Mer Rouge : un conflit nourri par les interventions occidentales07/04/20242024Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2024/04/une_239-c.jpg.484x700_q85_box-12%2C19%2C1342%2C1945_crop_detail.jpg

Mer Rouge : un conflit nourri par les interventions occidentales

Depuis le mois de novembre 2023, les houthistes, qui contrôlent tout le nord et l’ouest du Yémen, multiplient les attaques contre des navires en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. Ils disent agir ainsi contre les États-Unis et Israël, en soutien aux Palestiniens. Yahya Saree, le porte-parole militaire des houthistes, a prétendu « accomplir un devoir religieux, moral et humanitaire en soutien à ceux qui ont été lésés en Palestine et à Gaza ».

Le 19 novembre, le cargo Galaxy Leader a été attaqué par les milices houthistes alors qu’il traversait la mer Rouge, et a été détourné vers le port de Hodeïda au Yémen. Depuis, on a dénombré plus de quarante attaques de navires, dont vingt et un ont été touchés par des tirs de missiles ou de drones. Le trafic maritime est ainsi fortement perturbé dans la zone du détroit de Bab-el-Mandeb, qui sépare le sud de la péninsule arabique de la Corne de l’Afrique et donne accès au canal de Suez, par où passe 12 % du commerce mondial, dont 30 % du trafic des conteneurs. Le transit en mer Rouge a donc été suspendu, entièrement ou en partie, par de grands armateurs comme MSC, CMA CGM, Maersk ou Hapag-Lloyd, qui ont jugé plus prudent de délaisser cette route au profit de celle du cap de Bonne-Espérance, qui contourne l’Afrique.

En réaction, sous l’impulsion des États-Unis, dont plusieurs navires ont subi les attaques des houthistes, une force maritime internationale, baptisée Gardien de la prospérité, a été mise en place en décembre, à laquelle s’est jointe entre autres la Grande-Bretagne, l’ancienne puissance coloniale de la région. À la mi-janvier, le ministère de la Défense américain affirmait avoir détruit 150 missiles et lanceurs, des radars et des drones appartenant aux houthistes. Des tirs ont touché Sanaa, la capitale, les gouvernorats de Hodeïda (à l’ouest), Taëz (au sud), Hajjah (au nord-ouest), Saada (au nord), ne ciblant prétendument que des lieux de stockage d’armes. Selon le président des États-Unis, Joe Biden, il n’y a pas eu de victimes civiles. On ne peut bien sûr qu’en douter mais, quoi qu’il en soit, cette riposte occidentale n’a pas fait cesser les attaques des houthistes. La guerre menée par l’État d’Israël contre les Palestiniens de la bande de Gaza, avec l’appui de l’impérialisme, a ainsi ouvert de nouvelles turbulences dans cette région du sud de la mer Rouge qui fut très tôt convoitée par les puissances coloniales.

Une succession de conflits

Aden, situé tout au sud de la péninsule arabique, devint un protectorat britannique dès 1839. La construction du canal de Suez trente ans plus tard renforça l’intérêt stratégique de ce port, devenu une étape pour les bateaux sur la route des colonies des Indes, de Birmanie, de Malaisie, de l’océan Indien et du Pacifique. Afin de garantir la paix intérieure dans le sud de la péninsule arabique et ainsi pouvoir commercer en toute tranquillité, les colonisateurs britanniques nouèrent des ententes avec les émirs des différentes zones, en échange de leur approvisionnement en armes et de rétributions financières, et en ne manquant pas de jouer sur leurs oppositions. Ils mirent en place un découpage basé sur les particularismes ethniques ou religieux, une politique visant à diviser pour mieux régner, comme celle mise en œuvre par toutes les puissances impérialistes au Moyen-Orient, comme ailleurs.

Le nord du Yémen, un temps annexé à l’Empire ottoman, devint à sa chute formellement indépendant en 1918, chute à laquelle l’impérialisme avait œuvré. Trop pauvre pour intéresser les colonisateurs, cette société féodale, marquée par les relations souvent conflictuelles entre les tribus, continua à être dirigée par un imam. En 1962, un groupe d’officiers, gagnés aux idées nationalistes arabes de Nasser alors au pouvoir en Égypte, prit le pouvoir en s’appuyant sur le mécontentement populaire, abolissant la monarchie et proclamant la République arabe du Yémen. Huit années de guerre civile suivirent, faisant 200 000 morts, entre d’une part ce camp républicain appuyé par l’armée égyptienne et équipé d’armes soviétiques, et de l’autre le camp royaliste de l’imam appuyé par l’armée saoudienne et des armes britanniques. Le régime qui s’installa finalement en 1970 au nord du Yémen, au bout de toutes ces années de guerre, fut un régime républicain conservateur tout à fait acceptable pour la monarchie saoudienne.

