Irak - Un pion instable dans le jeu régional de l’impérialisme23/11/20102010Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2010/11/131.png.484x700_q85_box-22%2C0%2C573%2C797_crop_detail.jpg

Irak - Un pion instable dans le jeu régional de l’impérialisme

En préparation des élections au Congrès américain du 4 novembre, Obama se devait de paraître réaliser au moins l'une des promesses électorales qui lui avaient permis d'arriver à la présidence : celle de retirer les troupes américaines d'Irak. D'où le cirque médiatique entourant son annonce de "la fin des opérations de combat", le 31 août. Peu importe que cela soit la deuxième fois qu'un président américain fasse une telle annonce, et même, d'après certains commentateurs qui ont fait le compte, la quatrième reconnaissance officielle de la "souveraineté" de l'État irakien par Washington !

Qu'une telle annonce change quoi que ce soit sur le terrain, c'est une autre affaire, que ce soit sur le plan militaire ou sur tout autre plan d'ailleurs. Aucun décret, fût-il passé par la plus riche des grandes puissances, ne pourra compenser la catastrophe matérielle et humaine imposée à l'Irak par l'invasion du pays et les sept années d'occupation qui l'ont suivie. Pas plus que le "retrait progressif" des troupes américaines annoncé par Obama ne pourra effacer le chaos sanglant généré par l'occupation dans la vie politique et sociale du pays. La population irakienne continuera à souffrir des blessures laissées par cette guerre pour les années, sinon pour les décennies à venir.

Mais l'impérialisme se moque bien du sort des populations. Depuis la chute du régime pro-impérialiste du chah d'Iran, en 1979, l'Irak n'a cessé de servir de pion dans le jeu régional des puissances impérialistes, un pion qui devait servir de contre-feu face aux ambitions régionales de l'Iran et protéger ainsi le pillage du Moyen-Orient par les trusts impérialistes. Sur ce plan, entre le zénith du régime de Saddam Hussein et aujourd'hui, rien n'a changé dans la politique de l'impérialisme. En revanche, ce qui a changé, c'est la nature de ses relations avec le régime irakien.

Le régime de Saddam Hussein était le dernier venu, et le plus brutal, d'une série de dictatures venues au pouvoir en Irak en s'appuyant sur la vague de nationalisme populaire dont la première manifestation avait été le renversement, en 1958, de la royauté héritée de la domination britannique. Dans la mesure où le nationalisme restait un puissant ferment dans la société irakienne, fournissant au régime une certaine base sociale, les puissances impérialistes avaient dû tolérer une certaine indépendance politique de la part de Saddam Hussein, tolérance qui avait fini par se retourner contre elles, lorsque celui-ci occupa le Koweit, en 1991, pour se rembourser des sacrifices que ses mentors occidentaux avaient imposés précédemment à l'Irak en poussant ce pays dans une guerre meurtrière contre l'Iran.

Depuis, l'invasion et l'occupation ont bouleversé le paysage politique irakien. L'ef­fon­drement du régime a propulsé sur le devant de la scène des factions politiques armées déterminées à attiser les antagonismes religieux pour appuyer leur candidature au pouvoir. Les autorités d'occupation, en jouant elles aussi sur ces antagonismes, les ont aggravés. Au point que s'est instauré un état permanent de guerre civile larvée. Et le chaos sanglant qui en a résulté est encore loin d'avoir disparu. Tout cela a miné - et peut-être complètement détruit - le sentiment d'unité nationale que les masses irakiennes avaient hérité de leurs mobilisations passées. Aujourd'hui, le régime ne repose plus que sur une coalition instable de factions rivales et sur un appareil d'État armé et contrôlé par l'impérialisme américain. Et les puissances impérialistes n'ont aucune raison, et certainement aucune intention, de tolérer la moindre indépendance politique de la part de ce régime, ni aujourd'hui, ni demain. Washington peut bien parler de la "souveraineté" de l'Irak, l'impérialisme entend bien faire en sorte que ce pays demeure un de ses satellites, placé sous son contrôle étroit, et constamment sous la menace de ses missiles, en cas de besoin.

D'une occupation à une autre

L'échéance fixée au 31 août pour le retrait des troupes américaines est passée sans se traduire par un changement notable sur le terrain. En fait, depuis juillet 2009, les troupes américaines étaient, pour l'essentiel, consignées dans leurs bases, ne serait-ce que pour éviter à Obama l'embarras d'avoir à justifier que la liste des victimes militaires américaines continue à s'allonger. Durant l'année écoulée, l'activité militaire des troupes américaines avait été limitée à l'intervention de forces spéciales en soutien à des opérations de l'armée irakienne sous le contrôle de ses conseillers américains.

