Afrique du Sud : au lendemain des élections municipales, clap de fin pour l’ANC ?23/01/20222022Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2022/01/221.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Afrique du Sud : au lendemain des élections municipales, clap de fin pour l’ANC ?

Le texte ci-dessous est adapté d’un article paru dans la revue trotskyste britannique Class ­Struggle (no 114, hiver 2021).

L’ANC (African National Congress – Congrès national africain), au pouvoir en Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid en 1994 et connu comme le parti de Nelson Mandela, a obtenu lors des élections locales du 1er novembre 2021 son pire résultat de tous les temps : 46 % des voix. La presse a titré : « L’ANC est-il enfin en train de perdre son emprise ? » ; « Assiste-t-on au début de la fin de l’ANC ? » Après 27 ans de domination incontestée, il semble de plus en plus évident que le parti est trop dégénéré, corrompu et affaibli pour rester au pouvoir beaucoup plus longtemps, du moins dans sa forme actuelle.

La forte érosion du soutien à l’ANC était déjà visible lors des élections locales de 2016, et même lors des scrutins précédents, tant locaux que nationaux. Depuis au moins une décennie, le gouvernement a été incapable de fournir en permanence les services publics les plus élémentaires, même à certains des plus anciens townships de la classe ouvrière noire, sans parler des nouveaux bidonvilles qui prolifèrent autour des grandes villes[1]. Qui plus est, ces dernières années, cette incapacité s’est propagée à des banlieues plus aisées, principalement blanches, dans des agglomérations comme celle de Johannesburg, où les pannes de courant et les coupures d’eau sont hebdomadaires, et parfois même quotidiennes, dégradation aggravée par la pandémie.

De fait, l’Afrique du Sud, malgré sa relative richesse, se trouve reléguée au statut de pays pauvre « en voie de développement » depuis la fin de l’apartheid, et l’illusion est tombée qu’elle était en quelque sorte sur un pied d’égalité avec l’Occident impérialiste. Cette impression fausse, que le régime s’évertuait à donner à la minorité blanche sur laquelle il s’appuyait, était due en partie à la surexploitation de la classe ouvrière noire, qui a longtemps permis l’accumulation de superprofits, à la fois dans les coffres de la minuscule mais très fortunée classe capitaliste d’Afrique du Sud et dans ceux des multinationales qui y investissaient. Certes, la classe ouvrière du pays, par sa combativité exceptionnelle, a contraint la minorité blanche au pouvoir à renoncer à l’apartheid. […] La classe dirigeante a mené une politique qui n’a fait qu’accompagner le déclin social et économique consécutif à la grande crise de 2008, dans une sorte de plongeon vers le pire.

Ramaphosa, ancien dirigeant syndical devenu fusilleur d’ouvriers

Le président Cyril Ramaphosa a été élu en 2018, avec l’espoir qu’il mettrait fin à la corruption devenue endémique – on parlait alors d’une « capture de l’État » – sous son prédécesseur, Jacob Zuma, connu pour sa subordination à la riche famille des Gupta, une corruption telle qu’elle avait paralysé le gouvernement. Mais, loin de lutter contre la corruption, Ramaphosa a été à son tour capturé…

Autrefois l’un des hommes les plus riches d’Afrique (les plus riches sont tous des hommes), Ramaphosa avait su tirer parti de la politique dite de black empowerment (promotion des Noirs) mise en place par les différents gouvernements post-apartheid, et il était impatient de se retrouver aux commandes de l’État. Il y est parvenu, malgré l’atteinte portée à sa réputation en 2012 par son rôle central dans le massacre des mineurs de Marikana. Nombreux sont ceux qui l’appellent encore le boucher de Small Koppie, le lieu-dit où 34 mineurs en grève furent assassinés par la police, avec l’aval de Ramaphosa. Il était à l’époque administrateur à titre consultatif de la multinationale Lonmin, propriétaire de la mine de platine de Marikana. Ses courriels au sujet de la grève contenaient des appels explicites à mettre une fin rapide au mouvement, exigeant une « action coordonnée » contre les mineurs qu’il qualifiait de « criminels manifestement ignobles ». Cela ne doit jamais être oublié.