La même année, le sud du Yémen, qui s’était libéré de l’emprise britannique dès 1967, devint la République démocratique populaire du Yémen, aux prétentions socialistes, et en tout cas progressistes. Elle adopta des réformes politiques, sociales et économiques significatives : des nationalisations, notamment celle des terres agricoles, la constitution de coopératives, le développement de l’éducation et de services de santé gratuits, l’égalité pour les femmes. La lutte contre l’organisation tribale força les grandes familles qui la contrôlaient à se réfugier dans le nord du pays.

Pour contrer ce régime soutenu par l’URSS, les monarchies de la région financèrent des groupes armés. Le Sud fut ainsi la cible de nombreuses interventions militaires, à l’instigation de l’Arabie saoudite, du Yémen du Nord devenu un soutien saoudien, et de l’armée britannique. L’impérialisme, américain cette fois, qui dans le contexte de la guerre froide ne pouvait pas non plus accepter un tel régime, s’appuya pour le combattre sur l’Arabie saoudite et sur des partis tels que le Front islamique, créé en 1979, partisan entre autres du port du voile intégral par les femmes à l’université.

Le 22 mai 1990, après une longue série de conflits armés, eut lieu l’unification entre le Yémen du Nord, une dictature étroitement dépendante des armes et des subsides saoudiens, dirigée depuis 1978 par Ali Abdallah Saleh, et le Yémen du Sud. Mais cette toute nouvelle République du Yémen, dont Saleh devint le président, n’était unifiée qu’en apparence. Basée sur l’ancien appareil d’État du Nord, elle ne fit guère de place aux anciens dignitaires du Sud, ni ne fusionna vraiment les armées des deux pays, ce qui suscita des rancœurs dans le sud du pays, et entraîna de nouveaux affrontements.

L’apparition du mouvement houthiste

À la fin des années 1990, le Yémen restait un pays sous-développé dont l’économie reposait essentiellement sur une agriculture traditionnelle, le maintien d’une structure quasi féodale dans les campagnes dominées par de grandes familles appartenant à de puissantes tribus, où tentait de survivre une paysannerie très pauvre. Les principales villes, dont la capitale Sanaa, ne formaient que quelques îlots de modernité, et les jeunes en quête de travail émigraient massivement dans les pays du Golfe pour y travailler dans le secteur pétrolier. L’extraction du pétrole au Yémen, secteur bien moins prometteur du fait du nombre réduit de gisements, essentiellement localisés dans le Sud, n’offrait pas de possibilités suffisantes. Le pétrole yéménite put fournir cependant durant quelques années des revenus à l’État.

L’argent servit, non pas à développer des services publics, mais à financer un système de clientélisme. Pour se maintenir au pouvoir, Saleh put ainsi accorder à certains chefs tribaux des contrats de surveillance d’oléoducs, de lignes électriques, leur distribuer diverses aides financières, et ainsi étendre son autorité aux tribus. La crise du pétrole allait l’affaiblir. La diminution des recettes pétrolières, à partir du début des années 2000, affecta le budget de l’État et réduisit les possibilités d’acheter la fidélité des uns et des autres. Les cheikhs tribaux connurent une baisse importante de leurs ressources et privilèges financiers. Des membres des plus puissantes tribus reprochèrent ainsi au gouvernement de leur donner des voitures coréennes au lieu des Land Cruiser auxquels ils étaient habitués ! Tout cela, ajouté à la chute de 30 % de la devise yéménite et à la hausse des prix des produits alimentaires, attisa les tensions tribales au travers desquelles s’exprimait le mécontentement de la population pauvre des régions les plus défavorisées.

