« Les morts se sont mis à parler. » L’actualité du combat des trotskystes soviétiques

En janvier 2018, à Verkhnéouralsk, une petite ville de l’Oural, des ouvriers firent une découverte dans une ancienne prison. Sous le parquet d’une cellule, ils trouvèrent plus de 400 pages de publications trotskystes des années 1930, dont des numéros de la revue Le bolchevik-léniniste. Un groupe de détenus bolcheviques-léninistes (le nom que se donnaient les trotskystes soviétiques) avait rédigé ces pages, les avait copiées à la main et fait circuler. Cet isolateur, une prison à régime spécial où la police politique de Staline, le GPOu, regroupait les opposants pour mieux les isoler, compta jusqu’à près de 500 trotskystes.

Ce que l’on savait et ce que l’on ignorait

Quelques récits avaient été publiés à l’Ouest par de très rares trotskystes sortis vivants des griffes de Staline, tels Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge, Au pays du mensonge déconcertant d’Anton Ciliga, qui passa trois ans à Verkhnéouralsk, ou L’appel au prolétariat mondial d’Arpen Tavitian, dit Tarov, qui fut aussi interné dans cet isolateur[1]. On savait par ces textes que leurs camarades emprisonnés avaient publié des journaux. Et que leurs écrits circulaient en prison, entre les lieux de détention et parmi les militants en liberté. On savait que, bien que Staline ait voulu couper Trotsky de ses compagnons de lutte en l’exilant en Turquie, certains de ces textes lui parvenaient. En 1929, Serge avait, dit-il, « réussi à envoyer à Trotsky […] un volumineux courrier sorti de la prison de Verkhnéouralsk, écrit en caractères microscopiques sur de fines bandelettes ». Anton Ciliga a relaté sa stupéfaction de trouver, à son arrivée à Verkhnéouralsk, les périodiques que les trotskystes y éditaient et qui, sur dix à vingt articles par numéro, traitaient de toutes les questions politiques, théoriques et d’actualité : Pouvait-on encore réformer le régime de façon pacifique ou fallait-il une nouvelle révolution ? Staline est-il un traître conscient ou seulement inconscient ? Incarne-t-il la réaction ou la contre-révolution ?

Mais on manquait de documents tangibles sur l’activité des trotskystes soviétiques. Sauf rares exceptions, leurs écrits semblaient n’avoir pas survécu à leur extermination en 1937-1938 ni à l’acharnement du GPOu à effacer toute trace de ceux qui défendaient l’héritage d’Octobre 1917 en combattant la dégénérescence de l’État ouvrier et du mouvement communiste international, ainsi que son expression politique : le stalinisme.

Bien sûr, en Occident, on connaissait les écrits et l’activité de Trotsky, qui seul ou presque avait incarné la continuité politique et organisationnelle du marxisme militant, jusqu’à ce qu’un tueur de Staline l’assassine en août 1940. La volonté de maintenir un drapeau, celui de la fidélité au bolchevisme et aux combats de Lénine, à l’internationalisme, à la révolution mondiale et aux intérêts de la classe ouvrière, face à la trahison par le stalinisme de tout ce qui avait fait le mouvement ouvrier révolutionnaire depuis un siècle, cela pouvait se résumer en un nom : celui de Trotsky. Tout comme la défense de l’État né de la révolution d’Octobre, de ses acquis socialistes que menaçaient le parasitisme, l’irresponsabilité de la bureaucratie, cette dictature policière que le stalinisme présentait comme le socialisme. Contre ce régime à la politique foncièrement contre-révolutionnaire en URSS comme à l’étranger, Trotsky c’était aussi la volonté indomptable de reconstruire une internationale. La IIIe Internationale, stalinisée, avait sombré en avalisant la politique du Kremlin qui avait facilité la victoire de Hitler en 1933… Mais que savait-on sur ce qu’avaient fait, défendu et écrit les trotskystes en URSS, après que Trotsky avait été exilé par Staline dans l’île turque de Prinkipo début 1929 ?

Bien peu de choses. On avait la lettre adressée en août 1928 par Khristian Rakovsky à un autre déporté trotskyste, Valentinov, sur les « dangers professionnels du pouvoir ». Elle constitue la première analyse marxiste d’un phénomène qu’aucun révolutionnaire n’avait jusqu’alors envisagé : la dégénérescence bureaucratique d’un État né d’une révolution victorieuse. Trotsky dira tout le bien qu’il pensait de ce texte magistral qui avait circulé entre les colonies de déportés, et dont l’auteur allait devenir le principal animateur de l’Opposition de gauche en URSS jusqu’en 1934.