Cela dit, ce qui est déjà oublié c’est que ce même assassin de mineurs, par une sorte d’ironie de l’histoire, a été l’un des fondateurs, en 1982, du premier syndicat officiel de mineurs, le NUM (National Union of Mineworkers – Syndicat national des mineurs), et qu’il fut l’un des dirigeants de leur première grève nationale en 1987, avec le slogan « L’année où les mineurs prennent le contrôle », à la tête de 250 000 grévistes revendiquant une augmentation des salaires de 30 %.

La grève de 1987 dura trois semaines et fut violemment attaquée par les forces de répression de l’apartheid, entraînant 9 morts, 500 blessés et plus de 400 arrestations. L’Anglo-American, le principal employeur, refusa de céder et menaça de licencier tout le monde. Ramaphosa céda rapidement, au nom des travailleurs. Il suspendit la grève et les mineurs reprirent le travail vaincus. 50 000 perdirent leur emploi dans la foulée. Le slogan du NUM était valable : oui, les mineurs constituaient le bataillon le plus puissant de la classe ouvrière et ils auraient pu « prendre le contrôle ». Mais les nationalistes comme Ramaphosa, qui dirigeaient le mouvement ouvrier avec l’aide du Parti communiste, avaient au fond comme but de s’en servir de marchepied pour accéder au pouvoir, en forçant la bourgeoisie à leur faire une place, pas de permettre à la classe ouvrière de le prendre elle-même.

Aujourd’hui, et c’était vrai avant même les élections municipales, l’équipe gouvernementale de Ramaphosa est vue comme totalement inefficace et toujours sous la coupe de la mafia de l’ancien président Zuma. Seuls les commentateurs naïfs prétendent qu’il suffirait de se débarrasser des fonctionnaires et ministres corrompus pour permettre à Ramaphosa d’agir – sans vraiment préciser d’ailleurs quel genre d’action il pourrait alors mener. Or c’est là tout le problème auquel sont confrontés la foule croissante des pauvres et ce qu’il reste de la classe ouvrière organisée. […]

Des résultats accablants

Aujourd’hui, le recul électoral de l’ANC est incontestable. Les élections locales lui ont fait perdre le contrôle des centres urbains des zones les plus peuplées du pays. À Johannesburg, la capitale financière et industrielle du pays, son score est passé de 49,6 % en 2016 à 33,6 % en novembre dernier ; à Tshwane (anciennement Pretoria), il est passé de 41,5 % à 34,6 % ; et à Ekurhuleni (qui comprend l’est et le nord-est densément peuplés du Witwatersrand), son score est passé de 52,7 % en 2016 à 38,2 % en 2021.

Pire, l’ANC a purement et simplement perdu le contrôle du port le plus important du pays : dans le district métropolitain (ou « metro ») d’eThekwini, plus connu sous le nom de Durban, il est passé de 57 % en 2016 à 42 %[2]. À Mangaung, où l’ANC est né (et où se situe la ville de Bloemfontein), la majorité de l’ANC est passée de 57,9 % en 2016 à 50,6 %. Cas exceptionnel, l’ANC y conserve les commandes. Mais, à l’échelle du pays, il ne contrôle plus que deux « metros » sur huit. […] En fait, au total, l’ANC n’a conservé la majorité que dans 161 circonscriptions municipales sur 213, et encore : il n’a la majorité absolue que dans 122 d’entre elles.

Mais l’indicateur le plus révélateur de l’opinion publique a été la très faible participation. Au soir du scrutin, celle-ci n’était que de 26 % dans les circonscriptions entourant Johannesburg et Sandton.

Pour finir, moins d’un tiers des électeurs potentiels se sont effectivement rendus aux urnes. Mais même cela ne veut pas dire grand-chose : seuls deux électeurs potentiels sur trois étaient inscrits sur les listes électorales ; et sur les 26,2 millions d’inscrits, seuls 12,3 millions, soit moins de la moitié, ont effectivement voté. Jamais la participation n’avait été aussi basse. Si une partie de cette abstention peut être attribuée à la démoralisation entraînée par la pandémie, il est évident que de nombreux électeurs ont refusé de voter par dégoût des politiciens locaux, mais aussi nationaux.

