Pour les retraites et les salaires, pour une véritable riposte ouvrière

La réforme annoncée le 10 janvier par la Première ministre, Élisabeth Borne, est particulièrement brutale, ce qui se retourne aujourd’hui contre Macron et son gouvernement. Ils sont parvenus à faire l’unité syndicale contre leur réforme. Et, alors qu’ils misaient sur une certaine résignation, ils ont suscité la colère dans le monde du travail.

Les grèves et les manifestations du jeudi 19 janvier ont été un succès. Il y aurait eu 1,12 million de manifestants selon la police (2 millions selon la CGT). Quelque 200 manifestations étaient organisées.

À Paris, malgré les difficultés de déplacement causées par la grève des transports, 80 000 (selon la police) à 400 000 personnes (selon la CGT) ont manifesté. C’est surtout dans les villes petites et moyennes que les chiffres sont frappants : 11 000 à 30 000 manifestants au Havre, 20 000 à Caen, 16 000 à Orléans, 14 000 à Perpignan, 13 000 à Dijon, 10 000 à Lorient et Saint-Étienne, 7 000 à Saint-Brieuc et Valenciennes, 5 000 à Nevers, Beauvais ou Arras, 4 000 à Rochefort, Dieppe, Vesoul, Belfort, ou Chalon-sur Saône, 2 000 à Bar-le-Duc, Vesoul, Vichy, Arles, Douai ou Abbeville, etc. Des manifestations étaient organisées dans de petites villes : Morlaix, Agen, Mont-de-Marsan, Roanne, Quimperlé, Lannion… Dans de nombreuses villes, les cortèges étaient les plus fournis depuis 1995. Pour bien des travailleurs, c’était la première manifestation. De nombreux jeunes était présents

Dans les cortèges, on pouvait voir des travailleurs des hôpitaux, des chemins de fer, de la RATP, de l’Éducation nationale, des territoriaux, mais aussi de nombreuses entreprises privées, des grandes comme Stellantis, Sanofi, Toyota, Airbus, et beaucoup de petites sans syndicats et où les grèves sont rares. À La Rochelle, les travailleurs des chantiers navals (Dufour, Fountaine-Pajot) défilaient, comme ceux de la métallurgie (Alstom, Semat). Aux Chantiers navals de Saint-Nazaire, le cortège comptait des travailleurs d’entreprises sous-traitantes, qui souvent ne comptent même pas de syndicat. Au Havre, outre les nombreux travailleurs du port et de la zone industrielle (Siemens, Chevron, Total, Safran, Renault…), le cortège comptait des salariés d’Auchan, où les grèves sont rares. À Abbeville, toute la verrerie Veresence était en grève, y compris des intérimaires ; les 14 salariés d’une petite entreprise de nettoyage étaient également en grève. À Boulogne-sur-Mer, la moitié des ouvrières des entreprises de traitement du poisson étaient en grève. À Annonay, chez Iveco, la grève a vidé les ateliers. Dans plusieurs cortèges, des pompiers voire des policiers municipaux étaient présents. « Métro, boulot, caveau : non merci ! », scandaient bien des manifestants.

Le gouvernement, qui expliquait ne pas « se projeter dans l’idée d’une mobilisation massive » (Olivier Véran), est donc parvenu à mobiliser largement contre lui, y compris des travailleurs qui participent rarement aux grèves et aux manifestations. Cette réforme s’ajoute à une série d’attaques récentes, dont l’inflation qui réduit le pouvoir d’achat des familles populaires, ou encore la baisse de l’indemnisation du chômage. Comment accepter de voir les prix de l’alimentation ou de l’énergie exploser, alors que les salaires stagnent ? Comment accepter de voir son niveau de vie baisser, alors que les bénéfices des grandes entreprises – 73 milliards d’euros au premier semestre 2022 pour le seul CAC40 – explosent ? Dans de nombreuses entreprises, des luttes sont également en cours pour les salaires. À Chambéry, chez Ewellix (ex-SKF), qui compte environ 200 salariés, une partie des ouvriers, en grève, ont organisé une assemblée sur la question des salaires ce 19 janvier, avant de rejoindre la manifestation contre la réforme des retraites. Chez Caterpillar à Grenoble, la colère a éclaté dès le 16 après l’annonce des augmentations proposées par le patron. Le contexte est celui d’un approfondissement de la crise, à laquelle s’ajoutent des menaces de guerre de plus en plus fortes.

En repoussant à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite, et en accélérant le passage à 43 annuités requises pour une pension à taux plein, le gouvernement attaque frontalement la condition ouvrière. Cette réforme choque d’autant plus dans le monde du travail que ce sont les catégories les plus exploitées qui sont les plus directement concernées : les auxiliaires de vie, les aides-soignantes, les ouvriers des usines et des abattoirs, les agents de sécurité, les travailleurs du bâtiment et des travaux publics, les chauffeurs- livreurs, autant de métiers pénibles, où on est souvent usé à 50 ans, ou licencié par son entreprise bien avant d’avoir atteint l’âge légal de la retraite.

