La guerre en Ukraine, nouveau pas vers une guerre générale ?26/03/20222022Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2022/03/223.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

La guerre en Ukraine, nouveau pas vers une guerre générale ?

Tout en multipliant les livraisons d’armes à l’Ukraine et en glorifiant la résistance de sa population, les dirigeants européens et américains répètent sur tous les tons « qu’il n’est pas question de déployer des troupes de l’OTAN ni des avions en Ukraine »1. Directement responsables de l’engrenage qui a conduit Poutine à envahir l’Ukraine, ils veulent éviter une guerre frontale contre la Russie. Pour autant, si la prochaine guerre mondiale n’est pas encore enclenchée, elle est inscrite dans les gènes du capitalisme et l’humanité s’en rapproche un peu plus. Sur le terrain militaire comme sur celui de l’embrigadement moral des populations, la guerre en Ukraine sert déjà de répétition générale en même temps qu’elle exacerbe toutes les contradictions de cet ordre social injuste.

Le grand jeu américain contre la Russie avec la peau des Ukrainiens

La décision de Poutine de déclencher l’invasion sanglante et fratricide de l’Ukraine le 24 février a pu surprendre jusqu’à des généraux européens bien informés. Pour autant, les dirigeants occidentaux peuvent difficilement prétendre que cette décision résulte d’un coup de tête. Poutine, artisan de la restauration d’un État russe fort au service des bureaucrates et des oligarques qui lui ont fait allégeance, après le délitement de la décennie Eltsine, dénonce depuis des années le double jeu des dirigeants impérialistes. « Ils nous ont menti à plusieurs reprises, ils ont pris des décisions dans notre dos, ils nous ont mis devant le fait accompli. Cela s’est produit avec l’expansion de l’OTAN vers l’est, ainsi qu’avec le déploiement d’infrastructures militaires à nos frontières », avait-il par exemple déclaré le 18 mars 2014 dans un discours justifiant l’annexion de la Crimée2. Poutine faisait notamment allusion aux promesses du secrétaire d’État américain James Baker à Mikhaïl Gorbatchev en février 1990 à Moscou, lors des discussions autour de la réunification allemande : « La juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est. »

Les États-Unis se sont très vite assis sur cet engagement. Profitant de la faiblesse politique d’Eltsine, de la crise économique en Russie et des demandes des nouveaux gouvernements des États d’Europe de l’Est, ils lancèrent à partir de 1997 le processus d’adhésion à l’OTAN de six de ces pays issus de l’ancien glacis de l’Union soviétique et des trois pays baltes. Après 2001, sous couvert de la guerre en Afghanistan, ils établirent des bases militaires pérennes en Ouzbékistan et au Kirghizstan, temporaires au Tadjikistan et au Kazakhstan. Les révolutions dites de couleur, en 2003-2004, leur ont permis de prendre pied en Géorgie et en Ukraine.

En février 2014, le renversement du président ukrainien pro-russe Ianoukovitch, suite à l’occupation de la place Maïdan au centre de Kiev par des manifestants nombreux et divers, mais encadrés par des politiciens réactionnaires, conseillés et financés par des représentants de l’Allemagne et des États-Unis, avec une présence visible de groupes d’extrême droite, a renforcé les positions américaines en Ukraine. Les déclarations et les mesures russophobes du nouveau pouvoir avaient servi de prétexte à Poutine pour annexer la Crimée et aux pro-russes du Donbass pour faire sécession. C’est à ce moment-là qu’a réellement commencé la guerre en Ukraine. Entre 2014 et 2021, les États-Unis ont alloué quelque 2,7 milliards de dollars d’aide à l’armée ukrainienne. Outre des armes, des drones, des missiles antichars ou antiaériens, ils ont envoyé des instructeurs pour former et encadrer les soldats réguliers et les milices ultranationalistes engagées dans le Donbass. En quelques années, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN ont reconstitué, modernisé et équipé l’armée ukrainienne.

