Inde : un bilan du mouvement des paysans23/01/20222022Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2022/01/221.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Inde : un bilan du mouvement des paysans

Nous publions ci-dessous la traduction de l’essentiel d’un article paru dans la revue trotskyste britannique Class Struggle (no 114, hiver 2021).

Le 19 novembre 2021, le Premier ministre indien, Narendra Modi, a retiré les trois lois agricoles qui avaient entraîné un mouvement de protestation sans précédent depuis plus d’un an contre son gouvernement. Ce n’était pas un recul complet, mais c’était tout de même inattendu.

Le 10 décembre, les médias annonçaient que le mouvement était arrêté et que les manifestants retournaient chez eux. Il n’est pas encore certain que cela mette un point final à la protestation. Le responsable de l’un des syndicats paysans, la Haryana Bharatiya Kisan Union, déclarait en effet : « Nous allons nous réunir le 15 janvier pour discuter de la situation. Si le gouvernement ne tient pas ses promesses, nous reprendrons le mouvement. »

Cet article vise à dresser le bilan de ce mouvement.

Les trois lois agricoles de Modi

Modi a fait passer ses trois lois agricoles de manière accélérée en septembre 2020, un an et demi après le début de son second mandat, en plein milieu de la deuxième vague de Covid. Son objectif était de supprimer le système d’approvisionnement, de vente et de distribution jusque-là contrôlé par l’État : ses prétendues réformes visaient à permettre aux géants de l’agroalimentaire de pénétrer bien plus profondément le secteur agricole indien. Il est probable que le calendrier a été choisi à dessein : ces lois allaient accélérer la ruine des petits et moyens paysans, qui font partie de la base électorale de Modi et lui ont, au moins en partie, permis d’être réélu en 2019. Il avait alors promis de « doubler le revenu agricole ».

Les lois ont entraîné une vague de colère et de mobilisation touchant de larges pans de la paysannerie, qui a pris le gouvernement par surprise. Revenir sur ce processus et sur les événements qui ont suivi permet de les comprendre.

En Inde, le système d’approvisionnement et de distribution des produits agricoles contrôlé par l’État a été développé dans les années 1960 et 1970 pour empêcher la récurrence des famines. Dans le cadre de ce système, les produits agricoles sont vendus aux enchères à des négociants, sous la surveillance du gouvernement, dans des marchés locaux (mandis en hindi) contrôlés par un organe régional, la Agricultural Produce Marketing Corporation. Les négociants sont tenus de payer un prix minimum de soutien (Minimum Support Price, MSP), fixé chaque saison par la commission des coûts et des prix agricoles du ministère de l’Agriculture, et ils doivent aussi s’acquitter de frais de commercialisation. Quant aux paysans, ils doivent payer le transport de leurs produits au mandi.

Une part considérable des récoltes est également achetée par l’État, par l’intermédiaire de la Food Corporation of India, et vendue à des prix subventionnés au moyen d’un système de distribution public. Celui-ci est constitué d’un réseau de magasins subventionnés, où la population peut acheter sa nourriture à bon marché. D’autre part, l’État conserve une partie des stocks, pour les cas d’urgence. Les mandis, le prix subventionné et le système de distribution forment un tout. Ils permettent aux paysans de vendre leurs récoltes à un prix minimal et à l’État d’organiser la distribution des denrées alimentaires.

Au fil des décennies, ce système a fourni à une partie de la paysannerie un marché garanti pour ses produits, l’a protégée contre les fortes fluctuations de prix et la concurrence du secteur agroalimentaire, et a constitué un amortisseur social permettant à toute une frange de la population de survivre avec des denrées alimentaires à prix subventionnés.