Pendant cette période, l'armée irakienne a été considérablement renforcée. Elle a pu recruter d'autant plus massivement que 60 % de la main-d'œuvre potentielle du pays n'a aucune forme de travail rémunéré. Vingt mille anciens officiers de l'armée de Saddam Hussein ont été réintégrés pour fournir des cadres à ces recrues, tandis qu'au moins autant de membres des différentes milices, mais principalement de la plus importante des milices chiites, la Brigade Badr, ont été promus directement à des postes de comman­dement. Moyennant quoi, les effectifs de l'armée irakienne sont estimés aujourd'hui à 660 000 hommes, soit bien plus que le niveau jamais atteint par les forces d'occupation. Sans doute, du fait de son équipement des plus limités, les capacités militaires de cette armée restent-elles sans commune mesure avec celles des forces américaines, même réduites, qui demeurent dans le pays. Mais elles seraient bien suffisantes pour noyer dans le sang toute velléité de rébellion de la part des masses populaires.

Or tel était précisément le but de la "transition militaire" orchestrée par Washington. Bien avant le 31 août, des unités américaines ont commencé à quitter le pays progressivement, tandis que la présence de l'armée irakienne devenait plus visible. Tout a été soigneusement planifié pour faire en sorte que, le jour venu, la population n'ait pas l'impression d'un relâchement de l'emprise militaire américaine.

En principe, les 50 000 soldats américains restant en Irak doivent avoir quitté le pays au plus tard le 31 décembre 2011. Ils ne sont plus censés avoir une mission de "combat", mais seulement d'"instruction" auprès des troupes irakiennes. Et, pour mieux souligner ce changement, l'occupation a été rebaptisée Opération Renaissance...

Pourtant, comme le notait récemment un commentateur américain, cela n'a pas empêché la 3e brigade de cavalerie blindée de l'armée américaine d'être tout récemment envoyée en Irak pour la quatrième fois. Or, avec 1 800 véhicules (dont 123 chars lourds) et 24 hélicoptères d'attaque, cette unité est décrite par les autorités militaires comme "la brigade de combat la plus puissante et la plus flexible au monde". Si cette unité n'a pas une mission de combat, on voit mal ce qu'elle est censée faire en Irak !

En fait, dès le 6 septembre, cette "fin des opérations de combat" est apparue pour ce qu'elle était réellement : un leurre. Ce jour-là, des troupes américaines prirent part à une fusillade de rue, à Bagdad, contre un commando armé qui avait donné l'assaut à une caserne de l'armée irakienne. Durant la même semaine, la presse irakienne rapporta que les troupes américaines organisaient leurs propres patrouilles armées dans les rues de Mossoul, la troisième ville du pays. Le 15 septembre, des hélicoptères d'attaque américains effectuaient un raid contre des cibles civiles, à Fallujah, à l'ouest de Bagdad. Deux jours plus tard, une intervention du même type avait lieu à Baquba, au nord-est de la capitale. De toute évidence les troupes américaines n'étaient pas là seulement à des fins d'"instruction" !

Mais que se passera-t-il après le "départ complet des troupes américaines" à la fin 2011 ? En fait, tout dépend de ce que l'on entend par "troupes américaines".

Par exemple, il semble que ce vocable n'inclue pas le personnel de l'armée de l'air. À l'heure actuelle le nombre des bases aériennes américaines est en cours de réduction : il doit passer de 26 à 12. Mais ces douze bases restantes vont-elles être démantelées ? On peut en douter si l'on en juge par les centaines de millions de dollars qui sont en train d'être investis dans la modernisation et l'extension de la base de Balad, située à 60 kilomètres au nord de Bagdad. Cette base, la plus importante en Irak, a été décrite comme une véritable ville américaine, avec drugstores, salles de cinéma, piscines et autres infrastructures sportives, etc., et de quoi loger 20 000 personnes, le tout sur une superficie de 25 kilomètres carrés !

En fait, comme les généraux irakiens ne disposent d'aucune force aérienne réelle, tout indique que Washington a l'intention d'invoquer la "nécessité" de fournir à l'Irak la couverture aérienne qu'elle n'a pas, pour justifier d'y maintenir ses bases. Qui plus est, on sait d'ores et déjà que ce sont les contrôleurs de l'US Air Force qui continueront à guider le trafic aérien, civil comme militaire, au départ et à l'arrivée du territoire irakien. Autant dire qu'on peut s'attendre à ce que, après la fin 2011, les bases aériennes américaines restent en place, assurant des fonctions à la fois militaires et civiles, sous le contrôle direct du Pentagone.