En Europe de l’Est, l’OTAN a multiplié les manœuvres militaires, comme l’opération Anaconda organisée en 2016 en Pologne et dans les pays baltes avec 30 000 soldats, dont 14 000 Américains. Depuis 2017, le Pentagone a quadruplé ses dépenses dans cette région, notamment pour déployer une brigade blindée de 4 000 hommes. En juin 2021, Anthony Blinken, le secrétaire d’État de Biden, déclarait encore : « Nous soutenons l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.3» Cet interventionnisme militaire des États-Unis aux frontières immédiates de la Russie ne pouvait qu’être perçu comme une menace par Poutine. Un officier de l’armée française l’écrivait dès 2015 : « En Ukraine, la Russie d’aujourd’hui ne peut en aucun cas accepter de reculer devant Washington, sous peine de reproduire l’engrenage de renoncements qui conduisit à l’implosion de l’URSS. […] Cela démontre ainsi que le Kremlin choisira toujours l’escalade plutôt que de courir le risque de voir Kiev l’emporter. […] Très clairement, les États-Unis prennent un risque en cherchant à gagner une course aux armements en utilisant l’Ukraine contre la Russie, pour la vaincre en particulier dans son voisinage.4»

Criminelle pour les peuples ukrainien et russe, décidée avec le cynisme et la brutalité d’un agent de l’ex-KGB, l’agression militaire de Poutine contre l’Ukraine est le fruit de cette politique de l’impérialisme. Les dirigeants américains s’étaient préparés à une telle hypothèse. Moins de 48 heures après l’invasion russe, l’armée américaine faisait parvenir quelque 17 000 missiles antichars entreposés en Allemagne et Biden accordait un nouveau crédit de 350 millions de dollars.

Pourtant, s’ils ont allumé la mèche, les dirigeants occidentaux ne veulent pas s’engager eux-mêmes dans la guerre. Le refus des États-Unis de laisser la Pologne fournir à l’Ukraine les avions Mig 21 réclamés par le président Zélensky est significatif. Les États-Unis multiplient les enveloppes budgétaires, envoient des armes sophistiquées, maintiennent et sans doute augmentent les effectifs de leurs conseillers militaires, mais ne veulent pas risquer d’être considérés comme des belligérants par la Russie, pour ne pas s’engager dans une confrontation directe. Même l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, encore encouragée il y a neuf mois par Blinken, n’est plus à l’ordre du jour, puisque cette éventualité a été la principale cause de l’intervention de Poutine. Cornaqué par ses parrains américains qui cherchent manifestement une issue négociée à la guerre, Zélensky a déclaré le 15 mars : « Nous avons entendu pendant des années que les portes de l’OTAN étaient ouvertes, mais nous avons compris que nous ne pourrions pas adhérer. C’est la vérité et il faut le reconnaître. » En somme, les dirigeants occidentaux ont jeté les Ukrainiens dans la fosse aux ours puis ont fermé les issues. Face à l’agression russe, ils vantent leur courage et leur engagement patriotique, mais les laissent se battre seuls.

Cette prudence ne résulte pas d’un sens des responsabilités des dirigeants occidentaux soucieux d’éviter de démarrer une guerre nucléaire, comme le répètent les médias. Maintes fois, dans le passé comme dans le présent, du Vietnam à l’Irak, de la Libye au Yémen et à l’Afghanistan, ils ont été capables de détruire des pays entiers, de martyriser les populations et de recourir à des armes de destruction massive, directement ou par alliés régionaux interposés. Et leur prudence peut se transformer bien vite en fuite en avant belliciste. Tout dépendra de la durée et de l’évolution de la guerre en Ukraine, de son éventuelle extension à d’autres territoires, notamment ceux issus de l’ex-Union soviétique, de l’impact sur l’économie mondiale des combats et des sanctions contre la Russie, de l’avancement des négociations, de l’attitude de Poutine, des bureaucrates et oligarques qui l’entourent. À ce jour, en faisant la guerre à Poutine par Ukraine interposée, et en profitant d’une résistance ukrainienne plus solide qu’attendue, les États-Unis réalisent leurs objectifs : affaiblir la Russie, renforcer la domination de leurs trusts en Europe de l’Est comme dans le monde, renforcer leurs capitalistes du secteur militaro-industriel, mais aussi réaffirmer leur suprématie sur leurs alliés européens dans une économie mondiale en crise.

