Algérie : crise sanitaire et crise sociale

Le 21 février, un an après le début du mouvement populaire déclenché en Algérie par la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, des cortèges nombreux réclamaient toujours, pour le cinquante-­troisième vendredi consécutif, la fin du « système » dont il a été longtemps le président. Trois jours plus tard, le premier cas de coronavirus était relevé en Algérie, et à la mi-mars, face à la pandémie, les manifestants décidaient de suspendre le plus important mouvement de contestation populaire que le pays ait connu depuis 1962. Avec 500 décès annoncés à la date du 10 mai, celui-ci était le plus touché du continent africain.

Si la crise sanitaire est pour l’instant restée limitée comparée à celle des pays européens, elle vient aggraver la crise politique, économique et sociale qui avait donné naissance au mouvement (le « Hirak » en arabe) et que la crise globale de l’économie ne pourra encore qu’aggraver.

La pandémie met un terme à un an de contestation

Le 2 avril 2019, sous la pression populaire, le chef de l’armée Ahmed Gaïd Salah poussait le président Abdelaziz Bouteflika à la démission. Tous les leaders des partis dits d’opposition, qui des islamistes aux démocrates avaient tous, à un moment ou un autre, collaboré avec le pouvoir, étaient rejetés des manifestations, sans qu’aucune direction reconnue ne réussisse à s’imposer à la tête du mouvement.

Répondant à des appels sur les réseaux sociaux, des millions de personnes ont continué à manifester pour exiger la fin du système politique en vigueur. Le peuple algérien demandait des comptes à un pouvoir mis en place au lendemain de l’indépendance en 1962 et dont l’armée a toujours constitué la colonne vertébrale. Tous les dignitaires du régime étaient accusés d’avoir pillé les richesses du pays. « Qu’ils partent tous ! », devenait le slogan du mouvement.

Le chef de l’armée Ahmed Gaïd Salah, nouvel homme fort du pouvoir, tenta les semaines suivantes de désamorcer un mouvement qui restait puissant. Il mena tambour battant une « opération mains propres » qui conduisit en prison de grands patrons, des hauts fonctionnaires, une dizaine de ministres et même deux ex-Premiers ministres. Cette opération marqua favorablement l’opinion populaire et réduisit l’ampleur des manifestations. Mais en même temps, les déclarations, les tentatives d’intimidation de Gaïd Salah et ses manœuvres de division, comme les arrestations de porteurs du drapeau berbère, alimentèrent la colère de bien des manifestants. Tous rejetaient les solutions politiques émanant de Gaïd Salah et derrière lui de l’armée. L’élection présidentielle prévue le 4 juillet dut être annulée. C’est seulement le 13 décembre 2019 qu’elle put avoir lieu, malgré les nombreuses manifestations et les appels au boycott et avec des candidats apparaissant comme tous liés au système, les partis dits d’opposition décidant de ne pas y présenter de candidats. L’abstention, massive, atteignit près de 60 % dans certaines régions.

Abdelmadjid Tebboune fut élu dès le premier tour, après une campagne où il avait tendu la main au Hirak en le qualifiant de « béni ». Il promettait également d’augmenter le salaire minimum et de supprimer l’impôt sur le revenu, l’IRG, pour les bas salaires. Seul candidat à parler du pouvoir d’achat, il a pu bénéficier des voix d’une fraction des couches populaires et d’une population aspirant à une certaine stabilité.

Élu par une petite fraction de l’électorat, fragilisé par la mort de Gaïd Salah qui était un de ses principaux soutiens au sein de l’armée, Tebboune a compensé son manque de légitimité en multipliant les annonces sur la moralisation de la vie publique, la lutte contre la corruption et la réforme de la constitution. En janvier 2020, il s’est engagé à améliorer les libertés individuelles et a donné quelques gages en faisant libérer des détenus et en appelant au dialogue avec les partisans du Hirak. Mais alors que des manifestants étaient libérés, d’autres restaient en prison et la police procédait régulièrement à de nouvelles arrestations.

En marge du Hirak, une contestation sociale perlée

La loi de finances et le programme d’austérité annoncés en janvier 2020 pour relancer l’économie allaient à l’encontre des promesses concernant le pouvoir d’achat. Et cela a  eu raison des quelques espoirs que l’élection de Tebboune avait suscités. La pandémie est survenue alors que l’économie du pays était déjà exsangue, notamment du fait de la chute qu’ont connue les cours pétroliers depuis 2014.