Tout compte fait, l’ANC a été soutenu par moins de 34 % du corps électoral. Cela reflète l’immense désillusion de la population. Et cela n’a rien d’étonnant.

Au niveau local, municipal, des services aussi fondamentaux que l’approvisionnement en eau potable et l’assainissement ne sont plus assurés. Cela vient s’ajouter aux pannes de courant devenues habituelles… pour ceux qui ont la chance d’être connectés à un réseau électrique. Nombreux sont aussi ceux qui se privent de repas.

Le taux de chômage officiel est de 34 %, mais le chômage des jeunes est estimé à 70 %. Cela a évidemment été aggravé par les épisodes de paralysie économique liés à la pandémie. Mais le chômage atteignait déjà de tels niveaux bien avant.

Les émeutes de juillet 2021

En juillet dernier, quatre mois avant les élections locales, le pays a été secoué par les pires émeutes depuis l’apartheid, dont la répression a fait plus de 300 morts. Il a même été question de reporter les élections. Si les pillages et les incendies n’ont duré que dix jours, les destructions ont été d’une intensité et d’une violence sans précédent.

Les émeutes ont commencé le 9 juillet dans le KwaZulu-Natal. Elles ont été délibérément provoquées par des partisans de l’ancien président Jacob Zuma, qui avait été emmené en prison pour y purger une peine de 15 mois pour outrage au tribunal, dans le cadre de son procès pour corruption. Cependant, les émeutes se sont rapidement propagées à travers le KwaZulu, puis ont éclaté dans le Gauteng, à 500 kilomètres de là, avant de faire des émules aux quatre coins du pays. C’était comme si quelqu’un avait jeté une allumette sur une savane desséchée.

Dans un article intitulé « Voici à quoi ressemble un État défaillant », Richard Poplak, un journaliste du Daily Maverick, a décrit comment « à travers le Gauteng et le KwaZulu-Natal, deux conflagrations massives […] se sont rejointes pour former un feu de forêt dévastateur. La première était la rage fabriquée par un réseau criminel organisé qui a sauté sur l’occasion offerte par l’incarcération d’une figure politique. La seconde était l’instabilité causée par le désespoir d’une population prise dans un étau économique de plus en plus serré. […] Malheureusement, l’Afrique du Sud est à genoux. Des quartiers entiers ont été rasés mais, de manière plus significative, […] la violence a ciblé des nœuds vitaux de distribution : des entrepôts à Mooi River ; des magasins alimentaires dans la « metro » d’eThekwini ; des grands centres commerciaux et logistiques le long de la côte et jusqu’à Pietermaritzburg. […] Que les partisans de Zuma, dans leur soif de reprendre en main l’État, aient contribué à cette situation est presque secondaire. Les Sud-Africains sont confrontés à un deuxième hiver consécutif de confinement, fait de privations devenues insupportables. La réponse inhumaine du gouvernement à la pandémie de Covid-19, [l’interdiction inexplicable de la vente d’alcool et de cigarettes] ont touché un nerf à vif, et les réactions populaires un temps refoulées se donnent maintenant libre cours dans la rue, partout dans le pays. Les experts économiques insistent sur le fait qu’il n’y avait aucun moyen de financer de véritables programmes d’aide sociale, de sorte que même la pathétique subvention introduite pendant la pandémie, de 350 rands seulement (8 euros par mois !), a été suspendue. Ce régime d’austérité est le résultat de programmes d’ajustement structurel successifs, dont la cruauté obscène rappelle les famines sciemment organisées de l’ère coloniale. […] La parcimonie du gouvernement a eu des conséquences inévitables : les gens sont furieux. » Cependant, comme dans toute émeute spontanée, quelle qu’en soit l’étincelle, il n’y a pas eu de direction politique, et pas de dirigeants politiques non plus. Simplement des gens en colère, affamés, démunis.

