Une résurgence du pacifisme ?

À l’occasion du premier anniversaire de l’intervention russe en Ukraine, une intersyndicale nationale1 a appelé, fin février, à des marches pour « une paix juste et durable et le retrait des troupes russes ». Des appels dans le même sens ont émané du PCF, du Mouvement de la paix (qui lui est lié) et du MRAP, qui ont parfois reçu le renfort local de syndicats, de La France insoumise et de groupes dans son sillage.

Des actions similaires ont eu lieu en Allemagne, Angleterre, Grèce, Italie, Suisse, au Japon, au Portugal… à l’initiative là aussi de syndicats, partis et personnalités se situant plus ou moins à gauche. À Berlin, elles ont réuni 50 000 personnes, avec la présence visible de députés de Die Linke, derrière les mots d’ordre « Armes à terre – Plus jamais la guerre », « Non à la guerre, non à l’OTAN ! », « Pas d’armes, construire la paix ! » À Londres, la coordination Stop the War (Arrêter la guerre) a fait manifester sous des pancartes et banderoles « La paix maintenant », « Non à la guerre, non à l’OTAN ! », l’ex-leader du Parti travailliste Jeremy Corbyn prenant la parole aux côtés de syndicalistes, d’artistes, de militants pacifistes, d’une députée. À Rome, le secrétaire général du syndicat CGIL a réclamé « un cessez-le-feu immédiat et l’ouverture de négociations », tandis qu’à Gênes 10 000 manifestants disaient leur refus de charger et décharger des armes, à l’appel du collectif des travailleurs du port et du syndicat USB.

Bruits de bottes et pacifisme

Même si ce mouvement, et il faudrait plutôt parler de nébuleuse, reste à l’état quasi embryonnaire, il est de la responsabilité de militants révolutionnaires de ne pas oublier l’essentiel. La guerre, en cours ou à venir, n’étant que la prolongation de la politique par d’autres moyens, elle n’abolit pas les oppositions de classes, mais les exacerbe. Cela exige donc des révolutionnaires qu’ils défendent de la façon la plus résolue une politique de lutte de classe. Il ne s’agit pas pour eux de se transformer en militants pacifistes, en s’imaginant peut-être devancer le mouvement social, mais au contraire de garder le cap sur leur objectif fondamental, la révolution socialiste. Et de dire et redire, car personne ne le fera à leur place, que l’humanité ne pourra se débarrasser de la guerre, comme de tous les maux qu’engendre la société de classes, que si elle attaque le mal à la racine, que si elle extirpe les racines sociales de la guerre que sont les inégalités de classes, que si elle renverse et brise l’État de la bourgeoisie, cet instrument de l’exploitation capitaliste, comme avaient entrepris de le faire la Commune de Paris en 1871 puis, victorieusement, la révolution bolchevique des conseils ouvriers dans la Russie de 1917.

En France, les courants qui se sont emparés du thème des protestations pacifistes affichent parfois de sérieuses divergences entre eux. La tonalité et le contenu du message porté varient sensiblement selon qu’il émane du courant international de l’ex-Secrétariat unifié (SU), auquel se rattache la direction du NPA, ou des membres de l’intersyndicale nationale ou de certaines structures de la CGT qui veulent se démarquer du quasi-soutien « pacifiste » au bloc Ukraine-OTAN qu’affiche leur confédération.

