Le Parti travailliste britannique : un changement de leader, mais pas de politique20/12/20152015Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2015/12/172.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Le Parti travailliste britannique : un changement de leader, mais pas de politique

Le texte ci-dessous est adapté d’un article de la revue Class Struggle (n° 106, hiver 2015), éditée par nos camarades qui militent en Grande-Bretagne.L’élection de Jeremy Corbyn à la direction du Parti travailliste, le 12 septembre dernier, a autant ravi les 250 000 adhérents et sympathisants qui avaient voté pour lui qu’elle a choqué ses adversaires.

Depuis, les choses n’ont fait qu’aller de mal en pis pour ce « rebelle » de 66 ans, désormais leader officiel de ce qu’on appelle pompeusement « l’opposition de Sa Majesté ». Après chacune de ses prises de position, on a vu des députés de son propre parti, dont un ou deux membres de son « cabinet fantôme »[1], se précipiter pour le contredire publiquement. Mais sans doute ne faut-il pas s’en étonner, puisque la plupart des députés travaillistes sont d’anciens fidèles des leaders qui se sont succédé à la tête du parti depuis Blair. En fait, sur les 241 députés du groupe, Corbyn ne peut compter sur le soutien que d’une vingtaine, des durs à cuire qui, d’une façon ou d’une autre, osent encore s’identifier à une certaine « gauche ».

À peine trois mois se sont écoulés depuis son élection et déjà Corbyn a cédé à ces pressions en se livrant à une série de revirements. Le dernier en date, et le plus spectaculaire, aura été sa décision de renoncer à ses prérogatives de leader du parti pour laisser les députés travaillistes libres de leur vote sur la question de l’extension des bombardements britanniques de l’Irak à la Syrie. Lui-même continuait pourtant à s’affirmer contre cette extension au motif qu’« elle ne pourrait qu’aggraver le conflit, le chaos et les pertes » et le congrès du parti s’était prononcé contre.

Le fait que Corbyn se soit retrouvé ainsi pris au piège, impuissant à faire valoir au Parlement les positions qu’il défend depuis si longtemps, tient à ce qu’est le Parti travailliste. Car tout leader qu’il soit, Corbyn n’a pas le pouvoir de neutraliser ceux qui en tirent réellement les ficelles, déterminent sa politique et contrôlent son appareil, c’est-à-dire sa fraction parlementaire et son comité exécutif national. Et cela, même s’il dispose d’une popularité considérable, tant parmi les quelque 100 000 nouveaux adhérents qui ont pris ou repris leur carte dans le seul but de lui apporter leur voix, que parmi les membres plus anciens du parti qui, en majorité, ont voté pour lui ; et même si depuis son élection cette popularité n’a fait qu’augmenter, à en juger autant par les commentaires mis en ligne par les membres du parti sur le site Internet qui leur est dédié, que par les sondages d’opinion.

Les partisans de Corbyn espèrent bien qu’il mettra un terme une bonne fois pour toutes au cours du « nouveau travaillisme » introduit par Blair et qu’il ramènera le parti sur la voie qui était la sienne avant l’arrivée de Thatcher au pouvoir, en 1979. La victoire de Corbyn semble donc avoir renforcé l’illusion qu’« un autre Parti travailliste est possible », pour reprendre son slogan. Reste à savoir si le phénomène Corbyn peut durer et quel impact il aura pour la classe ouvrière.

L’ascension de Corbyn

La trajectoire inattendue de Corbyn commença par son élection comme député d’une circonscription du nord de Londres (Islington North), en 1983. Par la suite, il n’occupa jamais de position dans la hiérarchie du parti, qu’il ait été au gouvernement ou dans l’opposition. Il se fit surtout remarquer par des prises de position marquées à gauche, aux côtés d’autres figures de la gauche travailliste, comme John McDonnell (aujourd’hui ministre des Finances de son « cabinet fantôme »), l’ancien maire de Londres Ken Livingstone ou Tony Benn (1925-2014), l’ancienne figure de proue de la gauche travailliste depuis les années 1970. Il s’illustra aussi par son soutien aux nationalistes irlandais de Sinn Fein et ses prises de position en faveur du retrait des troupes britanniques d’Irlande du Nord, à l’époque de la guerre civile qui ravagea la province jusqu’à la fin des années 1990, mais il est vrai que cela exprimait bien les sentiments de l’importante population irlandaise de sa circonscription.