La première des trois lois, dite Loi de facilitation du négoce et du commerce des produits agricoles (Farmers Produce Trade and Commerce (Promotion and Facilitation Act), aurait entraîné la disparition de ce système et ouvert la voie à l’extension du marché dans tout le pays. Elle aurait rendu possible le commerce en dehors des mandis, c’est-à-dire sans aucune régulation ni fiscalité. Cette loi était présentée comme donnant aux paysans et aux négociants « la liberté de choix » et créant, selon l’expression de Modi, « une nation, un marché », mais ce n’était guère le cas. Dans un pays où 86 % des paysans possèdent moins de 0,8 hectare de terres et n’ont pas les moyens de transporter leurs produits, même jusqu’au mandi local, l’unification du marché à l’échelle nationale se serait en effet faite exclusivement au profit des géants de l’agroalimentaire.

La deuxième loi, intitulée Loi portant sur un accord de protection des paysans, sur la fixation des prix et sur les services agricoles (Farmers (Empowerment and Protection) Agreement on Price Assurance and Farm Services Act), aurait légalisé la contractualisation des relations entre l’industrie agroalimentaire et les paysans, que ce soit pour l’achat de produits agricoles ou la location à bail de terres.

Ce type de contrat lie le paysan­ par une clause d’exclusivité à un acheteur unique : si sa récolte ne satisfait pas aux critères fixés par l’acheteur, le paysan ne peut pas la vendre à cet acheteur, mais pas non plus à un autre acheteur. Cela aurait entraîné des pénuries alimentaires artificielles, et des hausses de prix.

La dernière des trois lois, appelée Amendement à la loi sur les marchandises essentielles (Essential Commodities (Amendment) Act) prévoyait que le secteur agroalimentaire aurait la possibilité de stocker des produits agricoles. Elle aurait supprimé les limitations existant en la matière, sauf en cas de forte hausse des prix. La loi ne précisait pas la période durant laquelle une telle hausse devait être mesurée pour que de telles restrictions soient introduites (de fortes hausses ne surviennent en effet pas du jour au lendemain) et elle libérait le secteur agroalimentaire de cette disposition. Elle aurait donc permis à ce dernier, et notamment aux quatre grandes entreprises du secteur, qui contrôlent entre 75 et 90 % du négoce mondial de céréales, à savoir ADM, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus, ainsi qu’à de grands capitalistes indiens tels que les groupes Ambani et Adani, de stocker des produits agricoles, tout en supprimant tout contrôle sur les prix des denrées alimentaires. De plus, cela aurait permis à l’avenir une extension considérable du négoce de produits agricoles, entraînant une évolution encore plus imprévisible des prix, en fonction des fluctuations boursières. Une fois que les géants de l’agroalimentaire auraient mis la main sur une part suffisante du marché, ils auraient contraint les paysans à baisser leurs prix de gros et auraient accru leurs prix de vente au détail pour les consommateurs. Il n’est donc pas étonnant que les syndicats de paysans aient surnommé cette loi la « loi d’encouragement à la rétention de stocks et au marché noir ».

Il faut noter que cette loi constituait aussi une attaque contre la classe ouvrière et les franges inférieures de la petite bourgeoisie, c’est-à-dire contre tous ceux qui dépensent la majeure partie de leurs revenus dans l’alimentation. En effet, avec la suppression du contrôle des prix, une fois que les grands groupes agroalimentaires auraient avalé une portion suffisante du marché, ils auraient augmenté leurs prix, et cette partie de la population aurait encore davantage glissé dans la pauvreté. De plus, en supprimant le système public de distribution des denrées alimentaires, la première loi s’attaquait au filet de sécurité qui continue de préserver de la famine cette partie de la population.

La division en classes dans les campagnes

Le mouvement des paysans a pu prendre des dimensions considérables et spectaculaires à certaines périodes, mais la majorité des participants étaient originaires de trois régions seulement, dans le nord du pays : le Pendjab, le Haryana et la partie occidentale de l’Uttar Pradesh. Ces États sont de fait le grenier à blé du pays : 20 % des stocks de céréales indiens viennent d’Uttar Pradesh. Quant au Pendjab, il fournit 12 % du blé et 12,5 % du riz consommés en Inde.