Il y avait aussi quelques articles, parfois des études fouillées sur l’état de l’URSS, de son économie, des luttes dans le parti dirigeant, sur l’état d’esprit et les réactions de la classe ouvrière, que des bolcheviks-léninistes firent parvenir au journal que Trotsky et son fils Léon Sedov publiaient à l’étranger, le Bulletin de l’Opposition, qui pénétra en URSS, avec de plus en plus de difficultés, jusqu’aux alentours de 1933. Il y a aussi une cinquantaine de lettres reçues en exil, que Trotsky gardait dans ses archives pour protéger ses camarades : des traductions en sont parues voici une quinzaine d’années.

Après l’implosion de l’URSS, fin 1991, et l’ouverture partielle des archives du parti et de la police politique, les choses ont un peu changé. On a pu publier Trotsky en Russie. On a édité les Archives de l’Opposition de gauche 1923-1927 et des ouvrages à son sujet. L’un d’eux, Trotsky et ses camarades, décrit la lutte des trotskystes de l’Oural dans le parti en 1923-1925, ainsi que les trésors de dévouement, d’ingéniosité qu’ils déployaient pour se procurer de quoi s’adresser aux travailleurs. N’ayant pas de matériel d’impression, ils faisaient 1 700 kilomètres pour rencontrer des camarades à Moscou, voire 2 300 pour aller à Leningrad, et autant au retour, afin de se procurer quelques paquets de tracts et de la littérature politique.

Dans les pays occidentaux, durant des années, des historiens ont rassemblé informations et témoignages sur les trotskystes soviétiques dans des ouvrages tels Les bolcheviks par eux-mêmes de Georges Haupt et Jean-Jacques Marie, récemment réédité, Communistes contre Staline de Pierre Broué, ou dans des monographies sur Trotsky, Rakovsky, Sedov… et dans des revues consacrées au mouvement ouvrier révolutionnaire. Cela a permis de préciser les relations politiques et organisationnelles qu’entretenaient dans les deux sens Trotsky et ses camarades en URSS, leur étroite communauté de vues, de démarche, leur conscience d’agir comme membres d’une même organisation malgré la distance et la répression. En décembre 1930, Trotsky reçut un long document de Verkhnéouralsk : La crise de la révolution. Les perspectives de la lutte et les tâches de l’Opposition de gauche. La situation internationale. Ce texte d’environ 50 000 signes avait été écrit au moyen d’un crin sur des feuilles minuscules et avait voyagé dans la doublure d’un manteau. Toujours fin 1930, dans un rapport au nom de 110 détenus trotskystes de Verkhnéouralsk, deux d’entre eux notent que « des vents favorables nous ont apporté près de dix lettres de nos vieux [Trotsky et Rakovsky] », en précisant que cela leur a été très utile pour vérifier la justesse des positions élaborées par eux-mêmes. « Nous avons souvent constaté avec plaisir que, devant les mêmes événements, la démarche de la pensée et les formulations étaient identiques dans les îles de l’Oural [isolateur dérive du mot “île” en latin] et de Prinkipo. »

Malgré cela, on manquait d’éléments concrets sur la façon dont les trotskystes avaient milité en URSS dans des conditions de plus en plus effroyables ; une lacune que comblent en partie les textes découverts à Verkhnéouralsk.

Assurer la continuité du bolchevisme

Parmi ceux-ci, on trouve un long article, « La prise du pouvoir par les fascistes en Allemagne »[2]. Écrit trois mois après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il éclaire de façon militante la politique criminelle des staliniens et des sociaux-démocrates qui l’a permise. L’analyse que les rédacteurs font de cette catastrophe et de ses conséquences pour la classe ouvrière, et pas seulement en Allemagne, n’a guère à envier à ce qu’écrit Trotsky à la même époque. Emprisonnés depuis des années, ils ont encore accès à la presse soviétique et à celle des PC étrangers, donc à une certaine information. Mais ils ne se bornent pas à commenter les événements. Ils les mettent en perspective avec l’évolution du monde capitaliste depuis la Première Guerre mondiale, les occasions manquées pour la révolution, la crise de 1929 qui a ouvert la course à un nouveau conflit mondial. Et ils se demandent : que peuvent faire les travailleurs sous la botte du nazisme, que doivent dire et faire les militants, en Allemagne et ailleurs ?

