Russie - L'agriculture post-soviétique en crise aggravée par les "réformes" et "l'aide alimentaire" occidentale01/03/19991999Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1999/03/41.png.484x700_q85_box-3%2C0%2C562%2C809_crop_detail.png

Russie - L'agriculture post-soviétique en crise aggravée par les "réformes" et "l'aide alimentaire" occidentale

 

La crise qui secoue la Russie depuis dix ans a fait ressurgir le spectre et parfois la réalité de la faim dans certaines régions. Le krach monétaire de l'été dernier a aggravé cette situation : en faisant fondre le déjà maigre pouvoir d'achat de la population, la dévaluation du rouble a eu pour effet que l'importation de denrées occidentales qui avaient pris une grande place dans l'alimentation des villes s'est interrompue faute de clients solvables. Sous peine de voir la famine s'étendre, il a fallu remplacer les produits occidentaux disparus. Mais par ceux de quelle industrie agro-alimentaire, de quelle agriculture ? D'ailleurs, que restait-il de ce secteur économique, énorme du temps de l'Union Soviétique, et dans quel état de fonctionnement, après une dizaine d'années de "réformes" s'étant donné pour but de le privatiser ?

 

Tentatives répétées de privatiser la terre

 

Fin 1998, le gouvernement russe a saisi la Douma (la Chambre des députés) d'un projet de changement du régime de propriété des terres agricoles qui a été repoussé à une large majorité. Une nouvelle fois. En effet, il ne s'agit pas de la première tentative en ce sens des autorités centrales. Jusqu'à présent toutes ont échoué et il n'existe toujours pas de Code Foncier fédéral russe qui autorise la vente de la terre et en garantisse la propriété privée.

Eltsine s'y était employé pour la première fois, à peine élu à la tête de ce qui était encore le Soviet Suprême de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie (RSFSR), afin de conserver la faveur de ceux qui le soutenaient contre Gorbatchev en ne jurant que par la privatisation. Le 3 décembre 1990 "Un grand jour dans l'histoire de la Russie" avaient titré les journaux pro-Eltsine , les députés de la RSFSR avaient adopté deux décrets ouvrant la voie à la création de fermes privées : les soviets ruraux avaient désormais le droit de vendre la terre à des fermiers, de mettre aux enchères des villages abandonnés, de céder des parcelles de bois pour en faire des exploitations.

En autorisant à s'installer à leur compte ceux des 38 millions de paysans russes qui le souhaitaient, Eltsine espérait en retour l'appui du monde rural dans la lutte se déroulant au sommet de l'État. Les promoteurs de cette loi n'affichaient pas l'intention de démanteler l'agriculture collectivisée. Mais, s'il y avait eu dans la population rurale une soif de s'approprier les terres, les 25 500 kolkhozes (fermes collectives) et sovkhozes (fermes d'État) de la RSFSR auraient volé en éclats. Allait-on, à rebours, assister à un phénomène comparable à celui du 26 octobre 1917, quand les bolchéviks avaient, par leur premier décret, donné la terre à des paysans qui s'étaient rués sur les grands domaines, s'ils n'avaient pas commencé à le faire les mois précédents ?

Il faut croire que l'envie prêtée aux paysans (les autorités disaient attendre un flot de demandes) n'avait rien de massif, encore moins d'explosif : au printemps 1991, on dénombra 13 600 fermes privées établies sur 0,25 % du total des terres arables de la RSFSR. Pourtant, on comptabilisa comme fermiers des nouveaux "ruraux" : réfugiés ayant fui les violences interethniques dans le sud de l'URSS (en Ukraine et Biélorussie, on en installa même dans les villages désertés autour de Tchernobyl), citadins cherchant à la campagne le logement qu'on leur refusait en ville, officiers rapatriés des garnisons d'Europe centrale.

Face à ce qui s'annonçait comme un échec, le gouvernement promulgua une nouvelle loi précisant les modalités d'attribution des terres et prévoyant des sanctions (amendes, destitution) contre les autorités locales qui ne mettraient pas assez d'empressement à céder des terres à qui en voudrait. La presse compara cela à une seconde abolition du servage (la première, la vraie, date de mars 1861), censée libérer les forces vives des campagnes.