Qui plus est, des décennies de réforme législative orchestrée au niveau régional par le Parti du Congrès et par le BJP (le parti de Modi) ont déjà partout ailleurs mis à mal le système des mandis. Des lois régionales ont supprimé le prix minimal de nombreux produits agricoles, ont introduit la possibilité pour les paysans de conclure des contrats avec leurs acheteurs et ont supprimé la dimension universelle du système public de distribution (les denrées alimentaires ne sont plus subventionnées pour tous, mais seulement pour ceux dont les revenus sont inférieurs au seuil officiel de pauvreté). Aujourd’hui, seul un quart des produits agricoles est distribué par le système des mandis, principalement le riz et le blé du Pendjab et du Haryana. Dans les États où ce système a été démantelé, par exemple au Bihar, la paysannerie est déjà ruinée.

Si ce mouvement a été appelé « mouvement des paysans », il est loin d’être homogène. Il y a parmi les paysans des propriétaires d’exploitations de toutes les tailles, et des travailleurs agricoles dans diverses situations. Ils ne partagent clairement pas les mêmes intérêts.

En outre, le Pendjab, le Haryana et la partie occidentale de l’Uttar Pradesh possèdent une histoire particulière, qui est fondamentalement différente de celle d’autres parties du pays, du fait de la « révolution verte » qui a obligé en 1965 à ouvrir le marché indien à des entreprises des États-Unis, comme Monsanto et DuPont, ou encore à Syngenta. Les paysans indiens furent contraints d’acheter à ces entreprises leurs semences, leurs engrais, leurs herbicides et leurs pesticides.

La « révolution verte » s’est révélée être un désastre écologique et a fait basculer les paysans dans un endettement sans fin. Son seul impact positif a concerné les grandes exploitations. On estime que, pour que les nouvelles méthodes permettent une augmentation de la productivité, il fallait posséder une exploitation d’au moins 3,2 hectares. Or, au début des années 1970, 30 % des paysans du Pendjab, 35 % de ceux du Haryana et 50 % de ceux de la partie occidentale de l’Uttar Pradesh possédaient moins de 1,2 hectare. Cette situation incitait donc les paysans légèrement plus riches à racheter les terres des plus pauvres, si bien qu’entre 1961 et 1971 la proportion des ménages du Pendjab possédant moins de 2 hectares passa de 17 % à 56 %.

Aujourd’hui, 5 % des paysans du Pendjab possèdent plus de 10 hectares de terres. Une partie de ces gros paysans ont agrandi leurs propriétés et diversifié leurs activités, devenant de petits capitalistes dans la transformation de produits laitiers, le transport ou le négoce.

De l’autre côté, la petite paysannerie a été continûment ruinée : aujourd’hui, 67 % des ménages ruraux du Pendjab sont sans terres et, parmi ceux qui possèdent des terres, 60 % sont des petits propriétaires. De plus, chaque ménage paysan du Pendjab a une dette moyenne de 1 million de roupies (soit environ 12 000 euros), mais un revenu mensuel moyen de seulement 6 000 roupies (soit 72 euros).

La situation est similaire en Uttar Pradesh, où 74 % des paysans possèdent moins de 100 ares, et 40 % de ces petits propriétaires sont endettés. La ruine des petits paysans a conduit à la prolétarisation de vastes pans de la population rurale. De nombreux petits paysans s’emploient comme travailleurs agricoles, et une partie des membres de leur foyer travaillent en usine dans les villes, afin de renvoyer leur salaire à la maison pour permettre au ménage de se maintenir. Il est possible que 70 % de la classe ouvrière indienne soit liée à la terre de cette manière.

