Brésil : des révoltes d’esclaves aux luttes du prolétariat
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- Une colonie esclavagiste…
- … secouée par les révoltes d’esclaves
- La ruée vers l’or…
- … enrichit la bourgeoisie européenne
- L’indépendance sous contrôle de la monarchie portugaise
- Un empire contesté
- Le dernier pays esclavagiste d’Amérique
- Le roi café
- Un très lent développement industriel
- Les débuts du mouvement ouvrier
- La lutte des forces sociales opposées débouche sur un nouveau pouvoir
- Getulio Vargas utilise un mouvement ouvrier domestiqué
- Vargas en équilibre au milieu des puissances impérialistes en lutte
- Les limites de la politique de Vargas
- Une industrialisation déséquilibrée
- Les luttes des paysans pauvres
- Le coup d’État militaire de 1964
- La dictature militaire
- Le prétendu miracle économique brésilien
- Les luttes sous la dictature
- La fin de la dictature
- La construction du Parti des travailleurs
- Le retour du parlementarisme
- Le sort des sans-terre
- L’arrivée au pouvoir de Lula
- Le Brésil de Lula bénéficie d’une conjoncture favorable
- Une économie qui reste subordonnée
- Le PT au pouvoir
- La crise économique rattrape la présidence de Dilma Rousseff
- De la crise économique à la crise politique
- Corruption et crise politique
- L’impasse du réformisme
Le Brésil vivra dans six mois une élection présidentielle. Le Parti des travailleurs espère revenir au pouvoir à cette occasion, grâce à son charismatique dirigeant Lula. Il veut prendre ainsi sa revanche sur la destitution de Dilma Rousseff de la présidence en 2016, qui a mis fin à treize années de pouvoir du Parti des travailleurs, ce que la gauche brésilienne a qualifié de coup d’État institutionnel.
Il n’est pas du tout certain que Lula, président durant deux mandats, de 2003 à 2010, ait le droit de se présenter. Il fait l’objet d’une condamnation à douze ans de prison pour corruption.
Il n’est pas le seul homme politique brésilien empêtré dans ce type de scandale. Loin de là ! La corruption est même une pratique courante, qui lie directement la bourgeoisie brésilienne aux dirigeants politiques qui défendent ses intérêts. La révélation des multiples circuits d’argent mêlant des politiciens, la compagnie pétrolière nationale Petrobras et des entreprises du BTP a ébranlé le système politique brésilien.
Le versement de 100 millions d’euros au Parti des travailleurs, le PT, selon les aveux de Marcelo Odebrecht, n’est peut-être pas étranger au fait que son groupe de travaux publics a multiplié son chiffre d’affaires par six, pour atteindre des dizaines de milliards de dollars sous les gouvernements du PT. Cette famille capitaliste a nourri bien des hommes de pouvoir, au Brésil, dans toute l’Amérique latine et jusqu’en Afrique. Et s’est nourrie en retour de l’argent public.
Marcelo Odebrecht a été condamné à 19 ans de prison, non pas pour avoir exploité ses salariés, mais pour avoir corrompu des politiciens. Pour faire sortir leur PDG de prison au bout de deux ans et demi seulement, des dizaines de cadres dirigeants d’Odebrecht ont donné des noms de politiciens aux juges. Ils en ont dénoncé plus de 400 appartenant à 26 partis, dont 76 parlementaires fédéraux et 12 gouverneurs d’États, sur les 26 que compte le pays. Parmi eux, il y a cinq ex-présidents, dont Lula et Dilma Rousseff, plus le président actuel, Michel Temer.
On comprend ceux qui sont scandalisés par le spectacle d’un Parlement de corrompus qui vote la destitution de Dilma Rousseff pour défaut de sincérité dans la présentation des comptes publics. Parmi les 81 sénateurs brésiliens, dont les trois quarts ont voté sa destitution en 2016, 45 sont sous le coup de poursuites.
En fait, les alliés du PT se sont retournés contre lui, espérant tirer profit de cette crise politique. Ainsi, Eduardo Cunha, vieux politicien ayant commencé sa carrière en allié de la dictature militaire et l’ayant poursuivie sous la bannière de différents partis, de même qu’en tant que prédicateur évangéliste, est un corrompu notoire, cité dans les Panama Papers. Ce qui n’a pas empêché le PT de s’allier avec lui et son parti. Cunha est devenu président de la Chambre en 2015. Pendant des mois Lula et Dilma Rousseff ont fait taire les accusations de corruption contre lui, dans l’espoir qu’il ne déclencherait pas la procédure de destitution. Cunha a malgré tout été mis en accusation et il a enclenché la destitution de Dilma Rousseff. Mais il a été lui aussi destitué, avant elle ! Il faut dire qu’une douzaine de procédures judiciaires le visent : entre autres pour avoir entravé l’enquête sur la corruption autour de Petrobras et pour avoir empoché illégalement au moins 40 millions de dollars, dont 5 millions cachés sur des comptes en Suisse et une autre partie blanchie dans son réseau d’églises évangéliques.
Michel Temer, lui, a été deux fois vice-président de Dilma Roussef. Il lui a succédé depuis un an et demi. Temer est suspecté de participation à une organisation criminelle, de corruption passive et d’obstruction à la justice. Rien que cela ! Occuper la présidence l’a opportunément mis à l’abri des poursuites.
Dans cette ambiance, la récente condamnation de Lula n’est pas qu’une question de justice. C’est aussi un moyen de l’écarter du pouvoir alors qu’il bénéficie d’une popularité certaine, particulièrement parmi les pauvres, que ses rivaux des partis traditionnels de la bourgeoisie brésilienne ne possèdent certainement pas. Dans ce pays de 204 millions d’habitants où les inégalités sociales sont considérables, le Parti des travailleurs a incarné pendant plusieurs décennies une forme d’espoir pour les classes populaires, et Lula a été le premier dirigeant du Brésil à être issu du peuple. La bourgeoisie et ses coteries politiques traditionnelles n’ont jamais vraiment digéré qu’un ouvrier métallurgiste accède au pouvoir, et se maintienne à la présidence pendant huit ans, même si sa politique n’a pas du tout remis en cause un ordre social injuste.
Le Parti des travailleurs s’est usé au pouvoir. Il a déçu beaucoup de ceux qui comptaient sur lui pour changer le sort des ouvriers. Dilma Rousseff, qui a succédé à Lula à la présidence au nom du PT, en a été éjectée par des manœuvres politiciennes sans que les travailleurs ne réagissent vraiment.
Au-delà des péripéties actuelles de la vie politique brésilienne, nous voulons évoquer la mobilisation ouvrière qui a permis, il y a une quarantaine d’années, d’en finir avec une dictature militaire ; et d’abord parcourir les cinq siècles écoulés depuis la découverte de ce pays, qui a connu des révoltes d’esclaves et des périodes de grandes luttes ouvrières.
Une colonie esclavagiste…
Quand les douze navires de Pedro Álvares Cabral découvrent les terres du Brésil, en l’an 1 500, leur appartenance à la couronne portugaise a déjà été décidée six ans auparavant par le traité de Tordesillas, qui partageait le monde entre les deux puissances coloniales de l’époque : l’Espagne et le Portugal qui s’arrogerait la domination sur l’Atlantique sud. Le Brésil faisait son entrée dans l’histoire comme colonie européenne, ce qui a marqué son développement jusqu’à nos jours.
Le bois de braise, pau brasil, servant à fabriquer des teintures rouges pour l’industrie drapière, donne son nom à la colonie. Cette matière première est rapidement exploitée et exportée vers l’Europe. Elle sera suivie de bien d’autres. L’exportation de matières premières et de produits de l’agriculture a façonné l’économie et le peuplement du Brésil jusqu’à nos jours. Elle l’a également lié pendant quatre siècles à la bourgeoisie européenne en pleine ascension, qui a abondamment profité des richesses de l’Amérique et du travail de ceux qui les produisaient.
La colonisation européenne au Brésil a tout d’abord été une catastrophe pour ses habitants, que les Européens ont appelés Indiens. Estimée à 2,5 millions de personnes en 1 500, cette population est fortement réduite par les épidémies, introduites involontairement, et l’esclavage, propagé, lui, volontairement. En Amazonie, les Indiens avaient depuis longtemps développé la culture de l’ananas, de la papaye, de l’arachide et surtout du manioc. D’autres régions américaines, ils avaient appris celle du maïs, des haricots noirs, des patates douces, de la citrouille, du tabac et du coton.
Après avoir utilisé les Indiens de la côte pour exporter le bois du Brésil, les Portugais vont exploiter les guerres entre tribus afin de se procurer des esclaves pour les premières plantations de canne à sucre, une plante importée, et accessoirement pour celles de tabac.
Le besoin d’esclaves de cette économie de plantation est tel que, au milieu du 16e siècle, six moulins à sucre de São Vicente, à côté de São Paulo, dans le sud, sont actionnés par 3 000 esclaves. L’Afrique fournit cette main-d’œuvre à partir de 1538. Au siècle suivant, 562 000 esclaves africains sont débarqués au Brésil, soit 42 % de ceux qui sont déportés vers l’ensemble du continent américain. En 1700, les deux tiers des habitants de la zone colonisée du Brésil sont des esclaves. En tout, jusqu’au 19e siècle, on estime à plus de 4 millions le nombre d’Africains déportés au Brésil.
L’économie brésilienne est alors intégrée en partie au commerce triangulaire de l’Atlantique, qui enrichit tout d’abord les marchands hollandais, puis de plus en plus la bourgeoisie montante d’Angleterre et de France. Mais il existe aussi une traite négrière spécifique aux colonies portugaises. L’Angola, en Afrique, fournit des esclaves en échange des produits brésiliens, tabac et eau-de-vie, la cachaça, qui séduisent les trafiquants d’esclaves africains autant que les toiles, les métaux et les armes à feu en provenance d’Europe.
Au Brésil, le sucre devient une véritable industrie, depuis les plantations de canne jusqu’à la production de sucre, mélasse et alcool. Vers 1650, les centaines d’unités de production sucrière utilisent tellement de bois, pour la cuisson du jus de canne, que des gouverneurs de la colonie s’alarment de la disparition de la forêt littorale. La déforestation du Brésil par la soif du profit a commencé. Elle est toujours en cours.
… secouée par les révoltes d’esclaves
Les esclaves ne subissent pas passivement l’exploitation féroce dont ils sont l’objet. Beaucoup se révoltent et s’enfuient, créant des villages de Noirs marrons, les quilombos. Le plus célèbre est celui de Palmares, dans le Nordeste, créé par une quarantaine d’esclaves qui ont fui Recife, première capitale de la colonie, et centre de l’économie sucrière avec Salvador de Bahia.
Résistant pendant cent ans aux expéditions militaires destinées à le détruire, organisant même des raids de rétorsion contre les plantations, tout au long du 17e siècle, Palmares attire des esclaves, des métis, des Indiens et même des Blancs pauvres, dont le sort n’était pas très enviable dans une colonie portugaise dominée par les grands propriétaires terriens. À son apogée, le quilombo de Palmares compte onze villages et une capitale de 8 000 habitants. L’anniversaire de la mort de son dernier chef, Zumbi, est encore célébré chaque année le 20 novembre, jour de la « conscience noire ».