Personne ne s’attendait donc à ce que, dès le début de la course à la direction travailliste, cet outsider se trouve propulsé en première position par les sondages. D’autant qu’il n’avait réussi à se présenter que de justesse, en obtenant à la dernière heure 36 parrainages de députés, soit un de plus que le minimum requis.

Ses deux principaux adversaires étaient Andy Burnham, le favori, un ex-ministre de la Santé du « cabinet fantôme » qui avait eu 68 parrainages et le soutien plus ou moins ouvert de nombreux leaders syndicaux, et Yvette Cooper, ex-secrétaire d’État au Trésor dans le gouvernement de Gordon Brown puis ministre de l’Intérieur du « cabinet fantôme », qui en avait reçu 41. Mais l’un comme l’autre incarnaient la politique de la précédente direction du parti, en faveur d’une « austérité plus humaine ». Quant aux autres candidats, ils incarnaient de façon ouverte la politique propatronale passée de Blair.

Par contraste, Corbyn se présentait comme un « socialiste parlant vrai », ainsi que le disaient ses affiches de campagne, un homme honnête et « de principes », qui dénonçait sans ambages toute politique d’austérité. Mais s’il a pu attirer tant de soutien et apparaître comme étant une « alternative de gauche », ce fut avant tout du fait du dégoût de la base pour la « vieille politique » défendue par ses rivaux, politique qui leur apparaissait à peine différente de celle prônée par le gouvernement Cameron.

Dans les faits, néanmoins, Corbyn usait d’un mélange de paternalisme et de moralisme. Il expliquait par exemple sur son site Internet : « Nous devons tous les grands changements qu’a connus notre société, du vote pour les femmes aux lois contre les diverses formes de discriminations, ou celles en faveur des handicapés, à des gens ordinaires qui ont exigé de leur député qu’il fasse ce qui était juste. » C’était sans doute plein de bons sentiments, mais cela signifiait quand même que « les gens ordinaires » n’étaient pas censés agir par eux-mêmes, mais qu’ils devaient demander à un gentil député travailliste de le faire pour eux…

En réalité, il n’y avait rien de très remarquable dans les déclarations de Corbyn, que ce soit dans ses prises de position pacifistes ou dans celles en faveur du système de protection sociale : « Le logement social devrait être accessible à tous ; les systèmes de santé et de protection sociale doivent être préservés pour nous protéger en cas de besoin ; et il faut en finir avec ces armes nucléaires, dangereuses et dispendieuses et avec les guerres qui ont ravagé la planète récemment. » « Il faut » ? Oui, mais comment ? Corbyn ne le disait pas !

En même temps, Corbyn décrivait fièrement ses activités politiques de la façon suivante : « J’ai aidé au lancement de la coalition Stop the War en 2001[2] et je suis aujourd’hui son président [bien qu’il ait démissionné depuis]… J’ai voyagé dans de nombreux pays pour y dénoncer le militarisme et appeler à la recherche de règlements négociés. Je continue à défendre les droits des opprimés, en particulier ceux des Palestiniens, des habitants des îles Chagos[3], des Sahraouis et de nombreux autres ». En post-scriptum, il ajoutait : « Dans le passé, j’ai été permanent de NUPE et, en tant que député, je suis soutenu par Unison dont je suis membre. »[4]

L’absence
de toute alternative

Malgré ce réformisme plutôt suranné et timide, Corbyn a attiré des centaines, voire des milliers de personnes lors des nombreuses réunions publiques de sa campagne, chose rarissime en Grande-Bretagne.

Pendant ce temps, Blair, ses partisans et la presse de droite multipliaient les avertissements selon lesquels l’élection de Corbyn serait un désastre pour le Parti travailliste, comme si le vrai « désastre » pour le parti n’avait pas été son score lamentable dans les dernières élections ! Mais il est vrai que, dans le même temps, d’autres commentateurs politiques, dans des quotidiens comme The Guardian ou le Daily Mirror, défendaient la « vision d’espoir » que Corbyn représentait selon eux.