Ainsi l’ex-SU, qui s’est rangé dès le début dans le camp de l’État ukrainien, y compris de sa défense par l’OTAN, cette gigantesque coalition militaire des États impérialistes, en gommant leur rôle dans la genèse et l’escalade du conflit, adopte, un an plus tard et sans rien changer de sa position, un langage à destination des milieux pacifistes. Et de réclamer dans toutes ses déclarations « le démantèlement de tous les blocs militaires, OTAN, OTSC1, Aukus2 », ajoutant qu’il « continue également à lutter pour le désarmement mondial – notamment en ce qui concerne les armes nucléaires et chimiques »3. L’intersyndicale nationale, quand elle s’exprime collectivement, en plus de prôner une paix durable, autant dire émettre un vœu pieux à propos de cette guerre, affirme : « Solidarité avec l’Ukraine qui résiste ! Mort à la guerre de Poutine ! Troupes russes hors d’Ukraine ! Paix en Ukraine – libertés en Russie et au Belarus ! » Des positions qui n’ont rien pour gêner l’État français, ses alliés et leur politique. Ce positionnement des directions syndicales se démarque si peu des buts de guerre des États occidentaux que la CGT aimerait se montrer un peu moins consensuelle, sinon alignée. Alors elle se revendique4 au niveau central de « la charte de l’ONU [qui reconnaît] le droit de l’Ukraine à se défendre », tout en condamnant « la nécessité [invoquée par Macron] d’engager la France dans une économie de guerre ». Et de se livrer à un exercice d’équilibrisme entre son choix de ne pas mettre en cause le bellicisme de l’OTAN et de l’État français, et sa prétention à faire entendre « l’exigence de paix en Europe et dans le monde ». Que cela ne convainque pas certains secteurs de la confédération, c’est ce que montrent plusieurs exemples. Ainsi Olivier Mateu, responsable de l’UD des Bouches-du-Rhône, quand il déclare : « Nous, on ne choisit pas entre Zelensky et Poutine. » Ou encore un tract de l’UD CGT 94 qui, titré en un rappel bienvenu des paroles de L’Internationale « Paix entre nous, guerre aux tyrans ! », dénonce « avec force les fauteurs de guerre et le système capitaliste qui voudrait nous mener à l’abattoir », pour affirmer : « Ce carnage doit cesser, les canons se taire et la diplomatie prendre le dessus. » Clamant « Multiplions les initiatives pour une politique de paix ! », il « appelle à signer et faire signer sa carte pétition “Pas un euro, pas un soldat, pas une seule arme pour les guerres impérialistes” et à faire rayonner toutes les activités pour la paix ».

Il y a une différence de positionnement entre ce pacifisme au ton radical et celui qui se veut plus respectueux des gouvernants. Mais, par-delà la forme, sur le fond, les uns comme les autres évitent tous de pointer la responsabilité du capitalisme dans les guerres. Vouloir vraiment la paix, c’est vouloir s’en donner les moyens, et cela commence par désigner sans ambiguïté ce que l’on doit combattre. Au lieu de quoi, les organisations citées, même quand elles citent les paroles de L’Internationale, s’en remettent à l’ONU, à la diplomatie, autrement dit à des moulins à paroles destinés à tromper les peuples et les travailleurs. Or, il faut précisément leur dire que, le système capitaliste étant indissociable de la guerre, il ne pourra y avoir de paix tant que l’on ne l’aura pas renversé.

Il y a longtemps qu’en France et ailleurs on n’avait pas vu de rassemblements antiguerre. Pour trouver un mouvement d’ampleur sur ce terrain, il faut remonter à la guerre du Golfe en 2003, mais surtout à celles que les impérialismes américain et avant lui français avaient infligées au peuple vietnamien.

Depuis, le contexte a changé de façon radicale. L’URSS a disparu en 1991, ce qui a renforcé l’emprise des États-Unis sur le monde, et il n’y a donc plus, comme auparavant, deux pôles entre lesquels le tiers-monde pouvait louvoyer afin de desserrer l’étau impérialiste. Mais, surtout, ce qui pèse sur l’humanité depuis les années 1970, c’est la crise du système capitaliste. Elle s’est à ce point aggravée qu’aujourd’hui les états-majors civils et militaires de la bourgeoisie mondiale ne voient plus comment préserver leur système autrement que dans la perspective d’un conflit généralisé.

Dans ce contexte de guerre en Europe, un continent qui avait pu s’en croire à l’abri depuis 1945, une fois oubliées la guerre fratricide et l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie, les tensions militaires attisées par l’impérialisme autour de la Chine, de l’Iran, de la Russie et au Moyen-Orient, l’explosion partout des budgets d’armement, les injonctions des gouvernants à passer l’économie en mode de guerre, il est inévitable qu’une partie de la population s’inquiète du climat que cela crée et qu’elle exprime de façon plus ou moins claire son rejet de l’avenir que la société capitaliste lui prépare.

Une solution pour la bourgeoisie ?

