Après la crise sanitaire, la Chine en crise économique17/05/20202020Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2020/05/208.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Après la crise sanitaire, la Chine en crise économique

Le 22 avril, un mois après le déconfinement du Hubei, le président chinois Xi Jinping, en visite dans le Shaanxi, disait : « L’épidémie portera inévitablement un coup à l’économie et aux activités sociales. À pareil moment, il est d’autant plus important d’envisager le développement de la Chine dans une perspective globale, dialectique et à long terme, et de continuer à renforcer la confiance. » Et il insistait sur la nécessité de « faire avancer activement la reprise du travail et de la production, afin de garantir non seulement les missions de production, mais aussi la santé de la population » . Pousser à la reprise du travail et promettre un avenir radieux lointain, voilà où en est le pouvoir chinois. C’est dire si la crise économique déclenchée par la crise sanitaire n’est pas une simple péripétie. L’arrêt brutal de la production s’est produit dans une économie capitaliste en plein ralentissement et saturée de dettes. Conjuguée à la crise dans les pays impérialistes, dont l’économie chinoise reste profondément dépendante, la crise peut durer et être l’occasion d’une gigantesque purge, comme en opèrent régulièrement les crises du capitalisme, plongeant du même coup la société chinoise et mondiale dans un chaos autrement tueur que le coronavirus.

L’origine supposée de l’épidémie est Wuhan, une ville de 11 millions d’habitants, qui donne à elle seule un aperçu de l’intégration de la Chine dans le capitalisme mondial, à la fois comme terrain d’exportation de capitaux pour les firmes impérialistes et comme atelier de production pour l’économie mondiale. Wuhan est la capitale du Hubei (une des 29 provinces et régions de Chine), qui regroupe 58 millions d’habitants. Onzième agglomération chinoise en nombre d’habitants, loin derrière les mégalopoles de la côte est que sont Shanghai, Pékin, Canton, qui comptent chacune plus de 20 millions d’habitants, Wuhan est avec Chongqing l’une des deux plus grandes villes du centre de la Chine, un centre industriel de premier ordre. La base industrielle de la ville est un combinat sidérurgique construit au temps de la coopération sino-soviétique par l’État chinois, un exemple s’il en faut de ce que fut l’accumulation primitive que celui-ci réalisa alors. En 1981, avant « l’ère des réformes » et l’ouverture économique que conduisit Deng Xiaoping, Wuhan était le quatrième centre industriel du pays. Mais lors de cette ouverture, les autorités chinoises firent le choix d’accueillir les capitaux privés étrangers en construisant des zones économiques spéciales d’abord sur la côte est, du côté de Canton et de Shanghai essentiellement. Shenzhen, alors une petite ville de quelques milliers d’habitants entre Hong Kong et Canton, est aujourd’hui une zone économique spéciale qui compte 12 millions d’habitants. Ce n’est que dans la deuxième partie des années 2000 que, face à la relative hausse des salaires qu’imposaient les luttes ouvrières dans les zones économiques spéciales de la côte, le régime chinois aiguilla les investissements étrangers vers l’intérieur du pays. Wuhan en profita largement, en particulier dans l’automobile, au point d’être aujourd’hui qualifié de « Détroit chinois » par la presse internationale. Wuhan concentre à lui seul 9 % de la production automobile chinoise et abrite des centaines de fournisseurs de pièces automobiles, à destination du marché chinois et de l’export. Ainsi PSA Peugeot-Citroën, présent à Wuhan dès les années 1990 en association avec le producteur local Dongfeng, y intensifia sa production, en construisant de nouvelles usines et en y entraînant ses sous-traitants. Particularité supplémentaire, la ville concentrait en 2012, selon Les Échos, 40 % des investissements français et le plus grand nombre d’entreprises françaises installées en Chine, comme Faurecia, Valeo, Eurocopter, la Société Générale, L’Oréal, Pernod Ricard, Alstom, Total ou Alcatel.

