La question du parti ouvrier aux États-Unis01/07/19721972Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La question du parti ouvrier aux États-Unis

Le renoncement de fait à la construction de partis prolétariens révolutionnaires, partagé à des degrés divers par toutes les organisations qui se disputent l'héritage organisationnel de la IVe Internationale, se manifeste sous bien des formes.

Aux États-Unis, l'alignement politique sur les positions des organisations et des dirigeants petits-bourgeois du mouvement noir. en est un des aspects dominants.

Il en est un deuxième : l'abandon d'une politique indépendante au sein des syndicats et l'adaptation aux courants, aux éléments dits « progressistes » de la bureaucratie syndicale.

Certes, au fur et à mesure que la plus importante organisation américaine se réclamant du trotskysme, le SWP, perd ce qui fit son originalité, sa relative implantation dans certains secteurs de la classe ouvrière, au fur et à mesure qu'il devient un parti recrutant essentiellement dans les mouvements petits-bourgeois, il prend du champ par rapport à la bureaucratie syndicale, pour mieux glorifier le rôle déterminant du mouvement pacifiste, du mouvement féminin, et de bien d'autres encore.

L'attitude qui fut - et qui demeure encore dans une certaine mesure - celle du SWP à l'égard des directions syndicales a cependant laissé de profondes empreintes sur le mouvement trotskyste américain, y compris sur les groupes qui ont rompu avec l'organisation mère. Le problème demeure donc, et si d'aventure le flirt avec tel courant au tels éléments de la bureaucratie syndicale se révélait de nouveau «payant», il est probable qu'il regagnerait toute son acuité au sein du SWP.

Cette adaptation du SWP à la bureaucratie syndicale n'est pas chose nouvelle. Trotsky qui suivit de près l'évolution de la section américaine eut déjà l'occasion de la déceler : une de ses dernières prises de positions politiques, lors d'une discussion avec les dirigeants américains en Juin 1940, comportait une mise en garde précisément sur ce terrain.

Au cours de cette discussion, un des dirigeants du SWP, après s'être vanté des succès trotskystes auprès des membres progressistes d'un syndicat, a exprimé son appréhension devant la possibilité - évoquée par Trotsky - pour le SWP de faire voter pour un candidat stalinien aux présidentielles car, affirmait-il, une telle décision pourrait jeter la confusion dans l'esprit de ces «progressistes» qui, eux, envisageaient peut-être de voter pour Roosevelt.

Trotsky répliqua que :

TROTSKY : « Je pense que le problème est très clair. Nous formons un bloc avec ce qu'on appelle les progressistes - qui ne sont pas seulement des gens de mauvaise foi, mais aussi des militants de base honnêtes. Oui, ils sont honnêtes et progressistes, mais périodiquement ils votent pour Roosevelt - une fois tous les quatre ans. C'est le point décisif. Ce que vous proposez, c'est une politique syndicale et non une politique de Bolchéviks. La politique des Bolchéviks commence quand on sort des syndicats. L'ouvrier est un syndicaliste, mais il est loin du bolchévisme. Le militant honnête peut évoluer, mais cela n'a rien à voir avec être un Bolchévik. Vous avez peur de vous compromettre aux yeux des syndicalistes Rooseveltiens. Mais eux de leur côté ne sont pas gênés le moins du monde de se compromettre en votant pour Roosevelt contre vous. Nous avons peur de nous compromettre. Si vous avez peur, vous perdez votre indépendance et vous devenez à moitié Rooseveltiens. En temps de paix ce n'est pas une catastrophe. En temps de guerre, cela nous compromettrait. Ils peuvent nous écraser. Notre politique est trop orientée en direction des syndicalistes pro-Roosevelt. J'ai remarqué que c'était le cas pour le NORTHWEST ORGANISER. Nous en avons déjà discuté, mais rien n'a été modifié, pas un seul mot. Le danger - un danger très grave - est de s'adapter aux syndicalistes pro-Roosevelt. Vous ne proposez aucune réponse pour les élections, pas même le commencement d'une réponse. Nais nous nous devons d'avoir une politiquement. » [[Discussions (des membres du SWP) avec Trotsky Compte-rendu sténographique - 12 juin 1940 Extrait de « Writings of Leon Trotsky (1939-40) » Merit Publishers]]

La tendance à l'alignement sur une aile de l'appareil syndical est l'expression d'un fait social, d'une pression sociale sur les militants syndicaux de l'organisation révolutionnaire ; pression d'autant plus forte que l'organisation est petite, Elle n'est en rien propre à l'organisation trotskyste américaine après la mort de Trotsky. Mais tant que ce dernier suivait de près l'activité du SWP, les manifestations de cette pression étaient reconnues pour ce qu'elles étaient et combattues politiquement comme telles. Aujourd'hui, elles sont érigées en vertus. Elles sont présentées comme expressions pratiques d'une analyse consciente de la réalité sociale américaine.