Pour parachever le tout, l'administration Obama, qui cherche à rendre l'occupation de l'Irak plus "présentable", a annoncé que le temps était venu pour la "diplomatie" de prendre le relais des opérations militaires. Aussi, le Département d'État (qui fait office de ministère des Affaires étrangères aux États-Unis) va-t-il prendre en charge bon nombre des tâches dont les militaires avaient la responsabilité jusqu'à présent. En plus de l'ambassade américaine géante déjà construite à Bagdad (elle occupe à elle seule l'équivalent de 80 stades de football !), quatre "bases de présence durable" doivent être mises en place. L'une d'entre elles fonctionne déjà à Bassorah, dans l'ancienne base militaire britannique, près de l'aéroport international. Pour l'instant sa fonction principale semble être d'organiser la sécurité autour des gisements pétrolifères du sud irakien et de préparer le terrain aux trusts pétroliers qui viendront les exploiter. Une base du même type doit être mise en place près de la ville de Kirkouk, au centre des bassins kurdes. Et on peut penser que les autres se situeront aussi à proximité des autres principaux bassins pétrolifères.

Mais comme les "diplomates" opérant dans ces avant-postes ne seront pas les bienvenus et ne tiennent pas à risquer leur peau, le Département d'État va doubler l'effectif de mercenaires qu'il emploie officiellement pour les protéger, pour le porter à 7 000 hommes, en les équipant d'un matériel militaire important prêté par l'armée, incluant véhicules blindés et hélicoptères d'attaque.

Quant aux quelque 100 000 "sous-traitants" étrangers encore employés par l'armée américaine en Irak (parmi lesquels le correspondant du quotidien britannique The Guardian estimait, en avril dernier, que 12 000, au bas mot, étaient des mercenaires en armes), nul ne sait exactement ce qu'il adviendra d'eux après la fin 2011. Mais des correspondants de presse ont déjà fait mention du transfert de certains de ces "sous-traitants" à des organismes "irakiens" spécialement créés à cet effet, ce qui constituerait évidemment une façon commode de masquer une sorte de privatisation de l'occupation sous couvert de sociétés écrans.

En résumé, l'occupation de l'Irak est partie pour durer, sous des formes peut-être différentes et plus diverses, mais qui n'en resteront pas moins menaçantes pour la population. Et surtout, elle continuera dans le but de préserver les intérêts des grands trusts pétroliers en même temps que pour garantir l'ordre impérialiste sur la région.

Les rivalités de factions toujours au premier plan

Aujourd'hui, les puissances impérialistes revendiquent le mérite d'avoir réussi, grâce à la répression menée par les forces d'occupation, à amener la plupart des factions armées, aussi bien sunnites que chiites, à déposer leurs armes. En fait c'est très loin d'être le cas, même si les plus importantes d'entre elles ont intégré les institutions politiques du régime afin d'accéder à la mangeoire du pouvoir.

Compte tenu des liens politiques et matériels qui existent entre ces factions et les États voisins, les pressions exercées par ces États, qui ne voulaient pas voir une guerre civile en Irak menacer de déstabiliser la région, ont probablement joué un rôle important dans cette normalisation relative de la scène politique irakienne. En particulier, il est incontestable que l'Iran a joué un rôle déterminant en amenant les trois principales milices chiites à mettre en sourdine leurs opérations terroristes contre la minorité sunnite et à surmonter leurs rivalités pour profiter ensemble du processus politique.

Mais derrière la façade "démocratique" de ces institutions, les rivalités entre factions restent toujours bien réelles et cela d'autant plus que, en plus des ambitions particulières des politiciens irakiens qui les dirigent, elles représentent également les intérêts particuliers de leurs sponsors régionaux, y compris de clans rivaux au sein du régime iranien, dans le cas des factions chiites pro-iraniennes !

Les élections parlementaires qui se sont déroulées le 7 mars de cette année, et surtout les événements qui ont suivi, ont montré à quel point ces rivalités peuvent paralyser les institutions de l'État.

Ces élections n'auront certainement pas été la "victoire pour la démocratie" tant vantée par Obama sur le moment, ne serait-ce que du fait des manœuvres et tricheries de tous ordres qui les ont marquées.

Trois listes de candidats dominaient le scrutin : la liste État de droit, dirigée par le Premier ministre sortant, Nouri al-Maliki, était présentée par une coalition essentiellement chiite dominée par l'une des factions du parti religieux al-Dawa ; la liste Alliance nationale irakienne était présentée également par une coalition chiite, mais dominée par deux autres partis religieux, le Conseil islamique suprême en Irak (SIIC) et le Mouvement Sadr de l'imam Moqtadah al-Sadr ; enfin la liste al-Iraqiya, dirigée par Ilyad Allawi, ancien Premier ministre en 2004-2005, était présentée par une coalition se disant laïque et nationaliste.

