’hypocrites de l’Union européenne pour concurrence déloyale.

L’Union européenne, elle, après de longues tractations entre ses États membres, a fini par lancer son propre plan avec un budget de 340 milliards d’euros. Elle a aussi mis en place un plan pour la recherche de 45 milliards d’euros, six fois moins que son modèle américain. Enfin, pour tenter de garder ses constructeurs automobiles en Europe, Bruxelles va faire construire la plus grande usine européenne de batteries électriques en Hongrie, sauf qu’elle n’est pas capable de le faire seule et a dû faire appel pour l’aider à l’un des géants chinois du secteur, CATL. La concurrence capitaliste se heurte décidément à chaque pas aux réalités de l’économie mondialisée !

Au sein même de l’Union, c’est le sauve-qui-peut : chaque État joue son propre jeu indépendamment des autres et parfois contre les autres pour attirer les constructeurs dans son pays à coups de subventions. Le gouvernement allemand a offert 10 milliards d’euros à Intel pour construire des usines de semi-conducteurs en Allemagne. La France débourse 1,5 milliard pour que le taïwanais ProLogium installe sa première usine européenne de batteries à Dunkerque, et presque 3 milliards pour l’ouverture d’une usine de semi-conducteurs à Crolles, dans la banlieue de Grenoble. Et tandis que des projets miniers sont à l’étude en Suède, au Portugal et en Allemagne, l’État français compte financer le développement de la production des ressources minières à Wallis et Futuna, malgré l’opposition de la population locale.

Enfin, concernant la question sensible de l’armement, chaque État européen finance en priorité son propre budget militaire. Au lendemain de l’invasion russe en Ukraine, au grand dam de Dassault, l’Allemagne a choisi de s’équiper en F-35 américains plutôt qu’en Rafale. Dans son ensemble, l’Union européenne achète 63 % de son équipement militaire aux États-Unis.

Ces mesures montrent que la concurrence s’intensifie. Mais elles témoignent aussi d’une interdépendance de plus en plus poussée du grand capital et des États bourgeois à son service. C’est une tendance générale de l’impérialisme depuis son origine, qui est encore renforcée par la crise et les menaces de guerre. Le parasitisme du grand capital passe de plus en plus par le fait que le privé absorbe une part croissante des moyens étatiques. Les États financent le secteur privé en investissant à sa place, les capitaux publics et les capitaux privés se mélangent, tandis que l’appropriation des profits, elle, reste privée. Dans un passé récent, les partis communistes staliniens avaient coutume de parler de béquille étatique à propos de cette aide des États à la grande bourgeoisie, une expression que nous avons reprise bien des fois. Force est de constater qu’aujourd’hui, la relation entre les États et les capitalistes est devenue si intime qu’on se rapprocherait davantage de la réalité en parlant d’exosquelette.

Les capitalistes jouent sur tous les tableaux

L’État bourgeois, tout en finançant les capitalistes, n’a nulle intention de leur dicter leur conduite. Et ces derniers ne se sentent pas tenus par la générosité publique : ils touchent les subventions tout en investissant comme cela leur chante. Ils ne veulent d’ailleurs pas faire les frais de la fragmentation de l’économie et jouent sur tous les tableaux à la fois.

Prenons le cas du secteur automobile, où la concurrence est forte et où les trusts reçoivent énormément de subventions.

Aux États-Unis, Ford, tout en touchant des subventions américaines, s’est associé au géant chinois de batteries électriques CATL pour ouvrir une usine dans le Michigan.

Stellantis a pris des participations dans une entreprise chinoise, Leapmotor. Son PDG, Tavares, pressent que les constructeurs chinois vont tenter de gagner des parts de marché en Europe puisque le marché américain leur est de plus en plus fermé. Or il s’inquiète d’un écart de compétitivité de 20 à 30 % favorable à la Chine selon lui. Il a  déclaré : « L’offensive chinoise est visible partout. Grâce à cet accord, nous pourrons en bénéficier plutôt que d’en être victime. » Et il ajoute que, si l’Union européenne dresse des barrières douanières devant les voitures chinoises, Stellantis pourra assembler les véhicules de Leapmotor dans ses propres usines.