Dans des régions reculées, certains quilombos ont même perduré jusqu’à notre époque, peuplés de descendants d’esclaves tout juste tolérés comme squatteurs et qui n’ont eu droit que très récemment à la propriété des terres sur lesquelles leurs ancêtres s’étaient installés pour vivre libres.
La ruée vers l’or…
Au 18e siècle la découverte d’or et de pierres précieuses à l’intérieur des terres bouleverse à nouveau la région. La ruée vers l’or est massive : en soixante ans, un demi-million d’hommes, un cinquième de la population portugaise, émigrent au Brésil. Des régions entières du Portugal se vident de leur population masculine, ce qui désorganise la vie locale. Dans la colonie, une nouvelle région se forme, aussi vaste que la France, nommée fort à propos Minas Gerais, Mines générales. Elle se peuple pour moitié de colons et pour moitié d’esclaves.
Des villes au nom évocateur d’Ouro Preto (or noir), ou Diamantina, voient le jour. Le centre de gravité du Brésil bascule. En un siècle, le Nordeste passe des trois quarts à un tiers seulement de la population brésilienne. Au sud, la région de São Paulo et Rio de Janeiro devient la base arrière du Minas Gerais : les villes de la côte se développent, fournissant aux chercheurs d’or nourriture, animaux de transport et équipement. En 1763, Rio devient la capitale.
… enrichit la bourgeoisie européenne
Le Brésil est alors considéré comme la perle de l’empire colonial portugais : l’héritier de la couronne prend le titre de prince du Brésil en 1745. Mais la monarchie portugaise dépense, en achats aux bourgeoisies d’Europe du Nord, une bonne partie de l’or qu’elle tire du Brésil. Quand l’or et les diamants du Minas Gerais s’épuisent après un siècle d’exploitation, ni le Brésil colonial ni la métropole portugaise ne se sont enrichis véritablement, ni surtout développés.
En 1800, 85 % du sucre et du coton brésiliens qui arrivent au Portugal, dont l’économie n’a que peu besoin, sont réexportés, surtout vers la Grande-Bretagne.
La monarchie portugaise prélève le quinto, un cinquième de ce que rapportent les mines. Cela engendre contrebande et mécontentement des Blancs nés au Brésil, qui s’estiment lésés par la métropole. D’autant plus qu’à part les sucreries, où la canne doit être traitée dans les quarante-huit heures après sa coupe, les manufactures sont interdites dans la colonie, pour protéger celles du Portugal.
Émeutes et révoltes se succèdent. En 1789 par exemple est réprimée la tentative de révolte de l’Inconfidence minière, à Ouro Preto, dont le plus connu des conjurés est un sous-lieutenant, qui a comme surnom Tiradentes eu égard à ses talents de dentiste.
Dans le Nordeste, une réglementation visant à éviter les famines réservait une partie des surfaces agricoles aux cultures vivrières. Le boom du sucre pousse les propriétaires terriens autour de Bahia à réclamer que toutes les terres soient plantées en canne à sucre. Ils obtiennent gain de cause, provoquant l’envolée du prix du manioc et le mécontentement populaire. De là naît à Bahia, en 1798, une conspiration d’agriculteurs sans terre, d’anciens soldats, d’artisans mulâtres et noirs et d’esclaves, autour des idées nouvelles de démocratie et de république pour, disent-ils, « jouir de l’égalité et de l’abondance » : elle est réprimée avant d’avoir pu agir.
L’indépendance sous contrôle de la monarchie portugaise
Dans la première partie du 19e siècle les colonies américaines d’Espagne sont secouées par des mouvements insurrectionnels, canalisés par les grands propriétaires terriens, qui aboutissent à leur indépendance. Le Brésil suit une voie un peu différente, déterminée par le conflit européen entre la France et la Grande-Bretagne.
En 1807-1808, les troupes de Napoléon envahissent la péninsule ibérique et occupent Lisbonne. La famille royale portugaise et la cour fuient vers le Brésil. C’est en fait la marine britannique qui ordonne ce transfert et convoie 10 000 à 15 000 personnes, l’ossature de l’appareil d’État portugais, de l’autre côté de l’Atlantique. La Grande-Bretagne, qui domine le Portugal, obtient le droit de commercer directement avec le Brésil.
Depuis trois siècles, c’est la première fois qu’un souverain européen se rend dans le Nouveau Monde. Le régent et futur roi Joao VI se fixe à Rio, ville de 60 000 habitants. Les manufactures sont alors autorisées au Brésil, qui compte trois millions d’habitants, autant que le Portugal, mais pour moitié des esclaves.
Avec le débarquement de la monarchie portugaise, commence l’ère moderne au Brésil : c’est l’époque des premières imprimeries et journaux, des premières universités. La colonie se développe, contrairement au Portugal dont la décadence s’accélère, même une fois libéré des troupes françaises, car les filatures portugaises sont incapables de soutenir la compétition avec celles de Manchester, en pleine révolution industrielle.
Joao VI finit par rentrer au Portugal en 1821, quand son pouvoir absolu y est menacé par un soulèvement libéral. Cela met le feu aux poudres à Rio, qui craint de perdre son statut de capitale du royaume. Dans cette ville, dont 6 % des habitants possèdent à eux seuls 60 % des richesses, les privilégiés veulent s’émanciper du Portugal.
La rupture entre la métropole et sa colonie est consommée quand en 1822 le fils du roi, resté à Rio, déclare l’indépendance et prend le titre de Pedro Ier, empereur du Brésil. Les troupes brésiliennes en chassent les derniers soldats portugais au bout d’un an.
En échange de la reconnaissance de son indépendance et d’un traité de paix avec le Portugal, le Brésil doit verser à son ancienne métropole une indemnité de deux millions de livres sterling, qui sont empruntées aux banquiers Rothschild. C’est le début de la dette publique.
La Grande-Bretagne mène en sous-main sa propre guerre au Brésil, dont elle voudrait morceler le territoire, jugeant que son influence s’exercera plus facilement sur plusieurs petits États que sur un grand. C’est d’ailleurs ainsi qu’à la même époque elle contribue à émietter les colonies espagnoles d’Amérique qui prennent leur indépendance. Dans cette lutte, le Brésil perd l’Uruguay au sud, mais conserve l’Amazonie au nord. Le fait que le pouvoir soit incarné par un souverain dont l’autorité n’est pas fondamentalement remise en cause contribue à maintenir l’unité du Brésil, qui devient le géant de l’Amérique du Sud, en bonne partie grâce au fait que l’État monarchique portugais y a fait souche.
Un empire contesté
Pedro Ier dissout par la force la première Assemblée et met les députés opposants en prison. Mais il ne résiste pas à la vague de contestation initiée en France par la révolution de juillet 1830. En avril 1831 l’empereur abdique en faveur de son fils âgé de cinq ans et retourne au Portugal pour y briguer la couronne portugaise.
Loin de mettre fin à l’agitation, la régence pendant la minorité de l’enfant-empereur précipite les mécontentements. Ils sont multiples. Le Nordeste est tout d’abord secoué par une révolte populaire menée par des notables et des curés réactionnaires voulant freiner l’évolution du Brésil vers un libéralisme bourgeois. De 1832 à 1835, ils entraînent des Indiens, des métis, des pauvres par milliers, pour réclamer le retour de l’ancien empereur. Sa mort au Portugal et une répression féroce coûtant la vie à 15 000 personnes sonnent le glas de cette révolte.
Le pays est alors agité par un autre camp, celui de la petite bourgeoisie déçue de ce qu’elle appelle la Révolution d’avril 1831 et de ses promesses de démocratie. Sur la côte nord, à Belém dans l’estuaire de l’Amazone, en 1835, une émeute aboutit à la mort des gouverneurs civil et militaire. Des petits paysans, des soldats, des Indiens et des métis forment la base d’un pouvoir qui se déclare indépendant de Rio, mais s’effondre l’année suivante. En 1837 une tentative similaire secoue Salvador de Bahia, sur la côte à 1 600 km au nord de Rio. Pendant quatre mois médecins, avocats, militaires, forment un pouvoir appuyé sur les classes populaires. La répression fait de nombreux morts et remplit les prisons.
Entre 1838 et 1842, une vaste zone du Nordeste est le théâtre d’une révolte de paysans, de vachers, d’Indiens et d’habitants des quilombos, menée par des intellectuels. L’égalité des droits pour les hommes « de couleur » y est revendiquée. La répression fait 15 000 morts.
De leur côté, les esclaves se révoltent également. Un dimanche de 1835, un demi-millier d’esclaves prennent d’assaut les rues de Salvador. La législation répressive est renforcée. Cela n’empêche pas 200 esclaves d’une plantation proche de Rio de se soulever en 1838 et de résister pendant cinq jours à la milice locale et à l’armée.
Les dirigeants brésiliens se dépêchent de proclamer l’empereur Pedro II majeur à l’âge de seize ans et le couronnent en 1841 pour rétablir une certaine stabilité politique.
Le dernier pays esclavagiste d’Amérique
Toutefois la question de l’esclavage reste entière car l’économie est dominée par les plantations, les fazendas, et le pouvoir par leurs propriétaires, les fazendeiros.
Le sucre brésilien marquant le pas, l’esclavage régresse dans le Nordeste. Par contre les fazendeiros de la région de Rio et de São Paulo au sud ont un grand besoin d’esclaves depuis que la culture du café s’y épanouit. Le plus gros fazendeiro en possède 6 000 qui travaillent sur sa trentaine de fazendas.
La traite négrière est interdite sur le papier depuis 1831, mais 400 000 nouveaux esclaves africains sont tout de même jetés dans les plantations de café de 1840 à 1850. La politique de l’État brésilien est dictée par la lutte d’influence de deux classes sociales : les fazendeiros qui veulent conserver leurs esclaves et se satisfont d’une économie agraire entièrement tournée vers les besoins de l’Europe ; et la bourgeoisie qui commence à se développer et dont les perpectives d’enrichissement passent par le développement d’une industrie nationale employant des salariés et satisfaisant les besoins du marché intérieur.
Les révoltes d’esclaves et la montée de l’abolitionnisme militant inquiètent le régime impérial. À partir de 1850 l’empereur du Brésil s’oriente vers la fin de l’esclavage. Il y est poussé par la Grande-Bretagne, dont la marine, hégémonique, fait la chasse aux navires négriers dans l’océan Atlantique. Mais il ne le fait que pas à pas. Les intérêts des fazendeiros sont ménagés. La fin de la déportation d’Africains vers le Brésil, alors que l’esclavage n’est pas aboli, a d’ailleurs pour conséquence de faire monter le prix des esclaves, ce qui arrange une partie de leurs propriétaires. En parallèle, une immigration allemande et italienne, blanche et catholique, est favorisée, répondant aux vœux des bourgeois racistes qui veulent mettre fin à l’esclavage.
En 1865, pour mener une guerre sanglante contre le Paraguay et encourager les volontaires, l’empereur promet d’affranchir les esclaves qui s’engagent dans l’armée. En 1871, voulant moderniser le pays, il promulgue, cinquante ans après les pays issus de l’Amérique espagnole, une loi dite du « ventre libre », par laquelle tout enfant naît libre, même si sa mère est esclave. Les maîtres gardent toutefois le droit d’utiliser le travail des enfants jusqu’à leurs 21 ans. En 1884 la vente d’esclaves entre provinces brésiliennes est interdite. L’année suivante, la loi dite des sexagénaires affranchit les captifs âgés de plus de soixante ans.