Qu’en est-il de Zuma ? Cette caricature de dirigeant a encore bon nombre de partisans, ne serait-ce que sa famille et ses amis, milieu qui se retrouve à Nkandla, sa ferme-ranch dans le KwaZulu, financée par les deniers publics. Âgé de 79 ans, il est très malade. Après seulement deux mois en prison, il a reçu une libération conditionnelle sur avis médical. Mais, le 15 décembre 2021, il a été décidé qu’il devrait retourner en prison pour finir de purger sa peine. Ses médecins disent qu’il est en phase terminale et qu’un établissement correctionnel ne pourrait pas fournir les soins médicaux nécessaires. Il semble que les autorités pénitentiaires préféreraient ne pas le récupérer non plus. […]

La politique de l’ANC, pas plus potable que l’eau du robinet

Les Sud-Africains riraient jaune s’ils regardaient le site Internet du gouvernement vantant un pays « doté d’un réseau routier et ferroviaire hors pair, de liaisons aériennes intérieures et internationales remarquables et d’infrastructures de télécommunication de classe mondiale ». Le site prétend même (aujourd’hui !) que « des services de santé tant publics que privés et d’excellente qualité sont disponibles dans tout le pays ». Or l’un des principaux sujets abordés lors des élections municipales a été les nids-de-poule, si énormes qu’ils peuvent littéralement casser les voitures en deux. Quant aux voies ferrées, dans bien des endroits elles ont été dépouillées… de leurs rails, et de tout morceau de ferraille ou de câble récupérable. Même les bâtiments des gares, souvent vandalisés, tombent en ruine.

Ebrahim Harvey, écrivain et ancien militant politique et syndical originaire de Soweto, a écrit dans un article analysant les résultats des élections : « Il ne fait aucun doute que, depuis 1994, l’ANC n’a cessé de tirer profit de l’attachement historique envers lui de la majorité africaine, au sens racial et diviseur donné à ce mot sous l’apartheid. En conséquence, il n’a pas fait grand-chose pour améliorer les conditions de vie déplorables des habitants des townships noirs, même après avoir perdu les municipalités les plus importantes du pays en 2016. »

Pendant au moins une décennie, si ce n’est depuis la fin de l’apartheid, les conditions d’existence dans les townships se sont détériorées dans tous les domaines, en particulier du point de vue des services publics minimaux espérés dans ces bastions de l’ANC. Les townships sont restés les ghettos urbains qu’ils étaient sous l’apartheid, sans guère d’améliorations, alors qu’ils se sont étendus, pour devenir de vastes bidonvilles mordant sur les campagnes. Sur des kilomètres carrés, à perte de vue, ont été construites des cabanes en tôle ondulée et de petites maisons faites de briques, de bois et de terre, avec ici ou là quelques blocs de maisons, minuscules et de piètre qualité, construites sur commande du gouvernement.

Diepsloot, un nom qui signifie « fossé profond », en est une bonne illustration, si l’on peut dire. Cette cité faite de cabanes, située au nord de Johannesburg, a grandi au début des années 1990 et abriterait, selon les chiffres officiels, 350 000 personnes – en fait probablement le double. Sa population ne prend plus la peine de voter. Et nombreux sont sans doute ceux qui, même s’ils le voulaient, n’auraient pas le droit de voter, car ce sont des immigrés arrivés il y a plus ou moins longtemps des pays voisins. Mais c’est dans de telles localités que la population s’est organisée au cours des deux dernières décennies. Et il y a de bonnes raisons de penser que des endroits comme Diepsloot pourraient devenir, dans un futur proche, les bases d’une riposte concertée de la classe ouvrière.

Les travailleurs informels et les habitants des cabanes n’ont en effet jamais cessé, depuis des années, d’organiser des manifestations pour revendiquer un minimum de services publics. Ils sont privés de tout : eau potable au robinet, assainissement, électricité, routes pavées… Ils manquent également d’écoles, de services sociaux, de dispensaires avec des soins médicaux de base. Et ils n’auraient probablement rien du tout sans leurs propres efforts pour s’aider eux-mêmes, et sans l’aide des ONG. Leurs capacités d’organisation sont grandes. Elles remontent aux actions civiques des années 1980, quand des groupes ouvriers, de quartier ou syndicaux, ont surgi dans tous les townships et ont appris à se gouverner, tout en rendant l’Afrique du Sud blanche ingouvernable.