Cette armée de prolétaires ruraux sans terres grandit. Ils ne travaillent qu’environ 110 jours par an pour des paysans riches ou dans le cadre d’un programme gouvernemental de garantie de l’emploi rural. Le reste de l’année, ils doivent s’employer comme saisonniers, dans le secteur informel ou comme journaliers, ou tout cela à la fois, souvent dans le bâtiment. Mais la crise entraînée par les confinements en 2020 et 2021 a arrêté la plupart des chantiers industriels et du BTP. Il n’est donc pas étonnant que le Haryana ait le taux de chômage le plus élevé du pays : il était de 35,7 % entre mai et août 2021, d’après le groupe de réflexion Centre for Monitoring Indian Economy.

L’endettement et le chômage élevés ont transformé la « ceinture de la révolution verte » en ceinture des suicides : le National Crime Records Bureau, agence gouvernementale produisant des statistiques sur le sujet, indique qu’en Uttar Pradesh 11 458 paysans se sont suicidés en 2016. Une étude récente, portant sur seulement 16 % des villages du Pendjab, faisait ressortir que 17 000 paysans et travailleurs agricoles s’étaient suicidés ces 17 dernières années, dont 60 % étaient âgés de moins de 35 ans. Les jeunes habitant cette région ne s’y voient aucun avenir.

Appeler le mouvement actuel « mouvement des paysans » escamote donc les différences de classes (et les luttes qui en résultent) entre paysans riches d’un côté, et paysans pauvres et travailleurs agricoles de l’autre. Au Pendjab, un tiers des terres panchayati (terres appartenant à des organes administratifs villageois) non utilisées ont été allouées il y a soixante ans à des dalits (personnes hors caste, également appelées « intouchables »), en majorité des travailleurs agricoles. Mais les gros paysans ont utilisé leur puissance pour garder le contrôle de ces terres. Grâce à des luttes continues depuis 2014, les travailleurs agricoles ont réussi à récupérer 1 120 hectares de terres. Dans les mois qui ont précédé le « mouvement », démarré en septembre 2020, il y a eu au Pendjab une mobilisation de travailleurs agricoles pour des augmentations des salaires (lesquels s’étaient écroulés à environ 2,40 euros par jour), qui s’est heurtée à une violente résistance des paysans riches.

Cette lutte des classes dans les campagnes a eu un impact sur le système des mandi. Souvent, en pratique, les mandis et les prix minimaux sont organisés au profit des paysans riches : ceux-ci ont des négociants influents, pouvant mettre la main sur un marché local et contrôler les enchères. Le système d’approvisionnement public est faible, si bien que les petits paysans qui ne possèdent pas l’infrastructure nécessaire pour stocker leur récolte ou l’argent pour la transporter au mandi sont souvent contraints de vendre leur récolte sur place, en dessous du prix minimal, aux négociants des paysans riches, lesquels reçoivent le prix minimal subventionné sur le mandi.

Les lois de Modi, en permettant aux groupes de l’agroalimentaire de pénétrer encore plus ce système, auraient encore aggravé cette crise dans les campagnes. Mais l’impact de cette aggravation n’aurait pas été identique pour tous les pans de la société rurale. Certains paysans riches auraient fort bien pu accueillir favorablement l’arrivée des groupes agroalimentaires, y trouvant leur compte en devenant intermédiaires. Mais, pour d’autres gros paysans, ces lois auraient signifié la fin des systèmes qui les ont protégés jusqu’à maintenant contre la concurrence des multinationales agroalimentaires sur le marché mondial.

Enfin, pour la masse des petits paysans et du prolétariat rural, ces lois auraient entraîné un véritable désastre. Avec la fin du système du prix minimal, leurs récoltes auraient été vendues à des prix encore plus bas, alors qu’ils souffrent déjà d’un endettement chronique. De fait, les nouvelles lois auraient fait basculer les petits paysans dans les rangs des millions de chômeurs.

