Le retour de l’inflation13/09/20212021Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2021/09/218.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Le retour de l’inflation

Jusqu’au début de l’année 2021, l’augmentation des prix à la consommation, telle qu’elle est mesurée par les organismes gouvernementaux, était restée un phénomène relativement limité. Cette inflation officielle avait même atteint des niveaux nuls, voire négatifs, au plus fort de la crise sanitaire, au printemps 2020. Depuis le début de l’année 2021, la tendance s’est inversée et la plupart des indices gouvernementaux sont à la hausse.

Ces indices ne donnent qu’une vue biaisée des prix des marchandises. Ils s’appuient sur un panier de biens et services dont les prix sont suivis chaque mois. La composition de ce panier est censée représenter la consommation des « ménages ». Elle est donc, au mieux, une moyenne, entre ce que consomment les couches les plus riches de la population et les plus pauvres. Quoi qu’il en soit, ces indices sont les seuls à notre disposition. Et leur évolution reste significative. Ainsi, dans l’Union européenne, l’inflation mesurée avant la crise de 2020 évoluait entre 1 et 2 % par an. Depuis avril 2021, elle est à plus de 2 % en taux annuel, 2,5 % mesuré en juillet. En France, les chiffres officiels restent inférieurs, mais la tendance est elle aussi à la hausse. Aux États-Unis, l’inflation oscillait en 2018 et 2019 entre 1,5 et 3 %. Elle est à plus de 4 % depuis avril, estimée à 5,4 % en taux annuel en juillet dernier. Même si l’on exclut les prix de l’énergie et de l’alimentation, la hausse est de 3,8 %, soit la plus forte progression depuis juin 1992. Avec les États-Unis, de nombreux pays sont à plus de 5 %, comme l’Afrique du Sud, l’Inde, le Mexique. En juillet, l’inflation au Brésil était à plus de 9 % sur l’année écoulée, en Turquie à 18 %, en Argentine à plus de 51 %[1]. Si l’inflation dans ces deux derniers pays est le reflet de circonstances particulières qui datent d’avant 2020, c’est un fait que l’augmentation des prix à la consommation est un des aspects marquants de l’économie capitaliste ces derniers mois, une autre manière pour les entreprises d’augmenter leurs profits au détriment de leurs clients, en particulier des larges masses, qui ne peuvent quant à elles répercuter sur personne la hausse des prix des marchandises qu’elles consomment.

La spéculation sur les matières premières

L’explication avancée par un certain nombre de journaux et de commentateurs de cette augmentation des prix repose sur un phénomène général : la reprise de l’économie se fait de manière désordonnée, avec de multiples goulots d’étranglement. Parmi ceux-là, il y a la production des matières premières, insuffisante par rapport à la demande du marché après des mois d’atonie, entraînant leurs prix à la hausse. Ainsi est pointée du doigt la Chine, dont l’appareil de production a repris en premier, et qui est l’un des principaux pays demandeurs de matières premières. Les entreprises consommatrices de ces matières premières répercutent leur hausse sur leurs clients, entraînant ainsi la hausse des prix de toutes les marchandises.

Cette explication n’est que partielle et politiquement orientée. Le cas du pétrole est parlant. L’augmentation du prix de vente du baril de pétrole Brent sur le marché mondial est sensible, passant de 40 dollars en novembre à plus de 70 dollars en juin. La demande est certes plus forte qu’en 2020, mais elle reste toujours bien en dessous de ce qu’elle était à la fin de l’année 2019, avant la crise. Si les prix montent aujourd’hui, c’est parce que l’offre, la production de pétrole, est volontairement bridée par les pays producteurs : la production reste inférieure à la demande actuelle, alors que les capacités de production mondiales sont bien supérieures à ce que le marché demandait en 2019, avant la crise. Il s’agit pour les producteurs, saoudiens, russes ou américains, de vendre un peu moins, mais beaucoup plus cher, ce qui revalorise au passage les centaines de millions de barils stockés aux États-Unis et permet de dépasser le seuil en dessous duquel la production n’est pas rentable sur le sol américain.

Cette volonté de brider la production, de maîtriser son augmentation afin qu’elle reste en dessous de la demande, a été confirmée le 18 juillet par les 23 pays de l’OPEP, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, qui se sont mis d’accord pour ne faire progresser chaque mois la production de pétrole que de 400 000 barils par jour dans les mois qui viennent. Quant aux compagnies pétrolières et gazières, elles ont tous les moyens de transférer la hausse des prix sur les consommateurs, ce qu’elles ne se sont pas privées de faire. Ainsi, dans les statistiques de l’Insee en France, la hausse du prix de l’énergie représente la moitié de la hausse des prix à la consommation, l’essence a atteint des records à la pompe (+ 17 % sur un an) et le tarif réglementé du gaz qui avait baissé au plus fort de la crise a augmenté de 10 % le 1er juillet, de 5 % le 1er août et de 8 % le 1er septembre, s’établissant à plus de 15 % au-dessus du tarif d’avant la crise.