L’idée que le monde peut de nouveau basculer dans un incendie guerrier n’a pas partout la même force. La majorité de l’humanité, parce qu’elle vit en Afrique, Asie ou Amérique latine, a souvent déjà pour lot quotidien les guerres, les dictatures et la misère qu’engendre l’oppression impérialiste. Il en va autrement pour les populations d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest, du Japon et de l’Australie, qui ont vu leur horizon s’assombrir de façon soudaine. Depuis 1945, la bourgeoisie, qui y trouvait son compte, avait permis aux peuples d’Occident de vivre dans l’illusion d’un monde pacifié, épargné par la misère. La bourgeoisie impérialiste ne pouvant ni ne voulant plus entretenir pareille illusion du fait de la crise, il se crée là un terrain propice à l’émergence de sentiments antiguerre et pacifistes.

À quel rythme pourraient-ils se répandre, et sous quelles formes ? Celle d’un pacifisme populaire, qui contient en germe la contestation de classe d’un système capitaliste fauteur de guerres ? Ou celle d’une sorte de réformisme adapté au temps de guerre, ou d’intensification des menaces de guerre, qui semble faire écho aux sentiments des masses mais en évitant soigneusement de remettre en cause l’ordre social, la domination de la bourgeoisie ?

Dans le Programme de transition qu’il rédigea en 1938, alors que le monde s’acheminait vers une nouvelle boucherie mondiale, Trotsky expliquait qu’il faut établir « un strict distinguo entre le pacifisme du diplomate, de l’universitaire, du journaliste, et le pacifisme du charpentier, de l’ouvrier agricole ou de la blanchisseuse. Dans le premier de ces cas, le pacifisme est la couverture de l’impérialisme. Dans le second, l’expression confuse de la défiance envers l’impérialisme ». Et si dans le même texte Trotsky insistait sur le fait que « la lutte révolutionnaire contre la guerre » incombe entièrement aux militants communistes révolutionnaires, qu’elle devient pour eux une tâche, un objectif, c’est parce que les dirigeants de la bourgeoisie savent, au besoin, se servir du pacifisme, voire mener sous son masque une politique impérialiste, donc belliciste et de conquête.

Du point de vue des intérêts historiques de la classe ouvrière, on a là un enjeu majeur de la période qui s’ouvre. Le sentiment antiguerre et les mouvements auxquels il pourrait donner naissance resteront-ils entre les mains de courants qui ont en commun de respecter l’ordre établi ? Ou, face à l’expression multiforme de ce sentiment dans chaque pays et d’un pays à l’autre, les révolutionnaires sauront-ils déceler ce qu’il contient de socialement explosif et s’appuyer sur ce que ressentent confusément les classes populaires pour les orienter vers une lutte consciente contre le régime capitaliste ? Ce qui sera déterminant pour cela, ce sont les liens concrets des révolutionnaires avec les travailleurs et les classes populaires, la compréhension qu’ils sauront avoir de leurs aspirations, sans se contenter de répéter des formules toutes faites, fussent-elles tirées de L’Internationale ou des discours de Jaurès.

En France, à gauche, le PCF et ses organisations proches ont une longue tradition en matière de pacifisme. Elle s’est formée à la fin des années 1930, quand le stalinisme, affolé par la guerre qui s’annonçait, ne savait plus à quel saint se vouer : la Société des nations, ancêtre de l’ONU, l’alliance avec les démocraties impérialistes, celle avec l’Allemagne nazie… Le pacifisme des staliniens français durant la guerre froide visait à soutenir l’URSS contre la menace des États-Unis. Cela passait essentiellement par le Mouvement de la paix – qui réapparaît – ou par des appels internationaux, tel celui de Stockholm, dont l’actuelle pétition antiguerre de la CGT offre une bien pâle copie. Pour les tenants de cette mouvance, le terrain du pacifisme pourrait apparaître comme un moyen de combattre, sinon la guerre, du moins la fonte de leur électorat, conséquence de leur soutien à la politique antiouvrière des gouvernements du PS après 1981. Tenir un langage antiguerre réformiste radical sur la forme et ne pointant pas l’organisation sociale capitaliste pourrait être, pour eux, un moyen de se refaire une santé. Et, pour ­Mélenchon et les siens, un moyen d’étoffer leur audience afin de devenir une alternative crédible aux yeux de la bourgeoisie.