Renault a fait le même type d’alliance pour construire une usine de batteries électriques à Douai et une autre qui fabriquera des moteurs thermiques. Il va même produire le véhicule de l’un de ses associés chinois, Geely, dans son usine de Busan en Corée du Sud, pour viser le marché américain cette fois. En effet, fabriquée en Chine, la voiture paierait les taxes américaines plein pot, tandis qu’il y a un accord de libre-échange entre les États-Unis et la Corée du Sud où Renault a son usine.

Les capitalistes se disent contre « trop d’État » mais ils bénéficient des aides de l’État qui sont taillées pour eux. Ils sont en concurrence avec les capitalistes chinois mais s’associent quand même à eux. Oh ! cet opportunisme n’est pas nouveau : pendant la Deuxième Guerre mondiale, malgré l’intervention américaine, Ford avait bien continué à faire des affaires avec l’Allemagne nazie pendant toute la durée du conflit. « On fait ce qu’on veut et on veut tout à la fois », c’est comme cela que raisonnent les capitalistes. D’ailleurs, comme ils savent que la situation est instable et qu’il y a de plus en plus de risques géopolitiques, comme l’a dit Elon Musk aux investisseurs de Tesla : « Le mieux que nous puissions faire est d’avoir des usines dans de nombreuses régions du monde.»

« Le capitalisme porte en lui la guerre… »

Ces manœuvres permettent de mieux mesurer l’hypocrisie du discours selon lequel la Russie et la Chine menaceraient la paix mondiale, quand ce n’est pas la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie ou les organisations terroristes.

La guerre économique qui fait rage est universelle et les rapports de force en permanence remis en cause. Le monde s’enfonce dans la crise et l’instabilité. Bien des États, dans les pays pauvres, ne sont même plus capables de contrôler les territoires qu’ils sont censés gouverner, les guerres locales se multiplient et menacent de s’étendre de proche en proche. Et surtout, les rivalités impérialistes et entre États prennent un caractère de plus en plus aigu.

Davantage qu’une menace, la domination de la bourgeoisie impérialiste fait de la guerre une certitude. La célèbre phrase de Jaurès reste profondément juste : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. » Au début du 20e siècle, un autre socialiste, Kautsky, l’avait souligné aussi par ces quelques mots : « Le commerce a besoin de la paix, mais la concurrence crée la guerre. »

Cela donne parfois à la politique de ceux qui dirigent la société un aspect schizophrénique. D’un côté, un secrétaire d’État américain au commerce, en visite à Pékin, déclare que la Chine et les États-Unis ont absolument besoin de « relations apaisées », tandis que, dans une interview, un chef d’état-major de l’armée américaine affirme qu’un conflit majeur les opposera d’ici 2025.

Personne ne peut encore dire quels seront les contours des prochaines guerres ni quels camps s’affronteront exactement. Certains pays ne savent pas à quel saint se vouer : par exemple l’Inde fait partie des BRICS, mais elle est de plus en plus en concurrence avec la Chine. Elle fait de l’œil à Apple pour attirer ses usines et a déployé des navires de guerre en mer Rouge dans le cadre de la coalition avec les États-Unis mais, d’un autre côté, elle se démarque d’eux en appelant à construire un monde multipolaire.

En Amérique du Sud, un petit pays de moins d’un million d’habitants, le Guyana, a récemment fait parler de lui. En 2015, on y a découvert d’énormes réserves de pétrole. ExxonMobil et Chevron ont aussitôt mis la main sur les trois-quarts du gisement, mais le Venezuela voisin, lui-même gros producteur de pétrole, revendique le rattachement de la région où ce gisement se trouve. Il a massé des troupes à la frontière. Il ne fait certes pas le poids face aux Américains, mais son président, Maduro, est coincé dans une logique nationaliste qui le pousse à gonfler les muscles et à prendre le risque d’un dérapage. De leur côté les États-Unis et la Grande-Bretagne ont envoyé des avions de chasse et des navires de guerre. Officiellement, ce n’est pas pour protéger les intérêts des trusts bien sûr, mais au nom d’un « soutien inébranlable à la souveraineté au Guyana », que le Royaume-Uni avait colonisé pendant 130 ans.

