Turquie : le gouvernement Erdogan, un bilan catastrophique

La crise économique, doublée de la crise politique à partir de 2015, avait miné le pouvoir d’Erdogan bien avant le tremblement de terre du 6 février 2023, dont certains médias estiment que le coût pour le gouvernement turc sera de l’ordre de 126 milliards de dollars. Ses effets désastreux font maintenant du régime d’Erdogan un véritable mort vivant, et rappellent les conditions dans lesquelles il avait pu parvenir au pouvoir en 2002, après que le séisme de 1999 eut contribué à sonner le glas du gouvernement précédent.

Avant 2002, une coalition du Parti social-démocrate DSP de Bülent Ecevit et du parti d’extrême droite MHP était au pouvoir. Touché par la crise économique à partir de 1999, ce gouvernement avait déclaré ouvertement qu’il ne souhaitait pas payer pour celle-ci la part que réclamaient les États-Unis et l’Union européenne. En même temps, il avait voulu prendre une orientation « néo-ottomane », affirmant vouloir jouer un rôle prépondérant dans la région du Moyen-Orient. Les États-Unis étaient alors intervenus par des pressions économiques, réussissant à faire s’écrouler la monnaie turque : la livre perdit en quelques jours 70 % de sa valeur. La chute du gouvernement Ecevit avait provoqué les élections anticipées de novembre 2002 et la victoire de l’AKP (Parti de la justice et du développement), nouvelle formation politique dont faisaient partie Erdogan et son entourage.

Des années fastes à la crise

Le gouvernement créé en 2002 par l’AKP s’appuyait sur des tendances issues du courant islamiste Milli Görüş (Vision nationale), la tendance dont faisaient partie Erdogan et la tendance dite güleniste de Fethullah Gülen, également proche du patronat turc et des États-Unis. Ce nouveau gouvernement avait le soutien des grandes puissances, et celles-ci lui ont alors grand ouvert leurs caisses, accordant des crédits importants permettant à la Turquie d’investir des milliards, essentiellement dans les transports et dans le bâtiment. Ces sommes ont alors relancé l’économie turque et contribué à distribuer un pouvoir d’achat important. On estime que la moyenne des salaires est passée d’environ 200 dollars en 2000 à presque 400 dollars en 2012.

Le pouvoir de l’AKP a commencé ensuite à être touché par la crise économique, mais aussi par les effets de la guerre qui avait commencé en son sein entre le clan d’Erdogan et celui de Fethullah Gülen. Après l’échec de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, les gülenistes ont été éliminés du pouvoir et Erdogan et ses partisans les ont remplacés par des hommes venus du parti d’extrême droite MHP et en partie du kémalisme.

Le mécontentement a commencé à s’exprimer dans les entreprises, notamment durant les grèves de 2015 dans la métallurgie. Mais il s’est aussi exprimé dans la presse et lors des élections à partir de 2016, malgré les manipulations notoires de l’AKP. Aux élections municipales de 2018, malgré toutes les tentatives de malversations et tricheries, le parti d’Erdogan a perdu les municipalités de la plupart des grandes villes, comme Istanbul, Ankara et Izmir. En même temps, l’aggravation de la crise économique et la dégradation très importante du niveau de vie provoquant un mécontentement qui augmentait de jour en jour, le pouvoir d’Erdogan et de son entourage devenait de plus en plus répressif à l’intérieur et agressif à l’extérieur. Les postures nationalistes, les campagnes contre le mouvement kurde qualifié de terroriste, les expéditions militaires répétées contre les régions kurdes de Turquie et de Syrie, les campagnes contre la Grèce, les emprisonnements arbitraires d’opposants ou supposés tels, ont été autant de dérivatifs pour tenter de faire oublier la profonde crise économique.

Cette crise est bien sûr d’abord liée à la crise mondiale, mais il s’y ajoute des facteurs spécifiques, dont le véritable pillage opéré par Erdogan et son entourage. Mais surtout, à partir de 2011, les exportations turques ont subi un coup sérieux par suite des événements et des guerres en Syrie et en Libye, et plus généralement de la détérioration de la situation économique du Moyen-Orient, qui était un de leurs principaux marchés. Les revenus du tourisme se sont également écroulés du fait de l’absence des touristes européens, russes ou américains, de plus en plus inquiets de la situation intérieure turque. Il faut encore ajouter à cela les réactions des grandes puissances, des États-Unis à l’Allemagne et à la France, voulant exercer des pressions sur Erdogan pour répondre à ses gestes de défi. Les sanctions économiques, les suppressions de crédits, la fermeture de certains marchés ont commencé sous la présidence de Donald Trump et ont continué ensuite.