Les quilombos, ces refuges d’esclaves en fuite, se multiplient à nouveau. Ils affrontent, parfois victorieusement, les milices au service des fazendeiros. Des officiers de l’armée refusent d’endosser le rôle de chasseurs d’esclaves en fuite. Finalement, en 1888, dernier pays de tout le continent américain, le Brésil abolit l’esclavage. Les 700 000 esclaves que compte encore le pays sont libres.
L’année suivante, l’empire, qui avait gouverné comme un régime bourgeois tout en étant très soucieux des intérêts des propriétaires terriens, est renversé sans résistance par un coup d’État associant militaires et partis politiques républicains. Pedro II se réfugie en France.
L’empire avait commencé sous le signe d’un libéralisme politique assez populaire. Deux tiers de siècle plus tard, il finit comme un régime où moins de 1 % de la population a le droit de vote pour élire des assemblées qui ont peu de pouvoir. À l’empire des fazendeiros succède la république des fazendeiros.
Cette république ne représente que les couches privilégiées du pays. Les élections sont truquées et la participation ne dépasse jamais 2 ou 3 % de la population. Le pouvoir gouvernemental est assis sur les structures de l’État fédéral, mais il est très dépendant des rapports de force entre États, qui reflètent les intérêts, parfois divergents, des exportateurs de différentes matières premières agricoles. Les partis politiques qui se disputent les places et le pouvoir local sont les émanations directes de cliques de possédants. Aucun n’existe à l’échelle nationale où les combinaisons politiciennes font et défont le gouvernement basé à Rio. C’est le règne de la corruption, bien avant les scandales actuels…
Le roi café
La production de café marque le Brésil durant une centaine d’années. En 1822, le pays exporte 186 000 sacs de café ; en 1889, à l’avènement de la république, il en exporte 5,5 millions et jusqu’à 17,8 millions en 1931, plus de 70 % des exportations du pays.
Le développement économique du Brésil est subordonné à cette économie agraire tournée vers l’exportation. Les 7 000 premiers kilomètres de voies ferrées sont construits dans le sud, suivant l’extension de la zone caféière de l’arrière-pays, de Rio à celui de São Paulo. Les fazendas sont très étendues en surface mais ont un bas niveau technologique, et exploitent une main-d’œuvre nombreuse, esclave puis libre mais en fait tout autant soumise aux fazendeiros, leurs propriétaires, aussi appelés colonels dans le Nordeste en référence aux commandements qu’ils exerçaient dans la Garde nationale de l’époque coloniale. Au début du 20e siècle, malgré la fin de l’esclavage, ils règnent toujours en potentats sur leurs propriétés appuyés sur leurs milices de tueurs qui imposent n ordre féroce dans les campagnes.
Le café du sud du pays attire les paysans misérables du Nordeste, touché par des sécheresses à répétition. Des immigrés européens, jusqu’à 100 000 par an, viennent au Brésil et sont aussi recrutés par les fazendeiros. L’exploitation y est si féroce, les conditions de travail et de vie si dures, que nombre d’Européens en repartent. Ceux qui quittent les campagnes pour les villes brésiliennes y rejoignent les rangs du prolétariat naissant et y apportent leurs idées modernes. Les Italiens, en particulier, introduisent le syndicalisme et l’anarchisme à Rio et São Paulo.
La seconde moitié du 19e siècle voit les plantations de caoutchouc jouer un rôle important dans la colonisation de l’Amazonie. Les Indiens avaient montré aux colons les propriétés de cette sève caoutchouteuse et leur avaient appris comment saigner les hévéas sans les tuer. En retour, ils sont forcés de récolter le caoutchouc à coups de fouet. Quand les Indiens épuisés meurent ou s’enfuient en s’enfonçant plus profondément dans l’immensité de la forêt amazonienne, les propriétaires font venir des ouvriers agricoles, les seringueiros, par dizaines de milliers.
Les plantations d’hévéas étant isolées en forêt, les seringueiros n’ont pas d’autre choix pour se nourrir que de dépenser leur paie au magasin du propriétaire, qui leur vend tout à prix d’or et les enchaîne à la plantation par les dettes.
À partir de 1912, de grandes plantations d’hévéas sont développées en Malaisie, colonie britannique. Le caoutchouc brésilien périclite alors. Le cacao joue aussi un rôle important dans le Nordeste, mais il est concurrencé par d’autres zones de production en Amérique et en Afrique.
Un très lent développement industriel
Dès 1890, les deux premiers présidents de la république brésilienne, désignés par le Parlement et issus de la caste des officiers qui avaient renversé l’empereur pour moderniser le pays, introduisent des tarifs douaniers protectionnistes, sauf pour les machines-outils, tarifs destinés à limiter les importations de marchandises britanniques et à favoriser le développement de l’industrie. En cinq ans, 425 fabriques sont créées, dont certaines sont à la base de futurs empires industriels. Mais cela se fait dans l’anarchie propre à l’économie capitaliste, accompagnée d’une spéculation où de nombreux affairistes créent des sociétés par actions, fictives mais destinées à récolter des fonds, avant que le tout ne s’effondre dans une panique financière. La croissance industrielle est en partie factice : même patronnée par l’État, la jeune bourgeoisie brésilienne est trop faible pour être le moteur de l’industrialisation.
Seul le sud du pays, avec Rio et surtout São Paulo qui monte en puissance, témoigne d’un certain dynamisme économique. C’est là qu’afflue le gros de l’immigration européenne, qui atteint un pic autour de 1900, ainsi que celle venant du Japon à partir de 1908. En trente ans, la population de São Paulo est presque multipliée par dix, atteignant 600 000 habitants dans les années 1920. Le développement industriel y est concentré et regroupe alors presque un tiers des fabriques et des ouvriers du Brésil. Mais cette industrie est presque uniquement tournée vers la production de biens de consommation textiles et agro-alimentaires. La grande industrie est absente.
La bourgeoisie et ses représentants critiquent le peu d’empressement que met l’État à soutenir le développement industriel. Ils déplorent la dépendance du pays vis-à-vis de l’étranger, et en particulier que l’État soit au service des fortunes bâties sur le café et s’endette pour en soutenir le cours à chaque crise économique mondiale entraînant une baisse de la demande. L’État dépense alors sans compter pour stocker les sacs de café, et ainsi retirer la surproduction du marché.
Les débuts du mouvement ouvrier
La capitale Rio est modernisée. Le modèle est le Paris d’Haussmann : le petit peuple est expulsé des quartiers centraux. Les pauvres reconstruisent leurs habitations plus loin, sur les collines, formant l’embryon des futures favelas. Cette modernisation brutale provoque une révolte en 1904 à Rio, où des barricades sont dressées. La répression fait trente morts, des milliers d’arrestations et des centaines de déportations dans les confins amazoniens.
L’État veut moderniser aussi les campagnes du Nordeste, de façon tout aussi brutale que dans les grandes villes du sud. La construction de lignes de chemin de fer et l’installation de scieries industrielles chassent beaucoup de paysans des terres qu’ils occupent sans titre de propriété. Ces déshérités se regroupent dans des communautés, dont certaines sont fondées par des prédicateurs en rupture avec l’Église catholique. L’État réagit très brutalement contre ces communautés qui vivent en marge de la société marchande et de ses nombreuses injustices. Par leur seule existence, elles peuvent constituer un espoir pour les pauvres. L’armée brésilienne monte ainsi quatre expéditions avant de venir à bout en 1897 de l’agglomération de Canudos : c’est un véritable massacre avec 15 000 morts. En 1914 et 1915, alors que le phénomène renaît sous la forme, non pas d’une ville, mais de multiples fazendas occupées illégalement, l’armée utilise cette fois l’aviation, massacre encore des milliers de gens pour démanteler des communautés.
Des anarcho-syndicalistes, dont les idées ont été importées par des immigrants italiens et espagnols, fondent la Confédération ouvrière brésilienne en 1906 à São Paulo, à une époque où les grèves du 1er mai pour la journée de huit heures prennent de l’ampleur. En 1917, une grève générale touche São Paulo. Pendant un mois, des barricades, des fusillades ponctuent la vie de la métropole. Finalement les patrons cèdent aux ouvriers une augmentation de salaire de 20 % et le gouvernement promet des réformes sociales limitant la surexploitation des femmes et des enfants. Ces promesses ne seront pas tenues. Des militants syndicaux fondent le Parti communiste en 1922, premier parti existant à l’échelle nationale. Mais il est immédiatement interdit par le pouvoir.
De jeunes officiers rêvent de libertés démocratiques et d’un État moderne. Ces lieutenants sont révoltés par la corruption et le clientélisme du système politique, où les jeux d’équilibre entre les politiciens des différents États ont peu à voir avec des élections honnêtes. Ils représentent les aspirations d’une petite bourgeoisie qui ne peut pas prospérer dans la république des fazendeiros.
Secoué par la crise économique qui suit la Première Guerre mondiale, le Brésil est le théâtre d’une première mutinerie en 1922, de plusieurs autres en 1924. Ne rencontrant pas le soutien de la population urbaine pour renverser le président, les survivants des mutineries s’échappent vers l’intérieur du pays, poursuivis par les troupes fidèles au régime. Dirigés par le capitaine Luís Carlos Prestes, ils parcourent en trois ans 25 000 kilomètres, sillonnant treize États brésiliens. Ne rencontrant pas non plus le soutien de la paysannerie, les 750 survivants des 1 500 soldats et officiers qui ont entrepris cette longue marche passent en Bolivie en 1927.
En exil, Prestes défend la réforme agraire, la gratuité de l’enseignement, le droit de vote aux analphabètes, la lutte contre la corruption. Au début des années 1930, le Parti communiste l’intègre à sa direction stalinisée, malgré l’opposition de militants qui ne veulent pas d’une fusion avec le courant petit-bourgeois des officiers révoltés.
La lutte des forces sociales opposées débouche sur un nouveau pouvoir
La crise de 1929, venue des États-Unis, bouleverse le Brésil. Le marché du café s’effondre. Sa surproduction est telle que l’État ne peut en venir à bout en le stockant. Les sacs de café prêts à l’exportation sont brûlés, jetés à la mer ou utilisés comme combustible pour les chaudières des locomotives. L’équivalent de trois années de production de café est détruit entre 1931 et 1944. Les fabriques ferment aussi, la crise est terrible.
Le jeu politique traditionnel, basé sur un corps électoral ne dépassant pas 6 % des 30 millions d’habitants, est bouleversé. C’est un propriétaire terrien, homme politique qui a commencé sa carrière au sein de la république corrompue, Getulio Vargas, qui va en redéfinir les règles. Vargas est gouverneur d’État quand il est battu à l’élection présidentielle de 1930.
Ambitieux, il n’accepte pas sa défaite et forge une coalition pour s’emparer tout de même du pouvoir. Il marche sur Rio à la tête de troupes et s’impose avant l’intronisation de son rival au cours de ce qu’il appelle une révolution, mais qui est plutôt un coup d’État militaire exécuté avec l’assentiment de larges couches de la population. Le petit peuple, sans participer à cette prise du pouvoir, y est plutôt favorable, car il en espère un changement ; la petite bourgeoisie et les officiers subalternes y voient une possibilité d’ascension sociale, jusque là bloquée par le monopole des fazendeiros, les propriétaires terriens, sur le pouvoir ; la bourgeoisie industrielle espère que l’État se mettra à son service, plutôt que de favoriser des exportations agricoles bloquées par la crise.