Le Parti socialiste, lui, a un long passé de soutien gouvernemental aux guerres coloniales de la France. Il a choisi depuis longtemps le camp non seulement de la bourgeoisie française, mais aussi de la bourgeoisie la plus forte, la plus impliquée dans le maintien de l’ordre mondial, celle des États-Unis. Il est donc peu probable qu’il prenne l’initiative de mouvements pacifistes, même les plus inoffensifs. Encore que des gens de la SFIO, ancêtre du PS, s’affichaient pacifistes avant 1939, et parfois après juin 1940 aux côtés de Pétain, parce qu’il incarnait la fin de la guerre avec l’Allemagne. Leur pacifisme n’avait rien d’incompatible avec les intérêts de la bourgeoisie française, qui espérait éviter que sa rivale allemande s’octroie, par les armes, une part de son empire colonial. Et il ne faut pas oublier que, lors des deux guerres mondiales, la bourgeoisie américaine a su s’abriter derrière une posture de neutralité et un discours pacifiste, le temps de laisser ses concurrents s’affaiblir et s’entre-déchirer en Europe. Après quoi elle intervint avec toute sa force industrielle, militaire et financière pour rafler la mise. Car, au cours des deux conflits mondiaux, c’est aussi sous le drapeau du non-interventionnisme, de l’entente entre les peuples, de l’instauration d’une paix durable que les États-Unis parvinrent à établir puis à renforcer leur hégémonie mondiale aux dépens de leurs rivaux.

Aujourd’hui, avant même qu’un troisième conflit mondial n’éclate, on constate que, en Europe occidentale au moins, des courants plus ou moins marqués à gauche se préparent déjà à l’éventualité que l’état d’esprit des masses populaires évolue en un sens antiguerre. Ils prennent date, cherchent à occuper le terrain du pacifisme, alors qu’aucune fraction notable de la population ne regarde de ce côté-là.

Ce phénomène se limite pour l’heure au noyau militant ou sympathisant des organisations concernées. Mais il pourrait mobiliser au-delà à l’avenir. Il se pourrait aussi que, dans le personnel politique et dirigeant de la bourgeoisie, des forces même très éloignées de la gauche gouvernementale se saisissent du thème antiguerre.

Des politiciens aussi réactionnaires que le président Orban en Hongrie ou des figures de proue de l’extrême droite semblent vouloir occuper ce terrain. En France, Le Pen, Zemmour, Philippot ont évoqué ou agité ce thème lors de l’élection présidentielle. En Italie, des personnalités de la droite extrême s’y emploient aussi, parfois avec le Vatican en devanture. Ainsi, le 5 novembre dernier à Rome, le pape a accordé sa bénédiction à un défilé de plusieurs dizaines de milliers de personnes marchant « pour la paix », sous le patronage de syndicats, d’associations laïques et d’autres, catholiques, plus ou moins marquées à droite.

Nul ne peut dire si, autour du rejet de cette guerre ou d’autres, se mettront ou pas en place de nouvelles combinaisons politiques, à gauche, transpartisanes incluant la droite, voire la droite extrême, dans le cadre institutionnel de certains États tels que l’Italie ou la France. Mais, les alternances plus qu’usées gauche-droite n’assurant plus un fonctionnement bien huilé à la machinerie démocratique de ces États, pourrait-il s’y substituer une alliance « pour la paix » ? Elle aurait un double avantage aux yeux de la bourgeoisie : elle rassemblerait largement en une sorte d’union sacrée et apparaîtrait comme une solution nouvelle qui ne bouleverse pas le système en place. Une manœuvre qu’elle a déjà tentée avec l’écologie puisque, de gauche à droite, toute la classe politique s’y est plus ou moins ralliée.

Pacifisme ou révolution

Ce ne serait pas la première fois que des hommes et partis de la bourgeoisie se trouvant au pouvoir ou dans l’opposition tentent de dévoyer le légitime sentiment antiguerre des masses populaires et travailleuses, dans un sens opposé à leurs intérêts.