La récolte ayant été mauvaise, elle tourna au désastre du fait de la désorganisation d'une URSS en proie aux luttes de pouvoir. La diminution des livraisons agricoles menaçait d'affamer les villes, on parla de "grève des paysans". Presse et autorités se déchaînèrent contre les présidents des kolkhozes et sovkhozes, accusés de saboter les "réformes".

Fin décembre 1991, avec l'éclatement de l'URSS et la démission forcée de Gorbatchev (qui estimait que la transformation de 50 000 exploitations collectives soviétiques en dix millions de fermes privées serait un recul), Eltsine se sentit les coudées plus franches. Dès le 29 décembre, il promulgua un décret sur "les mesures urgentes pour mettre en oeuvre la réforme agraire dans la Fédération de Russie". Il ne s'agissait plus d'espérer que des exploitations privées (il n'y en avait alors que 31 488 sur 0,5 % des surfaces relevant du secteur agricole collectif) surgiraient spontanément et s'imposeraient petit à petit face à l'agriculture collectivisée : le gouvernement annonçait le démantèlement rapide et forcé de cette dernière.

Les autorités de district avaient un mois pour évaluer la surface agricole que chaque paysan recevrait en pleine propriété, qu'il veuille l'exploiter ou non ; avant le 1er mars 1992, tous les kolkhozes et sovkhozes devaient décider s'ils restaient divisés en exploitations privées ou s'ils se constituaient en coopératives privées à l'issue du partage ; le lot de chacun devait être matérialisé dans les champs ; chacun devait recevoir sa part des bâtiments, machines, stocks, etc. Dès réception de son titre de propriété, chaque paysan avait le droit de louer, vendre ou hypothéquer son bien et tout retard des autorités dans l'application de la loi ferait l'objet de lourdes amendes. Sur le papier, la décollectivisation était largement engagée, sinon totale. Dans les faits, elle se heurta à nombre d'obstacles matériels, sociaux et politiques.

Comment, d'abord, aurait-on pu effectuer un tel partage à marche forcée et en plein hiver, alors que les champs étaient couverts de neige et qu'il n'existait pas (il n'y en a toujours pas) de réel cadastre ! S'ajoutait le fait que, comme en d'autres domaines, les autorités régionales n'entendaient pas laisser le centre dicter la loi dans leur fief : par exemple, les parlements tatar et bachkire ordonnèrent d'ignorer ce décret sur leur territoire. Ailleurs, les paysans refusèrent dans leur immense majorité le partage des terres et la dissolution des fermes collectives. Cela, pour les mêmes raisons que lors des tentatives précédentes.

En effet, kolkhozes et sovkhozes fonctionnent et ont été conçus sur une base collective depuis les travaux dans les champs et les étables jusqu'au stockage et à l'acheminement des produits aux consommateurs. Les machines agricoles sont à la mesure d'exploitations gigantesques et nullement adaptées à de petites parcelles privées, dont certaines auraient été forcément trop éloignées des villages et cités HLM appartenant, tout comme leurs infrastructures économiques et sociales (crèches, commerces, écoles, dispensaires, services vétérinaires, silos, garages, ateliers, voire usines), aux kolkhozes et sovkhozes. En outre, chacun de ceux-ci est presque toujours lié, depuis des décennies, à des combinats industriels, eux aussi étatisés, entretenant des liens de coopération multiformes avec ces exploitations agricoles.

Ressassée dans les manuels scolaires depuis Staline, l'image d'une économie soviétique, agriculture comprise, fonctionnant comme une gigantesque usine avec ses ateliers et dépendances, distincts mais imbriqués, était en partie idéalisée, et surtout destinée à masquer le de "l'usine-nation" par la bureaucratie. A force de s'abriter derrière cette image d'Epinal, la bureaucratie avait-elle fini par oublier la réalité économique et sociale qu'elle recouvrait ? Toujours est-il qu'au début des années quatre-vingt-dix, dans les campagnes comme dans les centres industriels, c'est à une réalité bien concrète que la direction de la bureaucratie se heurta dans ses projets de privatisation.

