Migrants : en faire des frères de classe

Moins de trois mois après avoir refusé le plan de répartition de 60 000 réfugiés proposé par le président de la Commission européenne, Hollande et Merkel viennent de réclamer la mise en place de ces quotas obligatoires par pays. Ce revirement s'explique par l'accélération du nombre de réfugiés fuyant le Moyen-Orient ou l'Afrique de l'Est. Il a été facilité par l'émotion suscitée dans la population par l'accumulation des drames au cours desquels des êtres humains meurent par centaines, noyés dans la Méditerranée ou asphyxiés dans des camions. Cet élan de solidarité dans plusieurs pays d'Europe, qui s'était déjà exprimé à Lampedusa ou dans le sud de l'Italie après des naufrages dramatiques, est réjouissant.

Ni les barbelés érigés sur leur passage ni la brutalité policière en Macédoine ou en Hongrie n'ayant réussi à empêcher des centaines de milliers de réfugiés syriens de rejoindre coûte que coûte l'Europe, les principaux dirigeants européens ont fait de nécessité vertu en entrouvrant leurs frontières.

Mais ce n'est pas la générosité qui les guide. Hollande a cyniquement profité de l'événement pour annoncer que l'armée de l'air allait désormais porter les bombardements sur le sol syrien. Les bombes françaises viendront terroriser un peu plus les habitants des régions déjà sous la dictature de l'État islamique et jetteront sur les routes de l'exil de nouveaux contingents de réfugiés.

Dans l'étalage de la générosité, Hollande s'est fait court-circuiter par Merkel. Le gouvernement français s'est engagé à accepter 24 000 réfugiés supplémentaires sur deux ans, au moment où l'Allemagne en accueillait 20 000 en un seul week-end et affirmait vouloir accueillir plus de 500 000 immigrés par an dans les prochaines années, et peut-être 800 000 au cours de l'année 2015.

En rétablissant brusquement le contrôle à ses frontières, l'Allemagne a cependant claqué la porte devant les nouveaux arrivants, démontrant à son tour avec quelle facilité les États de l'Union européenne peuvent revenir en arrière sur un des rares aspects positifs de l'Union.

S'agit-il d'un coup de frein provisoire qui ne remettrait pas en cause les promesses d'accueil qui ont valu à Merkel de changer d'image en quelques jours, substituant à celle de mère Fouettarde de la Grèce celle de dirigeante européenne la plus généreuse et humaniste ? C'est possible car ces promesses, si elles posent à l'État allemand une série de problèmes pratiques, ne lèsent pas les intérêts de la grande bourgeoisie de ce pays.

Le grand patronat prêt à faire son marché

Il est incontestable que les besoins en main-d'œuvre qualifiée du patronat allemand, dans un pays à la population vieillissante, interviennent dans la « générosité » de Merkel et Schäuble. Ainsi le PDG de Daimler a déclaré : « La plupart des réfugiés sont jeunes, bien formés et très motivés. C'est exactement le genre de personnes que nous recherchons. » Il voudrait pouvoir les recruter directement dans les centres d'accueil. Le président de la Fédération des industriels allemands réclame de son côté la simplification des procédures administratives pour permettre l'embauche des demandeurs d'asile.

En France, Pierre Gattaz, le patron du Medef, ne dit pas autre chose quand il écrit dans Le Monde : « L'accueil des migrants est une opportunité pour notre pays » car « ils ont souvent un fort niveau d'éducation, sont jeunes et formés. » C'est l'occasion de mettre en œuvre « l'immigration choisie » chère au Medef...

Si, depuis les années 1970, la politique officielle de tous les gouvernements est un contrôle strict de l'immigration, ce n'est pas l'exigence d'un patronat qui a toujours été réticent à entraver les déplacements de travailleurs. C'est le résultat d'une course à la démagogie xénophobe des dirigeants politiques aiguillonnés par la montée des partis d'extrême droite. Incapables d'enrayer le chômage, tous les gouvernements, de gauche comme de droite, désignent des boucs émissaires et exacerbent la division entre les travailleurs en rabâchant jusqu'à la nausée qu'« on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Avec Hollande et Valls, même le petit vernis qui distinguait encore vaguement la droite et la gauche gouvernementale sur cette question a disparu. Il est tout de même cocasse que, malgré la pression de l'aile la plus droitière de son parti, en particulier la CSU bavaroise, la femme de droite Merkel semble aujourd'hui plus humaniste que l'homme de « gauche » Hollande.

Sur le fond, il n'y a pas plus de divergences entre Hollande et Merkel sur la crise des migrants qu'il n'y en avait sur la crise grecque. Les rôles du gentil et du méchant ont été inversés un court moment. Ils sont au diapason quand ils refusent d'accepter les migrants économiques. Ils veulent mettre en place des camps de triage en Italie, en Grèce ou en Hongrie, voire en Turquie, en Libye ou d'autres pays de transit. Comme si fuir la misère était moins légitime que fuir la guerre ! Par leurs interventions militaires, les grandes puissances impérialistes sont directement responsables de la barbarie qui s'étend dans de vastes régions du monde. Mais elles le sont tout autant du pillage et du sous-développement qui poussent des millions de femmes et d'hommes à l'exil.