Quelques textes de Trotsky - de celui précisément qui fut le premier à combattre la pression de l'appareil syndical au sein du SWP - séparés de leur contexte, servent à échafauder un édifice théorique destiné à justifier les compromissions les plus criantes à l'égard de la bureaucratie syndicale. Il en est ainsi principalement de ses prises de position sur la question du parti ouvrier indépendant aux États-Unis.

Parti ouvrier de masse - étape nécessaire de la construction du parti ouvrier révolutionnaire aux USA ?

Une des particularités, politiquement les plus significatives du développement du mouvement ouvrier aux États-Unis est l'absence d'un parti politique de masse se réclamant de la classe ouvrière, l'absence de toute tradition d'organisations politiques prolétariennes influentes. Les courants social-démocrate et communiste n'ont pu acquérir une influence notable ; et si l'idée que les travailleurs doivent s'organiser politiquement est profondément ancrée dans les traditions de l'avant-garde du mouvement ouvrier européen - et même dans une certaine mesure dans de plus larges masses de travailleurs - il n'en va pas de même pour le mouvement ouvrier américain.

La similitude entre les développements antérieurs respectifs du mouvement ouvrier anglais et américain - l'émergence dans un premier temps de puissantes organisations syndicales fortement implantées dans une aristocratie ouvrière jouissant des miettes distribuées par une bourgeoisie impérialiste opulente, puis marge de manoeuvre de plus en plus réduite des directions syndicales au fur et à mesure que la bourgeoisie se révélait de moins en moins capable de garantir les positions privilégiées des couches supérieures du prolétariat - corroborait l'hypothèse d'une évolution « à l'anglaise » du mouvement ouvrier américain. A savoir que les syndicats, en perdant leur capacité d'améliorer la condition des travailleurs, seraient poussés sur le chemin de l'action politique et amenés à construire un parti politique.

Une telle évolution est-elle réellement une nécessité inscrite dans les conditions objectives du mouvement ouvrier américain ; l'acquisition d'une tradition d'organisation politique de la classe ouvrière de cette manière conditionne-t-elle le développement d'une organisation révolutionnaire communiste enfin, quelle doit être l'attitude d'une organisation révolutionnaire à l'égard des courants qui, au sein de l'appareil syndical, poussent les syndicats à jouer un rôle politique indépendant, voilà une triple question discutée depuis toujours dans le mouvement trotskyste américain.

Lorsque, dans les années 30, conséquence de la grande crise économique, le développement impétueux du mouvement ouvrier américain fit éclater l'étroitesse corporatiste de la puissante centrale AFL pour donner naissance au syndicalisme industriel de la CIO ; lorsque l'aggravation de la crise économique et sociale posait la nécessité de passer de l'action économique à l'action politique, et de s'organiser en conséquence, comme un impératif immédiat, Trotsky était partisan de mettre en avant le mot d'ordre d'un parti ouvrier indépendant basé sur les syndicats.

Ce qui était de la part de Trotsky une réponse concrète à une situation concrète - marquée d'une part, par la nécessité objective pour la classe ouvrière de se donner un parti politique et d'autre part, par la faiblesse du SWP incapable d'être le parti susceptible de répondre à cette nécessité - fut transformé par ceux qui se réclament de son héritage en une prophétie donnant par avance les voies et les chemins par lesquels passera nécessairement le mouvement ouvrier américain pour aboutir à la formation d'un parti révolutionnaire dominant.

L'idée sous-jacente de tant de compromissions à l'égard de la bureaucratie syndicale est d'abord que la formation d'un parti ouvrier indépendant basé sur les syndicats est une étape indispensable de la prise de conscience des travailleurs américains sur le chemin de la formation d'un parti révolutionnaire - analyse que Trotsky s'est bien gardé de formuler de cette façon. En conséquence, la tâche principale des militants révolutionnaires serait de pousser à créer un parti ouvrier, les courants qui, au soin de l'appareil syndical, y seraient favorables, quitte ce faisant à les cautionner politiquement - conclusion que non seulement Trotsky n'a jamais tirée d'aucune de ses analyses, mêmes circonstancielles, mais qu'il avait au contraire violemment combattue.

En premier lieu donc, Trotsky a toujours considéré la question du parti ouvrier basé sur les syndicats en fonction de la situation générale concrète et non dans l'absolu.

En 1932, s'il a envisagé la formation d'un parti ouvrier dans l'acception, britannique du terme comme une des possibilités du développement du mouvement politique de la classe ouvrière, il l'a envisagé comme une hypothèse, la moins vraisemblable d'ailleurs.