L’Europe et les États-Unis

La guerre en Ukraine montre une nouvelle fois que les États-Unis sont les gendarmes en chef, y compris en Europe. Les médias ont fait beaucoup de bruit autour de la décision de l’Union européenne (UE), décision qualifiée d’historique, de prélever 450 millions d’euros puis finalement un milliard – sur le budget dit de « facilité européenne de paix » (sic) pour mutualiser le coût des armes envoyées à l’Ukraine. Mais dans le même temps les États-Unis, eux, ont porté leur aide militaire et économique à l’Ukraine à 14 milliards de dollars. Quant aux sanctions économiques, c’est à reculons que les dirigeants européens ont fini par les prendre, en excluant à ce jour le gaz et le pétrole, tant leur dépendance aux matières premières et la présence de leurs groupes industriels ou commerciaux en Russie sont grandes et variables d’un pays européen à l’autre. Macron ou le chancelier allemand Scholz, représentants des deux principales puissances de l’UE, ont pu s’agiter, prétendre parler à l’oreille de Poutine, ils n’ont eu d’autre choix que de suivre plus ou moins docilement la politique de Biden.

N’en déplaise à un Zemmour ou un Mélenchon, qui représentent deux variantes des postures anti-atlantistes, ce n’est pas une question de personnalités au pouvoir ni d’orientation politique, mais de rapports de force. Si les gouvernements des pays de l’Est se sont tournés vers l’OTAN et les États-Unis pour assurer leur défense, et non pas vers l’UE, c’est parce que celle-ci reste un assemblage de pays concurrents qui ne dispose pas d’une armée commune. Après des années de palabres, les pays de l’UE ont annoncé l’adoption d’une « boussole stratégique » dans le but d’harmoniser la défense européenne et de créer, peut-être, une force d’intervention rapide, voire un commandement unique. Ce terme de « boussole » dit à lui seul que la défense européenne, dont Macron se veut le champion, n’est qu’une chimère. Comme le formulait récemment un ancien secrétaire général de la Défense et de la sécurité nationale sous Hollande : « Le problème de l’Europe est que chaque pays fabrique dans son coin une petite armée avec des redondances et des coûts de structures inutiles.5» Un ancien ambassadeur de l’UE regrettait que l’Europe ait « une multitude de véhicules blindés, d’avions de chasse, et que l’industrie militaire européenne soit peu intégrée6». Ces diplomates, comme les militaires qui multiplient les tribunes dans les journaux, s’inquiètent de la dépendance de l’Europe aux décisions américaines, mais ils n’y peuvent rien.

Cette guerre souligne à quel point les intérêts divergents des impérialismes français, allemand et britannique les empêchent d’avoir une armée commune. Sans même parler des objectifs de guerre potentiellement différents entre ces pays, la simple construction des chars, des missiles, ou des avions de combat donne lieu à des marchandages et met en lumière les rivalités. À peine Olaf Scholz avait-il annoncé une enveloppe de 100 milliards d’euros pour rééquiper l’armée allemande que celle-ci annonçait la commande d’avions F-35 à l’américain Lockheed Martin, au grand dam de Dassault, qui voudrait vendre des Rafale, ou du consortium franco-germano-espagnol autour de Dassault, Safran, Airbus, Indra, qui discute pour produire un avion militaire européen, le Scaf.

La course aux armements

Sur ce terrain comme sur tant d’autres, la guerre en Ukraine rebat les cartes et ouvre les appétits. Le militarisme et l’hypertrophie des budgets de défense sont depuis des années une des réponses à la crise de l’économie capitaliste. Selon un rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, en 2020, en pleine pandémie de Covid, les dépenses militaires dans le monde avaient atteint presque 2 000  milliards d’euros, soit l’équivalent de 250  euros pour chaque être humain de la planète, nourrissons inclus. Les pays de l’OTAN ont dépensé à eux seuls 1 100  milliards de dollars. La guerre actuelle va faire changer d’échelle ces budgets. Cette course à l’armement sans précédent démontre que tous les dirigeants impérialistes, les gouvernements, leurs généraux, leurs diplomates préparent les futures boucheries. Il est significatif que l’invasion de l’Ukraine ait été saluée à la Bourse par une envolée des actions de Thales, Dassault, Lockheed Martin et autres marchands d’armes. Pratiquement tous les pays ont annoncé une augmentation de leur budget de la Défense, qu’ils veulent élever les uns après les autres à 2 % de leur PIB. Le Danemark veut rejoindre « l’Europe de la défense » et augmente lui aussi son budget militaire. Quelques mois plus tôt, c’était le Japon qui annonçait une rallonge de 6 milliards pour ses armées et le doublement de son budget de défense sous la pression des États-Unis.

