Rosa Luxemburg : socialiste, révolutionnaire, internationaliste26/01/20192019Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2019/01/197.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Rosa Luxemburg : socialiste, révolutionnaire, internationaliste

Il y a cent ans, le 15 janvier 1919, à Berlin Rosa Luxemburg était assassinée en même temps que Karl Liebknecht par les soldats d’une unité de répression contre-révolutionnaire. Le meurtre avait été prémédité de longue date par les ministres du Parti social-démocrate et le grand état-major, alliés pour endiguer par la tromperie et les armes la révolution ouvrière montante. En coupant la meilleure tête du tout récent Parti communiste d’Allemagne, les assassins agissaient sur ordre.

Une vie au service de la révolution

Rosa Luxemburg est née en 1871 à Zamosc, petite ville de la partie polonaise de l’Empire russe. Issue d’une famille juive aisée et cultivée, elle fit ses études au lycée de Varsovie, rejoignit très tôt le mouvement socialiste clandestin et dut, à cause de ses activités politiques, quitter clandestinement la Pologne en 1889. Sa vie dès lors se confondit avec celle du mouvement ouvrier.

Rosa Luxemburg travailla tout d’abord aux côtés de Leo Jogiches, dans le mouvement révolutionnaire de son pays d’origine. Les générations de militants ouvriers se levaient, s’organisaient et étaient dispersées par la répression à une cadence rapide. Il fallait assurer la continuité de l’organisation, des publications et des contacts réguliers. Il fallait aussi donner au parti un programme cohérent : ce fut le premier apport remarquable de Rosa Luxemburg au mouvement ouvrier.

Tout au long du 19e siècle, le mouvement révolutionnaire en général et Marx en particulier avaient vu dans l’empire des tsars la forteresse de la réaction. La lutte pour la renaissance de la Pologne, divisée entre les empires russe, autrichien et prussien, était alors inséparable de la lutte contre le tsar et donc de la lutte révolutionnaire. Le Parti socialiste polonais faisait ainsi de la renaissance nationale sa revendication première, soutenu en cela par l’Internationale. Sans nier ni minimiser les aspirations nationales polonaises, Rosa Luxemburg considérait qu’elles ne pouvaient plus être le fondement du programme des travailleurs. L’histoire avait fait d’eux une partie de la classe ouvrière de l’Empire russe. De plus, le développement du capitalisme en Russie avait transformé le bastion de la réaction en poudrière révolutionnaire. La lutte pour renverser le tsarisme passait désormais, disait Rosa Luxemburg, par le mouvement ouvrier révolutionnaire et non par la revendication, qu’elle pensait illusoire, de la renaissance de la Pologne. Au fil des années, le mouvement socialiste en Pologne se scinda entre un Parti socialiste polonais de plus en plus nationaliste et un parti révolutionnaire dirigé par Luxemburg et Jogiches, étroitement lié au mouvement ouvrier russe et véritable pépinière de militants pour le mouvement international. Rosa Luxemburg re­pré­senta ce parti dans tous les congrès de l’Internationale ouvrière.

Réforme ou révolution

En 1898, tout en continuant son activité dans le mouvement polonais et russe, Rosa Luxemburg s’établit en Allemagne, cœur industriel du continent, pays où la classe ouvrière était la plus nombreuse, la mieux organisée, la plus éclairée par les idées socialistes. Elle fut tout de suite à la pointe du combat contre la tendance révisionniste qui, à l’intérieur du Parti social-démocrate et des syndicats, affirmait que les réformes successives suffiraient à transformer le capitalisme. Luxemburg, dans la série d’articles regroupés sous le titre Réforme ou révolution, démontra que les contradictions du système capitaliste n’avaient, pas plus qu’au temps de Marx, d’autre issue qu’une révolution ouvrière internationale. Les trente années de croissance économique du capitalisme européen, l’absence de lutte révolutionnaire depuis la Commune parisienne de 1871, la généralisation du droit de vote pour les ouvriers, la légalisation progressive des syndicats et toutes les réformes arrachées par la lutte de classe n’avaient rien changé sur le fond. La bourgeoisie ne céderait la place que devant l’action révolutionnaire de la classe ouvrière, pas devant l’accumulation des bulletins de vote. La révolution russe n’allait pas tarder à montrer que la lutte de classe, en ce 20e siècle que les réformistes prétendaient apaisée, impliquait toujours la guerre des classes.

