Feux de forêt en Californie : la crise s’aggrave

Ce texte est la traduction d’un article de la revue trotskyste américaine Class Struggle (n° 108, août-septembre 2021).

La dernière décennie a vu la crise des feux de forêt s’aggraver dans toute la partie ouest des États-Unis. Chaque année, des incendies consument des forêts, brûlent des habitations, et des zones étendues étouffent sous la fumée, durant souvent plusieurs semaines.

Mais nulle part cette crise n’a été plus prononcée ni n’a duré aussi longtemps qu’en Californie. En dix ans, le nombre de feux de forêt en Californie a dramatiquement augmenté, leur intensité et leurs ravages aussi. La saison des feux 2020 a battu tous les records, avec plus de 16 000 km2 partis en fumée, soit deux fois plus que l’année précédente. Cinq des six plus grands feux jamais constatés en Californie se sont produits à ce moment-là. Le plus puissant et ravageur, baptisé August Complex, s’est étendu sur plus de 4 000 km2, soit la superficie de la Haute-Savoie.

Mais au moment où nous écrivons, le premier semestre 2021 est susceptible d’être bien pire que 2020, avec plus du double de surface brûlée par rapport à la même période de 2020 et des centaines d’incendies en plus, avant même les mois les plus dangereux de la fin de l’été et du début de l’automne.

Les conséquences de ces incendies de forêt sont graves. Des centaines de personnes sont mortes en raison de l’exposition directe au feu. Des milliers d’autres personnes sont décédées ou ont une santé définitivement altérée en raison de l’exposition à la fumée ou à un air vicié. Des centaines de milliers de personnes ont été évacuées, souvent plus d’une fois. Des dizaines de milliers d’habitations ont été détruites dans des régions où elles sont rares et souvent inabordables. Et de nombreuses personnes doivent faire face à des factures d’eau ou d’électricité et à des assurances en hausse, alors même qu’il y a des coupures voire des pannes prolongées et perturbatrices, sous prétexte des menaces d’incendie.

Il est évident que le changement climatique joue un rôle significatif dans la crise des feux de forêt en Californie, au vu des nombreuses années de sécheresse et de températures record. Mais ce changement de climat n’a fait qu’exacerber un problème profondément lié à la manière dont le capitalisme s’est développé dans cette partie du monde. En fait, les feux devenaient déjà plus grands, plus intenses et plus destructeurs bien avant que l’impact du changement climatique ne se manifeste.

Quarante millions de personnes vivent dans cet État où le feu a longtemps joué un rôle, même si le paysage de la région a été largement épargné par les flammes pendant plus d’un siècle.

Combattre le feu par le feu

Dans la plus grande partie de la Californie, le feu pourrait être considéré comme une composante normale de l’environnement. Il y pleut seulement quelques mois par an, à la fin de l’automne et en hiver. Le reste de l’année, la végétation se dessèche et cuit au soleil, devenant potentiellement combustible.

Les chercheurs de l’université de Californie estiment qu’avant l’arrivée des colons européens, jusqu’à un huitième de la région brûlait tous les ans. Autrement dit, les feux brûlaient sur une bien plus large échelle qu’aujourd’hui. Mais ces feux ne provoquaient pas de catastrophes comme celles qui frappent l’État aujourd’hui. Ils étaient d’intensité basse ou moyenne et servaient en fait à faire le ménage ; les feux brûlaient régulièrement les branchages et feuillages morts qui s’accumulent dans les sous-bois des forêts.

La végétation dans des régions comme la Californie évoluait en brûlant périodiquement. Prenons le cas des variétés de pin résistant au feu : quand un feu parcourt la forêt, les pommes de pin s’ouvrent et leurs graines sont relâchées puis dispersées par le vent. Les feux procurent aussi des avantages pour la survie et la croissance des jeunes arbres, en éclaircissant la végétation qui les priverait autrement de la lumière, tout en produisant de la cendre qui nourrit le sol.

Les populations autochtones, qui vivaient en Californie depuis au moins 13 000 ans, maîtrisaient l’usage du feu de basse intensité. Elles brûlaient de jeunes arbres et buissons pour créer et entretenir des prairies afin d’y attirer cerfs et wapitis. Elles brûlaient les broussailles pour repousser les arbustes risquant d’étouffer les buissons à baies. Elles brûlaient des chênaies pour faire de la fumée et tuer ainsi charançons et papillons de nuit, lesquels peuvent infester les glands d’autres chênes – glands qu’elles broyaient pour en faire de la farine. Elles brûlaient les feuilles mortes pour tuer les insectes piqueurs, et pour éclaircir les sentiers en vue de faciliter leurs déplacements de chasseurs de gibier.