Car l’Europe n’est pas le seul continent d’où proviennent des bruits de bottes. En déployant leur armada aéronavale en mer de Chine ou dans le détroit de Taïwan, les États-Unis exercent sur la Chine le même type de pressions militaires qu’ils ont exercées sur la Russie7. Lors du vote à l’ONU pour condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Chine s’est abstenue, ce qui lui vaut les foudres des Occidentaux qui la somment de choisir son camp. À la fois concurrente et partenaire des pays impérialistes, la Chine de Xi Jinping va tout faire pour ne pas prendre parti, car elle n’a intérêt à rompre ni avec les États-Unis ni avec la Russie. Les sanctions occidentales contre Poutine peuvent permettre à la Chine de renforcer son commerce avec la Russie. D’un autre côté, la guerre en Ukraine est un facteur d’instabilité qui aggrave la crise économique mondiale et fragilise les capitalistes chinois.

Les travailleurs et la guerre

Pour les travailleurs ukrainiens, la guerre est un cataclysme qui menace directement leur existence. La brutalité de l’invasion russe, les destructions d’habitations, de lieux de refuge, voire d’hôpitaux poussent même des Ukrainiens russophiles dans les bras des milices nationalistes. En Russie, à l’angoisse des familles de soldats qui risquent leur vie pour les intérêts de la bureaucratie et des privilégiés du pays, aux sacrifices imposés par le pouvoir au nom des efforts de guerre, au renforcement de la dictature policière qui s’abat sur tous les opposants, s’ajoutent les multiples effets de l’embargo occidental. Pour les centaines de milliers de personnes qui travaillaient pour les entreprises occidentales ayant interrompu leurs activités, la guerre signifie licenciements et chômage. Pour beaucoup d’autres, elle se traduira par des pénuries et des difficultés supplémentaires dans la vie quotidienne. Tous vont subir un renchérissement des marchandises, et pas seulement des produits importés.

Pour des centaines de millions d’habitants de pays pauvres importateurs de céréales, la guerre en Ukraine engendre déjà une flambée du prix du pain, avec la menace de famine. Cette flambée résulte avant tout des opérations de spéculation du quatuor de multinationales qui contrôle 90 % du marché mondial des céréales. En quelques semaines, la tonne de blé est passée de 280 à 380 euros. En Égypte, qui importe 80 % de son blé de Russie ou d’Ukraine, le prix de la farine a augmenté de 50 % en quelques jours.

Pour les travailleurs d’Europe ou d’Amérique, la guerre en Ukraine se traduit aussi par une accélération de l’inflation provoquée par les opérations de spéculation des profiteurs de guerre que sont les groupes du secteur de l’énergie ou de l’agroalimentaire. En aggravant la désorganisation de l’économie engendrée par le Covid et la guerre économique que se livrent les grands groupes capitalistes pour accaparer le maximum de plus-value, elle intensifie la guerre sociale que le grand patronat mène contre les travailleurs. Elle exacerbe la rivalité entre les capitalistes et les puissances qui défendent leurs intérêts. Dans divers entreprises, les ruptures d’approvisionnements provoquées par les combats en Ukraine ou par les sanctions contre la Russie servent déjà à imposer des jours de chômage et de nouveaux reculs sur les conditions de travail.

Cette guerre est utilisée par tous les gouvernements pour tenter de souder la population derrière eux, au nom de la défense des valeurs démocratiques contre la dictature de Poutine, au nom de la paix ou de la menace d’une guerre nucléaire. L’émotion légitime devant les images de cadavres, de destructions, de foules de réfugiés, l’élan de solidarité désintéressé pour aider ces derniers, la mise en scène des volontaires qui s’engagent pour aller combattre en Ukraine, sont utilisés pour tenter de créer l’unité nationale et pour préparer les esprits à l’idée qu’il est légitime de défendre sa patrie et qu’il faut être prêt à mourir pour elle.