De la crise sanitaire à la crise économique

La crise sanitaire, dont l’épicentre fut le Hubei, paralysa quasiment du jour au lendemain une grande partie de l’économie chinoise. L’appareil de production cessa de fonctionner au Hubei, mais pas seulement. Dans Wuhan, pour faire face à la vague épidémique qui débordait largement le système de santé local, les autorités chinoises en arrivèrent à confiner tous les habitants dans leur immeuble, voire dans leur appartement, avec interdiction d’en sortir. Dès fin janvier, à la veille des vacances du Nouvel An chinois, et jusqu’à début avril, pendant 76 jours, Wuhan fut isolé du reste du pays. L’ensemble de la province fut mis sous cloche et confiné. Dans le reste de la Chine, les mesures de distanciation sociale se multiplièrent, les villes et les villages se barricadèrent et s’isolèrent. Les voies de communication entre provinces furent coupées. Fin mars, une grande partie des dizaines de millions de travailleurs migrants qui étaient rentrés dans leur famille dans des provinces éloignées, à l’occasion des vacances du Nouvel An chinois, n’étaient pas revenus, du fait de l’engorgement des trains mais aussi du fait de la multiplication des obstacles à leur retour, les autorités craignant qu’ils ramènent avec eux le virus dans les grandes villes comme Pékin ou Shanghai.

La crise sanitaire s’est rapidement transformée en crise économique. Officiellement, 5 millions de Chinois ont perdu leur emploi entre janvier et février, faisant passer le taux de chômage en zone urbaine de 5,2 % à 6,2 % plus de 28 millions de chômeurs, un chiffre retombé à 27 millions en mars. En réalité, des dizaines de millions d’emplois non comptabilisés ont disparu, ainsi que les salaires qui vont avec. La classe ouvrière chinoise est vaste. Outre les 60 millions de travailleurs dans les entreprises sous le contrôle de l’État et les 130 millions de travailleurs officiellement recensés dans les entreprises privées, en janvier 2020 la Chine capitaliste exploitait 290 millions[1] de travailleurs ruraux migrants, des travailleurs dont la résidence est enregistrée dans une zone rurale, à l’intérieur ou à l’extérieur de la province, mais qui travaillent dans les zones urbaines ou dans les zones économiques spéciales, très souvent sans être déclarés et avec des droits restreints. Selon différentes sources, sur ces 290 millions de travailleurs ruraux migrants, entre 80 et 170 millions étaient restés fin février en zone rurale ou avaient perdu leur travail. L’organe de presse des milieux d’affaires, Caixin, estimait à 70 millions le nombre de chômeurs supplémentaires fin avril. Effet de l’organisation capitaliste de la société, la crise sanitaire s’est traduite par un chômage massif et par une perte de revenus pour des dizaines de millions de travailleurs chinois. Les employés des hôtels, des restaurants, des commerces de détail ont perdu environ la moitié de leurs revenus en février. Dans toutes les villes, l’activité du petit commerce et des services a considérablement ralenti, mettant au bord de la faillite des millions de petits bourgeois à court de trésorerie. Et la catastrophe perdure. Fin avril, le trafic aérien était au tiers de ce qu’il était l’année passée[2].

La crise sanitaire a donc eu un double effet immédiat. Faute de travailleurs dans les usines, sur les routes, dans les transports, la crise sanitaire a complètement désorganisé les chaînes de production, faisant chuter la production manufacturière, les ventes, les bénéfices et les investissements, comme jamais. De son point de vue, le patronat a limité les dégâts en privant de revenus des dizaines de millions de travailleurs et de sous-traitants. Si l’on ajoute à cela les millions de petits bourgeois chinois dont l’activité s’est réduite du fait du confinement, les débouchés pour la production de biens de consommation ont été considérablement réduits. Mais, si la crise sanitaire a été le facteur déclenchant de la crise économique, la profondeur des ravages tient à d’autres facteurs, plus fondamentaux, que le coronavirus.