La dernière tentative un tant soit peu conséquente faite en ce sens remonte à 1992-1993. A l'époque, devant la résistance du monde paysan, Eltsine avait tenté de lui forcer la main. Il ordonna aux banques de geler les avoirs de 3 440 kolkhozes et sovkhozes (15 % du total) endettés et annonça que plus de la moitié seraient vendus aux enchères si leurs membres ne voulaient pas devenir propriétaires. Le résultat ne se fit pas attendre : selon le Journal Officiel russe, pour le seul mois de janvier 1992, 600 000 têtes de bétail, 3,5 millions de porcs, 4,5 millions de caprins, 18 millions de poulets furent abattus pour payer les dettes des fermes collectives. Prises à la gorge, nombre d'entre elles cessèrent leurs achats aux usines travaillant pour le secteur agricole, à tel point qu'en mars 1992, la moitié de ces dernières durent interrompre leur activité.

La décollectivisation était un double échec. Non seulement elle n'avait pas abouti à transformer le régime de la terre dans le sens souhaité par les autorités, mais elle menaçait le pays d'une catastrophe majeure. Eltsine dut reculer de toute urgence. Il ordonna aux ministères de donner (et non plus de vendre) en nombre suffisant des tracteurs, camions et moissonneuses-batteuses aux kolkhozes et sovkhozes, ainsi que des engrais et des pièces détachées pour entretenir leurs machines. Comme du temps de l'Union Soviétique, soldats, étudiants et ouvriers furent mobilisés à grande échelle durant quatre mois et l'armée dut fournir 50 000 camions pour aider à la récolte de l'agriculture collectivisée. En même temps, le gouvernement abrogea l'obligation faite aux fermes collectives de se réorganiser, la Douma l'ayant refusée.

En 1993, quand le Kremlin tenta à nouveau d'obliger les exploitations collectives à changer de statut, dans leur quasi-totalité elles optèrent pour celui de propriété indivise, souvent sans même changer leur dénomination de kolkhoze ou sov-khoze. Depuis, elles partagent le sort du reste des entreprises du pays : elles tentent de survivre.

 

Forces et contradictions de l'agriculture soviétique

 

Avant Octobre 1917, la paysannerie russe n'avait guère connu de formes individuelles d'exploitation. Asservi sur les domaines de l'aristocratie jusqu'au milieu du XIXe siècle, le paysan avait arraché sa liberté en multipliant les soulèvements ruraux : 80 en moyenne annuelle de 1855 à 1861, date de l'affranchissement de 20 millions de serfs. Mais l'abolition du servage ne déboucha pas sur une forte paysannerie individuelle : les domaines ne furent partagés qu'en partie et les paysans devaient racheter la terre à leurs anciens exploiteurs. Végétant sur des lopins misérables, ils survécurent grâce à l'organisation traditionnelle des villages, avec son mode communautaire d'exploitation du sol. Ce n'est qu'après la révolution d'Octobre que les paysans disposèrent réellement de la terre : le premier décret du pouvoir bolchévique promulgua que "le droit à la propriété de la terre est aboli à jamais (et que celle-ci) devient bien national et est donnée en jouissance à tous ceux qui la travaillent".

Les bolchéviks avaient nationalisé la terre pour la redistribuer aux paysans. Cela les gagna politiquement et matériellement au pouvoir de la classe ouvrière mais augmenta aussi le nombre des parcelles, qui passa de 16 à 25 millions. Ce morcellement accru d'une agriculture pauvre était un des nombreux handicaps d'un régime soviétique parvenu au pouvoir dans l'un des pays les plus arriérés d'Europe.

Cet héritage, Lénine, Trotsky et leurs compagnons savaient devoir l'assumer tant que les forces de toute la société, et d'abord l'industrie, ne seraient pas en mesure de sortir les campagnes de leur retard. Pour cela, ils comptaient d'abord sur l'aide que pourrait leur apporter la révolution ouvrière qui semblait alors sur le point de triompher dans le pays européen le plus avancé et industrialisé, l'Allemagne. Ils savaient aussi que, pour que la socialisation de l'agriculture prenne tout son sens, il fallait que les paysans se convainquent par eux-mêmes d'avoir plus intérêt à mettre en commun leurs forces qu'à continuer à travailler de façon individuelle. Malgré la guerre civile et son dénuement, l'État ouvrier entreprit de mettre à disposition de la paysannerie les premiers outils de cette coopération dans le domaine du stockage et de l'acheminement des produits de la terre, en créant des centrales d'achat et de vente à bon marché pour les paysans.