La poudre s’accumule et les points les plus chauds s’enflamment les uns après les autres. Les événements s’accélèrent parfois brutalement, comme en Ukraine et au Moyen-Orient. Qui peut dire si les tensions autour de Taïwan dégénéreront, et quand ? Plusieurs incidents ont déjà éclaté entre la Chine et le Japon, les Philippines et le Vietnam.

En tout cas les chefs d’état-major et les responsables politiques de tous les pays impérialistes affirment qu’il faut se préparer à des conflits de haute intensité. Après avoir déclaré « Il faut une accélération de l’économie de guerre européenne», Macron parle dans tous ses discours du réarmement de la France. Il veut mettre un uniforme aux enfants, leur enseigner la Marseillaise et les prétendues valeurs de la République. Les budgets militaires des États impérialistes augmentent, et la propagande en faveur de l’unité nationale derrière la bourgeoisie aussi.

L’avenir du monde, c’est le communisme

Le souverainisme « de gauche » : un poison

Les travailleurs, eux, se retrouvent politiquement désarmés face à cette évolution, car les partis qui s’adressent à eux ne les y préparent pas, au contraire.

En France et dans les autres pays impérialistes, la montée de l’extrême droite et surtout son influence au sein même d’une fraction de la classe ouvrière sont inquiétantes, car Le Pen et ses émules ont fait de la lutte contre la mondialisation, pour le protectionnisme et contre les immigrés leur créneau électoral. Mais plus grave encore, il existe un discours souverainiste des partis de gauche qui reprend les mêmes arguments.

« Ils ont transformé nos frontières en passoires », s’est exclamé le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, à la fête de l’Humanité. « Leur grande trouille, c’est le protectionnisme », prétend le député LFI de la Somme François Ruffin, qui affirme : « Il faut des quotas d’importation, il faut des taxes aux frontières, il faut des barrières douanières. » L’argument, ou plutôt la tromperie, c’est de prétendre qu’en instaurant de telles mesures, on relocaliserait et on créerait des emplois en France. D’après Ruffin, on pourrait contraindre les capitalistes, mais en réalité ils sont libres d’investir où ils le veulent et l’État bourgeois, dans cette société, n’est là que pour les « inciter » à la rigueur, en leur offrant des aides.

Mélenchon dit la même chose en y ajoutant sa touche personnelle, il se dit partisan d’un « protectionnisme écologique ». Mais c’est exactement l’argument de tous les gouvernements ! C’est au nom de la transition écologique qu’ils gavent les groupes capitalistes de subventions, que Mélenchon évite de dénoncer tandis qu’il brode sans fin des discours sur le « peuple souverain ». Et quitte à raconter n’importe quoi, il se dit aussi pour un « protectionnisme solidaire » qui serait « négocié » entre pays concurrents.

Le protectionnisme est un miroir aux alouettes pour les travailleurs, il ne leur apportera rien de bon. Si des usines sont relocalisées, on leur demandera de faire des sacrifices sous prétexte d’aider les entreprises à supporter les coûts de production plus élevés en France. Ce sera le chantage à l’emploi. Et les coûts de production serviront aussi à justifier l’augmentation du prix des marchandises. Le protectionnisme entraîne toujours l’inflation et la baisse du pouvoir d’achat des classes populaires, car il n’est pas question de toucher aux profits. Un parti qui veut défendre les intérêts des travailleurs se doit donc d’expliquer que les délocalisations et le protectionnisme ne sont pas deux politiques opposées, mais complémentaires, que le grand capital adopte en fonction des circonstances. Aujourd’hui, le prix à payer pour le protectionnisme sera un abaissement encore plus catastrophique du niveau de vie de la classe ouvrière et des régimes de plus en plus autoritaires pour l’imposer.

