Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - Situation internationale - La crainte d'une nouvelle récession01/11/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/11/35.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - Situation internationale - La crainte d'une nouvelle récession

Dans les pays capitalistes les plus riches, la croissance économique bien que modérée, s'est confirmée cette année pour la huitième année consécutive, avec toutefois un léger tassement en 1989 et 90.

Seulement en quelques semaines, l'euphorie qui avait gagné les commentateurs européens a fait place à toutes les incertitudes en octobre 90. Et s'il y avait une récession aux États-Unis ? Et si cela entraînait comme en 1982, en 1976, comme dans les années 30 même, la récession voire la dépression en Europe et au Japon ?

En réalité, personne n'en sait rien, les conjoncturistes pas plus que quiconque. La seule chose certaine par contre, et sur laquelle s'accordent tous les experts, c'est la vulnérabilité et l'instabilité croissante de l'économie capitaliste mondiale, au sein même de ses bastions les plus riches, au moment même où elle réalise pour certains pays ses meilleurs scores d'expansion depuis huit ans.

Car la phase de croissance incontestable qui a marqué cette dernière décennie n'a pas résolu, loin de là, les déséquilibres et les contradictions de l'économie capitaliste apparus au grand jour avec le début de la crise en 1974.

La reprise de 1983-90 pouvait sembler dans les premières années, aussi incertaine que celle des années 76-80, avec des taux de croissance faibles voire dégressifs, et sans reprise véritable des investissements productifs.

Mais à partir de 1985, la reprise économique s'est confirmée et a changé progressivement de caractère : elle s'est accompagnée d'une nette reprise des investissements productifs, essentiellement il est vrai dans les industries à technologies de pointe.

Cet essor des nouvelles technologies de pointe, ce que la presse appelle de façon journalistique « la troisième révolution industrielle », a incontestablement été le moteur de cette période de croissance, quoiqu'il faille en relativiser la portée économique.

Le résultat le plus marquant de cet essor technologique aura moins été la création de nouveaux marchés que la modification des rapports de compétitivité au sein du monde impérialiste, en faveur du Japon et dans une moindre mesure de l'Allemagne, et au détriment des États-Unis.

En réalité, c'est à partir de 1983 que la compétitivité américaine dans les secteurs de pointe a perdu sa place de leader mondial. Cette année-là, l'économie japonaise est devenue dans ces secteurs aussi compétitive que l'économie américaine, y compris ce qui est le véritable fait nouveau par rapport aux décennies précédentes.

Et les années de croissance qui ont suivi ont affirmé l'avantage japonais.

Cette dernière décennie, marquée par une récession brutale de deux ans puis par une relativement longue reprise sur 8 ans, aura abouti à une nouvelle source de contradiction de l'économie capitaliste mondiale : l'économie dominante, en volume, en valeur, en marché solvable, reste toujours de très loin celle des États-Unis, la première puissance mondiale avec un PNB (Produit National Brut) deux fois supérieur à celui du Japon, 4 fois supérieur à celui de l'Allemagne (avant la réunification), 5 fois supérieur à celui de la France.

Mais la nouveauté de la situation, est que la puissance dominante, et même écrasante à bien des égards, n'est plus la plus performante. Cela ne veut pas dire qu'elle est en passe d'être supplantée par ses concurrents japonais ou européens, loin de là. Cela veut dire avant tout, que tout en suivant désormais un cours déclinant, l'impérialisme américain dispose toujours des moyens d'imposer ses conditions monétaires, financières, commerciales (et même militaires) à ses partenaires, et contribue ainsi par son propre poids à fragiliser d'autant le dynamique économique de ses concurrents.

Cette reprise économique s'est accompagnée à partir de 1985 d'une très importante vague de concentration du capital (comparable à celle de la fin des années 60 et du début des années 70, et, bien avant, à celle de la fin des années 20), ainsi que d'une interpénétration croissante des capitaux internationaux.

Cette internationalisation du capital amène à relativiser les conclusions souvent hâtives sur les nouveaux rapports de forces économiques qui se seraient instaurés entre les différents impérialismes. En dépit de son dynamisme incontestable, le capital japonais est dans une large mesure plus captif du marché américain (le plus vaste et le plus solvable du monde) que conquérant à son égard.

Et il y a de fortes chances pour que le capital américain investi dans le monde entier, y compris au Japon, se porte nettement mieux que l'économie américaine elle-même.