Cette démarche, on la retrouve dans d’autres textes. Celui intitulé La tactique et les tâches de l’opposition léniniste traite de ce qu’elle doit faire dans l’URSS stalinienne ainsi que du « rôle historique [de l’Opposition] et de ses tâches dans le mouvement ouvrier international ». Autrement dit : qu’y a-t-il que les trotskystes soviétiques, et eux seuls, peuvent et doivent transmettre aux révolutionnaires d’autres pays ? La crise de la révolution et les tâches du prolétariat, lui, examine les « problèmes de la construction de l’URSS sous l’angle de la révolution permanente », en établissant un lien entre la dégénérescence de l’URSS et le recul de la révolution mondiale. De façon caractéristique, il débute par un chapitre sur « Les préoccupations du prolétariat », pour aborder ensuite la question de la lutte pour rétablir la démocratie ouvrière et réformer la société soviétique. Car la lutte contre la bureaucratie, elle est là. Elle commence même par ça : la défense au quotidien des intérêts, des préoccupations des travailleurs.

Le quatrième long texte dont on dispose, La situation dans le pays et les tâches des bolcheviks-léninistes, part des contradictions croissantes du régime stalinien, de la crise politique qu’elles préparent et qui va éclater en 1934, pour conclure que, « contre ceux qui veulent saborder l’Opposition et baisser les bras, il faut s’orienter vers une lutte au sein des masses [...] en avançant au même rythme que les travailleurs ».

Il s’agissait là de mettre l’accent non plus sur le combat prioritairement au sein du parti, mais parmi la masse des travailleurs, cela pour faire contrepoids aux oppositionnels démoralisés qui se ralliaient à la direction du parti ou qui renonçaient après avoir été brisés par la répression. Cette lutte contre les capitulations, difficile vu les conditions, mais vitale car les trois quarts des oppositionnels firent défection en quelques mois, fut menée politiquement par Rakovsky et des dirigeants tels Boris Èltsine (bolchevik depuis 1903, membre de la direction de l’Opposition en 1927-1928, fut exécuté en 1937 et ses trois enfants périrent en prison ou en déportation), que l’on retrouve avec son fils Viktor à Verkhnéouralsk au côté de cadres de l’Opposition plus jeunes. Certains avaient joué un rôle durant la révolution de 1917, mais tous s’étaient aguerris dans la guerre civile et les combats pour l’édification de l’État ouvrier. Parmi les plus connus, citons Eleazar Solntsev (vivant à l’étranger, où il jetait les bases de l’Opposition de gauche internationale sous couvert de missions commerciales soviétiques, il choisit de revenir en URSS afin de partager le combat de ses camarades, sachant qu’il serait aussitôt arrêté. Il mourut en 1936 des suites d’une grève de la faim) ; Man Nevelson  (lycéen en 1917, entra dans la Garde rouge ; commissaire d’armée durant la guerre civile ; mari de Nina, fille cadette de Trotsky, il fut arrêté en 1928 et devint un des dirigeants trotskystes à Verkhnéouralsk ; il fut fusillé par la suite) ; Fedor Diengelstedt (entré au parti en 1910, déporté en 1928, organisateur de plusieurs grèves de la faim, disparut en 1937) ; Karl Melnaïs (communiste letton, déporté puis envoyé en isolateur, participa à la grève de la faim des trotskystes à Vorkouta où il fut fusillé en 1938) ; Grigori Iakovine (membre de l’Opposition de gauche à Leningrad en 1923, passé à la clandestinité à Moscou en 1928 où il anima le « centre » trotskyste durant plus d’un an, coauteur des thèses sur la Crise de la révolution, fut transféré à Vorkouta en1938 où il fut fusillé…).

Grâce à leur opiniâtreté et à leur politique, le flot des départs finit par se tarir. Il se produisit même un afflux de nouveaux soutiens et le retour de certains « capitulards ». Leur lutte sur ce point se confondait avec la mise en œuvre d’un programme de défense du bolchevisme que l’Opposition a été la seule à porter dès le début de façon conséquente dans le parti et la classe ouvrière. On le vérifie dans une série de textes et résolutions issues de débats entre militants détenus, retrouvés à Verkhnéouralsk. C’est tout cela qui explique que, malgré les pressions et la répression, de tous les courants qui se sont opposés au stalinisme dans le PC (bolchevique) d’URSS, le seul qui a tenu sur la durée, et a attiré les meilleurs éléments des autres oppositions, fut le courant trotskyste.

Les combats qu’il a menés ne sont pas affaire d’histoire, mais d’actualité pour les révolutionnaires d’aujourd’hui, car Trotsky et ses camarades sont restés les seuls à lever le drapeau du bolchevisme face à la bourgeoisie et à la contre-révolution stalinienne, en URSS comme ailleurs. Le trotskysme, et lui seul, a assuré la continuité du marxisme et du léninisme durant cette période. On ne peut être marxiste sans reprendre l’héritage du bolchevisme, celui de la lutte pour la prise du pouvoir et contre la trahison de la social-démocratie. De même, on ne peut valablement se revendiquer du marxisme sans inscrire consciemment ses pas dans ceux de Trotsky et des trotskystes soviétiques, seuls continuateurs du bolchevisme.