Dans la période précédant les élections, une Commission de justice et de contrôle, similaire à celle jadis créée par les autorités d'occupation pour purger les anciens responsables du parti Baath de Saddam Hussein, fut mise en place par al-Maliki. Cette commission invalida 499 candidatures, dont celles de politiciens sunnites connus, en arguant de leurs liens passés avec le régime de Saddam Hussein. Le fait que la plupart de ces candidats aient figuré sur la liste al-Iraqiya était d'autant moins le fait du hasard que les deux principaux responsables de cette commission étaient liés aux listes chiites. Ces manœuvres plutôt grossières ne firent que mettre les antagonismes religieux au centre de la campagne électorale, ce qui était sans doute le but recherché.

Le jour du vote, la participation électorale tomba à 62 %, une baisse significative par rapport aux 79 % des élections précédentes, en 2005. Mais surtout, ce prétendu jour de "victoire pour la démocratie" vit une longue série d'attentats terroristes dans les grandes villes, où roquettes et mortiers firent 42 victimes et au moins 110 blessés. Au total, on estime que les attentats terroristes firent 362 morts au cours des six semaines qui s'écoulèrent entre le début de la campagne électorale et la proclamation des résultats, le 27 mars, soit une moyenne hebdomadaire double de celle atteinte au cours des deux mois précédents.

La paralysie du système politique

Les résultats du scrutin furent très différents des pronostics des commentateurs, qui avaient prédit une victoire confortable de la liste État de droit. Et ils parurent prendre de court une bonne partie de la classe politique.

La liste al-Iraqiya arrivait en tête, avec 24,7 % des voix et 91 sièges (sur 325). Elle était talonnée par la liste État de droit du Premier ministre Nouri al-Maliki, avec 24,2 % des voix et 89 sièges. L'Alliance nationale irakienne venait loin derrière avec 18 % des voix et 70 sièges. Le seul autre bloc important du nouveau Parlement était la coalition des deux grands partis kurdes, avec 43 sièges.

Ces résultats ne remettaient rien de fondamental en cause sur le plan politique dans la mesure où, tout en s'affirmant laïque, la politique prônée par al-Iraqiya ne se distinguait guère sur l'essentiel de celle des grands partis chiites. En revanche, ils menaçaient le fragile équilibre qui permettait aux partis chiites de mener le jeu en alliance avec les partis kurdes, avec la bénédiction des autorités d'occupation. Surtout, ils menaçaient la répartition existante de la mangeoire étatique entre les différentes factions.

Il s'ensuivit une tentative frénétique des partis chiites pour inverser ce résultat en leur faveur. Le Premier ministre al-Maliki exigea et obtint que soient recomptés l'ensemble des votes de Bagdad, sans succès. Puis la Commis­sion de justice et de contrôle fut réactivée pour invalider l'élection de plusieurs candidats de la liste al-Iraqiya. Mais quand elle décréta que les voix des candidats invalidés devraient être ignorées et leurs sièges alloués aux autres listes, la manœuvre fit un tel scandale que la Cour suprême irakienne, pourtant dominée par les partis chiites, se sentit obligée de casser cette décision, permettant à al-Iraqiya de remplacer ses élus invalidés.

Se posa alors le problème de la formation d'un gouvernement disposant d'une majorité au Parlement. D'après la Constitution, al-Alawi, en tant que leader de la coalition ayant eu le plus de sièges le jour de l'élection, aurait dû se voir confier la tâche de former un gouvernement, quitte à rechercher de nouveaux alliés. Mais les partis chiites obtinrent de la Cour suprême qu'elle tranche en faveur d'une autre interprétation de la Constitution, permettant aux partis de former de nouvelles coalitions post-électorales, sur la base desquelles serait déterminé le futur Premier ministre.

Cette décision ouvrit la porte à des mois de marchandages entre les différentes factions pour arriver à la formation d'une coalition disposant d'un maximum de sièges, marchandages qui portaient sur le nom du futur Premier ministre autant que sur la répartition des portefeuilles les plus "profitables", tels que ceux du Pétrole, de l'Intérieur, de la Défense et des Commandes d'État.

La solution la plus simple pour le maintien du statu quo, solution qui fut fortement appuyée par l'Iran, aurait été la reconstitution de la grande coalition chiite de 2005. Mais al-Maliki voulait s'accrocher à tout prix à son poste, alors que la principale composante de la seconde liste, le mouvement Sadr, y était totalement opposée.