Quand les Espagnols colonisèrent la Californie au 18e siècle, ils commencèrent par décimer les populations indigènes par la violence et la maladie, et s’approprièrent une bonne part de leurs terres. En même temps, ils les contraignirent à abandonner la pratique des feux de basse intensité. La première proclamation d’un fonctionnaire espagnol en Californie, en 1793, fut de déclarer hors la loi le « feu indien », vu comme une menace pour les troupeaux de bétail espagnol et le pâturage. Lorsque les États-Unis prirent possession de la Californie, après leur victoire sur les Mexicains lors de la guerre de 1846-1848, le gouvernement fédéral fit passer une loi rendant illégaux les feux intentionnels en Californie, avant même la création officielle de cet État en 1850.

Ainsi, la pratique par les humains de la gestion des forêts en utilisant le feu à dessein cessa d’être largement utilisée.

Bien sûr, cela n’empêcha pas les feux d’éclater naturellement. Mais la fin de l’utilisation périodique des feux en quelque sorte contrôlés permit un bien plus grand entassement de matériaux inflammables, rendant les forêts sujettes à des départs de feu violents. Interdire les feux produisit l’inverse du résultat escompté : moins de feux, certes, mais, avec le temps, des feux bien plus destructeurs.

L’essor de l’industrie du bois et l’interdiction des feux

Lorsque la Californie devint un État en 1850, c’était l’aube de l’ère des barons voleurs (Morgan, Rockefeller, etc.). Dans les premières années, la plupart des terres étaient encore entre les mains du gouvernement américain, qui distribua des millions d’hectares aux grands propriétaires terriens. Au début des années 1880, le gouvernement fédéral avait cédé 44 500 km2, soit un dixième de toutes les terres de Californie, à la compagnie de chemin de fer Central Pacific Railroad (devenue Southern Pacific Railroad). Pour tirer profit de cette manne, la compagnie revendit une grande partie des terres en les divisant en grandes parcelles, à des exploitants forestiers, miniers et autres profiteurs.

En Californie, la ruée vers l’or de 1849 marqua le début d’une progression fulgurante de la population, de l’économie régionale… et des incendies.

L’exploitation forestière et les scieries étaient partie intégrante de ce développement. Le bois était utilisé pour tout. Dans les mines, on en avait besoin pour les canalisations, l’étayage, le combustible et les matériaux de construction. Il était également nécessaire pour les logements et les locaux commerciaux.

La construction des chemins de fer exploitait les forêts pour les traverses, les ponts, les chevalets et le combustible. La construction d’arrêts-neige (structures de toit) au-dessus des voies ferrées traversant les montagnes de la Sierra Nevada pour les protéger des avalanches nécessita 708 000 m3 de bois, auxquels s’ajoutèrent 47 000 m3 de bois par an pour l’entretien. L’achèvement du chemin de fer transcontinental en 1869 ouvrit des marchés au bois californien dans tout l’est des États-Unis.

Des forêts entières furent abattues. Un rapport du California State Forestry Board publié en 1886 estimait que vingt ans de coupes et d’incendies avaient « consumé et détruit » un tiers du bois de la Sierra Nevada. Il estimait en outre que, si le même rythme de consommation était maintenu, toutes les forêts de la chaîne auraient bientôt disparu.

Les barons voleurs qui possédaient les terres, le bois, les mines et les chemins de fer engrangèrent des fortunes. Mais au tournant des 19e et 20e siècles, des millions d’hectares furent détruits par une série d’incendies meurtriers, provoqués par des étincelles provenant du nouveau chemin de fer transcontinental, ainsi que par des pratiques dangereuses coutumières dans l’industrie forestière. Par exemple, les grumes abattues étaient souvent coupées à l’endroit où les branches commençaient : c’était du gaspillage et c’était aussi, en laissant le reste derrière, offrir du combustible au moindre incendie. Des camps miniers, des villes entières furent rasés par de tels incendies.