Dans un article écrit peu après l’entrée en guerre des États-Unis le 5 avril 19175, Trotsky notait ceci :

« Il n’y a jamais eu autant de pacifistes, maintenant que les gens s’étripent dans tous les coins de la planète. [Il] fut un temps où les hommes s’égorgeaient pour la plus grande gloire du Christ […]. Maintenant les peuples se massacrent au nom du pacifisme. Wilson6, au nom de la Ligue des nations et d’une paix durable, a lancé son pays dans la guerre. » Et il précisait ce dont il avait été témoin en Amérique : « Aux USA, […] le pacifisme “officiel” de Wilson et le pacifisme “oppositionnel” de Bryan7 [ont été] les plus puissants moyens mis en œuvre pour résoudre ce problème : l’éducation militariste des masses. […] Tout en envoyant des tonnes de pétitions et des wagons de délégations à son collègue [Wilson] en place au gouvernement, Bryan se souciait par-dessus tout de briser ce que ce mouvement pouvait avoir d’acéré. “Si l’affaire est poussée jusqu’à la guerre, télégraphiait Bryan à un meeting contre la guerre […], nous soutiendrons le gouvernement, cela va de soi ; mais pour l’heure, notre devoir le plus sacré est de protéger notre peuple des horreurs de la guerre et de faire, pour cela, tout ce qui est en notre pouvoir.” En ces quelques mots se résume le programme du pacifisme petit-bourgeois : […] offrir un exutoire à l’insatisfaction populaire au moyen de meetings inoffensifs, tout en donnant la garantie au pouvoir qu’il ne rencontrera pas d’obstacles de la part de l’opposition pacifiste. »

Quelques mois plus tard, alors que la révolution tardait ailleurs qu’en Russie, Rosa Luxemburg soulignait à quel point le pacifisme était devenu un agent de l’impérialisme contre la classe ouvrière : « La haine de classe contre le prolétariat et la menace immédiate de la révolution sociale qu’il représente déterminent […] les faits et gestes des classes bourgeoises, leur programme de paix et leur politique à venir. […] [Les dirigeants socialistes] cherchent à faire aboutir le même programme de paix que la bourgeoisie et le préconisent comme leur propre programme ! Vive Wilson et la Société des nations ! Vive […] le désarmement ! Voilà […] la bannière à laquelle se rallient […] les socialistes de tous les pays – et avec eux les gouvernements impérialistes de l’Entente, les partis les plus réactionnaires, les socialistes gouvernementaux arrivistes. 8»

En juillet 1914, juste avant que se déchaîne l’enfer de la guerre mondiale, Jean Jaurès avait affirmé dans un meeting électoral : « Le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage. » Le socialisme de Jaurès, qui n’était pas marxiste, restait par bien des aspects compatible avec la démocratie bourgeoise dans la France d’alors. Mais lui et les autres cadres du mouvement socialiste européen avaient, durant des années, défendu devant la classe ouvrière du continent l’idée que les prolétaires n’ont pas de patrie et que, pour en finir avec les guerres, il faut en finir avec le capitalisme. Au début du 20e siècle, les rivalités interimpérialistes menaçant à tout instant d’exploser, les délégués français, allemands, autrichiens, russes, britanniques, belges, italiens, etc., à plusieurs congrès de l’Internationale socialiste avaient pris l’engagement de recourir à la grève générale, voire à l’insurrection, pour empêcher la guerre.

Au lieu de quoi, les dirigeants socialistes allaient, sauf rares exceptions, s’aligner dès le 4 août 1914 derrière leur bourgeoisie respective, approuver l’envoi à l’abattoir de millions de prolétaires et de paysans auxquels eux et les politiciens bourgeois désignaient d’autres travailleurs comme l’ennemi.