Puis l’attention des médias se tourna vers l’afflux soudain de gens adhérant au parti dans le seul but de participer à l’élection de son leader. Ce phénomène résultait d’un nouveau système introduit en 2014, dans le but avoué de diluer le vote des travailleurs affiliés au parti par l’intermédiaire de leurs syndicats, afin de démontrer que le parti prenait un peu plus ses distances par rapport à la classe ouvrière. Alors que précédemment, le leader du parti avait été élu par trois collèges électoraux ayant chacun un tiers des voix (la fraction parlementaire, les membres individuels et les membres des organisations affiliées, syndicats et coopératives), le nouveau système impliquait pour la première fois que chaque vote individuel avait le même poids. De plus il créait une nouvelle catégorie d’adhérents dits « temporaires » qui pouvaient prendre leur carte pour la modique somme de 3 livres sterling (4,50 euros) afin de pouvoir participer à l’élection de son leader. En même temps, les membres des organisations affiliées conservaient le droit de participer au vote, mais il fallait qu’ils le réclament.

Les adversaires de Corbyn eurent tôt fait d’accuser des « infiltrés » d’extrême gauche de prendre une carte à 3 livres pour renforcer le vote Corbyn. Un journaliste de droite du nom de Toby Young alla même jusqu’à appeler les conservateurs à adhérer afin de voter pour Corbyn et ainsi « condamner le Parti travailliste à l’oubli électoral » !

La situation tourna à la farce lorsque l’appareil travailliste intervint pour priver, dans un premier temps, 260 adhérents temporaires de leur droit de vote. Parmi ces 260, il y avait, pêle-mêle, des verts, des militants de groupes d’extrême gauche, mais aussi le leader du syndicat des fonctionnaires, Mark Serwotka, et des personnalités « de gauche » telles que le réalisateur Ken Loach, mais aussi le susmentionné Toby Young. Finalement, à la fin de la campagne, 56 000 personnes (9 % des 610 753 adhérents à un titre ou un autre) se virent retirer le droit de voter.

En fin de compte, les 251 417 votes pour Corbyn constituèrent une majorité écrasante (59,5 %) face à ses rivaux. Andy Burnham rassembla 19 % des voix et Yvette Cooper 17 %. Les suivants n’avaient même pas 5 % des voix.

Corbyn avait gagné. Mais il l’aurait emporté même sans le soutien des adhérents temporaires, bien que 83,8 % d’entre eux aient voté pour lui. Car il arriva loin en tête, aussi bien parmi les 303 110 adhérents de plein droit du parti (avec 49,6 %) que parmi les 158 991 adhérents des organisations affiliées (avec 57,6 %). C’était une victoire sans précédent dans l’histoire du parti.

Néanmoins, parmi les adhérents affiliés (essentiellement via leurs syndicats), 55 % s’étaient abstenus dans cette élection, contre 19 % et 8 % respectivement parmi les membres de plein droit et les adhérents temporaires. La principale raison de cette abstention a probablement été liée à la confusion semée par les différents appareils syndicaux eux-mêmes.

Parmi les syndicats les plus importants, la direction du GMB n’avait donné aucune consigne de vote, en raison de l’opposition proclamée de Corbyn au renouvellement du programme de sous-marin nucléaire Trident, question intouchable pour des leaders syndicaux déterminés à défendre ce programme d’un coût exorbitant, sous prétexte de défense de l’emploi. De leur côté les directions d’Unison ainsi que celles des trois syndicats du rail et du syndicat des télécommunications CWU avaient appelé à voter Corbyn, tout comme celle de Unite[5], avec ses 1,4 million de syndiqués. Sauf qu’une partie de l’appareil de Unite s’était rebellée : par exemple, le secrétaire de son secteur aérospatial et construction navale avait envoyé un courriel à ses membres expliquant que le comité national de secteur (NISC) avait choisi d’appeler à voter pour Burham ; de leur côté, deux membres de la direction de Unite avaient envoyé des sms et courriels à certains syndiqués, en les invitant à voter pour Burnham en raison de sa « crédibilité économique ».

Quoi qu’il en soit, la victoire de Corbyn a été bien accueillie par de nombreux travailleurs du rang, du fait de son opposition notoire aux mesures d’austérité. Mais de là à dire qu’ils en attendent beaucoup, et, en particulier, un réel changement de politique de la part du Parti travailliste, c’est autre chose. Après tout, le Londonien à la mise de petit bourgeois qu’est Corbyn n’a rien d’une personnalité de stature nationale et ses propos radicaux, surtout sur les questions internationales, ne peuvent guère être très convaincants aux yeux de travailleurs qui ont depuis longtemps perdu toute illusion sur le Parti travailliste.

Un pendant de gauche
à la montée de UKIP ?