Aux yeux des barons de la terre et du bois, leurs propriétés avaient trop de valeur pour être exposées à ces risques. Dans les années 1890, les exploitants forestiers affirmaient déjà que la Sierra Nevada pourrait être beaucoup plus productive pour l’exploitation du bois si les feux de forêt étaient éliminés, et ils attendaient des réponses du gouvernement fédéral.

En 1905, le président Théodore Roosevelt, un grand défenseur de la nature selon les livres d’histoire, créa le Service forestier américain en l’intégrant au ministère de l’Agriculture, afin de mettre les vastes forêts du domaine public à la disposition des grandes sociétés d’exploitation forestière. Un des premiers responsables du Service forestier décrivit sans détour sa mission comme étant celle d’un « gestionnaire d’entreprise, dont l’activité consiste à transformer en profit le produit d’une propriété forestière ».

Cinq ans plus tard, le grand incendie de 1910 brûla plus de 12 000 km2 dans l’Idaho, le Montana et les régions avoisinantes, tuant quatre-vingt-neuf personnes et détruisant plusieurs villes. Ce fut le prétexte pour inaugurer l’ère de la tolérance zéro envers les incendies, revendiquée par les industriels du bois.

À l’époque, tout le monde n’était pas d’accord avec cette politique de tolérance zéro en matière d’incendie. Sous l’administration de William Howard Taft, devenu président en 1909, le secrétaire d’État à l’Intérieur, Richard Ballinger, affirmait par exemple : « Il nous semble nécessaire de revenir à la vieille méthode indienne consistant à brûler les forêts chaque année à des périodes saisonnières. » Ballinger n’était pas le seul à exprimer cette opinion. Le Government Printing Office (l’imprimerie nationale) publia un ouvrage pionnier en matière d’écologie du feu, The Life History of Lodgepole Burn Forests. Cet ouvrage soutenait que le feu devrait être considéré comme un outil plutôt qu’un ennemi des forestiers. Le numéro d’août 1910 du magazine Sunset contenait un article soutenant la position de Ballinger : « Depuis des temps immémoriaux, le feu a été le salut et la préservation de nos forêts de pins blancs et de pins sucriers de Californie », disait l’article.

Mais cette réévaluation de la manière d’utiliser le feu pour réduire la gravité des incendies fut ignorée par l’administration Taft et le reste du gouvernement américain. En 1911, le Congrès américain adopta la loi Weeks autorisant le gouvernement à acheter des milliers de kilomètres carrés de terres sur lesquels tous les feux seraient proscrits. Dans les années 1930, le Service forestier adopta une politique dite de « 10 heures du matin » : tout départ de feu devait être maîtrisé avant 10 heures le lendemain matin.

Cette politique fut mise en place pour servir les intérêts et les profits à court terme des grands propriétaires terriens et des sociétés d’exploitation forestière, qui ne voulaient pas que leurs arbres, leurs terres et autres biens soient endommagés par le feu, même si la suppression du feu signifiait la dégradation et le déclin de la santé des forêts dans lesquelles les arbres poussaient.

Lorsque les incendies volontaires cessèrent, un nouveau type de forêts apparut : un écosystème presque exempt de feu, différent de tout ce qui avait existé depuis la fin de l’ère glaciaire.

Le business des grands feux

Bien sûr, l’interdiction des feux de forêt ne les a pas empêchés. Elle n’a fait que les remettre à plus tard.

Un cycle infernal s’enclencha. Chaque incendie combattu créait les conditions propices à de futurs incendies, augmentant la demande de lutte contre le feu. Les forêts étouffaient lentement sous la prolifération des débris non brûlés, dont plus de 150 millions d’arbres morts dans les forêts californiennes. Cela rendit les incendies inévitables et, lorsqu’ils se produisaient, ils étaient plus chauds et plus destructeurs. En réussissant à supprimer les feux pendant si longtemps, les agences en charge des domaines publics ont préparé les forêts du pays à l’ère des méga feux. Aujourd’hui, les méga feux sont de plus en plus fréquents, la seule question étant de savoir où se produira le prochain départ.