En 1932, les fazendeiros de l’État de São Paulo organisent un soulèvement pour écarter Vargas du pouvoir. Il les écrase en s’appuyant sur l’armée : les combats durent trois mois.
Getulio Vargas utilise un mouvement ouvrier domestiqué
Mais Vargas ne veut pas que les militaires occupent le pouvoir. Il veut contrebalancer leur influence en s’appuyant sur la force sociale montante de la classe ouvrière, qu’il entend contrôler. Pour gagner son appui, il prend des mesures sociales : journée de travail de huit heures dans le commerce et l’industrie, interdiction du travail des enfants de moins de quatorze ans et du travail de nuit. Vargas commence ses discours par : « Travailleurs du Brésil », et dit : « J’irai au pouvoir pour que les pauvres soient moins pauvres et les riches moins riches. » Sa propagande le présente comme le père des pauvres, mais il interdit les grèves.
Vargas favorise la syndicalisation, mais impose des syndicats uniques par branche économique et oblige les travailleurs à les financer par un impôt syndical. Surtout Vargas encourage la création d’appareils syndicaux pour contrôler la classe ouvrière et les fait encadrer par l’État. Dans ces conditions, il leur délègue la gestion d’une partie des œuvres sociales : hôpitaux, enseignement technique, colonies de vacances. Son modèle est corporatiste, inspiré du régime de Mussolini.
Le pouvoir de Vargas est autoritaire, bien souvent dictatorial, mais il souhaite le faire approuver par des élections. Il instaure le vote secret et accorde de droit de vote aux femmes. Par contre il en exclut les analphabètes, très nombreux dans les campagnes, tournant clairement le dos aux paysans pauvres, laissés à la dictature des grands propriétaires terriens. Sous Vargas, les ouvriers agricoles ne bénéficient d’aucune des réformes sociales qui donnent quelques droits aux ouvriers des villes, les travailleurs du secteur informel non plus.
Pour se maintenir à la tête de l’État, Vargas doit naviguer entre des forces sociales et politiques contradictoires. Le Brésil des années 1930 voit se développer un véritable mouvement fasciste, l’intégralisme, regroupant un demi-million de militants et possédant sa milice composée de dizaines de milliers de « chemises vertes ».
En face, un mouvement antifasciste dispute la rue aux intégralistes. Il prend le nom d’Alliance nationale libératrice, dont le président est Prestes, rentré clandestinement au Brésil après un séjour dans l’URSS de la bureaucratie soviétique à l’invitation du Komintern stalinien. L’ex-capitaine Prestes dit « défendre la liberté et l’émancipation nationale et sociale du Brésil ». Le Parti communiste, qui prône l’union des classes sociales plutôt que la lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, n’est pas officiellement dans cette Alliance, pour ne pas effrayer la petite bourgeoisie progressiste qu’il courtise. En 1935, l’Alliance inspire des mutineries dans l’armée, basées bien plus sur des officiers progressistes que sur les soldats du rang. C’est un échec.
Vargas et le haut commandement déclenchent une dure répression contre l’Alliance. Les généraux se débarrassent des officiers progressistes qui contestent leur autorité. Et Vargas se débarrasse de la gauche brésilienne. Prestes est arrêté en 1936. Des militants communistes allemands ayant fui le nazisme en se réfugiant au Brésil sont expulsés et livrés à la Gestapo : c’est le sort de la compagne de Prestes.
Vargas en équilibre au milieu des puissances impérialistes en lutte
S’appuyant sur l’extrême droite intégraliste, Vargas renforce son pouvoir par un coup d’État en 1937, suspend la Constitution et les partis et instaure le régime de l’Estado Novo, l’État nouveau. Vargas utilise l’antisémitisme, dénonçant à la radio un plan Cohen de destruction du Brésil avec l’appui des communistes, pure invention des intégralistes.
La politique de Vargas est centralisatrice et accroît le pouvoir fédéral au détriment des États, empêchant leurs jeux de pouvoir habituels. Si la dictature de Vargas prive les différents groupes des classes privilégiées de leur pouvoir politique direct, elle préserve leurs intérêts fondamentaux.
La concentration du pouvoir entre ses mains, la stabilisation de son régime à la fin des années 1930 permettent à Vargas de poser les bases d’une transformation du Brésil par en haut. Il veut développer l’industrie nationale et utilise les moyens de l’État pour pallier les faiblesses d’une bourgeoisie brésilienne qui vit dans l’ombre de l’impérialisme britannique, et de plus en plus de l’impérialisme américain. À la fin des années 1930, le nationalisme de l’Estado Novo vise à émanciper le pays des influences étrangères en profitant de l’équilibre mondial des forces entre une Grande-Bretagne sur le déclin et une Allemagne à l’offensive, alors que les États-Unis se tiennent encore à l’écart de ce qui va être la Deuxième Guerre mondiale.
Ces facteurs internationaux, et l’appui d’un mouvement ouvrier montant en puissance mais domestiqué, permettent à la même époque au général Lázaro Cárdenas au Mexique et au colonel Juan Perón en Argentine de mener une politique similaire d’indépendance nationale. Elle vise à protéger leur faible bourgeoisie de la concurrence nord-américaine et à développer l’industrie nationale. Et cela même si leur bourgeoisie ne les soutient pas toujours et aspire traditionnellement à des gouvernements oligarchiques à la botte de l’impérialisme.
Au Brésil, des compagnies nationales sont fondées pour construire des barrages hydroélectriques ou exploiter des minerais. En 1940, les compagnies étrangères sont exclues du secteur minier. Par contre la compagnie minière étatique Vale do Rio Doce est fondée en 1942. C’est aujourd’hui une multinationale, la Vale. L’État construit de toutes pièces une industrie sidérurgique. En 1946 est coulé le premier acier brésilien.
Si le Brésil reste un exportateur agricole, la part de l’industrie dans le produit intérieur brut, le PIB, double en vingt ans, alors que celle du café dans les exportations est divisée par deux. Des travailleurs agricoles émigrent de la campagne vers les villes pour rejoindre le prolétariat urbain, fuyant la misère en s’embauchant dans l’industrie en développement.
La modernisation du Brésil passe aussi par le développement des universités, qui attirent des intellectuels d’Europe comme l’ethnologue Claude Lévi-Strauss et l’historien Fernand Braudel. Le Corbusier vient former des architectes brésiliens.
Les limites de la politique de Vargas
La Deuxième Guerre mondiale coupe le Brésil de toute relation économique avec l’impérialisme allemand et accroît la pression des États-Unis. En 1942, le Brésil de Vargas s’aligne sur l’impérialisme américain, déclare la guerre à l’Allemagne et participe à la campagne d’Italie.
Sur le plan intérieur, à partir de 1943, la politique de Vargas d’équilibre entre les forces sociales opposées trouve ses limites avec le renouveau des manifestations politiques. Les coteries à la tête des États, liées aux possédants, s’agitent à nouveau pour peser sur le pouvoir. La petite bourgeoisie de gauche ressent aussi de plus en plus mal l’absence de libertés démocratiques et d’élections. Un congrès d’écrivains, communistes et démocrates, se réunit en 1945 ; Jorge Amado, qui a notamment décrit l’oppression des ouvriers agricoles du cacao, en fait partie.
Afin de rester au pouvoir, Vargas met en avant à nouveau sa politique sociale, pour cultiver son image d’ami des pauvres. Il autorise le Parti communiste et libère Prestes, qui, pas rancunier, lui apporte son soutien au sortir de dix années passées dans ses geôles.
Cette politique alarme les États-Unis, qui poussent l’état-major brésilien à préparer un coup d’État. En octobre 1945 Vargas est renversé sans résistance, bien que des manifestations de rue acclament son nom. Son ancien ministre de la Guerre, le général Dutra, remporte les élections de 1946 et mène la politique traditionnelle des classes privilégiées : liberté entière est donnée aux riches, et l’État cesse de consacrer des capitaux à l’industrialisation.
En 1947, la guerre froide commence et le Brésil s’aligne complètement sur les États-Unis. Les entreprises américaines fondent sur le pays. Le Parti communiste, qui compte 200 000 militants, est à nouveau interdit. Ses parlementaires perdent leurs mandats.
Le mécontentement qu’engendre cette politique offre à Vargas l’occasion d’une campagne électorale victorieuse en 1950. Il revient au pouvoir en s’appuyant sur la gauche. Le Parti communiste le soutient, comme il soutiendra ses successeurs, au nom d’une alliance avec la bourgeoisie nationale contre l’impérialisme et d’un improbable passage pacifique au socialisme.
Vargas reprend sa politique d’étatisme industrialisateur. L’entreprise nationale Petrobras est fondée en 1953 pour exploiter les richesses pétrolières. La part des profits que les entreprises étrangères peuvent rapatrier hors du Brésil est limitée à 10 %, pour les forcer à réinvestir sur place.
Sans remettre en cause l’alliance du Brésil avec les États-Unis, Vargas s’abstient d’envoyer des troupes prendre part à la guerre de Corée. Agacés, les États-Unis appuient en sous-main les forces réactionnaires. Les généraux brésiliens recommencent à comploter contre Vargas. La pression est telle que son ami, le ministre du Travail, João Goulart, riche propriétaire terrien, mais qui symbolise la face de la politique de Vargas tournée vers les classes populaires, est obligé de démissionner au début de 1954.
Alors que l’inflation grignote les salaires ouvriers, de grandes grèves secouent le pays : 300 000 travailleurs prennent part à une grève générale à São Paulo en mars 1954 et 100 000 dockers en juin. Vargas en profite pour s’appuyer sur les bureaucraties syndicales qui encadrent cette mobilisation ouvrière et, le 1er mai, il double le salaire minimum.
Le bras de fer entre d’un côté l’état-major soutenu par les classes possédantes et l’impérialisme américain, et de l’autre Vargas s’appuyant sur les syndicats qu’il contrôle dure des mois. Mais, quand son propre ministre de la Guerre veut le renverser en août 1954, Vargas, plutôt que de mobiliser les travailleurs pour résister au coup d’État en gestation, préfère se suicider.
Ce geste, qui le fait passer pour un martyr, déclenche des émeutes contre l’ambassade et les entreprises américaines ainsi que contre les journaux qui ont attaqué Vargas. Le lendemain de son suicide, des centaines de milliers de personnes suivent ses funérailles à Rio.
Une industrialisation déséquilibrée
L’opposition réactionnaire est surprise par cette issue imprévue à la crise. Grâce à la popularité de Vargas, les deux élections suivantes portent au pouvoir des présidents qui se situent dans sa ligne, avec des nuances.
C’est l’époque de la création d’une nouvelle capitale, Brasilia, conçue par l’architecte communiste Oscar Niemeyer. L’idée de déplacer le district fédéral loin de la côte pour favoriser l’interconnexion entre les régions de cet immense pays, grand comme quinze fois la France, n’est pas nouvelle. La Constitution de 1891 le prévoyait déjà. Mais la mise en œuvre de ce projet en 1956 et surtout sa réalisation en cinq ans seulement, alors qu’au départ le site n’est accessible qu’en avion, sont à mettre au crédit d’un gouvernement qui n’attend pas l’initiative des capitalistes. De même pour la construction de 15 000 kilomètres de routes reliant Brasilia aux grandes villes.