La gauche réformiste et les altermondialistes ont pris depuis longtemps l’habitude de critiquer le « libéralisme » plutôt que le capitalisme. Cela revient à dédouaner celui-ci en laissant entendre que si les États intervenaient davantage, il pourrait y avoir un capitalisme équilibré et régulé. On voit pourtant bien de nos jour que davantage d’État, dans le cadre de l’impérialisme, ne veut absolument pas dire davantage de mesures pour les travailleurs, au contraire. Et il est pour le moins paradoxal de réclamer plus d’État alors que les États n’ont jamais été aussi interventionnistes, mais au service de la grande bourgeoisie. Il est inutile d’attendre du gouvernement qu’il mette les moyens pour la santé, l’école, les services publics utiles à la population, il n’y en aura que pour la bourgeoisie et pour l’armée.

La gauche réformiste contribue aussi à diffuser le poison nationaliste qui divise la classe ouvrière. Dans les années 1970, le Parti communiste scandait déjà : « Produisons français ! » Son candidat tête de liste aux prochaines élections européennes, Léon Deffontaines, a écrit récemment à propos du possible élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie : « Il aggravera le dumping social qui a déjà amené un cinquième des Européens sous le seuil de pauvreté. Stop à la fuite de notre industrie et la ruine de nos agriculteurs. » Cela revient à légitimer la concurrence que les capitalistes instaurent entre les travailleurs de différentes nationalités, à les dresser les uns contre les autres. Le Parti communiste pourrait aussi bien dire : « Travailleurs de tous les pays, restez pauvres ! » C’est le contraire qu’il faut défendre : les travailleurs n’ont pas de patrie, ils doivent s’unir au-delà des frontières et pas derrière leur bourgeoisie.

Pacifisme et perspective révolutionnaire

Face aux menaces de guerre aussi, les réformistes sèment des illusions.

Le rejet pacifiste de la guerre par les travailleurs est souvent la première manifestation de révolte contre la barbarie et contre les gouvernants qui envoient les plus jeunes au massacre. Mais les discours pacifistes, qui seront de plus en plus nombreux au fur et à mesure que la guerre s’étendra, sont une façon de spéculer sur les inquiétudes et les sentiments de la population pour la mener sur une voie de garage. Que réclament les pacifistes ? Ils en appellent aux gouvernements des États impérialistes et aux organismes internationaux qui dépendent d’eux. Au mieux ils prétendent faire pression sur eux pour mettre fin aux conflits. Cela revient à demander au pyromane d’éteindre l’incendie qu’il a allumé, tout en le laissant libre de recommencer.

Au début de la guerre en Ukraine, Fabien Roussel appelait à « organiser une conférence paneuropéenne de paix et de sécurité collective ». Le mois dernier à propos de Gaza, Mélenchon affirmait dans un meeting : « S’il n’y avait pas eu le veto américain, nous aurions le cessez-le-feu parce que l’ONU dispose dans ses statuts d’un droit d’intervention pour faire respecter le droit international. Il y a même un commandement militaire prévu par l’ONU – qui n’est jamais sollicité, en général c’est l’OTAN qui s’en charge comme ça a été le cas pour l’Irak etc. » Autrement dit, Mélenchon sait très bien qui décide – les États-Unis et l’OTAN – mais il veut nous faire croire que la diplomatie serait capable d’arrêter la guerre en Palestine.