Le pétrole et le gaz ne sont pas les seules matières premières dont les prix s’envolent. Les prix du fer, du cuivre, de l’aluminium, de certains métaux précieux montent aussi, mais également les matières premières alimentaires comme le blé, le soja, le maïs, dont les prix sont à des niveaux bien au-dessus des records de ces cinq dernières années. Les premières victimes d’une flambée des prix alimentaires sont les ménages les plus pauvres, ceux qui consacrent une part substantielle de leur budget à l’alimentation, y compris dans les pays développés. Ensuite, ce sont les pays dépendants des importations qui vont payer le prix fort. Les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient représentent 4 % de la population mondiale, mais réalisent 30 % des achats de blé sur les marchés internationaux.

La désorganisation des chaînes de production n’est pas le simple fait de la reprise de l’activité. C’est le propre d’une économie réglée par le marché, où ne règne aucune coordination mais la loi du plus fort, c’est-à-dire l’exploitation par chaque acteur de toutes les situations où il peut augmenter ses prix et ses marges. Ainsi, le prix du fret dans le transport international impacte également directement le prix de nombreuses marchandises. Profitant d’une situation de monopole, les compagnies de transport de marchandises ont elles aussi fait monter leurs prix.

Mais le déséquilibre entre l’offre et la demande et les positions de monopole ne sont pas les seuls facteurs expliquant ces hausses. Les transactions se font sur les marchés financiers. Comme après la crise de 2009, la spéculation y est alimentée par l’argent que les États ont déversé par centaines de milliards dans le système. Cette spéculation tire les prix des marchandises vers le haut, indépendamment même du rapport entre l’offre et la demande réelles. Ainsi, les stocks des producteurs de coton sont pléthoriques mais cela n’empêche pas son prix d’atteindre des records. Comme le disait Le Monde du 26 mai dernier : « Le volume considérable des liquidités injectées par les banques centrales, qui entretient l’essor des matières premières, déconnecte les prix des fondamentaux du marché, ce qui fait gonfler les bulles financières. » Dans cette situation où l’argent coule à f lots dans les marchés financiers, chaque rumeur, chaque risque de sécheresse, de pénurie prophétisée poussent les cours vers de nouveaux sommets.

Début d’un « supercycle », ou prélude à la déflation ?

Les cycles de l’économie capitaliste, les rapports entre l’offre et la demande, entre la quantité de marchandises produites et les besoins, font varier les prix autour de leur valeur, alternant des périodes de baisse, parfois brutale, lors des récessions, et des périodes de hausse, dans les phases de reprises de l’économie. Ces variations résultent d’une économie où règne l’anarchie dans la production, où l’utilité sociale est mesurée après-coup, sur le marché. À ces variations se rajoute l’influence des trusts et des monopoles, qui ont la capacité d’orienter les marchés, d’organiser les pénuries pour faire monter les prix et s’offrir de véritables rentes de position.

Ces phénomènes, qui accompagnent toute l’histoire de l’économie de marché, se sont doublés depuis la Première Guerre mondiale d’une instabilité monétaire devenue permanente. Rogner la quantité de métal précieux dans la monnaie en circulation est sans doute aussi vieux que la monnaie elle-même. Mais, après la Première Guerre mondiale, les manipulations monétaires prirent d’autres dimensions. Pour financer les dépenses de guerre et la reconstruction, les États impérialistes imprimèrent tant de billets qu’ils durent déconnecter la monnaie de l’or. Faire tourner la planche à billets augmente la quantité de monnaie en circulation, et celle-ci a tendance à se déprécier, faisant augmenter les prix. La quantité de monnaie, tout comme sa valeur par rapport aux monnaies étrangères, la spéculation internationale sur leurs cours, le niveau de la dette des États et la capacité ou la croyance en la capacité des États à la rembourser, ce sont tous ces paramètres avec lesquels les gouvernements bourgeois doivent compter, et qui peuvent échapper à leur contrôle. L’hyperinflation en 1923 en Allemagne, quand les salaires devaient être ajustés deux fois par jour pour tenir compte de la dépréciation de la monnaie et de l’envolée des prix, est un des exemples les plus spectaculaires. La crise des années 1970, conséquence de la saturation des marchés et de l’effondrement du système monétaire international, gavé de dollars, en est un autre exemple. L’inflation de la fin des années 1960, nourrie des crédits étatiques, s’envola au début des années 1970, entraînée d’abord par la hausse des matières premières et ensuite par les sommes versées par les États en soutien à leur bourgeoisie pour faire face à la crise. L’ensemble de l’économie fut plongée dans un état d’instabilité permanent.