La révolution russe

Rosa Luxemburg participa au premier rang à la révolution russe de 1905 et 1906, dans Varsovie en insurrection, dirigeant la fraction la plus résolue du prolétariat polonais. Elle fut emprisonnée en mars 1906, libérée grâce à son passeport allemand et assignée à résidence. Le mouvement avait confirmé l’idée qu’elle partageait avec Lénine et Trotsky : la Russie était grosse d’une révolution qui ne pourrait vaincre que sous la direction de la classe ouvrière, ouvrant ainsi le chemin à tout le prolétariat européen. Les divergences entre les trois militants, réelles mais souvent montées en épingle, étaient bien secondaires comparées à cet accord fondamental.

La révolution en Russie avait été marquée par une série d’interventions des travailleurs, directes, massives, spontanées, jetant dans le combat des prolétaires jusque-là inorganisés. Rosa Luxemburg voulut, avec sa brochure Grève de masse, parti et syndicat, montrer aux travailleurs d’Allemagne ce qu’avait été cette révolution. Elle expliquait qu’en Allemagne aussi, même si l’organisation ouvrière y était exceptionnellement développée, le prolétariat tout entier, y compris la masse inorganisée, devrait se mettre en mouvement. Pour Rosa Luxemburg, un tel mouvement était la condition sine qua non du succès. Elle savait que la révolution, éveillant les couches les plus opprimées du prolétariat, trouverait en elles les ressources de dévouement, de combativité et d’abnégation nécessaires. Cette idée, dont Marx a montré qu’elle est une loi de l’histoire, incarnée dans chaque mouvement réel et profond des opprimés, est l’un de ces « trésors les plus précieux de l’humanité », selon l’expression de Rosa Luxemburg, un de ceux que la grande révolutionnaire a su exprimer, conserver et transmettre.

L’impérialisme

Alors que la répression et la démoralisation semblaient éteindre la révolution en Russie, l’ensemble du mouvement ouvrier était confronté à la montée des nationalismes concurrents, à la course aux armements des puissances impérialistes, sur fond de concentration de plus en plus poussée du capital. La guerre mondiale était chaque jour plus menaçante. Rosa Luxemburg fut, avec Lénine, la porte-parole de l’aile gauche de l’Internationale ouvrière. Cette dernière adopta, à l’initiative de la gauche, une motion affirmant que, le capitalisme étant seul responsable de la guerre, la classe ouvrière de tous les pays devra s’y opposer par tous les moyens. Plus encore, si une guerre venait à éclater, les travailleurs auraient à utiliser la situation pour en finir avec le règne du capital.

Au-delà des interventions dans les congrès et de son activité quotidienne de publiciste, propagandiste, conférencière, enseignante à l’école du parti, Rosa Luxemburg a voulu donner une base scientifique solide au combat révolutionnaire dans la période nouvelle ouverte par le développement de l’impérialisme. Elle reprit donc l’histoire économique et l’analyse de la société capitaliste là où Marx les avaient laissées à sa mort en 1883, dans les pages du Capital.

Le développement du système capitaliste sous l’aiguillon de la concurrence, analysé par Marx, impliquait l’élargissement constant de la production, par de nouvelles techniques, l’ouverture de nouveaux marchés, l’acquisition de nouvelles machines, la concentration croissante du capital et la prolétarisation d’une fraction toujours grandissante de l’humanité. Dans L’accumulation du capital, paru en 1913, Rosa Luxemburg expliquait que cet élargissement s’était fait par l’intégration continue de régions non capitalistes, par la guerre, le pillage, les conquêtes coloniales, l’extermination de peuples entiers. Elle ajoutait que cette extension avait forcément des limites, bientôt atteintes, le capital ayant conquis et partagé le globe entier. Désormais, concluait-elle, le capitalisme est inséparable du militarisme et des guerres. Il mène l’humanité à la catastrophe. La révolution prolétarienne n’est donc plus seulement une perspective historique, elle est une nécessité vitale, une possibilité concrète, un programme politique immédiat.