Jamais l'économie dite de marché, plus exactement l'économie de profit, n'a été autant soutenue, aidée, par l'intervention de l'État. L'État joue aujourd'hui le rôle de principal assureur du capital financier.

La moyenne des dépenses publiques des actuels pays de l'OCDE (l'Organisation pour la Coopération et le Développement Economique), c'est-à-dire des pays les plus industrialisés de la planète, représentait en 1930, 27 % de leur PIB (Produit Intérieur Brut) ; 38 % en 1973, pour faire ensuite un bond à plus de 46 % en 1986, frôlant sans doute aujourd'hui les 50 %. Cela donne une idée de l'accroissement des capacités d'intervention économique des États impérialistes.

L'idée selon laquelle, depuis la vague de privatisations qui a suivi la récession de 80-82 un peu partout dans le monde, la tendance actuelle serait au « désengagement » de l'État dans l'économie, est une vaste mystification. C'est très exactement l'inverse qui s'est produit. Dans des pays comme la France ou l'Angleterre, les privatisations n'ont privatisé que les profits (et les secteurs qui en rapportaient) et comme d'habitude, la socialisation des pertes a continué de plus belle.

Le krach boursier mondial de 1987 (comme le krach boursier japonais de 90) a été enrayé sans douleur pour les spéculateurs par l'intervention massive des banques centrales au moment où l'on a jugé que la bulle spéculative avait suffisamment dégonflé. Et les pertes des actionnaires n'ont été que fictives (comme leurs gains précédents il est vrai) dans la mesure où, le krach enrayé, ils n'ont pas été contraints de vendre à perte leurs actions, contrairement à ce qui s'était passé en 1929, et purent se contenter d'attendre la remontée des cours.

Les créances douteuses sur le Tiers-Monde ? Les banques privées n'ont pas eu à en souffrir. D'abord ce sont les États (par le biais du FMI - Fonds Monétaire International) qui ont relayé les banques dans le recouvrement de la dette, et en assument désormais le risque. Ensuite, si les banques sont obligées aujourd'hui de faire des « provisions » pour une partie de ces créances douteuses (une façon de les dévaloriser), elles n'y perdent quasiment rien, car les États accordent de fortes réductions fiscales pour ces provisions. Même chose pour les dernières faillites des caisses d'épargne américaines spécialisées dans les prêts spéculatifs à l'immobilier (dont les cours s'étaient envolés dans la foulée de la spéculation boursière, pour retomber ensuite un peu brutalement) : ces faillites n'auront d'autres conséquences pour les actionnaires, que de voir leurs pertes inscrites au déficit budgétaire américain sur plusieurs années ! Et ces pertes sont actuellement estimées à 200 milliards de dollars au total, l'équivalent du déficit budgétaire pour cette année. Déficit qui a d'ailleurs toutes les chances de s'alourdir d'ici quelques semaines ou quelques mois des pertes occasionnées par la faillite annoncée de quelques 35 grandes banques américaines ! Qu'à cela ne tienne, le capital financier pourra continuer à sévir.

Evidemment, tout finit par se payer (mais pas par les mêmes), et il faut bien qu'à un bout de la chaîne les pertes financières ne soient pas fictives. Voilà pourquoi depuis une dizaine d'années, les grands États capitalistes s'accommodent d'un déficit budgétaire croissant.

Pour le combler en partie, ou du moins en limiter l'ampleur, le gouvernement américain a renoncé à augmenter l'impôt sur la fortune et sur les plus-values, mais par contre a prévu, entre autres, de puiser dans la caisse de l'assistance médicale gratuite aux 33 millions de personnes âgées (en ayant d'ailleurs au préalable puisé dans les caisses de la sécurité sociale - aux États-Unis l'assurance vieillesse - qui sont excédentaires depuis que les cotisations des salariés ont été augmentées, et sans quoi le déficit actuel serait monté à quelques 100 milliards de plus). Le même genre de manipulations budgétaires se pratique dans un pays comme la France, à la différence près que le gouvernement ne s'embarrasse pas ici d'un débat parlementaire se prolongeant sur six mois pour régler la question...