La campagne et la victoire électorale de Corbyn semblent avoir redonné de l’espoir à nombre de ceux qui en étaient venus, pour des raisons bien compréhensibles, à regarder la farce politicienne d’un œil désabusé. Corbyn a attiré une couche relativement importante de jeunes exaspérés par une classe politique faite de clones, tous plus propatronaux les uns que les autres, indépendamment du parti qu’ils représentent. Il leur a donné l’occasion d’apporter leur soutien à quelqu’un qui promettait de « construire un nouveau mouvement social pour amener un vrai changement dans notre pays… afin de placer sa richesse et les possibilités qu’il offre au service de millions de personnes au lieu d’être le monopole des millionnaires » et qui dénonçait les inégalités croissantes d’une société qui n’avait rien à offrir aux jeunes générations.

Peu importait que le programme économique de Corbyn (la « Corbynomics » comme la presse l’appela par dérision), y compris l’« assouplissement quantitatif populaire » prôné par Corbyn et son numéro deux McDonnell, n’ait été en fait qu’une nouvelle variété de la conception keynésienne, selon laquelle l’État doit intervenir pour stimuler l’économie capitaliste en usant des fonds publics pour augmenter artificiellement la demande. Car malgré ses limites étroites, une telle politique est depuis longtemps considérée bien trop « radicale » par la direction travailliste et rares sont ses politiciens qui osent s’en revendiquer.

D’une certaine façon, la vague qui a porté Corbyn à la tête du Parti travailliste est le pendant, à l’extrême gauche, du phénomène qui a permis, à l’extrême droite, à UKIP[6] de sortir de l’ombre ; ou encore, au parti nationaliste SNP de s’imposer en Écosse. Chacun de ces trois courants exprime, à sa manière, les désillusions, voire l’écœurement, d’une fraction de l’électorat face à une évolution de plus en plus marquée, depuis vingt ans, par la servilité de la classe politique vis-à-vis de la bourgeoisie. Il ne s’agit donc pas d’une politisation plus grande de l’électorat populaire.

Malgré cela, dans la mesure où il marque une opposition aux politiques propatronales menées tant par les conservateurs que par les travaillistes, l’élan en faveur de Corbyn a déclenché une violente réaction d’hostilité des médias comme de la classe politique. Ses actes et déclarations sont désormais passés au crible pour y chercher la moindre faille, produisant un flot ininterrompu de commentaires malveillants sur le fait qu’il ait ou pas chanté l’hymne national, qu’il se soit ou non incliné devant la reine, ou encore sur la couleur du coquelicot qu’il arborait pour la journée du Souvenir[7].

C’est cependant l’hostilité qui s’exprime dans les rangs de son propre parti qui est la plus paralysante pour Corbyn, celle de la majorité des députés travaillistes comme celle de son comité exécutif, qui se situent à la droite du parti. Car, à leurs yeux, malgré l’afflux massif de nouvelles recrues venues au parti pour soutenir Corbyn, son élection reste une catastrophe. Blair lui-même a déclaré de sa retraite politique : « Si Jeremy Corbyn devient dirigeant du parti, cela signifiera non pas une défaite comme en 1983 ou 2015, mais la déroute, peut-être l’anéantissement. »

Un certain nombre des députés qui avaient parrainé la candidature de Corbyn s’en mordaient amèrement les doigts. En réalité, ils l’avaient fait dans l’espoir de neutraliser le favori, Andy Burnham, qui, du fait du soutien que lui avaient donné initialement de nombreux syndicats, apparaissait comme le candidat le plus à gauche. En poussant Corbyn dans la course, ils espéraient diviser les voix de Burnham au profit de candidats plus proches de la tradition blairiste. Mais en fin de compte ces manœuvres s’étaient retournées contre eux en ouvrant la voie à Corbyn.

En tout cas, Corbyn resta isolé dans son propre parti. Lorsqu’il forma son « cabinet fantôme », Burnham fut le seul parmi ses rivaux à y accepter un poste (comme ministre de l’Intérieur) et la majorité de ceux qui condescendirent à y participer lui étaient ouvertement hostiles

Jusqu’où iront
les reculs de Corbyn ?

L’apparence radicale du programme de Corbyn tenait surtout au fait que, en tant que député, il avait toujours été un « rebelle ». Il détenait un record absolu, celui d’avoir voté 500 fois contre les consignes de la direction travailliste. Mais jusqu’où allait son radicalisme ? Tant qu’il n’était qu’un simple député, son opposition au bombardement de la Syrie, ou de n’importe quel autre pays, ou aux quelque 140 milliards d’euros alloués au renouvellement du programme nucléaire Trident, pouvaient à la rigueur passer. Mais de telles positions de la part du leader de l’opposition devenaient « un danger pour la sécurité nationale », pour reprendre les mots de Cameron.