Contre la guerre, par la révolution

Rosa Luxemburg ne fut donc pas prise au dépourvu par l’enchaînement de circonstances qui menèrent au déclenchement d’une guerre inscrite dans le développement des impérialismes. En revanche, quoique ayant combattu depuis quinze ans l’adaptation des responsables socialistes à la société bourgeoise, elle fut atterrée par l’ampleur de leur trahison. Mais, le jour même où les parlementaires socialistes allemands votaient les crédits de guerre, une poignée d’internationalistes se réunissaient dans l’appartement de Rosa Luxemburg. Elle fut l’âme, la dirigeante et la principale rédactrice des Lettres de Spartakus publiées clandestinement et autour desquelles se regroupaient les militants restés fidèles au socialisme. Emprisonnée sans jugement durant presque toute la guerre, elle réussit à faire passer ses articles et ses consignes, à aider les quelques milliers de spartakistes à s’orienter et à militer.

De sa prison sortit aussi La crise de la social-démocratie. C’était un réquisitoire vibrant contre l’impérialisme et la guerre, contre le nationalisme et les trahisons des dirigeants social-démocrates. C’était aussi un plaidoyer enthousiasmant, un témoignage, renouvelé et argumenté, de sa confiance dans les lois de l’histoire et dans la capacité du prolétariat à remplir sa mission révolutionnaire. Cette brochure, et toute l’activité du groupe Spartakus, contribuèrent à assurer la continuité du mouvement révolutionnaire, de la IIe à la IIIe Internationale, à travers les révolutions russe et allemande.

Libérée par la révolution en novembre 1918, Rosa Luxemburg n’eut que le temps de mettre en garde les travailleurs allemands contre leurs illusions, de travailler à la fondation d’un parti communiste capable de faire triompher la révolution. La vague révolutionnaire, née de l’horreur des tranchées et de la lassitude de l’arrière, avait touché l’Allemagne un an après la Russie. Mais elle se heurtait là à un adversaire de taille : une bourgeoisie puissante, un État centralisé efficace et, surtout, un appareil social-démocrate influent dans la classe ouvrière et prêt à tout pour l’entraver. Faute de pouvoir arrêter la révolution, les social-démocrates se mirent à sa tête, se firent élire dans les conseils d’ouvriers et de soldats, baptisèrent Conseil des commissaires du peuple le gouvernement bourgeois dont Ebert assuma la direction. Prétendant que leur nouveau pouvoir était socialiste, ils se gardaient bien de toucher un cheveu de la propriété privée et de l’appareil d’État. Au contraire, les ministres socialistes travaillaient main dans la main avec le haut état-major. Trompant la classe ouvrière, la direction social-démocrate préparait en même temps les hommes et les armes pour l’écraser et, tout spécialement, assassiner les dirigeants révolutionnaires Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.

Durant ces deux mois, Rosa Luxemburg retrouva la vie de l’hiver 1905, celle d’une dirigeante révolutionnaire, éclairant ses camarades, organisant au jour le jour, expliquant la situation dans ses articles quotidiens, aimée de ses compagnons, haïe et recherchée par les tenants de l’ordre.

Pourtant, en janvier 1919, les travailleurs de Berlin, exaspérés par les provocations gouvernementales et militaires, manifestèrent en masse, montrant leur détermination. Mais la réaction sut profiter des hésitations des révolutionnaires et écrasa les quelques milliers d’ouvriers spartakistes qui avaient pris les armes et occupé quelques positions. Puis les soldats du ministre socialiste Noske se mirent à la recherche de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, les trouvèrent et les exécutèrent.