L’ONU, mise en place par les États-Unis au lendemain de la ­Deuxième Guerre mondiale, n’est pourtant, comme le disait Lénine à propos de son ancêtre, la Société des Nations, qu’une « caverne de brigands ». Oh, elle dénonce les malheurs du monde, elle documente tout, l’exploitation, la misère, la faim, le manque d’éducation, les dictatures, les crimes de guerre… Elle se charge de gérer des camps de réfugiés et de fournir de l’aide humanitaire. Elle fait des déclarations solennelles et pond des résolutions, parfois même contre les puissances impérialistes quand celles-ci, de façon trop flagrante, utilisent la force pour parvenir à leurs fins. Mais dans ce cas, ces résolutions ne sont pas appliquées, comme en Palestine. Alors l’ONU sert surtout à dédouaner le système impérialiste dans son ensemble, en faisant croire qu’il existe une sorte de gouvernement mondial qui fait tout ce qu’il peut pour qu’il y ait la paix.

Non seulement les exhortations des Roussel et Mélenchon sont illusoires, mais elles rendent même un fier service aux fauteurs de guerre. En effet, après les mobilisations et les manifestations en faveur de la paix, on verra les politiciens réformistes se retourner au moment fatidique pour dire aux travailleurs : vous voyez, on a vraiment fait tout ce qu’on pouvait, mais puisqu’on n’a plus le choix, il faut y aller ! Le pacifisme, par son impuissance, conduit les travailleurs au fatalisme. De ce point de vue, comme disait Trotsky, il se transforme en supplétif de l’impérialisme.

Alors, les travailleurs conscients ne sont pas pacifistes mais révolutionnaires. Il ne faut pas contribuer à faire croire qu’on pourrait arrêter les guerres impérialistes sans supprimer leurs causes, sans changer la société. Seule une révolution renversant la bourgeoisie pourrait stopper l’évolution vers la guerre. Et si on n’est pas capable de la stopper, la seule issue à cette barbarie est encore la révolution. À la guerre impérialiste entre les peuples, la classe ouvrière doit opposer la guerre de classe, il n’y a pas d’autre issue. Et pour être certain de ne pas se lier à l’État national en temps de guerre, de ne pas se laisser embarquer derrière la bourgeoisie, il faut déjà, comme disait Trotsky, que les partis ouvriers déclarent partout « une guerre inexpiable à l’État national en temps de paix ».

Pour les travailleurs, l’espoir ne peut pas résider dans des chimères de relocalisation, de frontières qui ne protègent de rien ou d’union nationale derrière leur bourgeoisie. Il ne peut naître que de la perspective de renverser l’impérialisme, travailleurs de tous les pays unis dans un même combat pour libérer l’humanité de l’esclavage salarié et de la guerre.

Le développement de la société va vers le communisme

Malgré le chaos qui grandit, la classe ouvrière a toutes les raisons de garder espoir, car le capitalisme a continué, quels que soient les soubresauts de son économie, à développer des moyens qui vont dans le sens d’un rapprochement de tous les pays et de tous les travailleurs. Il y a un siècle, le monde entier était encore comme un patchwork composé de morceaux de tissus de couleurs, cousus ensemble mais distincts. Mais depuis les fils ont été entremêlés et ils le sont de plus en plus.

De nos jours, en naviguant sur internet et son téléphone portable, pas un seul travailleur, s’il le veut, n’ignore où est Gaza ni ce qu’il s’y passe ! À travers les réseaux sociaux, l’habitude se prend de communiquer avec davantage de gens, où qu’ils se trouvent, et grâce à l’intelligence artificielle, on pourra bientôt discuter en direct avec quelqu’un qui parle une autre langue. Bien sûr, on peut discuter du contenu de ce qui circule sur Internet, mais il reflète ce qu’est la société d’aujourd’hui et pourrait devenir bien plus riche à l’avenir. Avec les moyens de communication actuels, rien que le recensement démocratique des besoins réels des travailleurs pourrait être effectué bien plus facilement qu’il y a ne serait-ce que 20 ou 30 ans. Or un tel recensement est à la base de la planification de l’économie, qui permettrait de parvenir au communisme.