Si tant est qu'il puisse être mis en œuvre, le tri réclamé par les dirigeants européens est inique et prépare de nouveaux drames humains. Comment imaginer que les hommes et les femmes qui sont parvenus aux portes de l'Europe au péril de leur vie, en se saignant pour payer leur passage, puissent accepter sans se battre d'être ramenés vers l'enfer qu'ils ont quitté ? Quelles que soient les raisons de leur départ, ni les camps ni les barbelés n'arrêteront les migrants. Tous ceux qui le prétendent mentent ou nous préparent des lendemains sanglants.

N'ayant pas à gérer l'arrivée massive des réfugiés, la droite peut donner libre cours à sa chasse aux électeurs du Front national. C'est ainsi que plusieurs maires, ceux de Roanne ou de Belfort notamment, ont annoncé qu'ils n'accepteraient que des réfugiés chrétiens, pour « avoir la certitude que ce ne sont pas des terroristes ». Sarkozy n'est pas en reste. Dans une interview le 10 septembre au Figaro, il s'est opposé aux quotas de réfugiés. Il réclame, comme Marine Le Pen, la suppression de l'Aide médicale d'État (AME)aux étrangers (AME), des restrictions sur l'attribution des allocations logement et familiales et envisage des entorses au droit du sol. Et il reprend le projet de « camps de rétention dans les pays périphériques à Schengen, afin d'instruire les demandes d'entrée en Europe comme réfugié politique ».

Sarkozy promet de rétablir les postes frontières entre les pays de l'espace Schengen pour les ressortissants non européens. Hollande l'avait devancé en bloquant fin juin les migrants africains à Vintimille. Et il n'a pas fallu longtemps pour que, de l'Allemagne à la Hongrie en passant par la Tchéquie ou la Slovaquie, la libre circulation au sein de l'Europe soit brisée. La crise des migrants révèle que les divergences d'intérêts et de politique entre les États de l'Union européenne (UE), et pas seulement entre l'est et l'ouest du continent se creusent de plus en plus. Même le progrès indéniable qu'a représenté, au moins pour les ressortissants européens, la libre circulation sur toute une partie du continent sans rencontrer de frontières, est menacé de disparition. L'Europe bourgeoise régresse et pourrait même éclater.

Pour la liberté totale de circulation sans entrave ni visa

À l'Europe des frontières, des barbelés et des camps, les travailleurs doivent opposer le droit à la liberté de circulation sans entrave ni visa. Ils sont tous des migrants potentiels, à la recherche d'un emploi et d'un lieu pour vivre au gré des crises et des fermetures d'entreprises. C'est pourquoi ils n'ont pas de patrie.

Les travailleurs conscients ne doivent pas laisser leurs adversaires, patrons libéraux ou nationalistes de tout poil, faire des réfugiés leurs concurrents ou leurs ennemis. Sans même parler de la petite fraction de la classe ouvrière déjà contaminée par la démagogie de l'extrême droite, nombre de travailleurs, choqués par le sort fait aux migrants, reprennent pourtant la fausse évidence selon laquelle « il n'y a déjà pas assez de boulot pour tout le monde ici, on ne peut pas les accueillir ». Ils se trompent et donnent des armes à leurs adversaires.

Depuis la naissance du capitalisme, pour aggraver l'exploitation, le patronat n'a cessé d'utiliser l'arme de la division, de dresser les travailleurs qualifiés contre ceux qui ne l'étaient pas, les femmes contre les hommes, les travailleurs débarqués des campagnes contre ceux installés avant eux. Aujourd'hui, ils voudraient opposer les intérimaires aux embauchés, les travailleurs détachés venus de Pologne ou du Portugal aux travailleurs nationaux, et maintenant les migrants à tous les autres. Face à cette division, les travailleurs conscients ont toujours opposé l'union de tous les travailleurs et l'internationalisme.

Les migrants ne sont en rien responsables des 25 millions de chômeurs officiellement recensés dans l'UE. Le chômage ne provient pas d'un excédent de main-d'œuvre mais de la rapacité de la bourgeoisie qui augmente la productivité, restreint les capacités productives et préfère spéculer plutôt que de produire les marchandises nécessaires pour satisfaire les besoins de tous.

Pour mettre un terme à l'hécatombe du chômage et enrayer l'appauvrissement des classes populaires, la seule voie est de contester à la bourgeoisie sa dictature sur l'économie et la société. Il n'y a pas d'aménagement possible.

Poussés par le désespoir, déterminés à survivre, prêts à franchir des centaines de kilomètres à pied pour rallier l'Allemagne ou la Suède, les migrants ne se laisseront pas arrêter. Nous devons en faire nos alliés et nos frères de combat contre le patronat et ses larbins gouvernementaux.

14 septembre 2015

Partager