Pendant ce temps, les autorités d'occupation s'abstenaient prudemment de toute intervention publique dans ces marchandages. En revanche, de façon tout à fait publique, de multiples réunions entre les différents clans chiites étaient organisées en Iran pour tenter de trouver une formule de compromis. Et il faut noter que Washington se garda bien de pousser les hauts cris face à cette "ingérence" iranienne en Irak, illustrant le fait que, derrière les invectives qu'il échange avec le régime iranien, l'impérialisme américain parie bien sur le fait que ce régime joue un rôle stabilisateur, dans le cadre d'une espèce de division du travail régionale avec les grandes puissances.

Pendant que se déroulaient ces marchandages, le Parlement irakien finit par se réunir pour la première fois le 14 juin, plus de trois mois après son élection. La description qu'en donna un correspondant de Radio Free Europe se passe de commentaire : la session "dura moins de 20 minutes. Ce temps fut utilisé pour accomplir le cérémonial d'usage qui accompagne l'ouverture d'un nouveau Parlement, y compris l'hymne national et le serment collectif prêté par les nouveaux élus. Mais une fois cela fait, les députés ne trouvèrent rien d'autre à faire que de décider de se séparer."

À la fin octobre, près de huit mois après l'élection du 7 mars, Téhéran semblait avoir finalement réussi à obtenir de la majorité des factions chiites qu'elles forment un bloc parlementaire soutenant la reconduction du Premier ministre al-Maliki dans ses fonctions. Mais ce bloc ne disposera pas d'une majorité parlementaire et aura besoin du soutien des partis kurdes pour gouverner. Or ceux-ci exigent en échange de leur soutien le maintien à la présidence du pays de l'un de leurs dirigeants, Djalal Talabani, ce dont une partie des factions chiites ne veut pas entendre parler. Bref ces marchandages politiciens ne sont pas encore sortis de leur impasse.

Pendant ce temps, comme on pouvait s'y attendre, la lutte pour le pouvoir qui se déroule dans les hautes sphères politiques n'a pas tardé à déborder dans la rue sous la forme d'une recrudescence des activités terroristes, à un niveau qu'on n'avait plus vu depuis 2008. Ainsi, en juillet-août, les chiffres officiels ont indiqué que la moyenne hebdomadaire des victimes d'attentats était passée à 112, doublant une nouvelle fois par rapport à la période électorale. Et si on ne dispose pas encore de chiffres officiels pour les mois suivants, la série d'attentats particulièrement sanglants qui ont frappé Bagdad depuis, dont ceux qui ont fait 50 morts le 20 septembre et plus de 120 morts durant les deux premiers jours de novembre, est là pour montrer que le terrorisme reste pour les milices une arme parmi d'autres dans leurs rivalités politiques.

Un désastre social

Depuis huit mois, la population irakienne subit donc les conséquences à la fois de la paralysie des institutions étatiques due aux manœuvres politiciennes et de l'incurie du régime d'al-Maliki qui reste au pouvoir à titre intérimaire.

Car, face à la catastrophe sociale créée par l'occupation, la population se trouve confrontée à des problèmes infiniment plus urgents que celui de l'attribution des por­tefeuilles ministériels à Bagdad. Un pêcheur de la province de Bassorah, interrogé par un journaliste de l'agence de presse américaine McClatchy, résumait sans doute assez bien le sentiment général en expliquant : "Avec ou sans gouvernement, on continue à nettoyer les rues nous-mêmes, l'électricité continue à manquer, tout comme l'eau, sans parler de la sécurité. Alors pourquoi les gens se soucieraient-ils qu'il y ait un gouvernement ou pas ?"

Pourquoi en effet ? Tous les indicateurs révélateurs d'une dégradation sociale ont plongé après l'invasion et ont continué à baisser depuis la mise en place des institutions "démocratiques" irakiennes, qu'il s'agisse de l'espérance de vie, des taux de mortalité à la naissance ou liés à des maladies courantes, des taux d'illettrisme et de chômage, de la ration calorique moyenne, etc. Les masses irakiennes ont vu leurs conditions de vie retourner à ce qu'elles étaient il y a plusieurs décennies.

Les chiffres de l'ONU, généralement considérés comme très optimistes, reconnaissent que l'Irak compte aujourd'hui 1,5 million de "réfugiés de l'intérieur". Tous ont dû fuir leurs maisons, et souvent leurs villes, après les destructions de l'invasion, ou pour fuir la guerre civile et les menaces des milices. Bon nombre de ces réfugiés de l'intérieur, n'ayant nulle part où aller, affluent dans des bidonvilles sauvages qui se développent dans les grandes villes. Le nombre de ces squatters urbains a augmenté de 25 % au cours de la seule année écoulée, pour atteindre, selon l'ONU, un demi-million, dont plus de la moitié à Bagdad. En mars dernier, le journaliste américain Nir Rosen décrivait ainsi la situation dans la capitale : "Dans le quartier d'Abu Dshir de Bagdad, un gigantesque squat s'est développé dans toutes les directions, dans lequel ont trouvé refuge des milliers de chiites qui ont fui les zones rurales autour de la capitale. Ils vivent maintenant dans des tentes et des abris de fortune faits de tôle et de boue. Sadrein, un autre squat géant dans le quartier de Sadr City, abrite 1 500 familles vivant sur une décharge publique, dans une puanteur d'égout. La plupart des hommes sont au chômage et les enfants jouent dans les montagnes d'ordures."