Cette unité nationale est aujourd’hui loin d’être acquise. En France, la méfiance voire la haine vis-à-vis de Macron, exprimées au cours du mouvement des gilets jaunes, et qui ont perduré pendant les deux années de gestion autoritaire de la pandémie et son utilisation pour faire marcher au pas les travailleurs, entravent l’adhésion à l’unité nationale. Toute une fraction de la classe ouvrière de ce pays, à cause de ses liens avec le Maghreb, l’Afrique ou le Moyen-Orient, est légitimement révoltée par les différences de traitement entre les réfugiés ukrainiens et ceux venus du Moyen-Orient. Ces travailleurs connaissent la responsabilité de l’impérialisme et de ses alliés dans la destruction de l’Irak, de la Libye, du Yémen ou de la Syrie. Ce rejet de l’impérialisme, quand il ne s’appuie pas sur une conscience de classe, conduit certains d’entre eux à voir dans Poutine, bien à tort, un champion anti-impérialiste.

Pour autant, dans divers milieux, y compris parmi les travailleurs, on a pu entendre des partisans de la restauration du service militaire obligatoire. La Suède vient de le remettre en vigueur ; en Allemagne, les partis de gouvernement en discutent. La Légion internationale pour l’Ukraine créée par Zélensky semble avoir trouvé des recrues, et pas seulement parmi des anciens militaires ou des militants d’extrême droite en mal d’adrénaline. Il n’y a pas d’afflux massif et on est encore loin d’une militarisation générale de la population. Mais l’un des objectifs des gouvernements occidentaux, qui louent l’héroïsme des Ukrainiens et la loi martiale imposant l’interdiction de sortie de l’Ukraine pour tous les hommes entre 18 et 60 ans, est précisément de préparer les esprits à la guerre. Il y a deux ans, le général Burkhard, actuel chef d’état-major des armées, constatait que les jeunes officiers français n’étaient « pas assez endurcis ». Un officier formateur à Saint-Cyr regrettait que « la société française se soit éloignée du tragique et de l’histoire8 ». La guerre en Ukraine est utilisée par les officiers de la bourgeoisie pour donner des cours accélérés de « tragique et d’histoire ».

Les communistes révolutionnaires et la guerre

Ce conditionnement est favorisé par l’agitation de différents courants politiques qui réclament des armes pour l’Ukraine, y compris ceux, classés à gauche, qui se démarquent de l’OTAN. Ainsi Ensemble !, le parti de Clémentine Autain, écrit dans un tract en jaune et bleu, couleurs du drapeau ukrainien, daté du 8 mars : « Nous disons oui aux livraisons d’armes défensives demandées par la résistance et le gouvernement de l’Ukraine. » Les groupes héritiers du Secrétariat unifié de la IV° Internationale (SU) sont sur les mêmes positions : « Solidarité et soutien à la résistance armée et non armée du peuple ukrainien. Livraison d’armes à la demande du peuple ukrainien pour lutter contre l’invasion russe de son territoire9». Biden, Macron et les autres dirigeants occidentaux n’ont pas attendu Ensemble ! ou le SU pour livrer effectivement des armes. Ils les fournissent sans limite à l’armée de Zélensky, un « démocrate » qui ne dépare pas dans la galerie de portraits de présidents corrompus qui dirigent l’Ukraine depuis plus de vingt ans, et aux milices territoriales ukrainiennes largement sous la coupe de l’extrême droite.

Réclamer « des armes pour l’Ukraine », sans distinguer les intérêts sociaux opposés dans ce vaste pays, c’est considérer que l’invasion russe a supprimé toute lutte des classes en Ukraine. C’est affirmer que les intérêts des millions de travailleurs, ouvriers agricoles des anciens kolkhozes privatisés, sidérurgistes d’Azovstal à Marioupol, mineurs du Donbass, traminots de Kiev ou de Kharkiv ou retraités aux pensions de misère, sont les mêmes que ceux des oligarques ukrainiens, successivement pro-russes ou pro-occidentaux. Si nous sommes bien incapables, de loin et sans implantation militante dans ce pays, de proposer aux travailleurs d’Ukraine une politique qui corresponde à leurs intérêts, nous pouvons cependant affirmer quelques axes de ce que pourrait être une telle politique : s’adresser aux soldats russes pour essayer de les détacher de Poutine et des généraux qui organisent cette guerre fratricide, en s’appuyant sur les multiples liens personnels, familiaux, économiques, culturels qui unissent encore les Russes et les Ukrainiens plutôt que d’exacerber les sentiments nationaux ukrainiens ; refuser tout alignement derrière Zélensky, en soulignant sa dépendance aux bourgeois et oligarques ukrainiens, tout ce qu’a d’antiouvrier la politique qu’il a menée depuis qu’il a été élu, ses relations avec les milices territoriales d’extrême droite et, au fond, avec les puissances impérialistes qui ont préparé la catastrophe actuelle.