Le Covid accélère la spirale descendante

La pandémie et les restrictions strictes qui l’ont accompagnée, y compris l’interdiction de l’alcool et de la cigarette, ont fait que même trouver de la nourriture est devenu parfois impossible pour la fraction la plus pauvre de la population. Alors que près des trois quarts des jeunes sont sans travail, il n’est pas surprenant que des files d’attente de plusieurs kilomètres se soient formées devant les soupes populaires installées dans les villes. Dans les zones rurales, des personnes sont mortes de faim. Et la malnutrition infantile a fait un retour en force.

Malgré un taux de contamination au Covid relativement faible, y compris pendant la vague Omicron, les hôpitaux du pays ont été dès le départ totalement débordés. Il faut dire qu’ils étaient déjà délabrés, y compris l’hôpital Chris Hani (anciennement Baragwanath) de Soweto, pourtant l’un des hôpitaux universitaires les plus prestigieux du pays malgré son surpeuplement permanent. Fenêtres cassées, toilettes hors service, portes manquantes, absence de linge de lit : ces problèmes sont généralisés. Et, comme si cela ne suffisait pas, le principal hôpital de Johannesburg, l’immense hôpital Charlotte Maxeke, a été en partie incendié en avril 2021. Le premier rapport publié après l’incendie dit tout : « Il n’y avait pas que les portes coupe-feu et les raccords de bouches d’incendie (souvent manquants car ils avaient été volés) qui étaient défectueux à Charlotte Maxeke. […] (Les pompiers) n’ont pas reçu le plan d’ensemble du bâtiment ni ceux des étages. […] Les systèmes de détection de fumée, les alarmes incendie, les systèmes de gicleurs et les mécanismes qui auraient dû déclencher les portes magnétiques anti-fumée n’étaient pas en état de fonctionner. Il y avait aussi un débit d’eau insuffisant et une faible pression aux bornes-fontaines. » Si bien que cet établissement et son équipement ont été inutilisables par la population à l’heure où elle en avait le plus besoin !

Toutefois, les instituts de recherche en Afrique du Sud ont été parmi les leaders mondiaux dans l’étude du coronavirus. Ce sont des scientifiques sud-africains qui, début novembre, ont identifié et séquencé pour la première fois le génome du variant Omicron hautement contagieux. Les restrictions aux voyages presque immédiatement imposées au pays par la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Union européenne ont donné au président Ramaphosa l’occasion de se poser en victime et de rendre d’autres que lui responsables de la catastrophe sociale de plus en plus grave dans laquelle le pays s’enfonce, catastrophe qui a moins à voir avec le Covid qu’avec l’incapacité totale de son gouvernement.

Le fait que l’Afrique du Sud dispose toujours d’institutions scientifiques de haut niveau reflète son développement inégal par le passé, qui s’appuyait sur ses richesses naturelles et la surexploitation, proche de l’esclavage, de la majorité noire.

La capacité de l’Afrique du Sud à produire une recherche de pointe, en l’occurrence dans le domaine du Covid, à égalité ou presque avec les pays les plus riches, est un héritage de cette société raciste et ségréguée. Ce système était capable de produire des universitaires et des professionnels (presque tous blancs) hautement éduqués et qualifiés. Et c’était en même temps l’un des États les plus répressifs au monde, dirigé par une minorité blanche extrêmement réactionnaire, et conçu pour opprimer exclusivement la classe ouvrière noire.

Trente ans après l’abolition officielle de l’apartheid

Ce système a commencé à s’effondrer au milieu des années 1970, lorsque la révolte de la population noire a vraiment commencé, s’étendant aux townships et à une classe ouvrière qui s’organisait et se syndiquait pour la première fois à vitesse accélérée, au point, de menacer l’apartheid d’une véritable révolution vers le milieu des années 1980. Mais le capital international et le régime de la minorité blanche garant de ses intérêts en Afrique du Sud étaient préparés à cela. Fortement présents dans l’économie sud-africaine, les représentants de la bourgeoisie internationale eurent des entretiens secrets avec le gouvernement sud-africain et ses responsables dès le début des années 1980. Quand en 1982 les dirigeants du mouvement de libération – l’ANC et le Parti communiste d’Afrique du Sud – furent transférés de leur isolement sur Robben Island à la prison de Pollsmoor sur le continent, cela faisait partie de ce processus de « réforme ».