C’est dans ces années qui suivirent l’unification de 1990 que le mouvement houthiste apparut au sein de la minorité chiite yéménite, dite zaydite, de Saada, au nord du Yémen, qui se sentait lésée par le nouveau pouvoir. À l’origine mouvement essentiellement religieux aspirant à un renouveau du zaydisme et luttant contre la propagation du wahhabisme, forme rigoriste de l’islam sunnite initiée par les dirigeants saoudiens pour gagner en influence au Yémen, il se transforma en un mouvement politique. Ce mouvement, également appelé Ansar Allah, qui signifie Partisans de Dieu, établit un vaste réseau dans le gouvernorat de Saada et dans d’autres zones tribales du Nord, créant des associations de jeunes, des écoles et des internats. Il se construisit en opposition aux États-Unis et à Israël, ainsi qu’au dictateur, Saleh. Ainsi, à partir de 2002, les partisans de Ansar Allah scandaient : « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël ! »

La corruption du régime de Saleh, ses exactions, les impôts arbitraires imposés à la population rurale pauvre déclenchèrent une révolte à laquelle le mouvement houthiste était en situation de donner une direction politique, derrière le drapeau du chiisme zaydite. À partir de 2004, dans le nord du pays, les bombardements de l’aviation yéménite, la répression, les arrestations et les disparitions entraînèrent la mobilisation d’un nombre croissant de nouveaux combattants, notamment par le truchement des solidarités tribales. « Ce n’est pas tant une convergence religieuse qui a poussé certains des nôtres à rejoindre le camp houthiste. Ce qui a compté, c’est leur opposition commune au pouvoir central », déclarait un cheikh membre de la tribu Jahm, en parlant de l’adhésion d’une partie de sa tribu au combat contre Saleh1. « C’est parce que l’État désigne sans cesse certaines personnes sous le nom de houthistes que ces gens deviennent effectivement houthistes. Certains de ceux qui étudiaient chez moi ont été provoqués et poussés à combattre », ajoutait de son côté un intellectuel zaydite2. De 2004 à 2010, six guerres opposèrent le régime en place aux milices houthistes, au cours desquelles celles-ci tinrent bon.

À partir de 2011, les manifestations populaires du Printemps arabe, soutenues par les houthistes, finirent par contraindre Saleh à laisser la place. Les États-Unis furent à la manœuvre pour imposer un règlement politique afin d’éteindre la révolte populaire. Le vice-président, Abdrabbo Mansour Hadi, prit la place de Saleh et promit des élections mais, pour l’essentiel, le régime restait en place. En 2014, au mécontentement que provoqua une nouvelle Constitution qui ne satisfaisait personne, s’ajouta celui provoqué par les augmentations de prix. Des manifestations reprirent dans plusieurs villes du nord du pays, auxquelles les houthistes appelèrent. Ce fut la décision de Hadi de s’arroger les pleins pouvoirs qui déclencha l’offensive des milices houthistes, avec le renfort d’une partie de l’armée. En septembre 2014, elles prirent la capitale, Sanaa, marchèrent sur le sud du pays, et mirent fin au pouvoir de Hadi qui allait se réfugier en Arabie saoudite. Les houthistes finirent ainsi par contrôler un tiers du territoire yéménite, correspondant aux régions montagneuses de l’ouest, et comprenant des villes d’importance comme le port de Hodeïda, sur la mer Rouge, et Sanaa.

Une guerre déclenchée par l’Arabie saoudite avec l’aval des États-Unis

Pour empêcher le mouvement houthiste de prendre le contrôle du pays, Mohammed ben Salman, prince héritier et dirigeant de facto de l’Arabie saoudite, déclencha le 25 mars 2015 l’opération baptisée « tempête décisive ». Elle avait le plein accord des États-Unis et l’approbation du Conseil de sécurité de l’ONU. Au soutien de tous les pays impérialistes s’ajoutait celui de la coalition constituée sous la direction saoudienne par une dizaine de pays arabes et musulmans : l’Égypte, la Jordanie, le Soudan, le Maroc et les monarchies du Golfe, à l’exception d’Oman.

L’Arabie saoudite eut donc un blanc-seing pour bombarder, contrôler les entrées et les sorties du Yémen et mettre en place une forme de blocus, qui entraîna dans le pays une catastrophe humanitaire. Le conflit entraîna des déplacements massifs de population, de graves pénuries alimentaires et médicales, ainsi qu’une épidémie de choléra.

Cette guerre, dont Mohammed ben Salman pensait qu’elle ne durerait que quelques semaines, s’enlisa. Les milices houthistes continuèrent à tenir tête aux forces armées saoudiennes, malgré l’armement sophistiqué de celles-ci fourni par les États-Unis et, entre autres, la France. Si elles reçurent une aide iranienne, livraison d’armes légères et conseillers militaires, cela ne fut pas déterminant. Contrairement à ce que les médias occidentaux répètent en boucle, le mouvement houthiste n’allait pas devenir l’instrument de l’Iran. Les dirigeants iraniens ne s’engagèrent que de loin. Ce fut la barbarie de la guerre menée par l’Arabie saoudite qui renforça les houthistes. Pour beaucoup, ce mouvement représentait la résistance de la nation yéménite aux agresseurs extérieurs, ce qui lui valut un soutien populaire.