Le niveau de vie de la population, qui s’était élevé dans la première décennie du gouvernement de l’AKP, s’est donc écroulé au point qu’aujourd’hui plus de 23 millions de personnes sont menacées d’un procès du fait de leurs difficultés économiques et de leurs dettes, et que 5 millions de logements sont menacés de saisie pour les mêmes raisons.

Avant les élections du 14 mai

Le séisme du 6 février est survenu dans ce contexte et a révélé au grand jour le mépris et la corruption des autorités. Le cas du Croissant-Rouge a fait scandale et il est révélateur. Cette institution, équivalent turc de la Croix-Rouge, est normalement une institution de volontaires vouée à aider la population, en particulier lors des catastrophes. À l’occasion du séisme, on a appris que son directeur touche un salaire de grand dirigeant d’entreprise de l’ordre de 300 000 livres, à comparer au salaire minimum national actuellement de 8 500 livres, et qu’il a placé à tous les postes de direction ses proches, en leur payant des salaires élevés. Cette institution d’aide humanitaire a été transformée en une véritable société capitaliste, ayant vendu par exemple plusieurs dizaines de milliers de tentes et de vêtements à une association de volontaires dirigée par un chanteur connu. Le Croissant-Rouge, qui récupère gratuitement le sang des donateurs, le vend ensuite.

En fait, il n’y a pas là un phénomène nouveau, car une grande partie des ministères et des organismes de l’État abritent une corruption généralisée. Il y a un an, l’ancien parrain de la mafia Sedat Peker, longtemps complice du pouvoir et tombé en disgrâce, a révélé sur les réseaux sociaux un grand nombre d’affaires venues à sa connaissance.

C’est dans ce contexte que se présentent les élections présidentielles et législatives prévues pour le 14 mai prochain. La question de la candidature d’Erdogan se pose car, selon la nouvelle Constitution, qu’il a lui-même mise en place, personne ne peut être président pendant plus de deux mandats. Mais l’AKP et lui invoquent des arguments juridiques pour justifier qu’il soit candidat malgré tout. Ils ne voudraient laisser la présidence à aucun prix, car perdre les élections signifierait, pour Erdogan et ses proches, risquer une série de procès et de règlements de comptes pour toutes leurs malversations.

Dans cette situation de crise, le risque de perdre les élections du 14 mai est grand pour Erdogan et l’AKP. Face à eux, une coalition hétéroclite s’est formée, dont le principal objectif est de tenter de leur faire perdre le pouvoir. Sous le nom d’Union du peuple (Millet İttifaki), cette coalition est composée de six partis, à commencer par le CHP dit social-démocrate, issu de l’ancien parti de Kemal Atatürk et dirigé par Kemal Kılıçdaroglu, qui est le candidat commun officiel. Elle compte aussi l’İyi Parti, le Bon parti de Meral Akşener, une ex-ministre de l’Intérieur qui vient de l’extrême droite, et deux autres partis, celui de l’ancien Premier ministre d’Erdogan, Ahmet Davutoglu, et celui de son ancien ministre de l’Économie, Ali Babacan. Le cinquième parti est le parti ­islamiste originel d’Erdogan, le Saadet Partisi, et le sixième, l’ancien Parti démocrate. En fait, le CHP et l’İyi Parti sont les principales forces de cette coalition, qui pourraient selon les estimations recueillir ensemble environ 45 % des voix, et les quatre autres partis entre 8 et 10 %.

L’AKP a sans doute perdu au cours des années une grande partie de la base populaire qu’il avait gagnée dans les années 2002-2011, et la coalition d’opposition compte sur son érosion électorale pour réussir enfin à se débarrasser d’Erdogan. Il n’est pas encore dit qu’elle y réussisse, car Erdogan a montré qu’il n’était pas prêt à quitter facilement le pouvoir et qu’il n’hésiterait devant aucune manœuvre pour le garder. Mais, pour les travailleurs, la question ne se limite pas là, car le gouvernement qui succédera au gouvernement actuel devra gérer une crise sans précédent, dans une situation internationale particulièrement dégradée.

Le seul ciment de la coalition dite Union du peuple est le désir de remplacer le gouvernement monopolisé depuis vingt ans par les hommes de l’AKP. Si elle parvient au pouvoir, les classes populaires ne pourront donc en attendre que des coups. Le nouveau gouvernement et la bourgeoisie ne pourront avoir d’autre politique que de faire payer aux masses la lourde facture de la crise, quitte à le justifier par la situation catastrophique dont ils auront hérité, aggravée encore par les conséquences du séisme du 6 février. Les travailleurs doivent dès maintenant se préparer à riposter sur leur terrain de classe. Ouvrir des perspectives révolutionnaires, face à ce régime d’oppression, est une tâche urgente.

26 mars 2023

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