Globalement, la proportion de la population urbaine vivant dans des taudis a explosé, passant de 20 % avant l'invasion, alors que les conditions de vie s'étaient déjà considérablement dégradées du fait du blocus impérialiste, à 58 % aujourd'hui.

Les statistiques du gouvernement irakien, pourtant peu enclin à noircir les choses, indiquent une augmentation dramatique de la pauvreté : 23 % de la population vivrait avec moins de 45 euros par mois, dont 5 % avec moins de 23 euros. Mais cela n'a pas empêché le gouvernement d'al-Maliki de réduire récemment les rations alimentaires qui constituent, depuis plus de quinze ans, le seul moyen de survie pour les plus pauvres !

En dehors des installations pétrolières et militaires et de quelques quartiers réservés à l'infime minorité des couches les plus riches de la bourgeoisie, toute reconstruction est laissée à l'"initiative privée". Sauf que, même lorsque les fonds destinés à la reconstruction ne disparaissent pas dans le labyrinthe étatique américain (on a découvert récemment que la bagatelle de 6,3 milliards d'euros avaient ainsi "disparu" mystérieusement), leur distribution met tellement d'intermédiaires américains et irakiens en jeu qu'au bout de la chaîne il ne reste pas grand-chose pour les travaux. Quant au gouvernement al-Maliki, il a l'impudence de se vanter, devant une population qui manque de tout, d'avoir un surplus sur son budget !

Le principal pourvoyeur d'emplois demeure pourtant, de très loin, l'État irakien. Mais comme le rapporte une dépêche de l'agence McClatchy : "La création de 111 000 emplois étatiques avait été approuvée par le Parlement sortant. Mais ils sont en suspens, en attente de la nomination d'une commission d'embauche par le nouveau Parlement." Comme si la population pouvait se permettre le luxe de tels retards !

Les coupures de courant font des étincelles

Cela fait un certain temps que la patience de la population semble être à bout. Déjà, au début de l'année, des manifestations de protestation avaient eu lieu dans plusieurs villes contre l'insuffisance des rations alimentaires ou encore contre l'absence d'alimentation des quartiers pauvres en eau potable. Puis, en juin, alors que la chaleur de l'été commençait à devenir insupportable, démarra une vague de manifestations contre les carences du réseau électrique, vague qui devait s'étendre aux deux tiers du pays et durer près de trois mois.

Le manque de courant est un vieux problème en Irak depuis que les bombardements anglo-américains précédant l'invasion ont mis les centrales électriques hors d'état de fonctionner et détruit une grande partie du réseau de distribution. Comme l'un des premiers gestes des autorités d'occupation avait été de démanteler les organismes étatiques centralisés responsables de la production et de la distribution d'électricité dans le pays, sous prétexte de purger l'État des partisans de Saddam Hussein, il ne se trouva plus aucune organisation pour assumer la responsabilité de remettre le réseau en état.

De sorte que pendant des années, l'essentiel de la population irakienne dut se dé­brouiller sans alimentation électrique. Ceux qui en avaient les moyens achetaient des groupes électrogènes au fuel, dont ils partageaient le plus souvent l'usage avec les voisins. Les autres, la majorité, n'avaient aucun substitut.

Finalement un certain nombre de centrales électriques furent remises en état. Certaines le furent grâce aux efforts des autorités d'occupation ou du gouvernement irakien, parce que, sans électricité, l'extraction du pétrole et son pompage dans les oléoducs étaient tout simplement impossibles. Mais dans la plupart des cas, ce furent les travailleurs eux-mêmes qui durent se substituer à l'appareil d'État défaillant, en prenant l'initiative de faire les réparations nécessaires, fabriquant les pièces endommagées faute de pouvoir obtenir les pièces détachées voulues, et bien souvent sans même toucher le moindre salaire. Pendant ce temps, la tâche de remettre en état le réseau de distribution fut laissée aux autorités municipales ou provinciales qui, dans la plupart des cas, ne firent que le strict minimum.