Le secteur du montage automobile, que le pouvoir avait activement soutenu, a été mis au ralenti, du fait de l’arrêt de l’importation des kits de montage, mais aussi de l’arrestation de plusieurs grands patrons du secteur dans le cadre de l’opération mains propres de Gaïd Salah. Ceux-ci ont été incarcérés, accusés de corruption, comme Mourad Oulm, PDG du groupe SOVAC qui assemble et distribue des véhicules Volkswagen.

Dans le secteur du BTP, 60 % des entreprises ont fait faillite en 2019, à la suite de l’arrêt des grands chantiers financés par l’État. Maçons, couvreurs et architectes se sont retrouvés au chômage. Cet hiver, les faillites ont été nombreuses également dans le secteur du commerce et de la distribution. Selon certains experts, 3 200 entreprises ont dû fermer et licencier des centaines de milliers de salariés au cours de l’année 2019. Le secteur public n’a pas été épargné, certaines entreprises ont été à l’arrêt et des travailleurs contractuels ont été les premiers licenciés.

En marge du Hirak, à partir de l’automne 2019, une contestation sociale perlée s’est exprimée dans tout le pays. Face à un quotidien et à des conditions de vie dégradés, des protestations se sont organisées pour l’accès au logement, pour réclamer le raccordement au gaz ou l’entretien de routes défoncées. Des travailleurs en contrat aidé, sous-payés et précaires, ont fait grève pour exiger l’embauche qu’on leur avait promise et qui n’est jamais arrivée. Dans certaines entreprises, les travailleurs doivent se battre pour exiger leur salaire, qui parfois ne leur a pas été versé depuis des mois.

Commencée en octobre et partie de la base, la grève nationale des enseignants du primaire a aussi été arrêtée par la pandémie. Durant cinq mois, ceux-ci ont réclamé leurs arriérés de salaire et dénoncé leurs conditions de travail dans des écoles surchargées et sous-équipées. Si cette grève a eu un écho favorable dans la population, le gouvernement, lui, est resté sourd aux revendications des enseignants, n’hésitant pas à les réprimer et accusant les grévistes d’être manipulés.

La pandémie et la chute des prix du pétrole sont ainsi intervenues au moment où des millions de travailleurs étaient confrontés à une baisse de leurs revenus du fait de l’inflation et de plus craignaient de perdre un salaire dont dépend le sort de leur famille.

La crise sanitaire

Le confinement et le couvre-feu mis en place depuis le 23 mars ont aggravé la crise sociale et aussi mis en lumière l’état d’abandon des hôpitaux publics.

Depuis des années ceux-ci font face à un manque cruel de moyens que les personnels de santé n’ont pas cessé de dénoncer. Les annonces rassurantes de Tebboune affirmant que « la situation est sous contrôle » et que les masques arrivent, sont contredites par la pénurie sur le terrain, en lits, matériel, moyens de protection et médicaments. Sans parler de la pénurie de médecins, qui ces dernières années ont quitté le pays par milliers pour l’Europe ou le Canada, en quête de meilleurs salaires et conditions de travail.

Outre la pénurie, les personnels de santé se sont heurtés à des directions parfois autoritaires qui n’ont pas hésité à sanctionner les absents, sans se soucier des problèmes de transport ou de garde d’enfants auxquels ceux-ci étaient étaient confrontés. Quant aux bus réquisitionnés, ils ne sont pas toujours réservés aux soignants et restent bondés. Tebboune a aussi annoncé une prime pour les soignants qui sortent travailler et se mettent ainsi en danger, mais sera-t-elle réservée uniquement à ceux qui soignent les patients atteints du Covid-19 ? La colère s’est exprimée à ce sujet dans certains hôpitaux.

Face aux défaillances de l’État et du gouvernement, les habitants de nombreuses villes et villages n’ont pas attendu pour tenter d’agir contre la pandémie. Organisés dans des associations ou dans des comités, ils ont multiplié les initiatives afin de mettre sur pied la solidarité, l’aide aux plus démunis, et diffuser l’information sur la propagation du virus et les gestes barrières. Méfiant face à de telles initiatives, Tebboune les a saluées tout en demandant qu’elles soient encadrées par l’État, sans cependant pouvoir l’imposer.

En pleine crise sanitaire, le gouvernement a annoncé une réforme du secteur de la santé. Pour la faire accepter par les médecins, il a cédé à une des revendications portées par leur grève de 2018. Il supprime le service civil de cinq ans qui leur était imposé après leurs études et qui permettait aux populations du sud d’avoir accès aux soins. Il n’est pas sûr que la promesse de doubler le salaire des médecins du nord du pays qui accepteront de s’installer dans le sud suffira pour assurer l’accès aux soins de populations qui se sentent déjà marginalisées.