Une économie chinoise grosse d’une crise depuis plusieurs années

L’organisation capitaliste de la société, basée sur la propriété privée et le profit, est le facteur fondamental. Mais les tendances lourdes à l’œuvre en Chine ont accentué la crise. Au début de la crise, les autorités chinoises espéraient une reprise de l’activité en V, une reprise aussi rapide que la chute l’avait été. Ils ont aujourd’hui remisé cette perspective au placard, et cela pour plusieurs raisons. La première de ces raisons est que l’économie chinoise est fortement intégrée à l’économie mondiale. Quoi que disent les autorités chinoises sur la consommation intérieure comme nouveau moteur de la croissance, l’économie chinoise reste fortement dépendante de ses exportations. Les exportations représentent 17 % du PIB chinois. Mais ces exportations, qui sont à 95 % des biens manufacturés, représentent aussi 43,5 % de la production du secteur dit secondaire, celui qui regroupe les industries manufacturières et la construction. Cela veut dire qu’en réalité près de la moitié de l’industrie chinoise, construction et production énergétique comprises, travaille à un titre ou un autre pour l’exportation. Or la crise économique a gagné la planète, réduisant d’autant les débouchés pour l’industrie chinoise. Et, encore une fois, la consommation intérieure a été amputée des salaires et des revenus de dizaines de millions de travailleurs et de petits bourgeois. Faute de débouchés, il est peu probable que l’industrie redémarre très vite. Même dans les usines qui ont réussi à faire le plein de leurs travailleurs, l’activité était en avril au ralenti et les commandes en berne. Une exception notable : l’industrie du luxe. Ainsi, après le déconfinement, Tesla a battu des records de ventes de ses voitures électriques haut de gamme. La bourgeoisie chinoise a encore de quoi voir venir.

Outre cette dépendance au marché mondial, c’est un fait que la crise sanitaire a frappé le capitalisme chinois alors qu’il ralentit, et de plus en plus sérieusement, depuis plusieurs années. Alors que les investissements restent aussi élevés, les chiffres de la croissance sont chaque année plus bas, reflet d’une efficacité décroissante du capital. En 2019, les statistiques chinoises indiquaient même un recul de 3,3 %[3] des profits des moyennes et grandes entreprises par rapport à 2018, sans doute à cause de la guerre économique avec les États-Unis, mais aussi du fait de la saturation des marchés. Les difficultés du secteur automobile sont en la matière symptomatiques.

Ce ralentissement est d’autant plus significatif qu’il se double d’une explosion de la dette publique et privée. L’endettement total officiel de la Chine, dette publique, entreprises et ménages, atteignait en 2019 la somme astronomique de 43 000 milliards de dollars, 303 % du PIB, dont plus d’un tiers est le fait des entreprises et des banques. L’endettement chinois s’est envolé lors la mise en place des différents plans de sauvetage visant à contrebalancer les effets de la crise de 2009 et le ralentissement du commerce mondial qui a suivi. C’est par la dette que la bourgeoisie chinoise a maintenu sous perfusion toute une partie de ses entreprises, certaines étant même qualifiées de zombies, ce qui lui a permis de continuer à engranger des profits ces dernières années, malgré les difficultés externes et internes. La majorité des prêts et emprunts sont opérés par des banques et des entreprises étatiques. C’est en s’endettant qu’elles ont développé ou poursuivi leurs activités. Les banques ont ainsi accru très fortement leurs prêts vers l’immobilier, la construction, les infrastructures et les collectivités locales, ce qui a été à la source de la bulle immobilière et des surcapacités dans la production d’acier, d’aluminium, que l’État chinois s’emploie à réduire depuis. Lorsqu’en 2010 le gouvernement a resserré sa politique monétaire, c’est le Shadow Banking, la banque de l’ombre, qui a soutenu l’endettement et qui fait que les chiffres officiels de la dette sont probablement sous-évalués.