Aujourd’hui, même si un certain nombre d’ingrédients d’une bulle inflationniste sont présents, comme l’endettement massif des États et la spéculation, l’inflation n’est pas, ou pas encore, celle des années 1970 ni celle des années 1920. Mais comment va évoluer la situation ? Il y a presque autant d’avis contradictoires sur cette question que d’économistes de la bourgeoisie. Certains pensent que la hausse des prix, en particulier celle des prix des matières premières, va durer. En mai dernier, des banquiers et des courtiers spécialisés dans les matières premières affirmaient que les investissements dans la transition écologique et les véhicules électriques allaient, et pour toute une période, tirer les prix des matières premières vers le haut, entraînant à leur suite les prix industriels. Ces banquiers parlaient même de « supercycle », prévoyant une période de hausse des cours de plus d’une décennie. Ils ne sont pas les seuls à estimer que l’inflation pourrait bien durer, voire s’emballer. Lawrence Summers, ancien secrétaire d’État au Trésor sous Bill Clinton, estime quant à lui que le risque pour l’économie est la surchauffe et la bulle inflationniste : les augmentations de prix s’alimenteraient les unes les autres, relayées par ce qu’il appelle une pénurie de main-d’œuvre, entraînant l’augmentation de certains salaires, et une flambée spéculative sur le marché immobilier.

D’autres spécialistes des matières premières ont pris le contrepied de ces prévisions, affirmant que la hausse n’est que provisoire, un provisoire chi f fré quand même à plus d’une année, voire à plusieurs années. Ils associent l’inflation aux tensions temporaires essentiellement liées à un « redémarrage chaotique des chaînes logistiques, mises à rude épreuve lors de la pandémie et aujourd’hui soumises à une forte demande »[2]. Ce raisonnement, on l’a vu, ne contient qu’une part de la vérité. Certains d’entre eux affirment que la hausse des prix des matières premières sera suivie d’un repli d’une ampleur équivalente, avec d’autres risques en 2015, après plusieurs années d’envolée des prix des matières premières, leur chute avait entraîné l’économie au bord de la déflation. Étant donné la pléthore de capitaux disponibles, il est certain que, si l’engouement pour les matières premières se traduit par des investissements importants, ce marché sera rapidement saturé, comme alors.

La politique des banques centrales

Quoi qu’il en soit, la politique des banques centrales se fait sur des termes plus courts. L’un de leurs problèmes étant d’éviter tout emballement inflationniste, pour ne pas avoir à faire face à une situation aussi chaotique que celle des années 1970, elles ont, en théorie du moins, quelques moyens, pas toujours efficaces, pour lutter contre l’inflation. Elles peuvent restreindre l’accès au crédit, en augmentant leurs taux directeurs, ces taux qui orientent ceux auxquels les banques et les entreprises prêtent et empruntent, et qui sont aujourd’hui proches de zéro. C’est ce qu’a fait la banque centrale du Brésil ces dernières semaines. Les banques centrales peuvent aussi diminuer le montant des rachats d’actifs, les sommes qu’elles distribuent aux entreprises et aux banques en échange des titres dont elles veulent se débarrasser, ce qui est une autre manière de créer de la monnaie. Un tel changement se discute aujourd’hui à la Fed, mais il est encore loin d’être mis en oeuvre. Au passage, l’objectif d’inflation qui était affirmé jusque-là, la maintenir en dessous de 2 %, a été officiellement enterré. Il y a un an, en août 2020, la Fed a annoncé qu’il fallait dorénavant discuter de l’inflation sur le long terme, ces mêmes banquiers affirmant en même temps, le plus cyniquement du monde, qu’ils étaient « conscients que les prix plus élevés de produits essentiels, comme la nourriture, l’essence ou le logement, s’ajoutent aux fardeaux que doivent déjà supporter certaines familles, en particulier les plus pauvres »[3]. La Bourse avait salué ces annonces, qui confirmaient que le temps de l’argent facile allait continuer. La BCE (Banque centrale européenne) a emboîté le pas à la Fed début juillet 2021. Alors que jusque-là elle se donnait pour objectif de contenir l’inflation en dessous de 2 %, ces 2 % sont dorénavant considérés comme une moyenne, à prendre sur une durée qui n’est pas spécifiée. Cela revient à dire que la Fed comme la BCE ont pour le moment décidé de laisser filer l’inflation et de continuer à faire tourner la planche à billets, pour le plus grand bonheur des entreprises et des banques.