« On peut affirmer que même le terme général « parti de la classe ouvrière » n'exclut pas un parti travailliste de type britannique. Admettons. Cependant, cette possibilité n'a rien à voir avec un problème tactique bien précis. Nous pouvons envisager comme hypothèse que la bureaucratie syndicale américaine sera contrainte, dans certaines conditions historiques, de suivre l'exemple de la bureaucratie syndicale anglaise et de créer une forme de parti s'appuyant sur les syndicats. Mais cette éventualité, qui me paraît très problématique, ne constitue pas un but pour lequel les Communistes doivent lutter et sur lequel il faut concentrer l'attention de l'avant-garde du prolétariat ». [[Lettre de Prinkipo 19 mai 1932 Extrait de : « Leon Trotsky on the Labor Party in the United States »- Merit Publishers]]

Trotsky a pris soin d'ajouter que même si cette hypothèse se réalisait, cela ne constituerait pas nécessairement un pas en avant :

« On peut dire que dans les conditions qui sont celles de l'Amérique un parti travailliste de type anglais constituerait un progrès, et en reconnaissant et en disant cela, nous contribuons nous-mêmes, même si c'est de façon indirecte, à la création d'un tel parti. Mais c'est précisément pour cette raison que je ne prendrai jamais la responsabilité d'affirmer de façon abstraite et dogmatique que la création d'un parti travailliste serait un «progrès» même aux États-Unis, parce que je ne sais pas dans quelles circonstances, sous quelle direction, et dans quel but, ce parti sera créée. Il me semble plus probable que, surtout dans le cas de l'Amérique qui ne possède pas de tradition importante d'action politique indépendante de la part de la classe ouvrière (comme le Chartisme en Angleterre par exemple) et où la bureaucratie syndicale est plus réactionnaire et corrompue qu'elle ne l'était à l'apogée de l'Empire Britannique, la création d'un parti travailliste ne pourra être provoquée que par une puissante poussée révolutionnaire des masses travailleuses et par la menace grandissante du communisme. Il est absolument clair que dans ces conditions le parti travailliste représenterait, non pas un progrès, mais un obstacle au progrès de la classe ouvrière ». [[Ibid.]]

L'approfondissement de la crise économique et sociale, l'accélération qu'elle imprimait à l'évolution de la situation vers l'effondrement du capitalisme américain, l'impulsion qu'elle donnait parallèlement au mouvement ouvrier américain, a amené Trotsky, on l'a vu, à changer son analyse. Dès lors, il voyait en la formation d'un parti ouvrier indépendant une profonde nécessité. S'expliquant sur les raisons de son changement d'analyse et les conclusions qu'il en tirait, il devait déclarer

« C'est toute la question des rythmes de développement. De ce point de vue, plusieurs d'entre nous, et moi-même parmi eux, considérant la force du capitalisme américain, pensaient que ce colosse pourrait résister plus longtemps à ses contradictions internes, et profiter du déclin du capitalisme européen pour s'assurer un certain répit (....) Voilà pourquoi, quand j'en-ai discuté il y a huit ans, avec des camarades américains, je me suis montré extrêmement prudent dans mes hypothèses. Mon opinion était qu'on ne pouvait pas prévoir quand les syndicats américains seraient obligés par la situation de recourir à l'action politique. Je disais que si la période critique se situait dans dix au quinze ans, alors nous, l'organisation révolutionnaire, aurions pu devenir une force réelle, influençant directement les syndicats, et devenir la force principale : c'est pourquoi il aurait été absolument abstrait, artificiel et pédant, de proclamer en 1930 la nécessité du parti ouvrier ; ce mot d'ordre aurait été un obstacle aux progrès de notre parti ». Puis il ajouta : « Nous devons changer notre programme, parce que la situation objective a totalement changé ». [[Discussions des membres du SWP avec Trotsky - Compte-rendu sténographique - 12 juin 1940]]

Comme on sait, la crise des années trente pour profonde qu'elle fut, a été surmontée ; et le capitalisme américain a gagné une nouvelle période de répit - au demeurant, dans une certaine mesure, en « profitant du déclin du capitalisme européen ! ». Trotsky en a évoqué rapidement la possibilité, précisément en discutant le problème du parti ouvrier, en affirmant que

« bien entendu la question du parti ouvrier ne peut pas être envisagée indépendemment du développement général de la période à venir. Si une nouvelle période de prospérité intervient pour un temps et écarte la question du parti ouvrier, la question. deviendra pour un certain temps -plus au moins académique... ». [[Discussion à Mexico - 20 juillet 1938 - Extrait de « Leon Trotsky on the Labor Party in the United States »]]

Le SWP après la mort de Trotsky, a transformé l'analyse concrète en dogme académique afin de s'en servir comme justification théorique à une pratique politique opportuniste que Trotsky avait en son temps combattue.