Les communistes révolutionnaires ne sont pas des pacifistes. Les travailleurs en lutte pour défendre leur droit à l’existence, face à des armées d’occupation étrangères ou face à leurs exploiteurs nationaux, devront trouver les voies et les moyens pour s’armer. Mais la question des armes est liée à celle du pouvoir. Dans l’Espagne républicaine de 1936, en lutte contre les troupes franquistes, qui a été comparée par certains, dont Yannick Jadot, à la situation de l’Ukraine de 2022 pour justifier l’envoi d’armes, ce ne sont pas les armes qui ont le plus manqué, mais une politique révolutionnaire. Avant l’écrasement militaire par Franco, les ouvriers et les paysans espagnols ont été désarmés politiquement par les républicains, les socialistes et les staliniens qui ont refusé d’entériner l’expropriation des grands propriétaires et des capitalistes, qui ont refusé de proclamer l’indépendance du Maroc dit espagnol et ont pris ou repris par la force le contrôle des milices ouvrières et des Brigades internationales pour les soumettre aux officiers de l’armée républicaine. Une autre politique, une politique ouvrière de classe, aurait été, comme pendant la révolution russe de 1917, un puissant levier pour couper l’herbe sous les pieds de Franco. Bien avant les armes physiques, les travailleurs ont besoin d’une arme politique : la conscience qu’ils doivent s’organiser à part, défendre leurs intérêts de classe, prendre le pouvoir sur toute la société. C’est vrai en période de paix, ça le reste quand la guerre éclate.

L’invasion de l’Ukraine par les armées de Poutine a fait basculer le monde dans une nouvelle époque, celle d’une accélération du militarisme et de la marche vers une guerre généralisée. Confronté à la militarisation de toute la société, dans tous les pays du monde, juste avant la Deuxième Guerre mondiale, le Programme de transition (1938) rédigé par Trotsky défendait : « Pas un homme, pas un sou pour le gouvernement bourgeois ! Pas de programme d’armements, mais un programme de travaux d’utilité publique ! Indépendance complète des organisations ouvrières à l’égard du contrôle militaire et policier ! » Et encore : « Instruction militaire et armement des ouvriers et des paysans sous le contrôle immédiat des comités ouvriers et paysans. Création d’écoles militaires pour la formation d’officiers venus des rangs des travailleurs, choisis par les organisations ouvrières. Substitution à l’armée permanente, c’est-à-dire de caserne, d’une milice populaire en liaison indissoluble avec les usines, les mines, les fermes, etc. »

Les travailleurs et les jeunes ne doivent pas se laisser embrigader, encaserner sous la coupe d’officiers et de sous-officiers qui leur inculquent à coups de trique l’obéissance à la hiérarchie, l’amour de la patrie et quelques autres vertus comme la haine de l’étranger, le machisme ou l’alcoolisme… S’ils doivent apprendre le maniement des armes, cela doit se passer sur leur lieu de travail ou d’étude et par l’intermédiaire de formateurs qu’ils auront choisis. Mais ils doivent garder comme ligne de conduite que, dans les guerres entre brigands impérialistes ou entre puissances qui sont prêtes à jeter leur peuple dans la guerre pour préserver leur accès aux marchés et aux matières premières, « l’ennemi principal est dans notre propre pays !» 

21 mars 2022

1Déclaration de Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, cité par Les Échos, 17 mars 2022.

 

2Le Monde Diplomatique, septembre 2018.

 

3Le Monde diplomatique, février  2022.

 

4Colonel Philippe Sidos, « Une vision stratégique d’une aide militaire à l’Ukraine », Revue de défense nationale, n° 779, 2015/4.

 

5Louis Gautier dans Les Échos, 14 mars 2022.

 

6Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’UE, interrogé par TV5 Monde le 28 janvier 2022.

 

7« Chine – États-Unis : une concurrence féroce mais inégale », Lutte de classe, n°221, février 2022.

 

8Propos du général Patrick Collet cités par Le Monde, 7 septembre 2020.

 

9Communiqué du 1er mars 2022 du bureau exécutif de la IVe Internationale.

 

 

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