Toutefois, les ouvriers, qui ont assuré le succès de l’entreprise et bâti Brasilia en un temps record, n’ont pas eu leur place au cœur de la nouvelle capitale inaugurée en 1960. Cette ville voulue par l’État, et qui compte aujourd’hui 2,5 millions d’habitants, va vite perdre son caractère planifié et s’entourer de quartiers populaires en désordre, comme toutes les autres métropoles qui se développent au sein d’une économie marquée par la concurrence, l’individualisme et l’anarchie.
L’industrialisation, voulue par l’État, dans un cadre capitaliste avec l’implantation de multinationales, ne développe pas le pays harmonieusement. C’est à la fin des années 1950 que Ford, General Motors et Volkswagen s’installent dans la périphérie de São Paulo, y concentrant encore plus la classe ouvrière brésilienne et accroissant les déséquilibres du pays : autour de São Paulo et de Rio, le sud concentre 83 % de la production industrielle brésilienne.
L’impérialisme américain ne fait pas de cadeau au Brésil : le FMI lui refuse un prêt en 1960. Voulant marquer l’indépendance nationale du Brésil, s’inspirant en la matière de la politique de De Gaulle, le président Quadros envoie des missions commerciales en URSS et en Chine maoïste. Il décore Che Guevara juste après la victoire des troupes cubaines dans la baie des Cochons sur les mercenaires armés et envoyés par les États-Unis.
Les luttes des paysans pauvres
La période est marquée par l’éveil syndical des paysans du Nordeste, dans la foulée du soulèvement rural qui a constitué le fond de la révolution cubaine. Des ligues paysannes et des syndicats se forment. Leur revendication principale est une réforme agraire « par la loi ou par la force », disent-elles. Les fazendeiros du Nordeste commencent à s’inquiéter véritablement quand leurs politiciens perdent les élections à Pernambouc au profit de la gauche. D’autant plus que Goulart, arrivé au pouvoir en 1961 et qui se veut l’héritier direct de Getulio Vargas, veut donner le droit de vote aux analphabètes.
Pour contrôler cette poussée des masses, une partie de la hiérarchie de l’Église catholique, cardinaux en tête, commence à parler de réforme sociale et met sur pied des syndicats catholiques. C’est le début du mouvement de la théologie de la libération. Mais, pendant que la partie progressiste de l’Église tâche d’endiguer la prise de conscience des masses paysannes, une autre partie mobilise les couches les plus réactionnaires contre le gouvernement en organisant de grandes « marches de la famille avec Dieu pour la liberté ».
La politique d’union nationale et d’équilibre entre les classes de Goulart est de plus en plus difficile. Il prépare une loi de réforme agraire, qu’il veut faire passer en s’appuyant sur l’ensemble des forces politiques, dont une grande partie sont en fait les instruments des 1 % de propriétaires qui possèdent la moitié des terres.
La bourgeoisie brésilienne, que Goulart voudrait convaincre d’accorder des miettes aux travailleurs pour préserver l’ensemble de ses privilèges, ne le soutient pas. D’autant moins que Goulart s’oriente vers une révision de la Constitution qui accroîtrait ses pouvoirs et, accessoirement, vers une légalisation du Parti communiste.
Le coup d’État militaire de 1964
Les capitalistes étrangers commencent à retirer leurs investissements, plongeant l’économie brésilienne dans une crise qui se traduit par une poussée d’inflation. On voit les limites du protectionnisme, destiné à favoriser le décollage de l’industrie nationale en substituant la production locale aux importations de produits industriels, notamment nord-américains. La volonté de l’État ne peut pas effacer des siècles d’économie agraire tournée vers les besoins des pays développés. Les prix industriels sont trop élevés, l’industrie brésilienne ne tourne qu’à la moitié de ses capacités au début des années 1960.
Du côté des ouvriers, l’heure est à la mobilisation : 31 grèves en 1958, 172 en 1963. Ces mouvements sont contrôlés par des appareils syndicaux et politiques, comme celui du Parti communiste, dont le but principal est de soutenir Goulart. Il n’existe pas de parti proposant au prolétariat brésilien une politique indépendante.
Le rétablissement des relations diplomatiques du Brésil avec l’URSS est le déclencheur d’une action clandestine et systématique des États-Unis pour soutenir toutes les forces qui veulent renverser Goulart. Les sommets de l’armée commencent à parler de rétablir l’ordre, inquiets de l’agitation sociale qui touche aussi la base de l’armée : en septembre 1963 des centaines de sous-officiers manifestent à Brasilia pour le droit de se syndiquer.
Une manifestation ouvrière de soutien à Goulart a lieu en mars 1964 à Rio, où 200 000 personnes se rassemblent sous les drapeaux rouges devant le ministère de la Guerre. C’est l’occasion pour le président de signer en public deux décrets portant sur la nationalisation des raffineries de pétrole et sur l’expropriation des domaines de plus de 100 hectares.
Quelques jours plus tard, les amiraux décident d’arrêter un étudiant d’extrême gauche, qui faisait son service militaire dans la marine et tâchait d’organiser un syndicat de conscrits. Un millier de matelots se rebellent et s’enferment au siège du syndicat des métallurgistes à Rio. Les 200 fusiliers marins envoyés pour les déloger désobéissent à leurs officiers et se rallient aux mutins. Goulart demande à l’armée de ne pas tirer sur ces « gamins rebelles ».
Mais, même quand son pouvoir est menacé par un coup d’État militaire, il est bien trop responsable devant la bourgeoisie et son appareil d’État pour inciter les soldats à la désobéissance et prendre le risque de fragiliser l’épine dorsale de l’État. Goulart ne veut absolument pas que l’agitation parmi les ouvriers, dans les campagnes ou dans l’armée, débouche sur une contestation de l’ordre social et de l’État.
C’est alors qu’un général, ancien intégraliste, ordonne le 31 mars à ses troupes de marcher sur Rio. Des généraux promus par Goulart, et qui approuvaient sa politique nationaliste, se retournent contre lui. En vingt-quatre heures, l’armée se rallie au putsch en gestation depuis des mois. Les généraux, assurés du soutien des États-Unis, sont plus conséquents que Goulart et poussent l’affrontement jusqu’au dénouement. Les appareils syndicaux appellent à une grève générale de soutien à Goulart le 2 avril. Mais, pas plus que le Parti communiste, ils n’ont préparé les travailleurs à se méfier du corps des officiers. La mobilisation n’a pas lieu. Goulart est renversé sans combat. La petite bourgeoisie réactionnaire manifeste son soutien aux putschistes. La conférence épiscopale catholique remercie les militaires de délivrer le pays du « péril communiste ».
La dictature militaire
À partir de 1964, la dictature s’abat sur le Brésil. Bien des politiciens sont démis de leur mandat. La chasse aux sorcières est lancée dans les rangs des partis de gauche, des universités, journaux, radios, entreprises publiques qui sont plus ou moins liées à l’ancien pouvoir.
Mais la répression ne vise pas que les cadres du régime de Goulart. Les généraux ciblent avant tout les militants des mobilisations paysannes et ouvrières, des syndicats et des mouvements d’alphabétisation. Dès la première semaine du coup d’État, 10 000 personnes sont incarcérées, 40 000 autres les mois suivants. Dans le Nordeste, les fazendeiros mènent la répression de concert avec les militaires contre les ligues paysannes, qui comptent 120 000 membres rien que dans l’État de Pernambouc.
Cinq généraux, successivement, imposent une dictature de vingt-et-un ans au Brésil. Celle-ci s’inscrit dans une évolution politique de l’Amérique latine, qui conduit à ce que, pendant les mêmes décennies, sévissent des régimes militaires soutenus par les États-Unis. Ces dictatures se sont d’ailleurs entraidées pour pourchasser leurs opposants : c’est l’opération Condor.
Au Brésil, les unités de policiers chargés de capturer les militants circulent en civil, dans des voitures banalisées, et agissent sous pseudonyme, sans aucune forme légale. Les arrestations sont de véritables enlèvements.
Les États-Unis et la CIA n’ont pas été les seuls à aider les forces de répression brésiliennes à organiser la terreur. Un des tortionnaires les plus détestables de l’armée coloniale française, l’officier Aussaresses, donne au centre d’entraînement des forces spéciales de Manaus des cours basés sur son expérience de tueur d’Algériens. Il est nommé attaché militaire au Brésil en 1973 et fait profiter de ses conseils en répression le général et le commissaire de police qui dirigent les escadrons de la mort brésiliens.
La torture est employée dans 82 centres militaires. Les tortionnaires brésiliens bénéficient aujourd’hui d’une loi d’amnistie pour leurs crimes de l’époque, mais plus de 600 de leurs victimes ont été indemnisées, dont Dilma Rousseff, arrêtée en 1970 à l’âge de 23 ans.
Le prétendu miracle économique brésilien
Les généraux au pouvoir alignent complètement le Brésil sur la politique extérieure américaine : les relations diplomatiques sont rompues avec Cuba dès 1964 et, l’année suivante, l’armée brésilienne envoie des troupes, aux côtés de marines américains, renverser un gouvernement populaire à Saint-Domingue, dans les Caraïbes.
L’exportation des matières premières pèse toujours très lourd dans l’économie brésilienne : alors que le café perd de son importance, le soja devient une culture majeure. Sous les généraux, le dirigisme est toujours de mise. Les tarifs industriels sont soumis au contrôle de l’État. L’inflation se tasse dès 1965, mais au passage le pouvoir d’achat du salaire minimum est réduit de 20 %.
L’État investit lui-même des capitaux dans l’industrie. Il veut favoriser la concentration des richesses dans les mains de la bourgeoisie, dans l’espoir qu’elle investisse elle-même. La part de l’État dans le financement de la sidérurgie, du pétrole, de la pétrochimie, de l’énergie électrique, des mines, du logement, etc., passe de 48 % en 1960 à 70 % en 1974. L’entreprise aéronautique brésilienne publique Embraer est fondée en 1969.
Cette politique d’industrialisation largement étatique a pu être qualifiée de miracle brésilien mais elle laisse, en 1974, 40 millions de personnes sous-alimentées sur une population d’un peu plus de 100 millions.
Les ouvriers agricoles du Nordeste sucrier gagnent deux fois moins qu’avant le coup d’État, alors qu’il leur faut ramasser 1 500 kilos de canne par jour en 1982, deux fois plus qu’avant 1964. Ils sont payés au rendement. De plus, le plan éthanol pour faire du carburant à base de canne à sucre, au nom de l’indépendance énergétique du Brésil, augmente l’accaparement des terres par les fazendeiros. Ces grands propriétaires récupèrent notamment les lopins qu’utilisaient leurs ouvriers agricoles pour faire pousser des légumes.
Beaucoup d’ouvriers agricoles, qui étaient employés toute l’année sur les plantations, y compris pendant la morte-saison de la canne, deviennent des journaliers. Ils attendent chaque matin sur les places des villages qu’un contremaître les embauche, crevant de faim quand personne ne le fait. Dans ces campagnes, la taille des individus diminue au fil des générations.