Il faut d’autant plus le souligner que des groupes qui s’étaient jadis réclamés du trotskysme professent maintenant, au mieux, une grande indifférence à son égard. La fidélité à Octobre, au programme communiste, à la défense des intérêts historiques de la classe ouvrière, le combat jusqu’à la mort de milliers de bolcheviks-léninistes en URSS ? Peu leur importe. Certains ont même choisi de se démarquer de cet héritage pour coller aux basques de l’antiléninisme, du refus de l’idée de parti, du rejet du communisme et de la révolution socialiste mondiale et autres idées à la mode dans la petite bourgeoisie intellectuelle teintée d’écologie ou d’anarchisme à laquelle ils cherchent à plaire.

Même derrière les barreaux[3], les trotskystes soviétiques se battaient, eux, sur le terrain de la classe ouvrière, du communisme et de l’internationalisme. Ils avaient vu la révolution se lever en Russie et dans d’autres pays, puis refluer un peu partout, mais ils n’avaient pas suivi le courant. Ils voyaient la répression s’intensifier et savaient que le stalinisme ne pouvait pas les laisser en vie, mais ils débattaient entre eux de tous les sujets, et cela dans une ambiance de totale liberté.

S’agissant de prisons, parler de liberté peut sembler étrange. C’est pourtant de cela qu’il s’agit. Le stalinisme avait étouffé la très large liberté de discussion, de critique, qui avait régné dans le parti au temps de la révolution, et même de la guerre civile, quand Lénine et Trotsky dirigeaient la jeune Russie des soviets. Et, au-delà du parti, le régime de la bureaucratie ne pouvait asseoir sa dictature qu’en supprimant toute démocratie et liberté dans l’ensemble de la société. Eh bien, face à ce socialisme de caserne, c’est encore dans ses prisons que l’on pouvait le mieux confronter les points de vue, discuter librement de tout.

Voilà pourquoi beaucoup de textes manuscrits de Verkhnéouralsk sont signés par ceux qui les soutenaient, qui les mettaient en page tel un vrai journal, et en trois exemplaires pour qu’il circule plus vite parmi les détenus. Ils tentaient aussi de le faire parvenir à des militants à l’extérieur. Car c’est aussi pour eux qu’ils écrivaient, qu’ils débattaient de ce que devaient faire ceux qui voulaient agir avec la classe ouvrière contre la dictature de la bureaucratie. Sur un plan très concret, on doit imaginer, quand on voit des textes rédigés en format miniature, ce qu’il fallait comme organisation derrière cela, comme réseau de militants en liberté mais clandestins, de soutiens dans de multiples milieux, de sympathies actives, pour que les idées que ces feuillets véhiculaient déjouent les geôliers et policiers, et arrivent à leurs destinataires ! Et aussi pour que le Bulletin de l’Opposition et les écrits de Trotsky leur parviennent en franchissant des milliers de kilomètres, plusieurs frontières et les hauts murs des isolateurs.

C’était là l’expression de l’activité politique d’un groupe de militants communistes révolutionnaires qui se battaient coûte que coûte, y compris lors de deux grèves de la faim massives et partiellement victorieuses : début 1931, à la suite du tir d’une sentinelle qui avait blessé l’un des leurs, et en mai 1933, pour exiger du GPOu qu’il cesse de renouveler automatiquement les condamnations arrivées à expiration.

Le combat des bolcheviks-léninistes

Ces militants et d’autres avaient, sous la direction de Trotsky, entamé le combat fin 1923, alors que la classe ouvrière, épuisée par la guerre civile et les privations, démoralisée par l’échec de la révolution dans les autres pays et par l’isolement de l’URSS qui en résultait, avait renoncé en pratique à exercer son pouvoir. Restés seuls en lice, les membres de l’appareil d’État aspiraient à profiter en paix des privilèges associés à leur position. Voyant une menace dans l’Opposition trotskyste qui en appelait à la classe ouvrière, les bureaucrates se reconnurent dans son ennemi : la fraction stalinienne se trouvant à la tête du parti qui allait alors autant défendre ces parvenus qu’elle allait s’appuyer sur eux. Et puis, aux critiques trotskystes, Staline pouvait opposer un argument massue : il tenait l’appareil du parti, de l’État, donc la police. Il put ainsi d’autant mieux isoler les oppositionnels, puis les exclure du parti et expédier en déportation les irréductibles.