À peine une semaine après son élection, un général anonyme était cité par l’hebdomadaire Sunday Times, affirmant que l’armée s’opposerait directement et publiquement à toute tentative du leader travailliste d’abandonner le programme Trident, de faire sortir le Royaume-Uni de l’OTAN ou d’annoncer « tout projet destiné à émasculer et réduire les effectifs des forces armées... Il est hors de question que l’armée se laisse faire. L’état-major ne permettra pas à un Premier ministre de mettre en péril la sécurité du pays. Les gens useront de tous les moyens possibles, licites ou non, pour l’empêcher. On ne peut confier la sécurité du pays à un rebelle excentrique. Si cela se produisait, il y aurait des démissions en masse à tous les niveaux et on se trouverait face à une réelle menace de mutinerie. »

Comment Corbyn et son bras droit, John McDonnell, répondirent-ils à ce tir de barrage réactionnaire lorsqu’ils eurent la possibilité de défendre leurs « principes », au congrès du Parti travailliste organisé peu après ? Ils reculèrent tous les deux : sous la pression de certains appareils syndicaux, la discussion sur Trident fut retirée de l’ordre du jour, au nom de « l’unité du parti ». Corbyn reconnut même : « La Grande-Bretagne a besoin d’une armée... puissante et moderne pour assurer notre sécurité. » Comme si l’armée britannique était autre chose qu’un instrument d’agression, de la Serbie à la Syrie, en passant par l’Afghanistan, la Libye, l’Irak, etc. De fait, Corbyn se garda de dire quoi que ce soit susceptible de contrarier l’aile blairiste du parti. Tout comme il évita d’évoquer les conséquences catastrophiques de l’invasion de l’Irak à laquelle avait présidé Blair et dont l’un des sous-produits est aujourd’hui Daech. Quant à McDonnell, ce fut le moment qu’il choisit pour suggérer de donner aux députés travaillistes la possibilité de voter « selon leur conscience » sur la question des bombardements en Syrie.

En fait, bien qu’ayant promis de « faire les choses différemment » et de promouvoir une « politique plus généreuse et une société plus protectrice », tous deux reculèrent devant toute confrontation dès qu’ils rencontrèrent la moindre résistance, au nom de l’unité du parti. Comme s’il était possible de « faire les choses différemment » sans soumettre la politique passée du parti à un examen systématique !

Après cette conférence, la classe politique attendait Corbyn à un autre tournant : la session du mercredi lors de laquelle le leader de l’opposition peut passer le Premier ministre sur le gril en lui posant des questions destinées à souligner les failles de sa politique. Corbyn choisit effectivement de « faire les choses différemment ». Sous les huées des bancs conservateurs, il posa des questions simples, comme par exemple : « Tanya, d’Eastbourne, demande comment s’en sortir si ses allocations sociales sont diminuées de 1 900 euros par an. » Son ton humble ne fit qu’exacerber les quolibets. Cette tentative de dénoncer les baisses d’allocations sociales contenues dans un projet de loi du gouvernement alors en cours de délibération fit piètre impression. Et elle fut rapidement oubliée lorsque la Chambre des lords contraignit le gouvernement à renoncer à son projet, au moins dans l’immédiat. Pire, Corbyn ne trouva rien à répondre lorsque Cameron, en réponse à sa question sur le déficit scandaleux de la Santé publique, répondit par une attaque (« Regardez les gens dont il s’est entouré. Son conseiller aux relations publiques est un stalinien ; son nouveau conseiller politique est un trotskyste ; et son conseiller économique est un communiste »). Bien qu’il ne se soit pas prêté aux joutes parlementaires politiciennes qui marquent habituellement cette session du mercredi, Corbyn n’a réussi qu’à donner une image faible et falote, et certainement pas combative.