La politique des banques centrales des pays riches est claire. Faisant le pari que l’emballement inflationniste n’est pas à l’ordre du jour, elles assurent aux capitalistes, pour la période qui vient, un taux de profit des plus hauts, en présentant directement la note aux salariés. Par le biais de l’inflation s’opère ainsi un transfert général des revenus, les classes laborieuses payant, par la diminution de leurs revenus réels, les frais du maintien des taux de profit du grand capital.

L’échelle mobile des salaires

L’idée que l’augmentation des salaires alimente l’inflation, défendue par Lawrence Summers, et reprise par certains pour déclarer vaine toute lutte pour les salaires, n’est pas nouvelle. Que des capitalistes, gavés de milliards, veuillent condamner les travailleurs à la portion congrue est dans l’ordre des choses de la lutte des classes. Marx en son temps avait répondu à ce genre de discours. Il démontrait que, contrairement à une vieille idée reçue, les valeurs des marchandises, leurs prix, quand offre et demande s’équilibrent, ne sont pas déterminées par les salaires mais que « les valeurs des marchandises doivent en définitive régler leur prix sur le marché, et cela exclusivement d’après la quantité totale du travail fixée en elle et non d’après le partage de cette quantité en travail payé et en travail impayé », c’est-à-dire le partage en salaires et en plus-value. Ainsi « le capitaliste et l’ouvrier n’ayant à partager que cette valeur limitée, c’est-à-dire la valeur mesurée d’après le travail total de l’ouvrier, plus l’un recevra, moins recevra l’autre, et inversement ». Il en concluait que, même si des augmentations temporaires de prix sont possibles, « la hausse générale du taux des salaires n’entraînera finalement rien d’autre qu’une baisse générale du taux de profit »[4]. Bien sûr, les entreprises ne manquent pas de chercher à compenser la baisse du taux de profit en aggravant l’exploitation, en cherchant à diminuer les salaires. réels par de multiples moyens, en augmentant leurs prix, dans les limites de la concurrence, par la productivité, en intensifiant les cadences… Tout cela ne fait que démontrer que le rapport entre les salaires, les prix et les profits repose en dernier ressort sur le rapport de force entre la classe ouvrière et la bourgeoisie.

La question des salaires qui, avec la pandémie, a été mise au second plan, redevient d’actualité. Les revendications salariales se sont déjà manifestées dans certaines entreprises, notamment celles qui ont annoncé de larges profits alors qu’elles ont bloqué les salaires et supprimé nombre de primes. Dans cette situation, les révolutionnaires doivent défendre l’idée qu’i l faut se battre pour faire augmenter les salaires mais avancer aussi des objectifs qui, au-delà de ces augmentations, remettent en cause la toute-puissance des capitalistes. L’échelle mobile des salaires, imposer au patronat que les salaires suivent automatiquement l’augmentation des prix, est une nécessité qui découle de la situation, et qui revient en réalité à contester le pouvoir du patronat, en commençant par celui de décider des salaires.

L’idée de l’échelle mobile des salaires n’est pas une idée compliquée. Mais elle ne peut prendre sa véritable signification que dans des situations où la classe ouvrière se mobilise autour de cette question. Et cela n’a rien à voir avec les prétendues échelles mobiles des salaires mises en place par les États de la bourgeoisie, comme en France dans les années 1950 à 1970, qui servaient à prétendre que l’État faisait quelque chose contre l’effondrement du pouvoir d’achat des ouvriers à cause d’une inflation galopante.

Dans une période de hausse des prix, imposer que le pouvoir d’achat des travailleurs soit maintenu signifie contraindre la bourgeoisie à augmenter les salaires en prenant sur ses profits. Et cela signifie remettre en cause le pouvoir de la classe capitaliste sur l’économie. Que les travailleurs arrivent à contrôler les salaires que doit leur payer la bourgeoisie, c’est déjà une part du contrôle ouvrier sur les entreprises. Et cela doit mener la classe ouvrière à la conscience qu’elle peut et doit prendre en main la direction de l’économie.

5 septembre 2021

 

[1] 1 OCDE (2021), Inflation (IPC) (indicateur). doi : 10.1787/29ad7eaf-fr, consulté le 5 septembre 2021.

[2] François-Xavier Oliveau, « Inflation ? Non, déflation », Les Échos, 16 juillet 2021.

[3] 3 « La Fed revoit son objectif d’une inflation à 2 % », Les Échos, 27 août 2020.

[4]  Salaire, prix et profit, 1865

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