Les personnels ont bien des raisons de craindre que cette réforme du système de santé prépare sa privatisation, à un moment où les financements publics sont en chute libre du fait de la crise pétrolière.

Crise pétrolière et conséquences sociales

Heureusement, les conséquences de la pandémie sont pour l’instant limitées en nombre de cas de contamination et de décès. En revanche, les conséquences pour l’économie sont déjà désastreuses. Le confinement a conduit à l’arrêt partiel ou total d’une partie de l’activité. Le gouvernement a ordonné la mise en congé exceptionnel rémunéré de 50 % des salariés dans tous les secteurs d’activité, publics et privés. Dans la réalité, des travailleurs en congé n’ont pas touché leur paye et ces congés s’apparentent souvent à des licenciements déguisés. Le gouvernement promet des aides publiques aux patrons qui joueraient le jeu, mais ces derniers veulent le beurre et l’argent du beurre. Ils réclament des aides publiques tout en justifiant le non-paiement des salaires.

Le chômage a augmenté, sans que l’on puisse disposer de chiffres officiels fiables, d’autant plus que l’emploi informel domine dans de nombreux secteurs comme le commerce, la restauration ou les transports. L’aide d’urgence de 10 000 dinars accordée aux plus démunis, équivalente à la moitié du salaire minimum, a été vite dépensée. Les classes populaires n’ont pas fini de subir les effets de la crise.

L’arrêt de l’économie mondiale a accéléré en mars la chute des cours du pétrole, lourde de conséquences. Avec un baril à environ 25 dollars, soit quatre fois moins élevé qu’en 2014 et inférieur de 60 % aux cours de début janvier, les rentrées en devises du pays, qui proviennent à 95 % des exportations en hydrocarbures, sont en chute libre. Alors que le coût de production du pétrole des sites algériens les plus rentables est estimé à 20 dollars le baril, c’est une catastrophe pour l’économie.

Les réserves de change constituées durant la période où le baril s’échangeait à 100 dollars sont passées de 187 milliards en 2014, à environ 44 milliards. Elles ont pour l’instant évité un recours à l’endettement auprès du FMI. Mais le recul des recettes pétrolières, de 37 à 20 milliards de dollars, change la donne et a déjà contraint Teb­boune à prendre des mesures drastiques, comme la réduction de moitié du budget de fonctionnement de l’État.

Le 8 mai dernier, soucieux de contenir la contestation sociale qui couve depuis des mois, Tebboune n’en a pas moins annoncé la régularisation des travailleurs en pré-emploi, une augmentation du salaire minimum de 18 000 à 20 000 dinars (soit 140 euros), et la suppression de l’impôt sur le revenu pour les travailleurs percevant un salaire inférieur à 30 000 dinars (210 euros). Mais ces quelques milliers de dinars de plus, s’ils arrivent vraiment dans la poche de ceux qui ont des petits salaires, ne leur permettront guère de faire face aux dépenses croissantes du quotidien.

Pour renflouer les caisses de l’État, Tebboune affirme ne pas vouloir contracter de dettes auprès du FMI, afin de ne pas compromettre la souveraineté de l’Algérie. Cultivant le patriotisme économique pour faire passer sa politique, il prétend compenser la baisse des recettes pétrolières en développant l’agriculture saharienne et en exploitant d’autres matières premières peu exploitées dont le sous-sol algérien est riche, comme l’uranium, l’or et le phosphate. Il prétend taxer le secteur informel, dont les activités sont évaluées à 42 milliards d’euros. Mais comment fera-t-il pour contrôler ces circuits ? Récemment, il s’était engagé à stabiliser les prix de la viande qui flambent durant le mois de ramadan. Ses injonctions aux barons du secteur sont restées sans effet, la loi du profit est plus puissante.

Quels que soient ces discours, de nouvelles attaques se préparent à l’encontre des classes populaires. Il est question de remettre en cause les subventions sur le gaz, l’essence ou l’électricité, et on peut se demander ce qu’il en sera des subventions sur les produits de première nécessité tels que le lait, l’huile, la semoule. Depuis des années le grand patronat a qualifié ces subventions de primes à l’émeute et a réclamé leur suppression. Il est vrai que durant l’année écoulée, les grands patrons ont dû ravaler leur morgue et leur mépris envers les classes populaires, qu’ils traitaient de fainéantes et d’assistées au bénéfice desquelles l’État aurait dilapidé l’argent du pétrole. Dans toutes les villes du pays un des slogans les plus repris et qui leur était adressé était : « Klitou el bled, ya serrakin  !». (« Vous avez pillé le pays, bande de voleurs ! »).