Ceux qui le peuvent émigrent vers les villes industrielles, comme la famille de Lula, qui quitte le Nordeste pour São Paulo dans les années 1950. De 70 % en 1940, les districts ruraux ne comprennent plus que 30 % de la population en 1980. C’est une nouvelle classe ouvrière qui se développe ; elle n’a pas de traditions mais elle va bientôt montrer sa combativité.
Le bilan social de la dictature est catastrophique. En 1973, les salaires ouvriers réels sont de 39 % de leur montant de 1959 ; 60 % des salaires sont juste au niveau ou en dessous du minimum officiel. La mortalité infantile a augmenté ; 30 % des enfants ne vont pas à l’école, 70 % dans certaines régions. La moitié des municipalités n’ont pas de médecin, mais les chirurgiens esthétiques pullulent pour satisfaire les caprices de la bourgeoisie. Dans un accès de lucidité, le général-président Médici se laisse aller à dire la vérité : « L’économie va bien mais le peuple va mal. »
Les luttes sous la dictature
L’année 1968, avec ses mobilisations un peu partout dans le monde, sonne le réveil face à la dictature brésilienne. À Belo Horizonte, dans le Minas Gerais, 1 700 ouvriers en grève prennent en otage la direction de la Compagnie belgo-minière. Des occupations d’usine ont lieu à São Paulo. La répression s’abat sur ces travailleurs courageux.
La mort d’un étudiant abattu par la police provoque à Rio une manifestation de 100 000 personnes. La police ferme des universités et arrête des centaines d’étudiants. Les chanteurs contestataires Gilberto Gil, Caetano Veloso et Chico Buarque doivent s’exiler. La dictature se durcit et suspend ce qu’il restait de libertés.
Des militants en rupture avec le Parti communiste, influencés par le maoïsme et Che Guevara, se lancent dans des guérillas urbaines puis rurales. L’ambassadeur des États-Unis est enlevé en 1 969 et échangé contre quinze détenus politiques. La dictature démantèle ces groupes, qui restent cantonnés aux milieux universitaires et ne trouvent le soutien ni des paysans ni des ouvriers.
À partir du milieu des années 1970, les généraux commencent à évoquer le retour d’un pouvoir civil et d’élections libres. C’est une marche à pas comptés, sous la pression de la montée d’une opposition de plus en plus large qui s’exprime en faveur du retour aux libertés démocratiques.
L’Église catholique prend aussi un tournant qui fait d’elle un des pôles d’opposition à la dictature. Sa hiérarchie subit la pression des communautés catholiques de base, qui s’inspirent de la théologie de la libération : de quelques dizaines en 1967, ces communautés ecclésiales de base sont 40 000 en 1975 et le double en 1979.
Le début des années 1970 voit l’économie capitaliste mondiale commencer son plongeon dans une crise sans fin. Les généraux brésiliens réagissent à l’augmentation des prix du pétrole importé par un renforcement des investissements publics dans Petrobras. De nouveaux barrages hydroélectriques voient le jour, comme celui d’Itaipu, construit conjointement avec le Paraguay sur le fleuve Paraná, qui sera pendant trente ans le plus grand du monde.
De 1971 à 1978 la dette publique est multipliée par six, mettant le pays à la merci des banques occidentales. Cruelle ironie de l’histoire du développement capitaliste : une grande partie des capitaux de la bourgeoisie impérialiste proviennent de l’exploitation, sur plusieurs siècles, des richesses naturelles de pays comme le Brésil et du travail des peuples qui y ont été durement exploités. Puis, quand ces pays pauvres ont besoin de ces capitaux pour se développer, cela les plonge dans la dépendance financière de cette même bourgeoisie impérialiste.
Le prétendu miracle économique brésilien a vécu : en 1981, pour la première fois depuis longtemps le PIB chute de 4,5 %, l’inflation repart de plus belle. Et quand le Mexique fait défaut sur sa dette en 1982, le FMI impose aussi au Brésil un ajustement structurel. Le revenu par tête chute de 10 %. Plus de 30 % de la population active est au chômage ou sous-employée, des émeutes de la faim éclatent à São Paulo en 1983, avec pillage de magasins. La dictature perd pied.
La fin de la dictature
Mais la dictature n’a pas pris fin par elle-même sous le poids de la crise économique, ni sous la pression morale des curés adeptes de la théologie de la libération, ni grâce au dévouement des guérilleros. Elle a succombé aux luttes du prolétariat industriel.
Silencieuse depuis les grèves de 1968, la classe ouvrière se remet en mouvement à la fin des années 1970. Bien des obstacles sont à surmonter pour faire grève sous la dictature. Il y a la peur de se faire arrêter, ce qui est souvent le cas des dirigeants. Il est très compliqué de faire grève légalement tant les généraux ont multiplié les conditions : il faut un vote secret en assemblée générale convoquée par le syndicat officiel, puis l’ouverture de négociations avec le patron et le ministère du Travail, pendant lesquelles il est interdit de commencer la grève. Il faut avoir 18 ans pour voter pour la grève, alors qu’on travaille bien plus jeune.
Toutefois, en mars 1979 les métallurgistes de São Bernardo paralysent l’industrie automobile dans l’agglomération de São Paulo et tiennent bon malgré les licenciements et la répression. Ils obtiennent en grande partie satisfaction sur des revendications salariales.
Les travailleurs ruraux sont également en mouvement : en octobre 1979 ce sont 20 000 travailleurs de la canne à sucre qui obtiennent 52 % d’augmentation de salaire dans le Pernambouc, au Nordeste. Six mois plus tard, ce sont à nouveau 150 000 ouvriers de l’automobile de São Paulo qui sont en grève. C’est sous cette pression que la censure est supprimée et que les prisonniers politiques sont amnistiés en 1979 quand, au sommet de la vague gréviste, trois millions de salariés cessent le travail.
En 1980, une grève de 41 jours de 250 000 métallos de la région de São Paulo, pour une augmentation de 15 % des salaires et une réduction de la semaine de travail à 44 heures, est ponctuée par un meeting géant réunissant 50 000 ouvriers dans un stade.
L’ambiance est électrique. Ainsi, un jour, la venue d’un seul militant devant une usine avec un journal titrant « Tous en grève » suffit à déclencher un mouvement qui gagne de proche en proche les usines voisines, et propulse ce militant à la tête de 10 000 grévistes.
Les travailleurs en lutte secouent l’appareil syndical mis en place par les militaires. Au Brésil, les syndicats sont très grands et très riches de l’impôt syndical : plus d’un demi-million de métallos de São Paulo sont affiliés au même syndicat. Mais les bureaucrates à leur tête, propatronaux et soutiens de la dictature, sont haïs. Les ouvriers débarrassent de nombreux syndicats de leurs dirigeants pourris et les remplacent par des militants combatifs.
Dans ce type de période, quand le prolétariat mène de grandes batailles mêlant revendications ouvrières et luttes politiques, les militants surgissent par dizaines de milliers et cherchent à s’organiser. C’est alors que peut se construire en un temps relativement court un véritable parti ouvrier. Par malheur pour le prolétariat brésilien et ses militants, ceux qui leur proposent alors une politique sont des dirigeants réformistes, auxquels même les groupes d’extrême gauche qui ont survécu à la dictature prêtent leur concours.
La construction du Parti des travailleurs
Lula est l’un de ces militants ouvriers qui luttent courageusement contre le patronat sous la dictature. Sa famille quitte le Nordeste pour fuir la faim alors qu’il est enfant, et rejoint São Paulo. À dix ans, il quitte l’école pour gagner quelques sous comme cireur de chaussures ou vendeur de cacahuètes dans les rues. Il rentre en usine à quatorze ans. Ouvrier de l’automobile, il devient militant syndical. En 1975, Lula est président du syndicat des 100 000 métallurgistes de São Bernardo, ce qui lui vaut quelques séjours en prison.
S’il est un syndicaliste combatif et courageux, Lula n’est pas révolutionnaire. Lors d’un meeting de métallos en grève, il déclare : « Le gouvernement et les patrons sont en guerre contre les métallurgistes, mais la guerre n’est que de leur côté. Nous ne voulons pas de conflit, mais simplement récupérer un peu du sang que les multinationales nous ont pompé durant des années. » Les premiers contacts du syndicaliste Lula avec la France concernent la CFDT, tout un programme…
En 1980, Lula participe à la fondation du Parti des travailleurs, le PT, pour donner une expression politique aux revendications syndicales. Le PT est un conglomérat des tendances de la gauche et du catholicisme progressiste, avec l’appui des groupes d’extrême gauche. Lula parle ainsi en 1980 de son programme : « Nous n’utilisons pas le mot socialisme. Il n’a pas de sens pour nous. Nous voulons définir un modèle brésilien qui doit être original, adapté à nos seules réalités. »
Les militants ouvriers, que les luttes du prolétariat brésilien font surgir par centaines de milliers à cette époque, n’ont finalement pas d’autre direction politique vers laquelle se tourner que celle du réformiste Lula et des intellectuels à la tête du PT. Ceux-ci vont mettre toute leur énergie, tout le crédit militant acquis auprès des ouvriers dans des grèves dures, au service de ce Parti des travailleurs qui ne veut pas remettre en cause la domination de la bourgeoisie et qui va tant les décevoir par la suite.
Le retour du parlementarisme
En 1985, les généraux transmettent le pouvoir aux politiciens civils. Malgré les millions de manifestants en faveur de l’élection directe du président par la population, les diretas, celui-ci est élu par les seuls parlementaires. Puis une nouvelle Constitution voit le jour en 1988, qui prévoit l’élection du président au suffrage universel ainsi qu’enfin le droit de vote aux analphabètes, qui ne sont toutefois pas éligibles.
Mais la nouvelle démocratie parlementaire est surtout aux prises avec une crise économique profonde. Le gouvernement tâche de juguler l’inflation au travers de plans combinant changements de monnaie et blocages des prix et des salaires. Ainsi, en janvier 1989, on enlève trois zéros à la monnaie, mais à la fin de l’année l’inflation atteint tout de même officiellement 1 765 %. Les travailleurs touchent leur salaire en liquide et, avant qu’il ne perde trop de valeur, se précipitent pour le convertir en riz, haricots noirs et autres produits de première nécessité.
À l’élection présidentielle de 1989, le mécontentement populaire s’exprime dans les 31 millions de voix qui se portent sur Lula. Le PT s’enracine aussi dans de grandes villes dont il remporte les municipalités, comme São Paulo et Porto Alegre, dans le sud, mais il lui faudra attendre encore une douzaine d’années pour accéder au pouvoir.
En 1992, le président Fernando Collor de Mello est rattrapé par un scandale de corruption qui provoque de très importantes manifestations. Lâché par ses soutiens, sous le coup d’une procédure de destitution, il démissionne.
C’est ensuite Fernando Henrique Cardoso, le ministre des Finances, qui bâtit son succès politique sur la maîtrise de l’hyperinflation au cours de l’année 1994. Grâce à la confiance que la bourgeoisie lui accorde, son plan real réussi à casser l’inflation qui atteignait de 2 500 % l’année précédente. Le real, 38e monnaie du pays en près de deux siècles, procure une certaine stabilité économique au Brésil, et garde quelque temps la parité avec le dollar.