Le « mouvement du peuple »… dirigé par la paysannerie riche

Lorsque les trois lois furent adoptées par ordonnances en juin 2020, les syndicats paysans commencèrent à organiser des meetings pour mobiliser leur base. Du 25 au 27 novembre 2020, plus de 200 000 paysans installèrent des campements aux abords de la capitale, Delhi. Ils étaient venus avec leurs tracteurs et des remorques remplies de nourriture, prévoyant un combat de longue haleine, et ils firent face à la police de Haryana et de Delhi, avec ses barrages, ses canons à eau, ses gaz lacrymogènes et ses charges de lathis, longs et lourds bâtons (bidules) hérités de l’époque coloniale.

Le mouvement était organisé par le Samyukt Kisan Morcha (SKM, Mouvement unifié des agriculteurs), qui chapeaute plus de 40 syndicats paysans de différentes obédiences. Ainsi, ces derniers mois, le mouvement était dirigé par Rakesh Tikait, homme de droite, porte-parole national du Bharatiya Kisan Union (Arajnaitik) ou Syndicat des paysans indiens (apolitique), issu de la Bharatiya Kisan Union (BKU), qui était à la pointe du nouveau mouvement paysan dans les années 1980-1990. À l’époque, ce syndicat revendiquait des aides gouvernementales sous la forme de subventions pour l’électricité et les fertilisants, qui étaient majoritairement accaparées par les paysans riches (une étude de 2014 a montré que 94 % des subventions publiques destinées aux paysans étaient accaparées par eux), plutôt que des infrastructures publiques et des projets d’irrigation qui auraient bénéficié à tous les paysans (en dehors du Pendjab, 55 % des terres arables ne sont toujours pas irriguées).

Rakesh Tikait est le fils de Mahendra Singh Tikait, ancien président de la BKU. Toute sa vie, ce dernier a organisé des manifestations de centaines de milliers de paysans avec leurs tracteurs, faisant le siège des bureaux du gouvernement d’Uttar Pradesh, à Lucknow, puis du Club nautique où se retrouvait le gratin, à New Delhi, pour revendiquer une baisse du coût de l’électricité et une hausse des prix d’achat des produits agricoles. Quand il mourut, la BKU se scinda en plusieurs fractions. Ses deux fils, Rakesh et Narendra Tikait, lancèrent la BKU (Arajnaitik). Les deux frères participèrent, avec de hauts responsables du BJP aux émeutes antimusulmanes de Muzaffarpur en 2013, qui entraînèrent 62 morts et plus de 50 000 déplacés. Depuis lors, Rakesh Tikait a essayé de se lancer dans la politique, d’abord avec le BJP et sa ligne nationaliste d’extrême droite. Il est clair qu’il entend s’appuyer sur le mouvement actuel pour développer sa carrière politique.

Le mouvement paysan comprend également d’autres forces politiques, qualifiées de gauche : le Pendjab a été un important centre du mouvement communiste puis du mouvement maoïste naxalite, qui organisa les petits paysans et les travailleurs agricoles contre la paysannerie riche[1]. Dans les actuelles protestations, il reste des traces de ces organisations. Par exemple, le Forum des paysans (Kisan Sabha) d’Inde, contrôlé par le Parti communiste d’Inde, est représenté à la tête du mouvement, comme la BKU (Ekta Ugrahan) ou le Syndicat des paysans indiens (Unity Ugrahan).