Entre-temps, il avait déjà entamé une série de reculs. Une semaine après le congrès de son parti, il avait expliqué lors d’une interview télévisée qu’il était « prêt à vivre avec Trident » si le Parti travailliste votait en faveur du renouvellement de ce programme. Puis quand, après les attentats de Paris, il fut question de donner à la police le droit de tirer à vue sur les suspects de terrorisme, Corbyn fit d’abord savoir qu’il n’était « pas satisfait » ; puis, après avoir subi les attaques en règle de plusieurs députés travaillistes ainsi que du ministre des Affaires étrangères de son « cabinet fantôme », il déclara trois jours plus tard que son parti soutiendrait « toutes les mesures nécessaires » pour protéger la population du Royaume-Uni. Et il ajouta : « Le Parti travailliste s’opposera toujours à toute menace qui pèserait sur notre pays et son peuple. [...] Nous ne les laisserons pas sans protection, mais il nous faut une autre approche en matière de politique étrangère. »

De façon significative, Corbyn s’abstint de rappeler les deux cas les plus connus où la police reçut (ou s’arrogea) le droit de tirer à vue sur des suspects de terrorisme : le meurtre de Jean-Charles de Menezes, un jeune électricien brésilien qui n’avait aucun lien avec le terrorisme, mais qui fut abattu dans le métro au lendemain des attentats de Londres en juillet 2005 ; et la longue liste d’exécutions de nationalistes irlandais qui furent pratiquées dans ce cadre dans les années 1970 et 1980, en Irlande du Nord.

Quant à l’extension des frappes aériennes britanniques de l’Irak à la Syrie, Corbyn finit par donner son aval à la proposition de McDonnell de laisser les députés travaillistes voter comme ils l’entendaient !

Un retour à
l’« ancien travaillisme » ?

Quels sont les projets de Corbyn ? À bien des égards, son programme économique représente, dans les conditions de la crise capitaliste, un timide retour à l’« ancien travaillisme », par opposition au « nouveau travaillisme » introduit par Blair. Mais qu’avait donc fait le Parti travailliste lorsqu’il avait été au pouvoir avant Blair ?

Le gouvernement travailliste de Clement Attlee, qui vint au pouvoir en 1945, est généralement considéré comme le plus radical de l’histoire de ce parti. Mais si ce gouvernement procéda à un vaste programme de nationalisations, tous les capitalistes de l’époque, petits et grands, furent généreusement indemnisés. Grâce à cette politique, l’État se substitua à la bourgeoisie pour faire les investissements indispensables à une industrie vieillissante et en partie détruite. Quant aux systèmes de protection sociale et de santé publique édifiés par ce gouvernement, ils étaient le résultat d’un consensus entre tous les partis, car il fallait trouver un moyen de garantir la paix sociale au moindre coût pour la bourgeoisie, afin d’éviter une répétition des explosions révolutionnaires qui avaient suivi la Première Guerre mondiale.

D’une façon générale, que ce soit sous Attlee jusqu’en 1951, sous Harold Wilson dans les années 1960 et 1970, ou sous James Callaghan jusqu’en 1979, tous les gouvernements travaillistes de l’après-guerre serrèrent la vis à la classe ouvrière chaque fois que l’exigea le grand capital. Tous furent responsables, à des degrés divers, d’opérations sanglantes de maintien de l’ordre impérialiste dans les pays pauvres, en Palestine, en Grèce, en Indochine, en Malaisie, en Birmanie, en Corée, en Égypte, au Kenya et en Irlande du Nord... et la liste ne s’arrête pas là. Si c’est à cette politique-là que Corbyn veut ramener le Parti travailliste, la classe ouvrière n’a de toute évidence rien à y gagner.

Aujourd’hui Corbyn veut promouvoir un programme « néo-keynésien » incluant, comme le Manifeste travailliste de 1983, inspiré par la gauche du parti, une « Banque nationale d’investissements, destinée à investir dans les nouvelles infrastructures dont nous avons besoin et dans la haute technologie et les industries innovantes de demain ».

Corbyn ajoute : « La croissance et les hausses de salaires sont essentielles pour faire reculer le déficit. Cela permet d’augmenter les recettes fiscales et de réduire le nombre des bénéficiaires d’allocations sociales et il vaut mieux ça que fermer des bibliothèques de quartier ou s’attaquer aux travailleurs pauvres. » Il se dit donc partisan d’un salaire minimum de 14,50 euros de l’heure (contre 9,70 euros aujourd’hui), y compris pour les apprentis (contre 4,80 euros).

Il est vrai qu’il dit aussi que l’on peut trouver l’argent nécessaire en augmentant les impôts sur les grosses entreprises, en réprimant la fraude et l’évasion fiscales, et en recouvrant systématiquement les dettes fiscales, ce qui rapporterait environ 175 milliards d’euros par an selon lui.