La guerre civile gagnée, le pouvoir soviétique put se concentrer sur "le plan de coopération de Lénine pour les campagnes" et les autres aspects de la reconstruction économique du pays. Mais la vague révolutionnaire était partout retombée dans le monde. Dans une URSS isolée, cela permit à la couche des administrateurs et des "chefs" d'accaparer le pouvoir, la classe ouvrière et la paysannerie pauvre, épuisées par les efforts fournis durant la révolution et la guerre civile, se trouvant incapables de s'opposer à leur éviction du pouvoir par la bureaucratie de l'État. Pour ce faire, la bureaucratie s'appuya sur des classes et couches sociales intéressées à chasser le prolétariat et la paysannerie du pouvoir. Au village, elle trouva l'appui des paysans riches, les "koulaks", en leur promettant, dès 1925, la terre pour 40 ans, et en envisageant même sa totale dénationalisation.

Cette politique, combattue dès le début par l'Opposition de Gauche qui dénonçait ses dangers pour l'État ouvrier, n'allait pas tarder à confirmer les prévisions de Trotsky et de ses camarades. Ayant affermi son emprise sur les campagnes en spoliant la paysannerie pauvre, la bourgeoisie agraire se sentit assez forte pour refuser de livrer "son" blé aux villes : elle prenait le pays à la gorge. Une nouvelle guerre civile s'ensuivit, la classe ouvrière dut aller réquisitionner par les armes le grain dans chaque village. Mais cette guerre de classe contre le retour en force de la bourgeoisie fut conduite sous la direction de la bureaucratie.

Pendant les années vingt, les révolutionnaires avaient opposé une autre politique aux "Enrichissez-vous !" que Staline et les siens lançaient aux koulaks, car, disait Trotsky, "après l'expropriation des grands domaines et l'extrême morcellement des parcelles, la réunion de celles-ci en des cultures plus étendues était devenue une question de vie et de mort pour les paysans, pour l'agriculture, pour la société entière". Les staliniens avaient, des années durant, combattu Trotsky qui préconisait de mettre l'industrie au service de la collectivisation de l'agriculture. Ils changèrent leur fusil d'épaule du jour au lendemain : dans la précipitation, avec brutalité, non seulement contre leurs alliés koulaks de la veille, mais contre tous les paysans qui ne suivaient pas assez vite le tournant des staliniens affolés. En novembre 1929, Staline annonça la fin de l'agriculture parcellaire : toute la paysannerie devait entrer dans les kolkhozes.

La façon dont le stalinisme procéda à la collectivisation aboutit à un désastre, constata Trotsky. "La collectivisation fut tout d'abord pour le paysan une expropriation complète (et) les conséquences destructrices de cette aventure ne tardèrent pas à se faire sentir pour durer des années. (...) Jamais encore le souffle de la mort n'avait soufflé aussi bas sur le territoire de la Révolution d'Octobre que pendant les années de la collectivisation complète. (...) Cela eut pour conséquences, outre la destruction de plus de la moitié du cheptel, un fait plus grave encore : l'indifférence complète des kolkhoziens pour l'avenir socialisé et pour les résultats de leur propre travail". Effrayé, Staline dut autoriser "les paysans à avoir de nouveau des poules, des porcs, des moutons, des vaches à titre privé. Ils reçurent des parcelles avoisinant les habitations". Il s'agissait d'une "rançon" payée par le régime "aux tendances individualistes du paysan". Et Trotsky expliquait combien "ce "compromis" (...) fait ressortir d'une part le gaspillage tout à fait barbare de la force de dizaines de millions d'hommes et, plus encore, de femmes et d'enfants dans des cultures naines (les lopins individuels) et de l'autre le rendement très bas du travail dans les kolkhozes".

Au début des années trente, après deux à trois ans de résistance de la paysannerie à cette collectivisation bureaucratique, les campagnes soviétiques ont pris une physionomie dont les traits principaux se sont conservés jusqu'à nos jours, avec leurs kolkhozes et leurs sovkhozes géants flanqués de minuscules lopins paysans. Cette configuration du monde paysan soviétique a été dessinée dans le sang par la bureaucratie.