Mais ces deux organisations ont abandonné toute responsabilité vis-à-vis de la petite paysannerie et des travailleurs agricoles : elles ont en effet déclaré que le mouvement était le « mouvement du peuple », ce qui escamote complètement la question des forces sociales qui sont à sa tête et de la direction qu’il prend. Cette position est tout à fait conforme à la tactique électorale des principaux partis communistes, qui visait à former des « fronts antifascistes » contre le BJP lors des dernières élections régionales, souvent avec des partis ouvertement réactionnaires. Les dirigeants du SKM n’ont mentionné aucune revendication qui reflète les intérêts spécifiques de la petite paysannerie et des travailleurs agricoles, telles que la redistribution des terres, l’augmentation des salaires des travailleurs agricoles et l’annulation des dettes. Les prolétaires des campagnes ont donc été relativement peu nombreux à rejoindre le mouvement et certaines catégories de la population rurale, comme les nombreux travailleurs agricoles originaires du Bihar qui travaillent dans l’État du Pendjab, n’ont pas participé au mouvement. De plus, ces dirigeants ont de plus en plus été ouverts à des compromis sur le retrait de la troisième loi (l’Amendement à la loi sur les marchandises essentielles). Peu leur importait que cela fût la loi principale, celle contre laquelle la classe ouvrière urbaine et les prolétaires des campagnes pouvaient se mobiliser et même être rejoints par les franges inférieures de la petite bourgeoisie, car cette loi concerne le prix des denrées alimentaires. De même, ils n’ont pas fait campagne sur la suppression, par cette loi, du système de distribution publique de denrées subventionnées, dont 66 % de la population continue de bénéficier aujourd’hui.

De fait, dès le début du mouvement, les dirigeants du SKM n’ont pas tenté de s’adresser à la classe ouvrière des centres industriels, qui est concentrée par millions précisément dans les faubourgs de Delhi, parfois très près des emplacements qu’ils avaient choisis pour leurs campements. Et ce malgré le fait que de nombreux travailleurs ont des liens naturels avec la paysannerie, du fait qu’ils sont originaires de familles rurales qui possèdent des terres au village. De plus, les fédérations syndicales ouvrières n’ont pour ainsi dire rien fait pour soutenir le mouvement. Les manifestations appelées par les fédérations syndicales ou même par les syndicats de l’automobile des zones industrielles de Delhi pour soutenir le mouvement furent purement symboliques et peu nombreuses. Bien que le mouvement ait duré une année entière, aucune force politique importante n’a tenté de favoriser l’émergence d’une direction qui représenterait les intérêts de la petite paysannerie, des travailleurs agricoles et de la classe ouvrière.

Essor et déclin du mouvement

Dès novembre 2020, la tactique du SKM était de camper près d’autoroutes importantes qui relient Delhi à la campagne, et de menacer de bloquer ces voies essentielles. À partir de décembre 2020, il appela à plusieurs Bharat Bandhs (jours d’arrêt total du pays), par le blocage des voies de chemin de fer au Pendjab, des manifestations dans les villes et communes, et des tentatives de bloquer les autoroutes autour de Delhi. Alors que le mouvement prenait de l’ampleur, de petites délégations d’organisations de paysans, de travailleurs et de femmes, et des militants du mouvement de 2019-2020 contre les lois de Modi sur la citoyenneté rejoignirent les campements pour manifester leur soutien. Un journal, le Trolley Times, fut publié et diffusé parmi les différents campements.

Le 26 janvier 2021, Jour de la République en Inde, le SKM annonça une manifestation pour le retrait immédiat des trois lois. Il s’accorda avec la police de Delhi pour limiter le parcours de la manifestation à la grande banlieue de Delhi. Malgré les mesures prises par la police dans les jours qui précédèrent la manifestation, telles que la pose de clous sur la chaussée pour crever les pneus des tracteurs ou la construction de barrages, la manifestation eut tout de même lieu. La masse des manifestants choisit d’ignorer le parcours convenu par le SKM qui entra dans Delhi en une impressionnante démonstration de force.

Des travailleurs de l’industrie manifestèrent également avec les paysans du village dont ils étaient originaires. Ils se rendirent au Fort Rouge, dans le centre historique, et y submergèrent complètement les forces de police. Les paysans ayant montré leur force, mis le gouvernement de Modi en difficulté et battu ses forces de sécurité, le mouvement fut, dans les jours suivants, au cœur des discussions des millions de travailleurs qui vivent et travaillent aux abords de Delhi. C’était une occasion en or pour inviter la classe ouvrière urbaine à rejoindre le mouvement.