En avril 2022, au bout de huit ans d’une guerre qui avait fait près de 400 000 morts, Mohammed ben Salman dut se résigner à accepter une trêve, entamant des négociations pour aboutir à la signature de la paix qui, à l’heure actuelle, traînent toujours en longueur.

Au fil des années de guerre, les houthistes ont construit leur pouvoir dans les zones qu’ils contrôlent. Ils dirigent celles-ci dans une situation profondément dégradée par la guerre, en l’absence de services en état de fonctionner, alors que manquent l’eau, la nourriture et même la possibilité de verser des salaires réguliers aux fonctionnaires. Ils peuvent maintenir un certain consensus populaire, en s’appuyant sur un sentiment anti-impérialiste largement partagé par la population, sentiment amplifié par la barbarie de la guerre menée contre les Palestiniens. Mais les houthistes peuvent aussi être eux-mêmes en butte au mécontentement populaire. « Nous n’avons aucun intérêt à répandre le sang des Yéménites, mais la rébellion nous a obligés à nous battre. Ils utilisent la force et la répression pour gouverner et imposer leur idéologie religieuse3 », confiait ainsi un cheikh influent de la tribu Murad, dont une grande partie s’est réfugiée dans le gouvernorat de Marib. La coalition saoudienne tente d’attiser ces sentiments pour parvenir à ses fins. Elle a ainsi construit dans cette zone de Marib une base militaire et des camps d’entraînement pour ce qui reste de l’armée du pouvoir chassé par les houthistes.

Une instabilité permanente créée par l’impérialisme

Les houthistes continuent à tenir tête à l’Arabie saoudite et aux pays impérialistes, et la guerre à Gaza a rallumé un incendie dans la région de la mer Rouge, posant de nouveaux problèmes aux dirigeants occidentaux. Cela survient au moment où les États-Unis et l’Arabie saoudite, depuis plus d’un an, tentent de parvenir à la signature d’un accord de paix afin d’éteindre l’incendie qui enflamme le Yémen. Biden aurait sans doute souhaité pouvoir mettre en avant une réussite diplomatique en cette année électorale, et les tractations en coulisse continuent avec des médiations locales, celle de l’Oman en particulier. Mais les États-Unis doivent aussi montrer qu’ils ne laissent pas les houthistes perturber le commerce international. Le bombardement de plusieurs villes du Yémen par les États-Unis avec l’aide de l’armée britannique en riposte aux attaques de navires est une réponse limitée, mais aussi une manière de lancer un avertissement à ceux qui voudraient contester leur domination. Il s’adresse autant aux peuples de la région qu’aux puissances qui voudraient mener leur propre jeu, comme l’Iran, même si les dirigeants iraniens se sont bien gardés de revendiquer la paternité des initiatives houthistes. Ils veulent visiblement éviter d’être entraînés dans un engrenage guerrier.

Les bombardements, les interventions d’alliés finissant par agir pour leur propre compte, le soutien à coups de milliards donné à des forces qui se retournent contre leur maître n’en ont pas moins contribué à déclencher en mer Rouge le début d’un engrenage.

Les manœuvres des dirigeants impérialistes allument des incendies, laissant derrière eux les morts, les affamés, les régions entières détruites. Leur présence militaire et leur interventionnisme permanent entretiennent une instabilité tout aussi permanente, même s’ils tentent ensuite d’agir pour limiter les conséquences des conflits qu’ils ont eux-mêmes déclenchés. La population pauvre se trouve, qu’elle le veuille ou non, enrôlée derrière des milices religieuses ou des forces à l’idéologie réactionnaire qui s’opposent à la présence occidentale. Elle ne trouvera de véritable issue que dans la lutte pour en finir avec la domination impérialiste.

28 mars 2024

1 Quentin Müller, « À Marib, les tribus yéménites font front commun contre les houthistes » Le Monde diplomatique, juin 2023.

2 Entretien avec al-Murtadâ al-Muhatwarî, Sanaa, 17 janvier 2009 cité par Laurent Bonnefoy, dans « La guerre de Sa‘da : des singularités yéménites à l’agenda international », Critique internationale n° 48, juillet 2010.

3 Quentin Müller, op. cit.

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