Il affirme aussi que la poste, les six grandes entreprises de distribution d’énergie ainsi que les chemins de fer devraient revenir dans le secteur public. À ce propos, Corbyn ne dit rien de l’indemnisation des actionnaires privés actuels. Mais on peut déduire qu’ils le seront puisqu’il n’est pas question de renationalisation immédiate dans les chemins de fer, que Corbyn juge trop onéreuse et à laquelle il préfère la reprise des franchises concédées à l’heure actuelle aux compagnies de train privées, au fur et à mesure qu’elles prendront fin.

Pour le conseiller dans l’application de ce programme, McDonnell a constitué un « conseil économique alternatif ». Ce conseil inclut : Joseph Stiglitz, présenté comme « prix Nobel d’économie et 4e économiste le plus influent au monde » ; Thomas Piketty, auteur du bestseller Le Capital au 21e siècle ; un ancien membre du comité monétaire de la Banque d’Angleterre, ainsi qu’une brochette d’universitaires.

Mais l’« assouplissement quantitatif populaire » de Corbyn et McDonnell consistera-t-il à faire marcher la planche à billets pour rendre à la classe ouvrière, aux chômeurs, aux handicapés, aux retraites et aux services publics les centaines de milliards qui ont été prélevés sur leur dos pour financer le sauvetage des banques et du système financier en général, en 2007-2008, et pour les maintenir à flot depuis ? Si c’était le cas, il faudrait prendre de l’argent ailleurs, forcément aux dépens du capital, ce que Corbyn et McDonnell se gardent bien de dire.

Mais au moins ont-ils le mérite, à l’inverse de la plupart des ténors du parti, de s’inscrire en faux face aux sondages selon lesquels les travaillistes auraient perdu les élections de mai dernier parce qu’ils étaient trop mous sur la réduction des déficits. Il est vrai que, depuis, d’autres sondages sont allés dans le sens contraire, celui confirmé par l’élection de Corbyn, disant qu’au contraire le parti avait été sanctionné pour avoir été trop proaustérité et pas assez à gauche.

Corbyn et l’orientation propatronale du parti

Si Corbyn voulait mettre en œuvre son alternative économique tout en tenant ferme sur les positions qui ont enthousiasmé ceux qui l’ont élu, il serait inévitablement confronté à l’opposition de l’appareil de son parti. Déjà il est dans une large mesure l’otage de cet appareil qui le paralyse, puisqu’il est en minorité partout dans ses instances, jusque dans son propre « cabinet fantôme ». Quant aux soutiens qu’il a reçus des appareils syndicaux, ils sont fragiles, comme l’a montré la question du programme nucléaire Trident.

Faute de pouvoir changer la politique générale du parti, Corbyn doit se contenter de gestes symboliques, comme celui d’accepter le poste de vice-président de la CND (Campagne pour le désarmement nucléaire). Mais ces gestes ne servent qu’à alimenter la frénésie hystérique de ses critiques comme, par exemple, lorsqu’il a accepté l’invitation de la coalition Stop the War ! à un banquet organisé pour collecter des fonds. Cette organisation avait commis le crime, au lendemain des attentats de Paris, de poster sur son site Internet un article disant : « S’il n’y avait pas eu cette guerre d’agression criminelle menée par les États-Unis contre l’Irak, qui fit, d’après les chiffres mêmes des Occidentaux, plus d’un million de victimes innocentes, il n’y aurait ni Daech, ni al-Qaida en Irak... Quel est le résultat de ces interventions ? Un enfer sur terre, qui s’étend et gagne en violence d’année en année. » Corbyn était certainement d’accord avec cette analyse, et il n’y a rien de faux dedans, sinon le fait qu’elle omet de mentionner le rôle de l’État britannique dans cette agression criminelle. Mais qu’importe, l’article fut rapidement retiré du site Internet, même si Corbyn se rendit quand même à ce banquet.

En réalité, le respect de Corbyn pour la légalité du parti, dont ses adversaires ne s’embarrassent pas, et ses tentatives pour en préserver l’unité à tout prix – comme s’il avait jamais été uni ! – ne font que le paralyser et le condamner à d’incessantes reculades.

Pour se libérer du carcan des appareils du Parti travailliste et des syndicats, il faudrait que Corbyn leur fasse front, en s’appuyant tout d’abord sur les centaines de milliers de travaillistes du rang qui l’ont porté à la direction du parti et, au-delà, sur les nombreux travailleurs chez qui son élection a pu susciter une lueur d’espoir. Mais c’est précisément ce qu’il ne fait pas et ne souhaite pas faire.