En 1985, le président P.W. Botha, un « dur » de l’apartheid, proposa même de libérer le leader de l’ANC, Nelson Mandela, à condition qu’il dénonce la politique « violente » de sa propre organisation… Cette stratégie finit par porter ses fruits pour la classe dirigeante et le grand capital : lorsqu’en 1990 Mandela fut finalement libéré, ce fut après avoir accepté un compromis avec le régime blanc, comme requis. C’est alors qu’eurent lieu les négociations officielles pour une transition vers un suffrage majoritairement noir, débouchant sur les premières élections démocratiques dans l’histoire du pays, en 1994, une transition symbolisée par l’élection « naturelle » de Mandela à la présidence de la nouvelle Afrique du Sud. Mais, derrière la façade, la plupart des anciennes institutions sont restées intactes.

Vingt-sept ans plus tard, cette façade est en train de s’écrouler. L’Afrique du Sud a été l’un des pays d’Afrique subsaharienne les plus riches jusque dans les années 1990 (seul le Nigeria, riche en pétrole, la surpassait, en raison de sa taille). Mais une fois que la classe capitaliste, celle des pays impérialistes comme celle d’Afrique du Sud, n’a plus eu la possibilité de s’appuyer sur la surexploitation de la classe ouvrière noire comme elle l’avait fait sous l’apartheid, l’économie a lentement glissé vers une position beaucoup moins favorable. Et, comme c’est le cas dans tous les autres pays pauvres, son économie, dépendante des investissements et des prêts des riches pays occidentaux, ainsi que du commerce avec eux, a lentement décliné. Ce déclin s’est accéléré à la suite du krach financier de 2008, de la crise économique en cours dont le monde entier ne voit pas le bout, et du fait de la pandémie et de ses conséquences.

Aujourd’hui, les touristes qui visitent l’Afrique du Sud, en particulier les jeunes Noirs des pays riches, sont choqués de voir à quel point la séparation entre Blancs et Noirs se perpétue, et à quel point les différences de classe coïncident encore avec les différences de couleur de peau, trois décennies après la fin supposée de l’apartheid. Cet apartheid social est partie intégrante de l’ordre politique issu de la transition post-apartheid, mais pas seulement. C’est aussi, manifestement, un ordre social que le monde impérialiste trouve à son goût et soutient, d’autant plus en cette période où, de récession en crise du Covid, les capitalistes ont besoin de s’attaquer à la classe ouvrière, aux salaires comme aux conditions de travail, pour maintenir leurs profits. […].

* * *

Pour l’avenir, tout dépend de la capacité de la classe ouvrière à se rassembler et à reconstruire ses organisations, en collaboration avec les groupes informels existants qui, malgré le contexte, ont continué à militer. Mais l’avenir dépend aussi et surtout de l’ouverture de nouvelles perspectives politiques véritablement communistes, et donc internationalistes, rompant complètement avec le passé nationaliste, stalinien et maoïste.

21 décembre 2021

 

[1]              Sous l’apartheid, les townships étaient des quasi-bidonvilles, habités exclusivement par des Noirs ou des métis. Dans les années 1970 et 1980, le quartier de Soweto (acronyme de South West Township) à Johannesburg fut l’un des bastions de la révolte des travailleurs noirs.

 

[2]              Depuis la rédaction de l’article, l’ANC a réussi à reprendre eThekwini, à force de menaces et de pots-de-vin. L’ANC en 2016 déjà avait eu recours à des hommes de main pour faire assassiner des opposants. Il a aussi créé plus de 300 mini-partis, indépendants sur le papier mais en fait à sa solde (note de Workers’Fight).

 

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