Les trotskystes, eux, dénonçaient la navigation à vue de la direction. Entre autres, la gestion bureaucratique des situations révolutionnaires à l’étranger, qui provoquait des échecs à répétition ; le renoncement à la perspective de la révolution mondiale pour le « socialisme dans un seul pays », habillage pseudo-théorique de la défense des intérêts de la bureaucratie. Ils combattaient le soutien que la direction Staline-Boukharine accordait à la bourgeoisie renaissante à la campagne et en ville. Cette menace pour l’État soviétique, la fraction au pouvoir la laissait se renforcer car, par contrecoup, cela affaiblissait la classe ouvrière, donc l’Opposition.

Sur tous les points où les trotskystes sonnaient l’alarme, dénonçaient la politique des staliniens et de leurs alliés, les événements allaient confirmer la justesse de leur programme et de leurs critiques.

Cela se vérifia avec l’échec provoqué de la révolution en Allemagne, fin 1923. Puis en Chine, en 1925-1927, où travailleurs et communistes furent livrés à leurs bourreaux par la politique que le Kremlin avait imposée au jeune PC chinois : son alignement derrière une bourgeoisie prétendue progressiste. Et, à la fin de la décennie, il y eut la guerre civile qui ravagea les campagnes. Les koulaks, ces paysans riches que Staline et Boukharine avaient favorisés, se sentaient désormais assez forts pour refuser de livrer leur blé au prix d’État et, entraînant à leur suite des paysans moins bien lotis, pour se dresser contre le régime qui envoyait des équipes de réquisition au village. Cela aurait pu conduire l’URSS à sa perte si une nouvelle intervention armée étrangère s’était appuyée sur des campagnes insurgées. Mais fin 1929, coïncidence heureuse pour la survie de l’URSS, les puissances impérialistes avaient à régler des problèmes bien plus urgents avec la crise mondiale qui venait d’éclater.

Cela n’évita pas à l’URSS de payer d’un prix humain, social, économique et politique effroyable la façon dont la direction stalinienne, paniquée, régla la question. La collectivisation forcée des campagnes et la « liquidation des koulaks en tant que classe » firent des millions de victimes. Cela mit à genoux l’agriculture russe, qui ne s’en releva jamais, et aliéna au régime une grande partie de la paysannerie. Dans la foulée, le régime, par une nouvelle volte-face, décréta l’industrialisation à marche forcée. Il avait reproché à l’Opposition de prôner l’industrialisation ; maintenant, il fallait la réaliser au plus vite, à grande échelle, accomplir les plans quinquennaux en quatre ans. Le tout, sous le fouet de l’appareil, sans préparation, sans aucune démocratie, alors qu’elle seule aurait permis d’ajuster les rythmes et modalités de l’industrialisation et de la collectivisation aux aspirations des masses, aux possibilités de la technique et aux moyens de la production.

Mais il ne pouvait être question de gestion démocratique de l’économie étatisée, son opacité étant indispensable à la bureaucratie pour masquer son pillage et asseoir ses privilèges censés ne pas exister.

Écrits dans le feu de cette crise multiple du régime, les textes retrouvés dans l’Oural soulignent la justesse des analyses et mises en garde trotskystes. Non pour s’en glorifier, mais pour évaluer ce qui a manqué à l’Opposition pour avoir le soutien des classes laborieuses, et comment y remédier.

Finalement, l’Opposition trotskyste tint bon et après 1934, alors que la plupart de ses militants étaient emprisonnés, elle se renforça fortement dans l’illégalité à laquelle le régime la contraignait. Isaac Deutscher le souligne dans sa biographie de Trotsky, sans qu’on puisse le suspecter d’exagérer le poids du trotskysme avec lequel il avait rompu trente ans plus tôt : « Il semblait bien que le trotskysme eût été définitivement rayé de la carte. [Mais] les grandes purges et les déportations massives [lui] donnèrent une vie nouvelle […]. Les trotskystes, avec autour d’eux des dizaines et même des centaines de milliers de gens récemment bannis, […] un nouveau public immense, […] furent à la tête de presque toutes les grèves de la faim […], et par leur conduite téméraire, souvent héroïque, ils insufflèrent à d’autres la volonté de tenir. Fermement organisés, […] politiquement bien formés, ils constituaient la véritable élite de cette énorme fraction de la nation qui avait été rejetée derrière les barbelés. »

Mais ce que ni le tsarisme ni la pire réaction n’avaient jamais nulle part réussi à faire, briser le fil de la tradition communiste qui s’était transmise de génération à génération de militants révolutionnaires, le stalinisme le réalisa en peu de temps : non seulement il renia l’héritage d’Octobre, mais il l’anéantit humainement. Allaient être liquidés par lui les militants qui avaient mené trois révolutions, renversé le pouvoir de la bourgeoisie, instauré celui de la classe ouvrière en Russie, commencé à y édifier une société socialiste et, car cela participe d’une même politique, créé un parti mondial de la révolution, l’Internationale communiste.