Tout comme il se montre respectueux de la légalité du Parti travailliste, il se montre respectueux de la légalité des institutions bourgeoises. Sa mission en tant que député n’est pas de se faire le porte-parole du mécontentement de la classe ouvrière et de ses luttes, mais tout au plus de lui servir d’avocat pour défendre sa cause dans les institutions parlementaires, pendant qu’elle reste passive. La lutte des classes ne fait pas partie du langage de Corbyn, aussi radical qu’il prétende être. Et du coup, ce prétendu radicalisme ne peut être qu’un leurre pour la classe ouvrière.

Pour combattre l’austérité, il faudrait autre chose que le pseudo-radicalisme de Corbyn. L’austérité n’est que la politique d’une bourgeoisie qui, dans une société en crise, tente de maintenir ses profits, en parasitant tant la sueur de la classe ouvrière que les ressources étatiques.

Pour venir à bout de ce parasitisme, il faudra bien autre chose que quelques réformes, en supposant qu’un Parti travailliste conduit par Corbyn les mette en œuvre, ce qui n’est guère probable. Il faudra s’en prendre à la domination même de la bourgeoisie sur l’économie et lui imposer de payer les frais de sa crise en prenant sur ses profits.

Le Parti travailliste reste aujourd’hui ce qu’il a toujours été depuis un siècle, lorsqu’il usa de son crédit dans la classe ouvrière pour aider la bourgeoisie à l’envoyer sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Depuis, son seul objectif a toujours été, et demeure, de gérer les affaires de la bourgeoisie au mieux de ses intérêts.

Loin de changer la politique du Parti travailliste, le refus de Corbyn de mener le combat face à son appareil ne peut qu’aider ce parti à se refaire une virginité dans l’électorat populaire. Lorsque ce sera fait, l’appareil travailliste saura se débarrasser de Corbyn et le remplacer par un leader plus présentable, causant une nouvelle déception à ceux qu’il aura réconciliés pour un temps avec la politique travailliste.

En revanche, pour ceux qui sont venus à la politique pour la première fois en votant pour Corbyn, croyant qu’il ferait du Parti travailliste un parti antiaustérité, le choc sera plus dur. Il faut espérer que ce choc ne les rendra pas allergiques à la politique, mais qu’au contraire, ayant fait cette expérience, ils se tourneront vers la seule façon de faire de la politique qui puisse amener un réel changement, le communisme révolutionnaire. Il faut espérer qu’ils s’attelleront à la construction d’un parti qui, contrairement aux oripeaux de l’« ancien travaillisme » proposés par Corbyn, se fixe comme objectif de représenter les intérêts politiques et sociaux de la classe ouvrière et de combattre le capitalisme afin de le renverser.

15 décembre 2015



[1]  Le gouvernement de l’opposition, prêt à prendre la relève en cas de défaite de la majorité au pouvoir.

[2]  La Stop the War Coalition regroupe un vaste éventail de courants, allant de l’extrême gauche à un certain nombre de groupes musulmans. Ce fut elle qui organisa le 15 février 2003 une manifestation qui, à la veille de l’invasion de l’Irak, avait rassemblé près d’un million de manifestants dans les rues de Londres.

[3]  La population de l’archipel des Chagos, dans l’océan Indien, fut expulsée par le gouvernement de Londres dans les années 1970 pour faire place à une base militaire américaine sur l’îlot de Diego Garcia.

[4]  NUPE fut, jusqu’en 1993 l’un des deux principaux syndicats de travailleurs municipaux avant de se regrouper avec d’autres syndicats du secteur public pour former Unison, aujourd’hui deuxième syndicat britannique. De nombreux députés travaillistes sont « sponsorisés » par un syndicat, qui contribue au coût de leur élection et à leurs frais de fonctionnement en tant que députés.

[5]  Unite est le premier syndicat du pays, organisant principalement la métallurgie et les transports. Le GMB est le troisième, présent dans pratiquement toute l’économie.

[6]  UKIP, le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, est arrivé en troisième position lors des élections générales du 7 mai 2015, sur la base d’un programme nationaliste, anti-européen et anti-immigrés.

[7]  Journée de commémoration des morts de l’armée britannique (cette année le 13 novembre) lors de laquelle chacun est invité à porter un insigne représentant un coquelicot rouge (le poppy) vendu par les œuvres de charité de l’armée. Les pacifistes manifestent leur opposition au militarisme en portant un coquelicot blanc.

Partager