Quelques heures auparavant, Rosa Luxemburg avait écrit et transmis à ses camarades son dernier article. Il faisait le bilan de l’échec de l’épisode berlinois, en expliquait les raisons et concluait en interpellant les généraux qui avaient commandé la répression : « Sbires stupides ! Votre « ordre » est bâti sur le sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec fracas, proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : J’étais, je suis, je serai ! »

La tradition communiste

L’Internationale communiste, fondée à Moscou deux mois plus tard, a fait, à la suite des bolcheviks et des spartakistes, c’est-à-dire de Lénine et de Luxemburg, le choix de reprendre la vieille dénomination révolutionnaire de communiste, laissant le nom de social-démocrates à ceux qui fusillent les révolutions.

Pourtant, depuis lors, des adversaires du communisme révolutionnaire ont voulu utiliser Rosa Luxemburg contre Lénine, en s’appuyant sur leurs divergences à propos de la conception du parti, de l’impérialisme, du droit des nations ou de la dictature du prolétariat en Russie. Il existe certes des pages et même des articles entiers dans lesquels Lénine et Luxemburg polémiquent. La vie d’un mouvement combattant, l’Internationale ouvrière d’avant 1914, entraînant des centaines de milliers de militants, dans des pays et des situations différentes, à des degrés d’organisation et de conscience divers, était riche de cette suite de polémiques.

Pour ce qui est des deux principales divergences entre Lénine et Rosa Luxemburg, le bolchevisme en matière d’organisation et la politique sur la question nationale, l’histoire a tranché, avec la prise de pouvoir par le prolétariat en octobre 1917 sous la conduite du Parti bolchevique. Mais, au-delà de cette divergence, Rosa Luxemburg comme Lénine raisonnaient en fonction des intérêts du prolétariat et de la révolution, contrairement à ceux qui, réformistes social-démocrates ou staliniens, prétendent s’appuyer sur l’un pour s’opposer à l’autre, et en réalité pour s’opposer à la révolution prolétarienne.

Il en est de même pour ce qui est de leurs analyses respectives de l’économie capitaliste de leur époque. Luxemburg et Lénine analysent un peu différemment la transformation du capitalisme en impérialisme. Ces différences ont donné lieu à nombre de développements, surtout après la mort des deux révolutionnaires. Mais ils laissent souvent de côté l’essentiel : le fait que les marxistes étudient l’économie pour armer la classe ouvrière. Or, précisément, les deux révolutionnaires tirent de leurs études économiques et théoriques la même conclusion militante : la révolution prolétarienne est désormais à l’ordre du jour, le développement même du capitalisme en impérialisme, à la fois monstrueux et préparant la socialisation des moyens de production, y conduit.

La lecture des textes de Rosa Luxemburg regroupés sous le titre La révolution russe donne également une juste idée de sa prétendue opposition à Lénine. Inachevés et non publiés du vivant de l’auteur, ce sont pourtant ceux qui ont été les plus utilisés pour tenter d’opposer les deux révolutionnaires. Rosa Luxemburg y affirme sa solidarité entière avec les bolcheviks et leur attribue le mérite « d’avoir osé ». Ses critiques portent sur la tactique. Elles sont d’ailleurs moins virulentes que les polémiques qui traversaient au même moment le Parti bolchevique lui-même, sans mettre en cause son unité, elles non plus. Les événements feront que Rosa Luxemburg révisera son point de vue sur plusieurs d’entre elles. Pour le reste, elle écrira que les bolcheviks faisaient ce qui semblait possible au vu des circonstances et espéraient que le prolétariat européen, allemand au premier chef, prenne le relais. Lénine et Trotsky n’ont jamais dit autre chose. La prétendue critique de Rosa Luxemburg s’avère être avant tout un appel passionné aux prolétaires allemands pour qu’ils partent à la rescousse de la révolution russe et une critique virulente de ceux qui leur liaient les mains et leur bandaient les yeux. Rosa Luxemburg disait en conclusion d’un de ses articles : « Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l’ont réalisé pleinement. L’honneur et la capacité d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international. »

Le mouvement communiste n’a pas à annexer Rosa Luxemburg. Elle en a été une des principales dirigeantes et théoriciennes, au même titre que Lénine et Trotsky.

20 janvier 2019

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