Le stalinisme s’efforça d’effacer la mémoire même de cette cohorte de combattants ayant ébranlé le monde du capitalisme et accumulé une formidable expérience de la lutte, un capital politique sans équivalent dans toute l’histoire du mouvement ouvrier. De même qu’il avait fait embaumer Lénine dont il trahissait toute la politique, Staline avait organisé le culte d’État de ce qu’il appelait la révolution, mais n’en était au mieux qu’une relique desséchée. Car avec sa police de la pensée, son histoire falsifiée au gré des besoins du pouvoir et sa scolastique dite marxiste-léniniste couvrant sa politique à courte vue et ses méfaits, qui pouvait comprendre ce pour quoi avait lutté le Parti bolchevique ?

L’histoire officielle présentait ceux qui avaient accompli la révolution, les travailleurs, les militants bolcheviques, comme ayant naturellement soutenu Staline, sa clique, leur politique et leur dictature après la mort de Lénine en janvier 1924.

Trotsky et ses camarades

Il n’en était rien ! L’historien Pierre Broué relève qu’en 1927 « 44 % des exclus pour appartenance à l’Opposition [étaient] des ouvriers d’atelier et 25 % d’anciens ouvriers placés à des postes de responsabilité [et que le total serait plus élevé si on tenait compte] de la profession antérieure des commissaires politiques de l’Armée rouge et des étudiants des [facultés ouvrières] ». Et en décembre 1927, lors du 15e congrès du parti qui allait l’exclure, l’Opposition avait recueilli 9 000 voix rien qu’à Moscou. Il est probable qu’elle comptait alors 12 000 membres (selon un chiffre cité en 1989 par l’ouvrier typographe trotskyste Dogard, qui avait survécu sans jamais avoir capitulé) sachant en outre que les staliniens avaient déjà chassé du parti un millier de trotskystes.

Une majorité des cadres bolcheviques a, à un moment ou à un autre, sympathisé avec ceux qui dénonçaient le stalinisme comme la négation même du léninisme. Et beaucoup ont soutenu l’Opposition trotskyste que, même au faîte de sa puissance, la dictature ne parvenait pas à briser.

C’est pour cela qu’en 1936 Staline décida de massacrer, lors des procès de Moscou et sans procès dans les camps, des milliers de femmes et d’hommes qui avaient fait le Parti bolchevique et qui étaient ce parti. Il savait que, si la classe ouvrière avait relevé la tête en URSS et dans d’autres pays, elle aurait naturellement vu dans ces cadres révolutionnaires éprouvés une direction de combat contre la réaction stalinienne et le système capitaliste, les deux étant liés. Car il ne peut y avoir de « socialisme dans un seul pays », quoi qu’ait prétendu Staline, qui avait fait de ce non-sens (pour des marxistes) le drapeau de ralliement d’une bureaucratie nationale-socialiste, alors que les bolcheviks restés fidèles à Marx défendaient sa théorie de la révolution permanente avec Trotsky.

C’est pourquoi les détenus de Verkhnéouralsk plaçaient la révolution permanente au centre de leurs raisonnements. On les voit, dans leurs écrits, aborder tous les problèmes en se situant du point de vue des intérêts de la classe ouvrière considérée à l’échelle mondiale. Et, à travers ces textes, ce sont les nôtres qui nous parlent à 85 ans de distance car, s’ils ont écrit et lutté pour leurs camarades d’alors, ils l’ont fait aussi pour les générations à venir.

Les militants d’aujourd’hui ont toutes les raisons de voir un exemple à suivre dans la ténacité des trotskystes soviétiques à défendre un drapeau et un programme jusqu’au bout. Ils ont payé au prix fort leur fidélité au communisme. Mais ils savaient qu’il leur fallait tenir, en espérant qu’il y aurait des femmes et des hommes pour reprendre le flambeau et continuer le combat. C’est cela qu’ils ont voulu nous transmettre et que le stalinisme, comme la bourgeoisie, auraient voulu faire disparaître à jamais.

Leur combat, Lutte ouvrière est fière de s’en revendiquer. Si l’on veut aujourd’hui défendre les intérêts de la classe ouvrière, et combattre pour le socialisme, donc pour que la révolution renverse le système capitaliste, on doit reprendre à son compte le bilan politique et militant de ceux qui ont mené ce même combat à d’autres époques. Et quand il était « minuit dans le siècle » pour le mouvement ouvrier, le seul courant qui défendait une politique révolutionnaire contre le capitalisme, dans les pays développés comme dans les colonies, contre le fascisme et contre les directions traîtres à la classe ouvrière, avait Trotsky à sa tête, et derrière lui, avec lui, le seul parti qui en soit un au sens léniniste du terme : celui des milliers de trotskystes en URSS.