Les rendements de l'agriculture sont restés médiocres. Héritage du passé, de l'arriération non seulement des campagnes mais aussi de l'ensemble de l'économie d'avant la révolution, l'agriculture soviétique sous le règne de la bureaucratie n'a pas progressé au même rythme que l'industrie. La couche sociale dirigeante en URSS a toujours privilégié les investissements qui lui convenaient, notamment dans l'industrie lourde, au détriment des secteurs directement liés à la consommation populaire.

Finalement l'agriculture collectivisée porte, plus encore que l'industrie, la marque des déformations que lui a imposées la bureaucratie, mais aussi des concessions que celle-ci a consenties à une paysannerie dont elle était bien plus proche, ne serait-ce que par son origine, que du prolétariat. Et si cette agriculture a eu bien plus de mal que l'industrie à démontrer ce qu'une révolution ouvrière peut appporter, c'est d'abord parce que la collectivisation des terres a été dénaturée, encadrée dans tous les sens du terme, par une bureaucratie qui l'a en partie rendue formelle.

 

Lopins kolkhoziens et étatisation de la terre

 

Les lopins kolkhoziens ont eu, selon les époques, une importance variable pour le revenu paysan et pour l'approvisionnement urbain. C'est de l'ère brejnévienne que date l'essor des marchés kolkhoziens à prix non réglementés où les paysans pouvaient écouler leur production privée en améliorant ainsi leurs salaires en même temps que l'alimentation des citadins. En 1974, 35 % des vaches étaient propriété privée des paysans, et d'elles dépendait une proportion encore plus grande de la fourniture de produits lactés à la population. La même chose valait (et vaut encore) pour la production de légumes ou de fruits. Les tenants de la propriété privée, en URSS comme ailleurs, ont longtemps tenté de présenter ces chiffres comme la preuve de la plus grande efficacité de l'agriculture privée. Si démonstration il doit y avoir, elle va plutôt en sens contraire. En effet les paysans ont toujours utilisé sur leurs lopins du matériel et des engrais appartenant aux fermes collectives tandis que leurs vaches privées paissaient dans les prés de l'État ; ils disposaient gratuitement des camions, du fioul du kolkhoze pour aller vendre leurs produits en ville et pouvaient s'absenter le temps de tenir un étal au marché, en faisant du même coup défaut pour les travaux sur les terres collectives, ce qui ne contribuait pas à en améliorer la productivité.

Si les lopins kolkhoziens portent, socialement, la trace du compromis passé par la bureaucratie avec la paysannerie, ils n'ont, économiquement, pu se développer qu'en tant qu'excroissance de l'agriculture collectivisée qu'ils parasitent. Bien inférieurs à ceux de l'agriculture, même parcellaire, des pays développés de la planète, les rendements de ces micro-exploitations seraient encore plus bas s'ils ne s'adossaient pas aux structures collectivisées de travail de la terre créées durant la période soviétique.

Dans la mesure où ce système hybride accroissait les revenus des paysans en assurant une alimentation plus abondante aux citadins, la bureaucratie s'est satisfaite d'une solution la dispensant d'investir dans le développement agricole. Toute une partie de la bureaucratie y trouvait un intérêt encore plus direct : celle qui, à la tête des sovkhozes, kolkhozes, districts ruraux, centrales commerciales et firmes agro-alimentaires, vivait du labeur, collectif comme privé, des travailleurs des champs.

Dans la période qui va des années soixante-dix à la disparition de l'URSS, l'industrie a continué à connaître des rythmes de croissance dépassant ceux de l'Occident tandis que l'agriculture collectivisée restait le parent pauvre de l'économie soviétique. La bureaucratie était d'autant moins incitée à compenser ce retard interne pour ne rien dire des fanfaronnades de Khrouchtchev qui parlait de "dépasser l'Amérique dans la production de lait et de viande" qu'avec le développement des exportations de gaz et de pétrole, elle a pu alors se procurer les devises nécessaires à l'achat de lait, viande ou blé... aux USA.