Ce succès permet à Cardoso de remporter l’élection présidentielle de 1994 et lui donne les moyens de faire des gestes, sous forme de programmes sociaux, envers les cinquante millions de pauvres que compte le pays.
La bourse-école fait dépendre l’aide sociale de la scolarisation des enfants. Les familles pauvres, qui ont besoin des menus revenus du travail de leurs enfants, ont maintenant intérêt à les envoyer à l’école : 8 millions d’enfants y accèdent. La bourse-alimentation est aussi créée pour les enfants de moins de six ans et les femmes enceintes, en échange de la tenue à jour du carnet de santé, de consultations médicales et de vaccinations.
Cardoso est réélu en 1998 face à Lula, qui retient la leçon et reprendra plus tard ces programmes sociaux en les étendant.
Le sort des sans-terre
Les élections ne changent rien au sort des millions de paysans sans terre. Dans des zones reculées du pays, les ouvriers agricoles sont à la merci des grands propriétaires, au point de s’endetter auprès d’eux et de tomber en esclavage. Il existe bien un bureau chargé de les libérer, qui enquête sur dénonciation. Mais les patrons sont souvent prévenus à l’avance par les autorités ou la police locales avec qui ils sont liés. Toutefois, ces vingt dernières années, une cinquantaine de milliers d’esclaves ont ainsi été libérés.
L’extension des terres consacrées à la culture industrielle du soja et à l’élevage des bovins n’a fait que marginaliser encore plus les paysans pauvres. Les grandes propriétés occupent plus de la moitié des surfaces agricoles. Cecilio do Rego Almeida, mort en 2008, passait pour le plus grand propriétaire foncier du monde avec, dans le Pará, à l’embouchure de l’Amazone, une surface équivalant au territoire de la Belgique et des Pays-Bas réunis, acquise en bonne partie frauduleusement.
Un Mouvement des travailleurs sans terre se crée en 1984. Au fil des campagnes électorales, ses dirigeants soutiennent Lula pour obtenir de l’État une réforme agraire de grande ampleur. Lorsque Lula arrivera au pouvoir, il n’en fera rien, malgré les manifestations comme celle de 12 000 paysans sans terre à Brasilia en 2005.
Dans l’immense Brésil intérieur, se déroulent des guerres civiles à une échelle locale. Des paysans pauvres s’organisent, occupant des terres non cultivées appartenant à des fazendeiros ou à des grandes entreprises. Les propriétaires engagent des tueurs pour les en chasser, assassinant les meneurs. Au moins 1 685 paysans sont ainsi tués de 1985 à 2012. Un des plus connus, assassiné en 1988, était Chico Mendes, dirigeant des seringueiros qui récoltent le caoutchouc.
Il arrive que les sans-terre s’arment et résistent. En 1982, un paysan surnommé Quintino, chassé de sa terre dans le Pará, après s’être plaint en vain aux autorités, s’arme. Il regroupe une cinquantaine de compagnons pour prendre l’offensive et tuer des dizaines de gros propriétaires et leurs hommes de main, avant d’être lui-même abattu par la police. Dans les campagnes ce n’est pas la réforme agraire qui est à l’ordre du jour, mais la guerre de classe.
L’arrivée au pouvoir de Lula
Sous la présidence de Cardoso des privatisations massives ont lieu, dont celle de la compagnie minière Vale, vendue 25 fois moins cher que ce qu’elle vaut réellement. Le capital étranger en profite au moins autant que la bourgeoisie brésilienne. Cela n’empêche pas la dette publique d’exploser, poussant le Brésil à emprunter 41 milliards de dollars, puis 30 autres milliards. Le chômage augmente.
L’État se désengage en partie du contrôle de l’économie inauguré par Vargas un demi-siècle plus tôt. Cette politique est contestée, notamment par le PT, dont les députés et sénateurs menacent à plusieurs reprises Cardoso d’une procédure de destitution.
Le Parti des travailleurs administre déjà 187 communes en 2002, dont des grandes villes : Porto Alegre, Belém, Recife, São Paulo, Belo Horizonte, Fortaleza… Il gouverne trois États et a une soixantaine de parlementaires au niveau fédéral. Porto Alegre sert de vitrine au PT. C’est là que sont organisées les premières éditions du Forum social mondial, lieu de rassemblement des réformistes du monde entier.
Lors de ses précédentes campagnes, Lula a été traité de rouge et de crapaud barbu par ses adversaires. Selon eux, un ouvrier sans éducation n’est pas digne d’être président et ne saurait pas gouverner le pays. À l’approche de l’élection présidentielle de 2002 Lula tient à se présenter comme responsable, à faire oublier l’image radicale du PT des premiers temps, à rassurer la bourgeoisie et l’état-major, et à garantir au FMI le remboursement de la dette. Un publicitaire élabore son slogan de campagne : « Mon petit Lula, paix et amour ».
Lula choisit comme vice-président un industriel évangéliste appartenant à un petit parti conservateur, toujours proche du pouvoir en place. Ils gagnent l’élection de 2002 avec 61 % des voix au second tour, mais une fois élu, Lula doit composer avec un Parlement où le PT est minoritaire. Les gouvernements dirigés par le PT seront des coalitions comprenant à chaque fois des ministres issus des partis bourgeois classiques.
Le Brésil de Lula bénéficie d’une conjoncture favorable
Le premier mandat de Lula est marqué par une période de hausse des cours des matières premières agricoles, minières et pétrolières, dont l’économie brésilienne est exportatrice.
Cela donne les moyens au gouvernement de lancer des programmes sociaux qui atténuent la misère des plus pauvres. L’objectif du programme Faim zéro est de les mettre à l’abri de la famine. La bourse-famille permet aux familles populaires de toucher entre cinquante centimes et un euro par jour si les enfants sont vaccinés, vont à l’école et si les adultes assistent aux cours d’alphabétisation ou de formation professionnelle. L’efficacité de ce programme tient au fait qu’à 93 % ce sont des femmes qui en sont bénéficiaires pour leur famille. Plus de quarante millions de Brésiliens en ont profité.
Lula parle en 2010, à l’issue de ses deux mandats présidentiels, du « moment magique » que vit l’économie brésilienne. Les 45 milliards de dollars d’investissements étrangers directs au Brésil en 2010, un record, expliquent cet emballement. Le Forum économique de Davos décerne à Lula le titre d’homme d’État mondial 2010. Dans les discours officiels, le Brésil devient un pays sorti du sous-développement et « émergé ».
La presse mondiale se répand en commentaires extatiques, comme ce journaliste français, correspondant du journal Le Monde au Brésil : « La consommation intérieure tourne à plein régime. Elle est entretenue par la fièvre d’achats des quelque 25 millions de Brésiliens qui ont depuis dix ans rejoint la classe moyenne et découvert les charmes du crédit. » Une croissance économique basée sur le crédit, c’est bien là tout ce que peut faire, pendant un temps seulement, le capitalisme dans un pays « émergent » où le prétendu miracle économique laisse 175 millions de gens de côté.
Une économie qui reste subordonnée
Même après ces années fastes, le Brésil se situe à la quatre-vingt-cinquième place mondiale de l’indice de développement humain calculé par le Programme mondial des Nations unies pour le développement (PNUD) ; moins bien classé que Cuba, pourtant lourdement handicapé par un blocus économique, mais où l’État a joué un rôle bien plus grand dans l’économie ces cinquante dernières années.
L’accession au pouvoir du PT ne remet absolument pas en cause la domination de la bourgeoisie, qui est la classe sociale qui bénéficie le plus de la période de croissance économique. La politique du PT l’y aide. Mais la croissance ne résout en rien les fragilités de l’économie brésilienne, ni ne change sa place subordonnée dans la division internationale du travail. Du passé, le Brésil a hérité d’un rôle de fournisseur de matières premières qui ont servi au développement industriel des bourgeoisies européennes puis nord-américaine.
Changer, cela signifie changer les bases mêmes de l’économie mondiale et cela nécessite une tout autre force que celle de l’État brésilien : la force du prolétariat au niveau mondial.
En 2011, les exportations industrielles du Brésil viennent loin derrière les matières premières. L’addition des principales exportations de marchandises industrielles (automobile et aviation) représente moins de 7 % de la valeur des principales exportations de matières premières (minerai de fer, pétrole, soja, sucre, café, viande et bois). Bien des marchandises industrielles qui sont produites au Brésil, comme les automobiles, dont il est le septième producteur mondial, le sont par des multinationales américaines ou européennes.
Aujourd’hui le Brésil serait, en termes de PIB, la huitième économie du monde. Mais le pays descend à la cent-septième place si l’on considère que 204 millions de personnes y vivent. Le Brésil occupe une situation intermédiaire dans l’ordre capitaliste mondial. Il importe beaucoup de biens industriels venant des États-Unis, d’Europe, du Japon ou plus récemment de Chine, qui sont des régions où il exporte ses matières premières. Fondamentalement, sa position reste celle d’un pays sous-développé victime de l’échange inégal.
Mais le Brésil exporte aussi le produit de sa propre industrie dans des pays encore moins développés, surtout en Amérique du Sud où il fait figure de géant économique. Sous Lula, le Brésil a ouvert des ambassades en Afrique. Les multinationales brésiliennes peuvent se tailler une place, un marché dans des pays qui comptent pour peu dans le commerce mondial. Quand elles arrivent à le faire c’est sur le dos de la population pauvre, comme au Mozambique où l’installation d’une mine de charbon par Vale a provoqué le soulèvement des habitants qu’elle chassait, ou en Guinée où l’armée a tué six manifestants qui reprochaient à Vale de ne pas respecter l’obligation d’employer des travailleurs locaux dans une mine de fer.
Le PT au pouvoir
Au pouvoir, une des premières mesures que prend Lula en 2003 est de repousser de cinq ans l’âge du départ en retraite des fonctionnaires fédéraux. Trois des parlementaires du PT refusent de la voter, ils sont exclus. Lula justifie cette réforme, qu’il avait combattue dans l’opposition, en expliquant que les fonctionnaires sont des privilégiés par rapport aux quarante millions de Brésiliens qui n’ont pas droit à une retraite. « Arrêtez les corporatismes, pensez à l’autre Brésil », plaide-t-il. Un type d’argument antifonctionnaire que l’on connaît ici…
Le gouvernement du PT est aidé dans ses attaques contre les salariés par la Centrale unique des travailleurs, principale confédération syndicale, fondée par Lula en 1983. Aux côtés du PT, ces dirigeants syndicaux intègrent l’appareil d’État, et font en sorte que la présidence de Lula ne soit pas trop perturbée par des grèves.
Pourtant les inégalités persistent. Après huit ans de présidence Lula, le recensement de 2010 indique que les pauvres et très pauvres sont 43 millions ; que 3,7 millions d’enfants travaillent illégalement ; que 39 % des travailleurs gagnent mois de 200 euros par mois et 33 % de 200 à 400 euros par mois ; que 9 millions d’habitations n’ont pas de réseau de distribution d’eau, 16 millions sont sans accès aux égouts et 6 millions sans ramassage d’ordures.
La mortalité infantile, qui a pourtant été divisée par quatre sur les trente dernières années, en grande partie grâce à la politique volontariste de développement économique étatique initiée à l’époque de Vargas, est encore aujourd’hui le double de celle de l’Argentine voisine.