Le Service forestier américain et Cal Fire (le département californien de la sylviculture et de la prévention des incendies) prétendent aujourd’hui mettre en œuvre des programmes qui réduiront à terme les incendies de forêt en commençant le travail – longtemps remis à plus tard – d’éclaircissement des forêts, d’enlèvement des petits arbres et des broussailles, et de mise en œuvre de programmes de brûlage. Mais ces programmes sont insignifiants. Cal Fire, qui possède plus de la moitié des terres forestières de Californie, a supervisé le brûlage de seulement 178 km2 en 2020, tandis que l’État de Californie a brûlé de son côté 46 km2. Le tout représente à peine 10 % de ce que le plan forestier officiel de l’État de Californie, rédigé en 2018, affirme être le minimum nécessaire (environ 2 023 km2 par an) pour avoir « un impact écologiquement significatif » sur les 133 000 km2 de forêts de l’État.

En août dernier, la cheffe du service des incendies, Vicki Christiansen, a signé un protocole d’accord avec le gouverneur de la Californie, M. Newsom, dans lequel elle s’engage à remédier à cette situation en portant le volume des traitements forestiers dans l’État à 4 046 km2 par an, par le biais d’éclaircissements et de brûlages. Mais ce document n’est pas contraignant : en d’autres termes, il ne s’agit que d’une liste de souhaits.

Résultat, faute d’alternative véritable et de moyens de combattre le mal à la racine, l’extinction des incendies reste la seule politique des gouvernements face à ces incendies toujours plus nombreux. Cette politique sans issue se reflète dans l’augmentation vertigineuse des sommes consacrées à la lutte contre les incendies de forêt. En Californie, les dépenses de l’État pour éteindre les incendies sont passées de 100 millions de dollars en 1999 à près de deux milliards en 2020. Au cours de la même période, la part du budget global du Service forestier américain consacrée à la lutte contre les incendies est passée de 15 % à 55 %. Le reste de son budget est utilisé pour faciliter l’exploitation forestière sur les terres publiques, principalement en dehors de la Californie, au profit des grandes compagnies forestières. Pour extraire le bois, par exemple, le Service forestier a construit 640 000 kilomètres de routes, assez pour faire seize fois le tour du globe, entièrement payées par le contribuable américain.

Ce programme gouvernemental, comme tous les autres, a été une opportunité de faire des profits pour différentes fractions de la classe capitaliste. Environ deux tiers de l’argent destiné à la lutte contre les feux de forêt ont été remis entre les mains d’entreprises privées, qui savent gérer ces sommes à leur avantage. C’est le modèle Halliburton transposé au pays des incendies[1]. Le gouvernement engage des entrepreneurs, grands et petits, pour fournir un large éventail d’équipements et de services de lutte contre les feux de forêt : avions, ambulances, engins de terrassement, camions-citernes, et même des tours de contrôle du trafic aérien mobiles, avec leurs opérateurs.

Une grande partie de cet argent sert à payer des entreprises pour fournir des avions, souvent des avions militaires reconvertis, comme les avions-cargos C-130, dont les capacités sont limitées dans la lutte contre les incendies. Ils ne peuvent pas voler dans des vents violents et dans le brouillard, ils ne peuvent pas manœuvrer au-dessus des terrains montagneux accidentés, et leurs largages de retardateur de feu ou d’eau manquent souvent leur cible. Néanmoins, ce sont ces avions qui font les gros titres, qui sont photographiés dans les médias… et qui alimentent les bénéfices.

Les pompiers qualifient ces vols de spectacles aériens politiques et de largages CNN. C’est un axiome des pompiers que « l’aviation n’éteint pas un incendie ».

Bas salaires et main-d’œuvre carcérale

Par-delà le battage médiatique autour des avions et des hélicoptères envoyés combattre les incendies, le véritable travail de lutte contre les incendies, éreintant et dangereux, est effectué par des équipes au sol. Et, comme dans tous les services publics, puisque les hommes politiques au service des capitalistes ne raisonnent que « réduction du coût du travail », une grande partie de cette main-d’œuvre est extrêmement mal payée et souvent précaire. Les pompiers débutants du Service forestier dans certaines régions de Californie gagnent moins que le salaire minimum de 14 dollars de l’heure. Ils parcourent le pays en tous sens, travaillant seize heures par jour, douze jours d’affilée, dormant dans leur voiture, comptant souvent sur les heures supplémentaires et la prime de risque pour joindre les deux bouts.