Un nouveau changement radical de la situation du capitalisme américain pourrait redonner une nouvelle acuité à la question du parti ouvrier basé sur les syndicats Il pourrait être alors vital d'en avancer le mot d'ordre, vital de saisir l'occasion permettant à la classe ouvrière de se donner une expression politique, quand bien même cette expression ne serait pas encore le parti ouvrier révolutionnaire communiste. Mais une telle politique, aussi nécessaire qu'elle puisse être, ne justifie d'aucune façon un quelconque suivisme, une quelconque adaptation à quelque courant que ce fût de la bureaucratie syndicale. L'action des révolutionnaires peut aller dans le même sens que celle des fractions de l'appareil syndical partisans de la création d'un parti ; des alliances tactiques et circonstancielles peuvent même être conclues avec telle ou telle de ces fractions, mais il ne s'agit en aucun cas de les cautionner. Les révolutionnaires ne peuvent jamais oublier que, quelles que puissent être les similitudes entre les points de vue du moment, ils poursuivent un objectif fondamentalement ; différent de celui de la bureaucratie syndicale, même s'il s'agit de la fraction la plus «progressiste» de celle-ci. Pour les révolutionnaires, le combat politique pour la construction d'un parti ouvrier indépendant vise à élever le niveau de conscience politique de la classe ouvrière, afin de lui faire franchir un pas sur le chemin de l'organisation du prolétariat révolutionnaire. Pour les bureaucrates syndicaux, quelles que soient leurs prises de positions politiques momentanées, prendre l'initiative d'un parti ouvrier indépendant reflète simplement une adaptation au développement de la lutte des travailleurs afin de mieux contrôler et, en fin de compte, de saboter cette lutte. L'affrontement politique entre les uns et les autres est inévitable. Il ne faut pas que les travailleurs soient désorientés le jour où l'affrontement se produit.

Si un parti ouvrier indépendant basé sur les syndicats et attirant l'avant-garde de la classe ouvrière naissait dans la période actuelle.. c'est-à-dire à une époque où le courant révolutionnaire est extrêmement faible, sans audience, sans qu'il puisse avoir la prétention de devenir à brève échéance l'expression politique de la classe ouvrière, il ne fait pas de doute que les révolutionnaires devraient être dedans. Ce qui implique que si la situation objective en impose la nécessité il faut que les révolutionnaires sachent prendre l'initiative de le proposer.

Mais que cette situation se présente ou pas, et à travers toutes les positions tactiques qui peuvent s'imposer, le but demeure la formation d'un parti révolutionnaire au sens bolchévique du terme, avec ce que cela implique de clarté dans les idées et dans les prises de positions politiques ; avec tout ce que cela implique également sur le plan de la sélection et de la formation des militants. Et cette voie serait fermée si le courant révolutionnaire se dissolvait organisationnellement au sein d'un rassemblement plus vaste, comme elle serait fermée s'il s'y dissolvait politiquement.

Rejoindre un éventuel parti ouvrier réformiste imposerait de la part du courant révolutionnaire de défendre avec encore plus d'acharnement son programme, son drapeau, sa politique ; de lutter avec encore plus de détermination contre toutes les idées opportunistes, de dénoncer avec encore plus de vigueur le rôle des bureaucraties syndicales et politiques, fussent-elles parées des couleurs du progressisme.

C'est une attitude qui est aux antipodes du comportement politique du SWP.

Cela dit, même si l'évolution du niveau de conscience de la classe ouvrière américaine vers la conscience révolutionnaire emprunte d'autres voies que la formation d'un parti ouvrier basé sur les syndicats, l'absence d'un parti ouvrier indépendant et la nécessité d'en créer un peut et doit être un thème constant de propagande pour les courants révolutionnaires. Elle peut l'être plus particulièrement à l'occasion des élections présidentielles, où l'absence de toute représentation politique des travailleurs est manifeste aux yeux de larges fractions de la classe ouvrière, la propagande pour un parti ouvrier indépendant est alors une présentation simple, populaire et, si l'on peut dire, pédagogique, de la nécessité d'un parti des ouvriers et d'une prise de conscience de classe. C'est l'évolution des choses qui donnera son contenu à cet objectif général présenté par la propagande, Ce parti sera-t-il directement le parti révolutionnaire ou pas, pour l'instant rien ne permet d'être catégorique dans quelque sens que ce soit, Mais de toute façon, la propagande elle-même doit viser à démontrer aux travailleurs que c'est à eux de faire ce parti, qu'ils en ont la possibilité, qu'ils en ont la force et qu'ils ne doivent pas faire confiance à la bureaucratie syndicale sur ce terrain comme sur les autres.

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