C’était un parti d’une autre trempe que les tout petits groupes trotskystes occidentaux de l’époque, sans lien avec la classe ouvrière et sans tradition révolutionnaire. Oh, en URSS, les trotskystes ne disaient pas former un parti. Mais ils agissaient, raisonnaient, militaient comme un parti ; un parti qui disposait d’un capital unique, fruit de l’expérience, de l’activité révolutionnaire de générations de militants qui avaient mené une révolution prolétarienne victorieuse en Russie, qui avaient tout fait pour que triomphent les révolutions qui levaient dans la foulée de l’Octobre russe en Allemagne, Hongrie, Finlande, etc. Ce parti réunissait le meilleur des générations des militants qui avaient combattu pied à pied la dégénérescence de leur État, et sa conséquence, la trahison par les staliniens des luttes ouvrières partout dans le monde. Et ces milliers de militants ont lutté jusqu’à leur dernier souffle, au nom d’idées qui restent les nôtres : celles qui, face à la crise de toute la société dans laquelle le capitalisme a enfoncé l’humanité, proposent une issue socialiste et révolutionnaire à cette crise, la seule voie pour que l’humanité sorte de la barbarie, de sa propre préhistoire, et accède enfin à une société digne d’elle, car libérée de toute exploitation et oppression, une société communiste planétaire.

Il faut bien mesurer quelle perte historique a été pour la révolution le massacre de tels militants. Le capital politique et organisationnel qu’ils représentaient, et qui a en grande partie disparu avec eux, les nouvelles générations de combattants du socialisme ne l’ont toujours pas reconstitué. Et, après l’assassinat de ses camarades en URSS, Trotsky resta seul à incarner ce capital car, malgré leur courage, ceux qui se tournaient vers le trotskysme en Occident n’avaient ni la compétence, ni la conviction, ni les traditions des bolcheviks.

Un exemple pour les révolutionnaires d’aujourd’hui

Quand l’ex-prison politique de l’Oural a livré ses textes, d’ailleurs en mauvais état, la police les a confisqués. Par réflexe. Et puis, la loi lui permet d’interdire pour 30 ans, renouvelables, ce qu’elle estime menacer ses « agents opérationnels » ou leurs méthodes. Alors, si la section régionale de la police a promis de rendre ces textes, elle ne les a pas tous livrés. Et seuls quatre d’entre eux ont paru, et de façon assez confidentielle, sur le site d’une université locale et sur celui du journal économique Kommersant, qui a titré : « Les morts se sont mis à parler ». La formule sonne juste. Car quelles traces restait-il des milliers de cadres et militants bolcheviques calomniés, déportés et finalement assassinés dans les camps de Vorkouta et Magadan ?

Evguénia Guinzbourg, auteure du Vertige et du Ciel de la Kolyma qui retracent ses dix-huit ans passés en prison et en camp, disait qu’en 1939, quand elle arriva à la Kolyma, les trotskystes y avaient tous été liquidés. Quant aux traces écrites des quinze années de leur activité clandestine, le GPOu et le KGB les ont méthodiquement détruites ou mises au secret. Un des très rares survivants du trotskysme, Alexandre Boyartchikov a raconté que, même après la mort de Staline, il attendit des années avant d’écrire ses Mémoires. Et il fit bien, car la police politique interrogeait régulièrement ses voisins pour vérifier qu’il n’écrivait pas le soir dans l’isba du village où, libéré, il avait été relégué sous surveillance.

La vie d’Evguénia Guinzbourg est instructive. Elle avait été la femme d’un bureaucrate dans la ligne. Mais, le régime ne pouvant s’imposer qu’en tenant tout le monde, bureaucrates compris, dans la terreur permanente, son mari fut fusillé. Quant à elle, elle fut arrêtée pour « activité trotskyste contre-révolutionnaire » car, même s’il n’y avait plus guère de trotskystes en vie, la dictature en voyait partout. Dans son cas, le GPOu ne se trompa qu’à moitié car, dans sa jeunesse, elle avait appartenu à un cercle oppositionnel, qui n’avait jamais été découvert. Eh bien, même devenue célèbre lors du dégel khrouchtchevien, et le trotskysme restant l’équivalent du diable aux yeux du régime et de ses forces de répression, elle ne souffla mot de sa jeunesse militante. Sauf avant de mourir et rien qu’à son fils Vassili Axionov, qui évoquera ensuite sa mère sous les traits d’une étudiante trotskyste dans son roman Une saga moscovite.