Mais cette année, entre bas salaires et épuisement dû à une saison des feux plus longue et plus dévastatrice que par le passé, beaucoup de pompiers ont démissionné, y compris les plus qualifiés. Et à l’heure qu’il est, le gouvernement fédéral est loin d’avoir réussi à tous les remplacer.

Cela signifie que le Service forestier n’est plus en mesure d’envoyer le nombre de pompiers nécessaires pour accomplir le travail. Selon le syndicat qui représente la plupart des employés du Service, environ 30 % des équipes fédérales de pompiers en première ligne sur les feux de forêt en Californie manquent de personnel. Dans certaines régions de Californie, les équipes de pompiers, qui sont généralement les premières à arriver sur les lieux d’un incendie pour l’éteindre avant qu’il ne devienne incontrôlable, ont été réduites au point que, certains jours de la semaine, personne n’est disponible pour répondre aux appels. Dans certains cas, selon les représentants syndicaux, les camions de pompiers sont laissés sans personnel et inutilisés.

En réponse à cette pénurie criante de pompiers, le président Biden a demandé, début juillet, une augmentation des salaires et une révision des conditions de travail des pompiers. Mais ceux-ci affirment que, même si les postes ouverts étaient pourvus par des intérimaires, ces derniers ne seraient pas aussi compétents ou expérimentés que les pompiers qu’ils remplacent – à supposer que l’on puisse en recruter pour tous ces postes.

À première vue, le cas de Cal Fire semble différent, car les personnes qui composent ses équipes de pompiers ont des postes permanents, avec les avantages qui vont avec. Mais en réalité, les responsables californiens brident le coût de la main-d’œuvre d’une autre manière : environ la moitié des équipes de pompiers en Californie sont composées de prisonniers payés quelques dollars par jour. L’an dernier, en raison de la pandémie qui a ravagé les prisons californiennes, aggravant des conditions déjà indignes, il y eut beaucoup moins de prisonniers pour combattre les incendies. Le fait que l’État de Californie, où les politiciens se présentent comme éclairés et progressistes, dépende autant de la main-d’œuvre carcérale montre à quel point ils sont peu différents des politiciens du Sud profond, qui continuent à utiliser la main-d’œuvre carcérale pour des tâches diverses, dans l’agriculture, la fabrication de savon ou les travaux routiers.

Sortir de l’enceinte de la prison est peut-être un soulagement pour les prisonniers californiens qui servent comme pompiers, et il se peut même qu’ils trouvent le travail de pompier gratifiant. Mais une fois qu’ils ont été libérés après avoir purgé leur peine, l’État de Californie leur interdit d’accéder à des postes permanents de pompiers, malgré leur expérience et leur qualification, les marquant à vie comme d’anciens condamnés. L’État préfère payer quelques dollars de l’heure une nouvelle équipe de prisonniers.

Logement et feux de forêt : les deux crises se télescopent

Dans tous les débats sur les feux de forêt, on oublie presque complètement à quel point ils ont exacerbé la crise du logement en Californie. D’un certain point de vue, les deux crises n’en font qu’une, et se nourrissent l’une l’autre. La pénurie de logements en Californie dans les centres urbains a poussé des millions de personnes à chercher un logement dans des zones moins chères et plus périphériques, où le risque d’incendie est plus élevé.

Logements et terrains ne manquent pas dans les zones urbaines, contrairement à ce qu’on entend souvent, mais ils sont indisponibles à cause du fonctionnement insensé du capitalisme, de sa spéculation effrénée qui a produit une gigantesque bulle immobilière. À Los Angeles, par exemple, il y a près de 100 000 appartements vacants et près de 57 km2 de terrains privés vacants, ce qui n’empêche pas les prétendus experts d’affirmer que, si tant de personnes vivent à la rue, c’est à cause du manque de logements disponibles.