Cette monstrueuse trahison de la classe ouvrière, des idéaux et du combat socialistes signa la faillite de la Deuxième Internationale et de la social-démocratie. Mais les graines que des générations de militants avaient semées dans la conscience du prolétariat allaient germer aux feux du brasier mondial. Les premiers à mettre un terme à la guerre, en renversant leur bourgeoisie, furent les prolétaires russes : quatre mois après Octobre 1917, les armes s’étaient tues sur le front de l’Est. Cela stimula la volonté des soldats et ouvriers allemands d’en finir avec le régime de leurs propres fauteurs de guerre : en novembre 1918, l’Allemagne se couvrit de conseils de soldats et d’ouvriers, la révolution avait commencé. Mais finalement elle ne parvint pas à triompher et la révolution russe resta isolée, ce que l’humanité paya d’un prix terrible – le fascisme, une nouvelle crise économique mondiale, le stalinisme, le nazisme, une nouvelle guerre mondiale.

Alors qu’aujourd’hui la crise mondiale s’aggrave, que les risques d’un nouveau conflit mondial se précisent, il ne faut pas oublier que, si de la guerre entre puissances impérialistes avait surgi une vague révolutionnaire qui menaça de balayer le capitalisme en Europe, c’est qu’il y avait eu des militants, des organisations, des partis révolutionnaires en Russie, en Allemagne, mais aussi en Autriche-Hongrie, en France, en Italie, dans les Balkans…, pour se préparer, pour préparer leurs camarades, les travailleurs autour d’eux, à l’idée que face à la guerre l’alternative ne pouvait être, selon l’expression de Rosa Luxemburg, que le socialisme ou la barbarie.

La classe ouvrière, en France comme ailleurs dans le monde, ne s’est toujours pas remise des conséquences de l’échec de la vague révolutionnaire des années 1920 ni des ravages qu’ont faits, dans la conscience, l’éducation et l’organisation du prolétariat, la social-démocratie puis le stalinisme, tous deux passés définitivement du côté de l’ennemi de classe. À l’approche de ce qui pourrait être un nouveau conflit généralisé, engendré par la crise et les contradictions de la société capitaliste, on ne peut que constater que la classe ouvrière actuelle est bien moins préparée sur le plan politique, moral et organisationnel qu’elle ne l’était en 1914. Plus grave, elle n’a toujours pas pu se donner ce qui lui a tant fait défaut pour l’emporter dans les luttes, les guerres et les révolutions du dernier siècle : des organisations composées de militants communistes révolutionnaires convaincus que seule la classe ouvrière peut transformer la société, des partis aguerris dans la lutte de classe, reconnus comme sa direction par au moins une fraction de la classe ouvrière.

Pour parcourir ce chemin indispensable, les révolutionnaires conscients doivent d’autant plus s’accrocher à la seule boussole fiable dont ils disposent. Celle, non pas du pacifisme, même peint aux couleurs de la dénonciation verbale du capitalisme, mais celle de Lénine quand, en 1915 à la conférence Zimmerwald, il fixait pour objectif aux révolutionnaires ce qui allait permettre la victoire des bolcheviks en octobre 1917 : transformer « la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme ».

Un siècle a passé sans que ce programme puisse se réaliser à l’échelle mondiale, mais il n’a pas pris une ride.

26 mars 2023

1Alliance défensive de six ex-républiques soviétiques : Russie, Biélorussie, Arménie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan.

 

2Accord de coopération militaire États-Unis-Grande-Bretagne-Australie signé en septembre 2021.

 

3 Déclaration de l’ex-SU (Bureau exécutif de la Quatrième Internationale) du 20 février 2023.

 

4 Son communiqué du 1er février 2023 « Refusons l’économie de guerre, gagnons la paix ! »

 

5Le pacifisme, agent de l’impérialisme date de juin 1917. Trotsky se trouvait aux États-Unis, empêché par les autorités de revenir en Russie où la révolution avait éclaté.

 

6Président démocrate qui décida l’entrée en guerre des États-Unis. Il invoquait un programme de paix, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’entente universelle des nations…

 

7Avocat, membre du Congrès, William Bryan fut trois fois candidat démocrate à la présidence. Il se disait anti-impérialiste, pour la paix, et avait fait campagne contre l’annexion des Philippines. Il mit sa popularité au service de Wilson, qui en fit son ministre des Affaires étrangères. En 1915, Bryan sortit du gouvernement mais continua à lui donner sa caution.

 

8 Rosa Luxemburg, Fragment sur la guerre, la question nationale et la révolution, 1918.

 

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