Trotsky écrivait déjà dans Europe et Amérique en 1924 : « Une organisation économique et sociale qui s’appuierait uniquement sur la technique des grandes entreprises, qui serait construite sur le modèle des trusts et des syndicats, mais sur les bases de la solidarité, qui serait étendue à une nation, à un État, puis au monde entier, offrirait des avantages matériels énormes. »

Un siècle plus tard, ses connaissances scientifiques, ses possibilités techniques et ses capacités de production donnent à l’humanité  les moyens de répondre à tous ses besoins essentiels et d’entreprendre avec confiance les tâches qui se posent et se poseront à elle à l’avenir. Le capitalisme a aussi développé des outils pour mettre en œuvre ces moyens : les multinationales, les banques et le système financier international sont les bases objectives de la révolution socialiste. Les grandes entreprises capitalistes ont déjà rationalisé la production au maximum à l’intérieur des usines et des chaînes logistiques, mais avec pour seul critère les dividendes des actionnaires. Entre les mains des travailleurs, ces outils permettraient de franchir rapidement un immense pas en avant.

Avoir autant de moyens et au bout, du compte, n’avoir aucune maîtrise sur l’économie et sur la marche du monde, c’est réellement absurde et c’est cela qui condamne le capitalisme, quel que soit le temps qu’il faudra au prolétariat pour le renverser !

La classe ouvrière représente l’avenir du monde

Dans le texte déjà cité, Trotsky disait aussi : « Les forces de production sont depuis longtemps mûres pour le socialisme. Le prolétariat, depuis longtemps, tout au moins dans les pays capitalistes les plus importants, joue un rôle économique décisif. C’est de lui que dépend tout le mécanisme de la production et, par suite, de la société. Ce qui fait défaut, c’est le dernier facteur subjectif : la conscience retarde sur la vie. »

De nouveau aujourd’hui, ce qui manque au prolétariat, c’est la conscience de ses intérêts et la volonté de mener la lutte de classe pour renverser la bourgeoisie. Retrouver cette conscience, qu’il a déjà eue dans le passé, passera nécessairement par la reconstruction de partis révolutionnaires et d’une Internationale communiste qui se battent ouvertement sur ce terrain.

Le recul du mouvement ouvrier actuel est tel que les travailleurs ont pris du retard sur le cours des événements. Mais les choses pourraient changer vite. Si en 1924, le prolétariat jouait un rôle économique décisif seulement « dans les pays capitalistes les plus importants », le capitalisme a beaucoup fait avancer les choses de ce point de vue là aussi. Il y a de plus en plus de prolétaires dans le monde.

Voici comment un journaliste décrivait récemment dans Les Échos ce qu’il a vu dans le nord du Vietnam, où les multinationales sont en train de s’implanter et où l’industrialisation est très rapide : « On voit un afflux de jeunes paysans venus des campagnes qui arrivent par dizaines de milliers dans les régions industrielles pour chercher un emploi à l’usine, ils font parfois des centaines de kilomètres sur leurs petits scooters pour venir chercher du travail. Chaque matin à l’aube on voit ces files de jeunes ouvriers se former devant les centres de recrutement qui embauchent à la pelle, par dizaines de milliers. Et c’est un peu pareil du côté des diplômés. Dans la principale université d’Hanoï, presque tous les jeunes ingénieurs en fin d’études sont immédiatement happés par les usines de haute technologie qui viennent leur offrir des emplois des mois avant qu’ils ne quittent l’université. On sent que ces entreprises font main basse sur la moindre main-d’œuvre disponible dans le pays. »

Eh bien, l’espoir est dans ce prolétariat qui continue de grandir partout et qui collectivement fait tourner toute la société. Y compris pour les travailleurs de France et des autres pays impérialistes. L’espoir, il est contenu dans la dernière phrase bien connue du Manifeste communiste: « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

Il ne s’agissait pas d’un simple appel à une solidarité de cœur entre les travailleurs, mais bien d’un programme révolutionnaire. Le paragraphe du Manifeste qui précède cette phrase dit en effet : « Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. »

C’est cette boussole, cette perspective révolutionnaire et internationaliste qu’il faudra garder dans la période à venir, quelles que soient les difficultés devant nous, car c’est la seule qui offre une alternative à l’impérialisme et à sa barbarie.

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