La crise du logement et la crise des incendies en Californie s’additionnent souvent dans ce que l’on appelle l’interface entre les zones urbaines et les zones sauvages : la WUI (wildland-urban interface). Environ la moitié des logements construits en Californie entre 1990 et 2010 le furent dans la WUI, qui s’est étendue d’environ 2 589 km2. En conséquence, deux millions de foyers, soit un sur sept dans l’État, sont exposés à un risque élevé ou extrêmement élevé d’incendie de forêt, selon une estimation du Center for Insurance Policy and Research (Centre pour les politiques d'assurance et la recherche). Certes, certaines de ces maisons sont habitées par des personnes aisées, vivant dans des endroits luxueux comme les canyons de Malibu. Mais une grande partie de ces logements sont le fruit de l’expansion urbaine. Les promoteurs ont acheté des terrains bon marché à la périphérie des grandes villes afin d’y construire d’énormes complexes résidentiels ou commerciaux, sans tenir compte de la dangerosité de ces zones, ou en la minimisant, malgré la probabilité que ces maisons et magasins soient un jour ou l’autre confrontés à un incendie. Une autre partie est constituée de parcs à caravanes et de cabanes, où des travailleurs pauvres et de petits retraités survivent, que ce soit dans les garrigues, les forêts de pins ou les crêtes herbeuses. Et ces habitations sont les plus vulnérables aux incendies.

L’essentiel des destructions dues aux incendies de forêt en Californie s’est produit dans la WUI. Citons entre autres : l’incendie Kincade, qui a brûlé plus de 300 km² (trois fois la superficie de Paris) au nord de Santa Rosa en 2019 ; l’incendie Camp, qui a tué 85 personnes et détruit plus de 10 000 maisons à Paradise en 2018 ; l’incendie Tubbs, qui a tué 22 personnes et détruit plus de 5 000 bâtiments à Santa Rosa et dans ses environs en 2017.

L’État et les collectivités locales ne font rien pour limiter ou décourager la construction dans ces zones propices aux incendies, ce pour diverses raisons. Les collectivités locales ont intérêt à élargir leur assiette fiscale, et elles n’osent pas non plus s’opposer aux promoteurs et aux spéculateurs meurtriers. Mais même si les autorités s’y attelaient à l’avenir, des millions de Californiens vivent déjà dans la WUI, sous la menace de voir leur habitation détruite et leur vie mise en danger par le feu, et de ne pas pouvoir assurer leur maison ou de voir la valeur de leur logement chuter.

Ni le gouvernement fédéral ni celui de l’État ne lèvent le petit doigt pour préparer ces zones à un incendie. Ils ne font même pas le minimum : s’assurer qu’il y a un système d’alerte qui fonctionne ; qu’il y a suffisamment de routes d’évacuation pour éviter les embouteillages quand il faut s’échapper ; qu’il y a assez de camions de pompiers et de pompiers à proximité de chaque zone habitée pour combattre un incendie et mettre la population à l’abri. Enfin, il n’y a pas assez d’aide pour protéger les habitations d’un éventuel incendie, alors que beaucoup pourrait être fait. La plupart des incendies dans le WUI ne sont pas du même type que ceux qui se déclarent dans les forêts. Ils se produisent généralement dans des prairies ou dans des broussailles, où les feux sont propagés par des flammèches balayées par le vent. Les mesures les plus efficaces que les propriétaires peuvent prendre pour protéger leurs habitations sont d’abord un aménagement paysager adéquat, qui doit être entretenu régulièrement, ainsi que l’installation de bouches d’aération résistant aux braises, de fenêtres à double vitrage, et la pose de rideaux antifeu sur les avant-toits – ce que l’État a rendu obligatoire pour les logements construits après 2008.

L’efficacité de cette démarche a été illustrée lors de l’incendie californien le plus meurtrier, le Camp Fire en 2018, quand un feu poussé par le vent a balayé une zone qui avait été fortement exploitée, faisant pleuvoir des braises sur la ville de Paradise. Lorsque la fumée s’est dissipée, de nombreux arbres étaient restés debout parmi les décombres, de même que la plupart des maisons qui avaient été équipées contre le feu.

Mais dans cette économie où, selon les estimations de la Réserve fédérale, près de la moitié de la population ne dispose même pas de 400 dollars en espèces en cas d’urgence, combien de familles ont accès à 14 000 dollars, le coût moyen pour réhabiliter une maison avec ces dispositifs de sécurité ?

Le gouvernement traite cette question comme s’il s’agissait d’une simple question de responsabilité individuelle. Mais la réalité est que chaque maison a intérêt à ce que toutes celles du voisinage soient protégées contre le feu. Il suffit qu’une seule maison prenne feu pour que la chaleur et les braises de l’incendie se propagent à toutes les autres.