Nul ne connaît l’avenir des caisses de retraite, mais l’objectif annoncé, économiser 150 milliards d’euros en dix ans, est clair. Il s’agit, pour la bourgeoisie, que le moins d’argent possible aille aux retraites ouvrières, et que la plus grande part du budget de l’État puisse être réservée aux aides aux grandes entreprises et aux plus riches. La bourgeoisie rogne déjà sur ce que l’État consacre aux hôpitaux, à la santé, aux transports publics, à l’éducation, aux collectivités locales, etc. Les retraites sont un poste supplémentaire sur lequel elle veut rogner. Dans la continuité des gouvernements Sarkozy et Hollande, les gouvernements Macron ont supprimé depuis 2017 des dizaines de milliards de recettes fiscales, à la suite de mesures favorisant les plus hauts patrimoines (impôt sur la fortune) et les entreprises (impôts de production, etc.). De nouvelles subventions sont également venues les aider. Pendant la crise du Covid, l’État aurait déboursé 200 milliards d’euros. Chaque année, quelque 160 milliards seraient distribués aux entreprises sous forme de subventions, d’aides et d’exonérations diverses. Et puis, pourquoi est-ce aux travailleurs en activité de payer pour les retraités ? Pourquoi n’est-ce pas à la bourgeoisie, qui tire ses fortunes du labeur des travailleurs ? Faire payer 15 milliards supplémentaires annuels par les salariés n’est pas une décision de bon sens (« on vit plus longtemps, on travaille plus longtemps »), mais un choix de classe.

Et maintenant ?

La question qui se pose maintenant est comment la classe ouvrière peut faire échouer cette nouvelle attaque. Bien des travailleurs considèrent que la partie est difficile, car Macron a été réélu et dispose, avec le soutien des Républicains, d’une majorité à l’Assemblée. En réalité, tout dépendra du rapport des forces. Plusieurs autres gouvernements ont dû, par le passé, manger leur chapeau après avoir pourtant affirmé, comme le Premier ministre Juppé en 1995, être « droit dans [ses] bottes ». Plus récemment, en décembre 2019 et janvier 2020, les grèves à la SNCF et à la RATP et les nombreuses manifestations ont mis en échec une précédente réforme des retraites, à laquelle le gouvernement a renoncé en prenant argument de la pandémie.

Pour l’emporter, il faut aux travailleurs non seulement de la détermination, mais aussi une stratégie, un plan de combat, avec des ripostes qui aillent crescendo. Le mouvement lancé le 19 janvier est encadré par les directions syndicales, y compris celle de la CFDT. Celle-ci a soutenu plus d’une réforme des retraites, et s’est encore récemment opposée frontalement à des grèves, comme celle des raffineurs à l’automne ou celle des contrôleurs des trains en décembre. Mais les confédérations ont été méprisées par Macron et son gouvernement, qui a rejeté toutes leurs demandes, y compris les plus limitées. Les confédérations n’ont appelé à riposter que tardivement, mais elles devaient aussi démontrer qu’une attaque telle que cette contre-réforme des retraites doit obligatoirement être négociée avec elles et que le gouvernement a eu tort de vouloir passer outre. L’ampleur des manifestations le 19 janvier, à laquelle elles ne s’attendaient peut-être pas, vient les conforter. Leur intérêt est de montrer qu’elles sont des interlocuteurs indispensables, mais aussi qu’elles méritent ce rôle en montrant leur capacité à contrôler les réactions des travailleurs. C’est ce qu’elles ont fait en fixant une date pour une nouvelle journée de grève et de manifestation le 31 janvier, avant sans doute de fixer des dates ultérieures en fonction du calendrier parlementaire. Jusqu’où les confédérations syndicales sont-elles prêtes à mener un mouvement contre le projet gouvernemental ? Il leur faut en tout cas obtenir de celui-ci quelques concessions, quelques inflexions au projet, qui leur permettent de justifier l’abandon des grèves et des manifestations à un certain moment. Ce moment peut évidemment être différent pour les uns et pour les autres, et l’unité syndicale réalisée pourrait donc être provisoire. Quoi qu’il en soit, les travailleurs ne peuvent pas leur donner de chèque en blanc et s’en remettre entièrement aux directions syndicales pour diriger une riposte qui les concerne tous. Il faut que, dans les entreprises et les secteurs en lutte, les travailleurs se donnent les moyens de décider de leur mouvement, il faut que se mettent en place des assemblées générales et des comités de grève démocratiquement élus.

Pour avoir une chance réelle de l’emporter, il faudra non seulement des manifestations massives, comme celles du 19 janvier, mais également des grèves frappant les capitalistes au portefeuille. Il faut que le mouvement s’étende, que la colère s’exprime suffisamment pour inquiéter le gouvernement et le patronat. La grève de quelques milliers de travailleurs des raffineries, en septembre et octobre derniers, avait suscité une haine féroce dans les milliers patronaux, pour lesquels les travailleurs n’ont pas le droit de mener la lutte de classe, seulement de la subir. Eh bien, si des secteurs importants de la classe ouvrière se lancent dans le mouvement, si celui-ci est suffisamment déterminé, c’est la bourgeoisie elle-même qui ira demander à son valet Macron de retirer sa réforme. Et face à une classe ouvrière renforcée, mobilisée et consciente, il deviendra possible d’imposer d’autres reculs au pouvoir politique et au patronat.

20 janvier 2023

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