Sous Brejnev, la dictature s’étant un peu relâchée, la dissidence publia de nombreux écrits contestataires qui circulaient largement de main en main. Mais, dans la masse de ce samizdat (terme signifiant en russe : « autoédition »), on ne trouvait rien sur les trotskystes. C’était comme s’ils n’avaient jamais combattu pour des idées dont le public devait ne rien savoir. Ainsi, dans son roman Le premier cercle, Soljenitsyne évoque positivement, en passant, l’Opposition de gauche, mais sans rien dire, alors qu’il le sait, de ce pour quoi elle luttait. Plus tard, devenu une gloire littéraire mondiale, il présenta, dans son Archipel du goulag, le trotskysme comme le jumeau du stalinisme. Et il utilisa des écrits de trotskystes russes pour accumuler des faits contre le régime, mais sans citer ceux qu’il pillait ni leurs idées ni faire passer à l’Ouest, comme il le leur avait promis et comme il en avait les moyens, les Mémoires que certains lui avaient confiés dans l’espoir de faire connaître leur combat.

Il fallut attendre la fin de l’URSS pour qu’y paraissent les souvenirs de ceux qui avaient échappé au massacre. Ainsi Une longue nuit relate ceux de Maria Joffé, la femme d’Adolf Joffé, un dirigeant soviétique ami de Trotsky, qui se suicida en 1927 : elle avait été déportée pour son activité de militante trotskyste. Citons aussi les ouvrages de militants trotskystes d’origine ouvrière nés à l’aube du 20e siècle, qui avaient participé à la révolution et à la guerre civile, tels Les souvenirs d’Alexandre Boyartchikov. Engagé volontaire dans l’Armée rouge à 16 ans, déporté à 28 ans, il capitula, mais resta un quart de siècle en camp, prison et relégation. Il y a les Souvenirs et opinions que rédigea, après plus de vingt ans de camp, Isaï Abramovitch, gagné tout jeune au bolchevisme. Dans ses Mémoires dédiés au « groupe de militants étudiants de l’Institut Plekhanov d’économie politique à Moscou – la plupart d’origine ouvrière ou paysanne, ils étudiaient après être passés par l’Armée rouge durant la guerre civile –, qui combattirent dans les rangs de l’Opposition de gauche, dirigée par Léon Trotsky, et périrent dans les prisons et les camps à l’époque de la terreur stalinienne », il dit entre autres comment les écrits de Trotsky aidaient ses partisans à s’orienter et à lutter. Il y a aussi Grigori Grigorov, dont le livre Les tournants du destin et l’arbitraire s’arrête en 1927, quand il est déporté.

En français, on avait bien sûr les romans de l’anarchiste devenu communiste, puis trotskyste, Victor Serge : Ville conquise, L’affaire Toulaev, S’il est minuit dans le siècle, et ses Mémoires qui montrent en quoi le combat des bolcheviks se prolongea dans celui des trotskystes soviétiques. Mais nous n’en savions que peu sur leur activité. À moins de l’imaginer à partir des écrits de Trotsky, et d’abord La Révolution trahie (1936), où une lecture un peu attentive fait apparaître comment sa réflexion et sa démarche n’ont rien de celles d’un « chef » isolé, mais s’appuient sur ce que font, se nourrissent de ce que disent, écrivent et lui ont transmis ses camarades restés en URSS. Car au-delà des chiffres, variables selon les périodes, sur les trotskystes qui militaient en URSS, en liberté, et de plus en plus souvent dans les prisons et les camps, sous la chape de la censure, du mensonge et de la répression stalinienne, ce sont avec Trotsky des milliers de militants d’une envergure exceptionnelle qui nous donnent l’exemple de ce que peuvent être vraiment les relations entre militants d’un parti de type bolchevique ; des militants que l’on voit se dresser, lutter, penser, écrire et agir comme membres d’un même parti, d’une même phalange de combattants de la cause de l’émancipation de la classe ouvrière, du communisme et finalement de toute l’humanité.

Puissent les nouvelles générations s’inspirer de leur exemple et s’élever à leur hauteur.

28 mai 2019

 

[1]     Victor Serge et Anton Ciliga purent quitter l’URSS en 1935-1936 grâce à des campagnes de soutien à l’étranger. Serge s’éloigna du trotskysme, avec lequel Ciliga avait déjà rompu. Tarov, lui, s’évada et contacta le mouvement trotskyste en Europe.

 

[2]     Il a été traduit, et c’est le seul, dans la revue Inprecor (n° 657-658, novembre-décembre 2018) du Bureau exécutif (ex-Secrétariat unifié) de la IVe Internationale.

 

[3]     La vérité derrière les barreaux, journal trotskyste paru en 1930 dans l’isolateur de Tchéliabinsk. La vérité en prison sortait dans celui de Verkhnéouralsk.