La responsabilité des fournisseurs d’énergie

À tous ses niveaux, la société capitaliste est incapable de faire face à la crise des incendies de forêt, qui ne cesse de s’aggraver, alors que toutes les mesures nécessaires sont connues et ont souvent été éprouvées… dont certaines depuis l’époque où les peuples autochtones parcouraient les forêts. Au contraire, la course capitaliste au profit pousse un nombre croissant de personnes à se mettre en danger, sans leur fournir la moindre forme de protection.

Le symbole le plus grossier et le plus révoltant de la façon dont la cupidité capitaliste détruit des vies et l’environnement, c’est le rôle des compagnies d’énergie dans ces catastrophes.

Les grandes compagnies d’électricité sont de loin la principale cause des incendies. La plus importante en Californie, Pacific Gas and Electric (PG&E), qui fournit du gaz naturel et de l’électricité à seize millions de personnes, a reconnu dans ses rapports à l’État que, ces dernières années, ses équipements ont déclenché 1 550 incendies, soit environ un incendie par jour. Si certains furent étouffés en quelques minutes, d’autres, attisés par les vents, se sont propagés rapidement. En 2017, les équipements de PG&E ont été responsables du déclenchement de dix-sept incendies de forêt majeurs qui ont brûlé 78 400 hectares dans huit comtés, détruit 3 256 bâtiments et tué vingt-deux personnes. En 2018, le Camp Fire a été déclenché par une ligne de 115 000 volts qui avait été endommagée et s’était détachée d’une tour centenaire.

Pourquoi ? Parce que PG&E ne veut tout simplement pas dépenser l’argent nécessaire pour entretenir, moderniser ou sécuriser ses équipements. Il traque chaque centime pour en reverser davantage à ses gros actionnaires et à ses dirigeants. Plus de la moitié du territoire de PG&E se trouve dans des zones à haut risque d’incendie, avec 5 500 kilomètres de lignes de transmission électrique et 25 500 kilomètres de lignes d’équipement de distribution. Mais comme le soulignent de nombreux détracteurs, PG&E et d’autres fournisseurs d’électricité se concentrent sur les mesures bon marché, comme l’élagage des arbres, au lieu de moderniser leurs milliers de kilomètres de lignes et d’équipements vieillissants.

Il est donc écrit d’avance que PG&E continuera à provoquer incendies et catastrophes en série.

« Ils vendent un tacot au prix d’une Cadillac », a déclaré Loretta Lynch, l’ancienne présidente de la California Public Utilities Commission. « Il ne s’agit pas seulement de PG&E – tous les projets de diminution des incendies de forêt visent leurs bénéfices nets, et non la baisse du nombre des incendies de forêt. Le dossier est vraiment clair : c’est une catastrophe environnementale. »

Les politiciens et les hauts fonctionnaires agissent comme s’ils étaient impuissants à faire quoi que ce soit. Par deux fois, les tribunaux ont déclaré l’entreprise coupable d’avoir causé la mort de dizaines de personnes en raison du mauvais entretien de ses équipements. Par deux fois, PG&E a fait faillite, avant d’être renfloué par les contribuables pour que l’entreprise puisse récidiver. La capacité d’une entreprise à réaliser d’énormes profits pour la classe capitaliste – en réduisant ses dépenses au maximum au détriment de la vie de millions de personnes – la rend plus puissante que les politiciens, les tribunaux et les régulateurs réunis.

Conclusion

Des choses simples pourraient être faites face au problème croissant des feux de forêt. Elles ne le sont pas, alors même que la situation s’aggrave. Il ne s’agit pas de « renforcer la surveillance » ou de « corriger les erreurs de gestion ». Il s’agit de savoir quelle classe contrôle et dirige la société, et quels intérêts sont défendus. Les changements de tête au sommet des institutions n’ont pas changé le ressort de cette société, qui est la recherche du profit maximum par la classe qui possède le système productif. Il n’y aura pas de réponse à la multitude de catastrophes auxquelles nous sommes confrontés – le danger croissant des feux de forêt n’étant que l’une d’entre elles – tant que le système capitaliste continuera d’exister, ce système organisé pour bénéficier à une toute petite minorité, au détriment de l’immense majorité exploitée.

17 juillet 2021

 

[1]     Halliburton est une société privée qui a prospéré en Irak après l’invasion de 2003, agissant comme une sorte de sous-traitant de l’armée des États-Unis.