Cela dit, avec tous les traits hérités de son passé sa multitude de lopins assurant le tiers de la production agricole, sa paysannerie d'autant moins productive que privée d'investissements tout en devant entretenir une bureaucratie pléthorique , le système agricole soviétique a quand même assuré une relative autosuffisance alimentaire au pays le plus vaste au monde. Et cela, d'abord, parce que cette agriculture avait sur toutes les autres l'énorme avantage de ne pas avoir à entretenir une classe de propriétaires fonciers. Une terre appartenant à l'État et mise à disposition de la paysannerie, cela malgré le stalinisme et ses suites reste un acquis de la révolution ouvrière d'Octobre 1917 que la bureaucratie n'a pas (encore) réussi à faire disparaître.

Car c'est bien sur cela qu'elle a entendu revenir depuis qu'en 1990-1991 elle a annoncé ses "réformes" pour les campagnes. Pour les décollectiviser, et elle a pu le vérifier au travers des tentatives infructueuses, il ne lui suffisait pas d'en appeler à l'envie supposée des paysans de s'établir à leur compte du moins pour faire surgir une paysannerie privée, de taille significative. Il lui fallait détruire l'édifice kolkhozien et sovkhozien, les liens innombrables qu'il a tissés avec le reste d'une économie façonnée par plus de sept décennies depuis Octobre. Il lui fallait aussi affronter des millions de paysans dont l'existence est liée à un système où la propriété étatisée de la terre joue un rôle capital.

Que n'a-t-on entendu les tenants d'un tel recul vilipender l'allergie aux "réformes" du monde agricole ! A les en croire, kolkhoziens et sovkhoziens seraient des demeurés... parce qu'ils comprennent trop bien que cette voie n'est pas un progrès.

Les partisans desdites "réformes" s'en prennent souvent, outre la paysannerie, à ce qu'ils appellent le "complexe agricole" : l'administration des coopératives et fermes d'État, les dirigeants des sociétés agro-alimentaires (encore en grande partie étatisées) ainsi que les autorités et élus des régions rurales (toutes le sont à un titre ou à un autre, ce que reflète, depuis cinq ans, l'élection à la tête de la Douma d'un député du Parti Agrarien).

Ce "lobby" est bien sûr hétérogène, car s'il a en commun de parasiter le travail de la paysannerie laborieuse, coopérateurs et salariés des sovkhozes, les "huiles" des organismes agricoles et des instances régionales de la bureaucratie peuvent entrer en concurrence entre elles, surtout dans cette période où chaque bureaucrate se replie jalousement sur "son" fief. Mais, et c'est encore une donnée de cette agriculture qui s'est forgée dans un cadre en grande partie collectivisé, rien ne dit qu'une fraction notable de la bureaucratie agraire considère comme son intérêt de scier la branche sur laquelle elle est assise.

Certes, à proximité des villes, donc d'une clientèle nombreuse, ou de ports permettant d'exporter des produits agricoles, on a vu se constituer des fermes et des sociétés agro-alimentaires privées. Mais ce phénomène reste marginal sinon exceptionnel, pour autant qu'on peut en juger. Quant aux dirigeants de la bureaucratie centrale, s'ils viennent de réessayer de faire adopter un Code Foncier légalisant la propriété foncière privée et les revenus que l'on peut en tirer, ils ne parlent plus guère de démanteler la structure kolkhozienne et sovkhozienne qui, même mal en point, reste l'ossature dominante de l'agriculture.

 

Une agriculture de survie

 

Selon des données officielles, 90 % de la terre restent le fait de formes d'exploitation collective. Les fermes privées, elles, représentent 5,8 % de la surface agricole, avec une moyenne de 43 hectares, des moyens mécaniques limités (au plus un tracteur). Elles se bornent généralement à des productions non périssables (céréales, betteraves sucrières, tournesol), celles-là même où les fermes collectives obtiennent leurs meilleurs rendements. Leur nombre est passé de quelques dizaines de milliers, il y a huit ans, à 280 000, une progression qui marque le pas depuis quelque temps, les statistiques notant désormais plus de cessations que de créations d'activités.

A côté de ces fermes privées, on trouve sur une superficie totale équivalente 39 millions de lopins appartenant aux kolkhoziens et sovkhoziens, mais aussi à des citadins, avec une surface unitaire des plus réduites : 0,37 hectare en moyenne pour la première catégorie, 0,08 hectare pour la seconde.