Tant que la croissance économique continue, on trouve toujours le moyen de taxer l'ensemble de la population, et ces déficits peuvent s'accroître et se reporter d'une année sur l'autre (comme l'ensemble de la dette publique), quitte à approfondir toujours plus le fossé des inégalités sociales, et les choses peuvent durer ainsi encore des années. Jusqu'au jour où face à une nouvelle récession, plus grave encore que la précédente, ces grands États capitalistes hyper-endettés en soient réduits à leur tour à se déclarer en faillite, ou à recourir aux expédients de l'inflation galopante et de l'économie de troc qui va avec, comme dans les États d'Amérique latine. Bush ou son successeur pourra alors demander à Gorbatchev quelques conseils, juste retour des choses, sur le meilleur moyen politique de naviguer à vue dans la tourmente d'une économie qui s'effondre.

Dans les pays d'Afrique comme dans la plupart des pays d'Amérique latine (pourtant bien plus industrialisés), la récession de 1982 a continué de s'aggraver pour prendre des proportions catastrophiques tout au long de la décennie.

Le revenu moyen par tête d'habitant en Afrique comme en Amérique latine a continuellement baissé depuis 1980, pour revenir parfois au niveau d'il y a 30 ans.

Il n'y a pas grand mystère à cet appauvrissement des pays pauvres. La poignée des grands États usuriers occidentaux a pris à la gorge la foule des pays débiteurs, en les faisant payer pour la relance économique des pays riches.

Résultat : depuis 1983 l'ensemble des pays endettés du Tiers-Monde paieront plus chaque année au titre des intérêts ou du remboursement de la dette, que ce que les Occidentaux leur prêtent à nouveau.

Il ne s'agit plus d'une simple paupérisation relative due à l'échange inégal (mais échange tout de même), entre le Tiers-Monde et les bastions impérialistes, mais d'une paupérisation absolue, qui s'accompagne d'une marginalisation croissante au sein de l'économie mondiale.

La part des échanges de l'Afrique est ainsi passée de 4 % des échanges mondiaux en 1980 (ce qui était déjà très faible), à 3 % aujourd'hui. Car l'accroissement de 7 % du commerce mondial en 1989, en pleine reprise économique en Occident, n'a concerné presqu'exclusivement que les échanges entre pays les plus industrialisés.

La dernière relance économique en date des pays impérialistes, aura donc coûté au bas mot à l'humanité la paupérisation de deux continents. Rarement une économie de classe aura été aussi destructive.

Cela dit, il n'aura pas suffi que le Tiers-Monde paie pour les pays riches, pour assurer une nouvelle phase de croissance durable à l'économie impérialiste, tout au contraire. Les commentateurs bourgeois se gardent de tout triomphalisme à cet égard.

Leurs préoccupations viennent essentiellement des États-Unis.

Deux choses les inquiètent : 1. l'endettement sans précédent (privé comme public) de l'économie américaine ; 2. conjointement à cet endettement, les signes d'un ralentissement de la croissance industrielle aux États-Unis.

Depuis la Première Guerre mondiale, jusqu'en 1974, l'Amérique du Nord était la créancière du monde. Sa position financière a fluctué pendant la décennie suivante. Mais depuis 1984, les États-Unis sont devenus les débiteurs systématiques du reste du monde industrialisé. Ce qui ne les met pas en situation de subordination pour autant.

Car il y a débiteur et débiteur. Le débiteur pauvre tombe dans les rêts de l'usure et de l'esclavage économique ou de la paupérisation (on le voit avec les pays du Tiers-Monde). Le débiteur riche s'enrichit, ou du moins son poids économique le met en situation d'inciter ses partenaires à payer pour lui. C'est le privilège du plus fort, et c'est ainsi que depuis 8 ans, le monde entier finance l'expansion américaine...

Cette dette publique (comme la dette privée d'ailleurs), ne commence à poser problème, qu'à partir du moment où elle finance majoritairement des dépenses improductives.

Et c'est là où il commence peut-être à y avoir un véritable problème aux États-Unis. Ou bien le taux de croissance de l'économie américaine (les experts le fixent à au moins 2 %) est suffisant pour continuer à attirer les capitaux qui s'investissent dans la production, et du même coup pour donner confiance aux créanciers (par exemple les financiers japonais qui achètent les bons du trésor américain) ; ou bien il est insuffisant (et les mêmes experts fixent ce taux de croissance critique à 1 %), et les investisseurs comme les créanciers risquent de se détourner. Le trop fort ralentissement de la croissance américaine pourrait alors se doubler d'une crise financière qui à son tour pourrait induire une véritable récession économique, qui pourrait gagner le monde tout entier.

En somme, au dire même des experts - totalement incapables de prévoir si l'économie ne trébuchera pas sur autre chose encore - les espoirs du monde capitaliste se jouent sur ce différentiel de 1 % de la croissance américaine ! C'est dire la vulnérabilité de l'économie mondiale.