Aujourd'hui, des zones urbaines entières, les plus pauvres, ne reçoivent toujours pas la moindre électricité, faute de réseau de distribution. Les autres ne bénéficient que de trois ou quatre heures d'alimentation par jour, de façon aléatoire. Seules les zones très militarisées comme la Zone verte de Bagdad, où se trouvent concentrés la plupart des édifices utilisés par les occupants et par les ministères irakiens, ainsi que les ambassades, les hôtels de luxe et les logements de la riche bourgeoisie, bénéficient d'une alimentation fiable, 24 heures sur 24.

L'annonce d'une forte augmentation des tarifs d'électricité qui devait prendre effet au début juin fut la goutte qui fit déborder le vase. Le 19 juin, des milliers de manifestants en colère déferlèrent dans les rues de Bassorah. Mais au lieu de s'effacer devant les forces considérables de la police antiémeute, ils tinrent la rue face aux canons à eau et aux matraques, déterminés à se faire entendre. Il s'ensuivit des heures d'affrontements au cours desquels deux manifestants trouvèrent la mort. La brutalité des forces de répression provoqua une réaction immédiate. Au cours des jours suivants, des manifestations similaires éclataient à Karbala, Nasiryah et la plu­part des grandes villes du Sud irakien.

Face à cette explosion de colère, al-Maliki réagit en toute hâte. Dès le 21 juin, le ministre de l'Électricité Karim Waheed était contraint à la démission, et ses attributions étaient incorporées à celles du ministère du Pétrole, dirigé par l'ex-physicien nucléaire al-Shahristani. Al-Maliki multiplia les discours rassurants, promettant que l'objectif de fournir neuf heures d'électricité par jour, qui aurait dû être atteint en juin, le serait avant la fin de l'année. Mais le premier geste d'al-Shahristani fut d'accuser les consommateurs de gaspiller l'électricité et d'annoncer une nouvelle hausse destinée à pénaliser les consommations "trop élevées", système qui ne pouvait que rendre l'électricité inabordable pour une bonne partie de la population.

Cette dernière annonce ne fit qu'attiser la colère qui couvait. Les manifestations gagnèrent le centre du pays, devenant quotidiennes à Bagdad. Fait significatif, alors que les participants profitaient de l'occasion pour arborer des pancartes avançant toute sorte d'autres revendications concernant leurs conditions de vie, ces manifestations prirent très rapidement un tour antigouvernemental, exigeant la démission immédiate d'al-Maliki et de tous ses ministres.

Une prison pour la population irakienne

Durant les manifestations de cet été, en dehors des deux manifestants tués à Bassorah et de centaines d'autres arrêtés dans tout le pays, le gouvernement semble avoir cherché à éviter les excès de zèle de la part de sa police. Sans doute cette prudence était-elle liée au vide politique créé par les marchandages politiciens en cours. Ce n'était pas le moment pour al-Maliki de prendre le risque de déclencher une explosion de colère, d'autant moins que certains de ses adversaires risquaient d'en profiter, en particulier le mouvement Sadr qui était très visible dans les premières manifestations.

Mais en dehors de telles circonstances exceptionnelles, aucune opposition n'a été tolérée par le pouvoir jusqu'à présent et tout a été fait pour imposer l'obéissance à la population, et plus particulièrement à la classe ouvrière.

Dans les premiers temps de l'occupation, l'une des premières mesures de l'autorité d'occupation du proconsul de Bush, Paul ­Bremer, avait été de réduire les salaires de 30 % dans le secteur public tout en prorogeant la loi d'ordre public 150 de Saddam Hussein, qui interdisait les grèves dans les entreprises publiques et étatiques et y réduisait les syndicats au rôle d'auxiliaires de l'administration. Par la suite, la Constitution de 2005 avait reconnu le principe du "droit à appartenir à un syndicat" et prévu que ce droit devrait être codifié par une législation du travail. Or, non seulement cette législation ne vit jamais le jour, mais la législation de Saddam Hussein fut renforcée la même année par le décret 870, qui interdit aux syndicats de collecter des cotisations ou d'ouvrir un compte bancaire, et donna aux autorités le droit d'en prendre le contrôle "en cas de nécessité".

Cette législation répressive n'empêcha pas les syndicats de se développer. Après la chute de Saddam Hussein, les travailleurs s'étaient déjà emparés des syndicats officiels, bien déterminés à en faire des organisations indépendantes aussi bien de l'État que des directions des entreprises publiques. Depuis, ces syndicats n'ont cessé de se battre pour cette indépendance tout en luttant contre l'aggravation des conditions d'existence des travailleurs et contre la politique de privatisation du gouvernement irakien ; ce fut le cas, entre autres, dans des secteurs tels que le pétrole, l'électricité, les docks, l'enseignement et la santé.