L'existence de ces lopins privés remonte au stalinisme. Mais si leur récent accroissement numérique témoigne d'une chose, c'est bien du délabrement économique. C'était déjà le cas des lopins kolkhoziens, c'est encore plus évident pour les parcelles citadines.

Ces deux catégories de lopins assurent 88 % de la production de pommes de terre, 67 % de celle de légumes, 43 % pour la viande, 39 % du lait, 28 % des oeufs. Ces ratios sont en nette augmentation par rapport à la période soviétique. Pour pallier, en effet, les problèmes de ravitaillement des villes, les autorités ont puisé dans la réserve foncière d'État afin d'attribuer des lopins aux citadins. En cinq ans, la surface dévolue à ces derniers a presque doublé : sans cela, des millions de travailleurs ne touchant leurs salaires et pensions qu'avec retard risqueraient de mourir littéralement de faim. Mais que des millions d'habitants des villes doivent se rendre à la campagne en quittant leur travail habituel pour biner un arpent de terre, cela n'a rien d'un progrès : c'est un recul considérable et s'il relève d'une chose, c'est plus de l'économie de survie que de celle du marché.

Quant aux lopins kolkhoziens, ils n'ont, bien sûr, pas vu s'ouvrir des perspectives de développement avec l'introduction de doses de marché dans les décombres de l'URSS. Sur les marchés soviétiques, on voyait fréquemment des paysans du Caucase ou d'Asie centrale venus en avion vendre légumes et agrumes. C'est fini. D'abord parce que des frontières étatiques se dressent désormais entre certaines de ces régions. Mais surtout à cause du renchérissement des transports, qui étaient extrêmement bon marché au temps de l'URSS. Amortir les frais d'un déplacement en vendant les produits de son lopin, cela relève des souvenirs pour les kolkhoziens, des souvenirs s'éloignant à mesure que s'effondre le pouvoir d'achat des consommateurs. Dans ces conditions, comment imaginer que le marché kolkhozien pourrait déboucher sur le marché tout court en stimulant la petite production agricole privée ? C'est d'autant moins possible que toute la sphère de la distribution est sous le contrôle de mafias face auxquelles les petits paysans ne font pas le poids. Les groupements affairistes pour lesquels opèrent ces mafias réalisent de trop copieux bénéfices en important des denrées et produits de première nécessité pour laisser la moindre place à de petits entrepreneurs nationaux, agricoles ou autres.

 

Kolkhozes et "privatisation Potemkine" ?

 

Même les journaux russes les plus enclins à monter en épingle le moindre exemple de ferme privée il y a quelques années n'ont pu que constater le peu d'empressement des paysans à s'installer. Hier, pratiquant la méthode Coué, ces journaux publiaient en bonne place les communiqués de l'Union des Fermiers ; ils les passent désormais sous silence tant il est évident que l'agriculture privée ne représente pas grand-chose en termes de poids économique.

En revanche, on peut lire, comme dans les Izvestia du 17 décembre 1998, des titres du genre "Starodoubstev, gouverneur de Toula, construit le socialisme du maïs". Dans le reportage on apprend comment ce haut bureaucrate, tel un banal premier secrétaire de région du Parti Communiste brejnévien, subventionne les fermes collectives dépendant de sa juridiction et a acheté sur des fonds publics pour 60 millions de dollars de semences de maïs transgénique aux États-Unis, ainsi que des machines agricoles adaptées à ce type de culture, pour les confier au kolkhoze Lénine.

Affiché par les Izvestia à leur "une", ce tableau a de quoi surprendre ceux qui auraient pris pour argent comptant les proclamations des dirigeants russes quant à la privatisation de la terre.

Depuis qu'en 1988 Gorbatchev annonça vouloir louer la terre aux paysans jusqu'à 50 ans, bien de l'eau a coulé sous les ponts de la Moskova. Bien des décrets et décisions ont aussi sombré aussitôt qu'édictés. Cela ne signifie pas qu'en ex-URSS la physionomie des campagnes n'ait pas changé entre temps. Mais ces changements, de façon encore plus frappante que dans le reste de la société, sont limités, voire "cosmétiques", disent les Russes, c'est-à-dire destinés à farder la réalité.