Si la crise sanitaire conduit à tant de dégâts dans l’économie, c’est parce que celle-ci a accumulé tant de contradictions que n’importe quel événement d’ampleur l’aurait conduite à un krach. C’est par le biais des crises que l’économie capitaliste se relance, restaure le taux de profit des entreprises, en éliminant les branches mortes dont elle n’arrivait pas jusque-là à se débarrasser, et plongeant en même temps la société dans le chaos.

Dans l’immédiat, la dette a une autre conséquence. Lors de la crise de 2008, l’État chinois avait dans un premier temps mis 4 000 milliards de yuans (574 milliards de dollars) sur la table pour un plan de relance massif. Rien que ce plan de relance représentait alors 13 % du PIB annuel chinois. La bourgeoisie chinoise, mais en fait toute la bourgeoisie internationale qui fournissait la Chine en matières premières et autres composants et services, avait été ainsi mise sous perfusion. À ce jour, après la crise sanitaire du coronavirus, les mesures annoncées par l’État chinois ne représentent que 3 % du PIB, essentiellement des mesures de soutien aux entreprises, des reports de taxes, de cotisations sociales, des facilités pour les banques dans l’espoir qu’elles aideront les petites entreprises en difficulté de trésorerie, ou encore des bons d’achat distribués à la population pour la faire revenir dans les commerces. Le niveau d’endettement chinois offre aujourd’hui beaucoup moins de marge de manœuvre au gouvernement qu’en 2008-2009. Son accroissement augmenterait les risques de défauts de paiement et la spéculation sur les taux d’intérêt, c’est-à-dire pourrait déplacer la crise sur ce terrain. Sans compter qu’une dette, cela se rembourse, et on peut être sûr que l’État chinois et la bourgeoisie chinoise la feront payer aux travailleurs. Si, pour éviter de creuser l’endettement, la Chine s’employait à de la pure création monétaire, en mettant directement à la disposition des banques et des entreprises des centaines de milliards de yuans, une partie de ces sommes ne manquerait pas de s’investir dans ce qui peut rapporter à court ou à long terme, l’immobilier et les marchés financiers, déplaçant l’instabilité sur ces secteurs, comme cela fut déjà le cas ces dix dernières années. Le prix de l’immobilier est déjà si élevé en Chine que, pour acheter un appartement de 100 m2, il faut 55 ans de revenus, plus qu’une vie de travail, à un habitant de Pékin dont les revenus sont ceux de la moyenne, c’est-à-dire bien supérieurs à ceux des ouvriers. Même dans l’ouest de la Chine, à Chongqing par exemple, un tel achat représente 20 années de revenus moyens. Quoi qu’il en soit, toute une partie des milieux d’affaires fait d’ores et déjà pression pour que l’État double, voire triple les sommes mises à la disposition du capitalisme chinois, certains poussant vers les investissements en infrastructures, d’autres vers la mise à disposition de facilités monétaires et budgétaires pour les entreprises, selon les intérêts qu’ils défendent.

Quelle que soit l’évolution de la crise, avec mise en place de plans de relance ou pas, c’est à la classe ouvrière et aux couches inférieures de la petite bourgeoisie que sera présentée la facture. Des dizaines de millions de travailleurs la payent déjà par des revenus amputés, par des salaires dus et non payés ce qui entraîne des grèves ici ou là, par les licenciements, par le chômage. Des milliers et des milliers de chauffeurs de taxi, qui n’ont pas pu travailler pendant des semaines, se révoltent contre leurs centrales pour leur imposer une diminution de leurs loyers. Ces réactions, pour l’instant éparpillées et très minoritaires, rappellent en tout cas aux autorités chinoises que la classe ouvrière existe, et qu’on ne peut la payer de mots.

6 mai 2020

 

[1]     http://www.stats.gov.cn/english/PressRelease/202001/t20200117_1723398.html

 

[2]     http://french.xinhuanet.com/2020-04/22/c_138998484.htm

 

[3]     http://data.stats.gov.cn/english/swf.htm?m=turnto&id=140

 

Partager