Malgré une conjoncture économique mondiale favorable et une accentuation des programmes sociaux qui lui permettent d’être réélu en 2006, la politique de Lula déçoit une partie de la base du PT. Les privilèges fiscaux de la bourgeoisie ne sont pas remis en cause : les revenus tirés des dividendes ne sont pas taxés, le patrimoine et l’héritage très peu. Récemment Lula a reconnu que « entre 2001 et 2015, l’État a renoncé à 138 milliards d’euros de recettes par sa politique d’exonérations fiscales aux entreprises. Et, ajoute-t-il, fait extrêmement grave, sans rien exiger en échange du patronat ».
La grande majorité de l’appareil du PT s’intègre très bien aux rouages de l’État brésilien. Trop bien même pour certains, tel José Dirceu, obligé de démissionner en 2005 du poste de chef de la maison civile de Lula, une fonction proche de celle de Premier ministre. Il avait organisé le système du mensalao, la grosse mensualité : des enveloppes d’une dizaine de milliers de dollars qui, mois après mois, assuraient les votes des parlementaires à vendre pour que Lula puisse faire passer ses lois. Dirceu purge actuellement une peine de sept ans de prison.
La crise économique rattrape la présidence de Dilma Rousseff
Succédant à Lula en 2011, car on ne peut enchaîner plus de deux mandats présidentiels, Dilma Rousseff ne bénéficie pas de la même popularité. Contrairement à lui, cette dirigeante du PT ne vient pas du peuple. Militante guérillériste dans sa jeunesse, ce qui lui a valu la torture et la prison sous les généraux, Dilma Rousseff a ensuite mené une carrière administrative et politique au sein d’un parti vaguement à gauche. Elle a rejoint le Parti des travailleurs juste avant que Lula n’accède au pouvoir, ce qui lui vaut de devenir ministre.
Elle incarne la continuité avec Lula, mais sans son aura de dirigeant ouvrier et dans un contexte beaucoup plus défavorable. La crise financière mondiale de 2008 avait semblé tout d’abord épargner le Brésil, et même le favoriser, car les capitaux spéculatifs fuyant les Bourses occidentales en déconfiture y avaient afflué. À partir de 2012 ils refluent brutalement et la descente du Brésil aux enfers recommence. L’année 2015 voit le PIB chuter de 3,8 % et à nouveau de 3,6 % en 2016. En une année, la production automobile chute de 22 %, la monnaie brésilienne se déprécie de 30 %, portant à 45 % la part du budget de l’État qui s’évapore dans le service de la dette publique. L’inflation repart et ronge le pouvoir d’achat.
Responsable de la catastrophe économique, la bourgeoisie est à l’offensive contre la classe ouvrière, organisant des vagues de licenciements. Et que fait le gouvernement du PT ? Il la laisse faire, privatise, s’attaque à la Sécurité sociale et aux retraites, à l’enseignement, aux hôpitaux et aux transports publics, supprime lui-même des emplois de fonctionnaires. L’austérité se traduit par des coupes budgétaires affectant la bourse-famille, programme social emblématique du PT.
La facture de la crise est payée par les travailleurs, et accessoirement la petite bourgeoisie. Cette couche, appelée parfois trompeusement classe moyenne, croyait qu’elle bénéficierait de la croissance et elle se retrouve avec horreur en voie de prolétarisation. Pour les pauvres, l’espoir d’échapper à la misère par le miracle d’un développement capitaliste s’est évanoui.
La génération militante qui avait émergé des grèves contre la dictature a reflué. Beaucoup de militants ouvriers se sont détournés du PT, écœurés. L’ensemble de la classe ouvrière, trompée, est désorientée et ne participe plus activement à la lutte de classe.
De la crise économique à la crise politique
À partir de 2013 la politique de Dilma Rousseff est contestée dans la rue. La préparation de la Coupe de monde de football de 2014 provoque des manifestations contre l’augmentation des prix des transports urbains. Le gouvernement PT réagit par la répression, employant gaz lacrymogènes et balles en caoutchouc. L’indignation culmine en juin 2013, quand des millions de gens manifestent dans des centaines de villes.
En 2016, les Jeux olympiques de Rio laissent une dette publique accrue, une fois éteints les lampions de la fête. Ils sont l’occasion d’une prétendue pacification des favelas, surtout celles proches des stades. À Rio, elles concentrent un million de personnes : une population qui augmente trois à quatre fois plus vite que celle de l’ensemble de la ville.
La police militaire déserte habituellement ces zones où les habitants subissent la loi des gangs de trafiquants de drogue. Avec les Jeux olympiques, elle les a occupées, souvent avec l’assentiment de la population. La plupart du temps, la police a négocié avec les gangs, permettant aux chefs de s’échapper, puis de reconstituer le trafic de drogue de façon plus discrète. Ensuite l’État a délaissé à nouveau les favelas, sitôt que notables et télévisions internationales sont passés à autre chose.
La violence quotidienne est une des conséquences les plus cruelles des inégalités criantes au Brésil. La police, souvent corrompue, a tendance à se comporter comme une bande rivale ou associée aux gangs. Chaque jour, huit personnes meurent sous les balles de la police brésilienne, dont 80 % sont de jeunes Noirs issus des favelas.
L’agglomération de São Paulo regroupe plus de 20 millions d’habitants. C’est un tel concentré d’inégalités qu’elle est la première ville du monde pour les déplacements en hélicoptère, réputés moins dangereux que la voiture pour les très riches, qui vivent dans un luxe tapageur au milieu d’un océan de pauvreté.
Corruption et crise politique
C’est dans ce contexte que la justice lance son enquête Lava Jato, lavage à grand jet, révélant en détail au public le circuit de corruption connectant les finances du pétrolier public Petrobras, celles des plus grosses entreprises et celles de nombreux politiciens.
C’est l’occasion que les concurrents du Parti des travailleurs ont saisie pour l’éjecter du pouvoir, ce qu’ils tentaient en vain de faire par les élections depuis le début des années 2000. Ils n’ont toutefois pas pu accuser Dilma Rousseff de corruption, mais d’avoir trafiqué la présentation des comptes publics pour cacher l’ampleur du déficit budgétaire, une pratique courante au Brésil… et ailleurs.
La crise politique s’approfondit à partir de 2015, avec comme enjeu la destitution de la présidente. Elle s’accélère avec la mise en cause directe de Lula et de nouvelles manifestations, notamment celles du 13 mars 2016 qui regroupent 3,3 millions de personnes selon la police, dont 1,4 million dans les rues de la capitale économique São Paulo. La petite bourgeoisie réactionnaire, pour qui n’importe quelle aide aux plus pauvres, si minime soit-elle, est toujours de trop, se mobilise. Le PT réplique avec ses propres manifestations de soutien à Dilma Rousseff. Mais la gauche mobilise moins que la droite, les classes populaires considérant que ces règlements de comptes au sommet de l’État sont des querelles entre riches.
En effet, pourquoi les travailleurs se mobiliseraient-ils en masse pour un gouvernement qui ne tient aucun compte d’eux ? Ainsi le président du syndicat de l’automobile de São Bernardo s’est fait huer quand il est venu défendre la présidente devant une assemblée de salariés de Volkswagen en lutte contre 2 000 licenciements, dans la banlieue ouvrière où Lula a milité et où il habite toujours.
La présidente est destituée en deux temps, d’abord provisoirement, puis définitivement en août 2016, à un moment où sa popularité mesurée dans les sondages est de 8 % d’opinions favorables.
Son vice-président, Michel Temer, lui succède. Il fait l’objet de plusieurs procédures judiciaires, qui jusqu’à présent ne l’ont pas poussé à la démission. Par contre, plusieurs de ses ministres ont déjà dû démissionner, comme celui de la Transparence, enregistré alors qu’il achetait le silence d’un dirigeant de Petrobras !
Temer est fragilisé et sa politique visant au recul des droits des travailleurs, et notamment de l’âge de la retraite, est fortement contestée. En avril 2017, les syndicats ont organisé une journée de grève générale qui a mobilisé des dizaines de millions de salariés au moment où la cote de popularité du président tournait autour de 5 %. C’est une forme de revanche pour le PT, qui prépare les élections d’octobre 2018. Mais cela montre surtout que la classe ouvrière réagit aux attaques et garde ses forces intactes.
L’impasse du réformisme
Dans cette situation de crise économique où les partis de gouvernement sont tous discrédités, il est bien difficile de prévoir ce qui sortira des urnes. La condamnation de Lula, pour s’être fait offrir par des entreprises du BTP un appartement triplex et une maison en bord de mer pour une valeur de sept millions d’euros, l’écartera peut-être de la course à la présidence au profit de ses concurrents. Il reste toutefois une figure populaire, grâce à son lointain passé de dirigeant ouvrier et à la chance qu’il a eue d’occuper la présidence lorsque la conjoncture économique mondiale favorisait le Brésil.
Pourtant, toute l’histoire du PT montre la volonté politique constante de ses dirigeants d’utiliser la classe ouvrière comme une base électorale pour s’intégrer au jeu politique de la bourgeoisie, à l’instar des partis traditionnels. De ce point de vue c’est une réussite. L’implication du PT dans la corruption habituelle du personnel politique brésilien le montre.
La bourgeoisie, par nature, ne peut que mener une incessante guerre de classe au prolétariat. Or l’histoire politique du Brésil montre que ni Vargas, bien que le Parti communiste l’ait soutenu, ni le PT de Lula, bien que même l’extrême gauche ait contribué à sa construction, n’ont permis à la classe ouvrière ne serait-ce que de se défendre. Au contraire, au gouvernement, ils lui ont porté des coups et surtout l’ont désarmée moralement et politiquement face à ses adversaires de classe.
À présent, le tournant à droite à la tête de l’État, marqué par le remplacement de Dilma Rousseff par Michel Temer, est une réalité. Ce tournant reflète une évolution menaçante pour le prolétariat dans les rapports de classe.
Par leur politique menée au nom des travailleurs, les réformistes du PT ont dressé toute une partie de la petite bourgeoisie contre la classe ouvrière. La crise économique et politique a fait descendre des millions de petits bourgeois dans les rues du pays, dont certains ont même exprimé leur nostalgie de la dictature militaire et leur rejet du parlementarisme, éclaboussé de scandales à répétition. L’extrême droite surgit à nouveau ouvertement.
Dans un pays qui compte cent millions de salariés, la classe ouvrière représente pourtant une force sociale potentielle considérable. Mais à condition qu’elle ait conscience de ses intérêts de classe et de la politique nécessaire pour les incarner.
Ceux qui s’inquiètent de l’évolution réactionnaire du pays, mais qui militent tout de même pour le retour au pouvoir du PT en prétendant que c’est dans l’intérêt du prolétariat, ne veulent pas voir que ses dirigeants, Lula au premier chef, ont préparé eux-mêmes de longue date cette évolution. Leur réformisme est une impasse, particulièrement dans un pays dont l’économie a toujours été soumise aux aléas de celle des grandes puissances.
Les travailleurs conscients qui veulent aller de l’avant, eux, peuvent s’appuyer sur une riche tradition de luttes des opprimés. Ils ont à construire leur propre parti, un parti qui ne se contente pas de s’orner du mot « travailleur » pour gagner les élections, mais dont la politique affichée soit celle du marxisme révolutionnaire, du communisme.