Mais la manifestation du 26 janvier fut une mise en garde tant pour le gouvernement que pour la direction du mouvement elle-même quant au risque que le mouvement se développe hors de tout contrôle. Le SKM annula rapidement la manifestation devant le Parlement prévue pour le 1er février. Le mouvement déclinait. Les mois suivants, il stagna et les campements se vidèrent. Les rassemblements et les manifestations se déplacèrent de la périphérie de Delhi vers la campagne, ce qui réduisit leur importance et leur influence. Les manifestations de masse furent annulées.

Modi retire les trois lois

De manière inattendue, le 19 novembre 2021, dans une allocution télévisée programmée lors de la fête religieuse de Guru Purab, Modi annonça à la nation qu’il allait retirer les trois lois agricoles.

En fait, la raison de sa décision est transparente : Modi et son parti, le BJP, se font du souci à propos des élections en Uttar Pradesh et au Pendjab prévues pour février et mars 2022.

Tikait et des responsables du SKM avaient déclaré qu’ils feraient campagne pour faire perdre le BJP dans les deux États, qui avaient été au centre de la mobilisation paysanne et sont donc extrêmement importants sur le plan politique. Et deux dirigeants de haut rang du SKM, Guram Singh Charuni et Balbir Singh Rajewal, annoncèrent en juillet qu’ils se présenteraient aux élections au Pendjab.

État le plus peuplé du pays, l’Uttar Pradesh est d’une importance capitale pour tout parti politique. Au BJP, nombreux sont ceux qui voient en Yogi Adityanath, le dirigeant de cet État, le seul candidat possible pour succéder à Modi au poste de Premier ministre en 2024. Craignant de perdre leur siège aux prochaines élections, plusieurs hauts responsables du BJP de cet État avaient commencé à s’exprimer en public contre les lois agricoles. De plus, en dehors des partis régionaux établis en Uttar Pradesh, plusieurs partis dont l’influence avait été limitée à d’autres régions du pays s’efforcent de tirer avantage de l’effondrement du Parti du Congrès en présentant des candidatures dans cet État. Ce ne sont donc pas moins de 25 partis qui participeront aux élections de mars 2022 en Uttar Pradesh, transformant ce scrutin en une bataille pour gagner quelques décimales contre les autres.

Quant au Pendjab, c’est le fief du Shiromani Akali Dal, partenaire de coalition du BJP au sein de la National Democratic Alliance. Le 26 septembre 2020, les protestations des paysans du Pendjab contre les lois agricoles ont amené ce parti à quitter l’alliance gouvernementale, mettant un terme à une coalition vieille de deux décennies. Depuis novembre 2020, de nombreux députés BJP du Pendjab se sont vu opposer des drapeaux noirs par des paysans en colère et ont été empêchés de se déplacer dans leur circonscription ou village, ce qui rend leur campagne compliquée.

En fin de compte, le retrait des lois pourrait permettre au BJP de renouer avec les dirigeants des syndicats paysans, dont certains avaient été proches de lui par le passé.

Et maintenant ?

Le retrait des trois lois agricoles est bien sûr une victoire pour le mouvement des paysans. Mais c’est une victoire limitée. La revendication d’un prix minimal inscrit dans la loi reste à obtenir. Et la crise que vit la paysannerie, antérieure à ces lois, n’a pas disparu, loin de là. […]

Le 12 décembre 2021, des milliers de travailleurs agricoles arrêtèrent des trains au Pendjab. Ils protestaient contre le refus du Premier ministre de cet État, membre du Parti du Congrès, de confisquer des terres détenues par des paysans riches pour les redistribuer aux paysans sans terres et de garantir des prix de vente abordables pour les denrées alimentaires. La lutte continue.

20 décembre 2021

 

[1]              Note de la rédaction : essentiellement à la fin des années 1960 et dans les années 1970, même si le mouvement a continué ensuite, et que des groupes naxalites subsistent aujourd’hui.

 

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