Et c'est d'une véritable guerre de tranchées qu'il s'agit, dans laquelle les travailleurs ont dû avoir bien souvent recours à la grève, tan­dis que le gouvernement se servait de tous les moyens à sa disposition pour les neutraliser. C'est ainsi qu'en juillet de cette année, peu après avoir pris le contrôle de l'industrie électrique, le ministre du Pétrole al-Shahristani profita de l'occasion pour prendre l'offensive, accusant le Syndicat irakien des travailleurs des entreprises électriques d'être à l'origine de "désordres" qui, selon lui, auraient été la cause des coupures de courant. Usant du décret 870, al-Shahristani prit le contrôle de ce syndicat, contraignant sa direction et ses militants à une activité quasi clandestine.

D'une façon générale, toute grève s'accompagne invariablement d'arrestations et d'inculpations pour les militants syndicaux, tandis que l'armée se charge d'intimider les grévistes qui refusent de reprendre le travail. Qui plus est, bien des militants ont mystérieusement disparu au cours de l'occupation, assassinés par des commandos armés qui pouvaient être aussi bien des islamistes déterminés à éradiquer toute forme d'organisation ouvrière que des nervis agissant sur ordre de l'un ou l'autre des services gouvernementaux.

En même temps, la poursuite des affrontements entre milices armées et des attentats terroristes fournit un prétexte à l'État irakien pour imposer de sévères restrictions à la vie quotidienne de la population. Les murs anti-explosion et les barrages de barbelés, qui séparent les quartiers sunnites des quartiers chiites dans les grandes villes, les trans­forment en ghettos économiquement et socialement isolés. Il est quasiment impossible d'aller d'un point à un autre sans être harcelé en chemin aux postes de contrôle de la police ou de l'armée. Cela fait longtemps que ces contrôles incessants ont prouvé leur inefficacité tant face aux attentats terroristes qu'aux activités des milices, mais ils permettent d'entretenir une pression permanente sur la population irakienne.

Et cela ne va pas s'améliorer. En mai dernier, le gouvernement a annoncé la construction d'une muraille qui, d'ici la mi-2011, devrait encercler Bagdad, avec huit points de passage où sera systématiquement contrôlé quiconque entre ou sort de la ville. Non seulement la capitale sera gouvernée par des politiciens islamistes se revendiquant de pratiques religieuses antiques, mais elle sera transformée en forteresse médiévale !

Pour imposer ce système de contrôle à la population, le régime irakien dispose, outre des 660 000 hommes de son armée, de 150 000 policiers, mais aussi de toute une série de corps dits "d'élite", tels que le Corps de la police pétrolière, qui est supposé assurer la sécurité des champs pétroliers, mais a aussi servi contre des grévistes du pétrole.

Cet appareil de répression est imprégné, à tous les niveaux, par les pratiques des milices armées, leur brutalité, leur gangstérisme, et aussi leurs rivalités. Il n'est pas rare que la police arrête des gens, sans aucune raison, sinon pour pouvoir extorquer à leurs familles une "amende" arbitraire, en fait une rançon. Quant aux soldats, ils imposent souvent des "taxes de passage" aux postes de contrôle. Car, comme dans bien des pays pauvres, leurs soldes arrivent le plus souvent en retard, ou parfois pas du tout, et de surcroît lar­gement amputées par les prélèvements qu'y effectuent les officiers. À défaut d'une paie suffisante, les soldats se paient sur la population. Quant à la légalité, pourquoi s'en soucieraient-ils quand les hautes sphères de l'État la bafouent à grande échelle ? Un rapport publié en septembre par Amnesty International n'a-t-il pas révélé que dans les prisons irakiennes sont enfermés 30 000 individus qui n'ont fait l'objet d'aucune inculpation ni procès ? Et n'a-t-on pas appris en octobre que le propre clan du Premier ministre al-Maliki contrôlait un réseau de commandos de la mort et de prisons clandestines ?

Ce régime, mis en place de toutes pièces par l'impérialisme, qui compte s'en servir comme d'un pion dans sa politique régionale, ressemble de plus en plus à l'une de ces dictatures que les grandes puissances ont disséminées aux quatre coins du monde, pour servir de prison aux populations pauvres. C'est un régime fondamentalement instable, car sans réelle base sociale, corrompu jusqu'à la moelle et paralysé par les rivalités des factions qui le composent. Un tel régime ne peut être qu'une bombe à retardement de plus semée par l'impérialisme dans un Moyen-Orient qui en compte déjà beaucoup. Et ce n'est pas pour rien que les stratèges de l'impérialisme américain tiennent à le conserver sous haute surveillance. Mais même ainsi, il n'est nullement dit qu'ils parviennent à empêcher la bombe d'exploser, à un moment ou un autre.

3 novembre 2010

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