Depuis le début, le Hirak a été porté par une jeunesse nombreuse, et par l’espoir de vivre dans une « Algérie libre et démocratique ». De nombreuses forces politiques y ont participé en tentant de s’en servir et d’y imprimer leur marque. Mais des démocrates du PAD, le Pacte de l’Alternative démocratique, à ceux de la Dynamique de la société civile et aux islamistes de toute obédience, aucune n’a réussi à s’imposer à sa tête. Les courants islamistes pour l’instant ne sont pas apparus à l’ensemble de la population comme une perspective crédible, et cela malgré l’activisme des partisans d’ex-responsables du FIS (Front islamique du salut) tel qu’Ali Belhadj ou Mohamed Larbi Zitout, en exil à Londres depuis 1995, d’où il anime une chaîne de télévision très suivie en Algérie.

Presque toutes ces forces politiques avaient été domestiquées par Bouteflika, qu’elles ont soutenu à un moment ou un autre. Bien que concurrentes, elles ont en commun le fait d’être prêtes à servir fidèlement les intérêts de la bourgeoisie algérienne et d’avoir, au sein du Hirak, ignoré les intérêts des classes populaires.

Aujourd’hui, Bouteflika n’est plus au pouvoir mais le « système » est toujours là, celui contre lequel se sont concentrés les slogans du Hirak. Les droits des travailleurs sont bafoués et leur quotidien s’est dégradé. Mais ce mouvement, qui a secoué la société algérienne pendant un an, a mis un terme à la peur et à la résignation des classes populaires même s’il n’a pas donné de réponse à leurs espoirs. La persistance des marches hebdomadaires du vendredi et du mardi a permis aux manifestants de se retrouver et de défendre leur droit de s’exprimer dans l’espace public. Chaque semaine, le pouvoir a tenté de circonscrire ce mouvement dont il subissait la pression, sans réussir à y mettre fin.

Avec la pandémie les marches ont cessé, mais la censure, les arrestations de militants, de blogueurs, de journalistes, elles, ont continué. En même temps qu’il persiste à vouloir intimider les partisans du Hirak, le gouvernement, par ses annonces concernant le salaire minimum et l’IRG, veut apparaître soucieux des difficultés des classes populaires. Mais ces mesures sont bien peu de chose face à l’effondrement du pouvoir d’achat déjà sensible et à celui qui attend la population.

Même si le gouvernement voulait réellement apaiser le mécontentement social, il n’aura pas les moyens financiers qu’il a eus par le passé pour amortir le choc de la crise à venir. Le pays se retrouve étranglé par la chute historique et durable des cours pétroliers et par les conséquences de la crise générale du capitalisme. Pour répondre aux exigences des classes dominantes algériennes et du FMI, Tebboune n’aura pas d’autre choix que de mener une politique d’austérité drastique. Mais il lui sera difficile de l’imposer à une population qui vient de montrer combien elle était capable de relever la tête. L’immense remous social qui a secoué le pays, inédit par son ampleur et sa durée, a laissé des traces dans les consciences. Cette combativité exprimée est un gage pour l’avenir alors que la crise va enfoncer dans la pauvreté des millions de travailleurs, paysans et petits commerçants.

Mais pour les classes exploitées, le combat pour une vie digne et libre ne sera pas fini tant que perdurera la domination économique et politique de la bourgeoisie algérienne et, derrière elle, du système capitaliste mondial. Seule la classe ouvrière peut, en se portant à la tête des classes populaires et en combattant pour ses intérêts propres, abattre ce système de domination. Tout en se joignant aux foules mobilisées dans le Hirak, elle n’est pas vraiment apparue jusqu’à présent en tant que classe, solidaire, consciente de ses intérêts collectifs et porteuse d’objectifs révolutionnaires. La période qui s’ouvre, avec l’aggravation prévisible de la situation économique, la placera de plus en plus face à cette nécessité. Et elle est la seule classe qui puisse tracer une perspective de renversement du capitalisme, seule façon de répondre aux espoirs d’émancipation exprimés depuis un an par les classes populaires algériennes.

11 mai 2020