Mais cette vulnérabilité ne vient pas de rien. La croissance économique des dernières années avait masqué l'essor des dépenses improductives financées par la dette publique. Seulement l'État ne peut pas à la fois augmenter le budget militaire (comme ça a été le cas sous Reagan avec son projet de « guerre des étoiles » ), garantir le surendettement des banques et de l'industrie, éponger un krach boursier une année, servir d'assurance gratuite à la spéculation immobilière et payer pour les faillites bancaires et des caisses d'épargne une autre année... et en même temps pourvoir aux dépenses indispensables à l'essor productif du pays : entretenir les infrastructures et les services publics, veiller à la santé et à l'éducation de l'ensemble de la population.

Et ce sont bel et bien toutes ces infrastructures économiques, sociales et culturelles qui se sont lézardées lentement mais irrésistiblement au cours de la dernière décennie.

Certains experts estiment que le déficit en infrastructures (encombrement dans les aéroports, réseau routier, ferroviaire ou énergétique mal entretenu...) serait responsable du retard actuel de la productivité américaine sur le Japon.

Et le niveau scolaire américain serait aujourd'hui inférieur à celui des années 60.

Le résultat de ces huit années de reprise économique aux États-Unis, avec l'envol des bénéfices des multinationales, a été l'appauvrissement de toute une partie de la société américaine.

En 1979, on comptait 11,7 % de personnes en « dessous du seuil de pauvreté », pour reprendre le langage de la statistique américaine, dont 10 millions d'enfants. En 1990, 13 % dont 13 millions d'enfants. Un quart de la population enfantine américaine vit aujourd'hui en dessous du seuil de pauvreté (occidental). La paupérisation s'est aggravée. Tout cela, à l'issue de huit années de croissance ininterrompue.

Et si les États-Unis sont le pays où le chômage a le plus diminué pendant la décennie pour « tomber » à 5,7 % l'an dernier, c'est parce qu'on peut désormais à la fois travailler et être pauvre et sans abri aux États-Unis, occupé à ces innombrables « petits boulots » du commerce ou des « services » et autres emplois de maison, au service de la minorité qui s'est enrichie. Cette prolifération des « petits boulots », soit dit en passant, est la forme de sous-emploi la plus répandue dans les pays sous-développés. Mais ce sont bel et bien des poches de sous-développement qui se pérennisent aujourd'hui sur le territoire de la première puissance mondiale, y compris dans sa phase de croissance économique.

La frontière véritable entre la richesse et la pauvreté, l'enrichissement et l'appauvrissement, ne passe pas entre le Nord et le Sud, contrairement à ce que disent les media. Elle passe entre les classes, dans le Tiers-Monde comme au sein des métropoles impérialistes. Et la paupérisation de l'Afrique et de l'Amérique latine a vu son reflet au sein du prolétariat du monde riche.

Il fut un temps où l'impérialisme pouvait utiliser une petite partie de la plus-value soutirée au Tiers-Monde pour acheter la paix sociale en Europe et en Amérique du Nord. Cela est moins vrai aujourd'hui. Les intérêts usuraires arrachés au Tiers-Monde ont certes suffi à faire basculer celui-ci dans la catastrophe économique, pas à assurer une nouvelle prospérité même relative aux populations du monde occidental. Le recouvrement de la dette du Tiers-Monde suffit juste à alimenter un peu plus les dettes de jeu immensément plus importantes de la finance occidentale. Et ce sont les États impérialistes qui en font payer l'énorme facture à leur propre prolétariat.

Le développement économique du capitalisme a toujours eu un caractère contradictoire et cyclique, au travers de ses crises et récessions périodiques. Mais le poids, comme le caractère de plus en plus parasitaire et spéculatif du capital financier, aboutissent à ce que les fléaux sociaux propres aux périodes de récession, chômage, paupérisme, dégradation du capital productif, accompagnent désormais les périodes de relance elles-mêmes, en rétrécissant d'autant le marché solvable qui pourrait assurer une expansion économique durable.

Les grands États ont eu beau réguler de concert les effets financiers de la crise, en en faisant porter le poids sur les populations, ils n'arrivent qu'à en reculer les échéances.

Peut-être le prolétariat n'acceptera-t-il pas de toujours payer et qu'il finira par présenter toutes ces traites à l'encaissement.

2 novembre 1990

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