Dans quelques régions, des gouverneurs ont permis la vente de la terre. Mais même là, la situation ne ressemble guère à ce que serait un commerce agricole sans entraves car les entreprises, privées ou publiques, demeurent sous la tutelle de la bureaucratie. Une revue gouvernementale française récente citait le cas de la région de Krasnodar où "les entreprises qui n'ont pas noué des liens avec les responsables de l'administration se voient interdire la vente hors du territoire de leur production agricole". Même situation au Tatarstan et en Bachkirie où, outre que la terre ne peut être vendue, "seules les exploitations agricoles ayant des relations privilégiées avec le pouvoir en place, et contrôlées par lui, sont autorisées à vendre leurs produits à l'extérieur de la région".

A Saratov et Samara, sur les riches terres de la Volga méridionale, les parlements locaux viennent de décider que l'on peut vendre la terre aux enchères publiques, ce que la loi fédérale russe n'autorise pas. Ces décisions sont toutefois trop récentes pour que l'on puisse se faire une idée de ce qu'elles recouvrent et de ce sur quoi elles pourraient déboucher.

L'avenir dira, dans les quatre régions (sur 89 au total) où ont été prises de telles mesures, quelle ampleur elles peuvent prendre, si elles doivent faire école ou s'il n'est question que de légaliser la vente limitée, mais profitable, de terres agricoles fertiles situées près de grands centres ou de voies d'exportation, au profit d'acquéreurs russes, voire étrangers (ce qu'interdit la loi pour le moment). On ne peut pas non plus exclure les députés ayant rejeté la loi foncière fédérale ont avalisé deux cas à titre dérogatoire qu'on ait là une version modernisée des "villages Potemkine", ces bourgs factices que le favori de Catherine II fit bâtir pour montrer à l'impératrice combien les paysans avaient prospéré avec l'extension du servage ! En ce cas, les représentants du Fonds Monétaire International pourraient en être les dupes plus ou moins consentantes puisque cet organisme met comme condition au déblocage de ses crédits que la Russie maintienne le cap sur ce qu'il appelle les réformes...

 

Un recul catastrophique

 

Dans le domaine agricole, les experts russes comme occidentaux sont à peu près unanimes : "Quel que soit l'aspect envisagé, l'agriculture postcommuniste de la Russie offre un tableau désastreux, [dont les causes] sont à rechercher dans l'état de désorganisation dans lequel [la période gorbatchévienne] a plongé l'URSS. [On a] démantelé l'économie planifiée sans lui substituer aucun autre système. Dès 1990, les liens d'échange tissés à l'échelle de l'Union s'écroulaient comme un château de cartes : le système de livraison planifié n'était plus respecté, chaque région se protégeait en conservant ses productions et le pays se fragmentait en petites unités contraintes progressivement à l'autarcie. Après 1992, l'État russe s'est avéré incapable de reprendre le contrôle de régions menant chacune leur politique économique", pouvait-on lire dans le numéro d'avril 1998 de Problèmes Economiques, revue éditée sous l'égide du gouvernement français.

Quelles que soient les causes qu'invoquent les auteurs pour expliquer ce processus, le fait est que la disparition de l'économie planifiée a eu des résultats catastrophiques pour l'ensemble de l'économie, y compris dans l'agriculture où, selon cette revue, "après privatisation, la propriété collective reste dominante (...), flanquée d'un système de micro-fundia aux moyens dérisoires [relevant d'une] "économie de bricolage".

Cette catastrophe s'inscrit en chiffres : en dix ans (1985-1995), la production de tracteurs est tombée de 264 000 unités à 21 200, celle de moissonneuses-batteuses de 112 000 à 6 300. A cela s'ajoute la rupture des approvisionnements en pièces détachées et la quasi-impossibilité, pour les fermes collectives, d'entretenir leur parc de matériel. Alors que la productivité chutait dans tous les secteurs agricoles au point d'avoir "ramené le niveau de production plusieurs décennies en arrière", selon la revue citée, sovkhozes et kolkhozes n'eurent d'autre choix que de recourir à des mesures de survie, notamment au troc.

Déjà, fin 1991, le ministère russe de l'Agriculture avait publié des "normes d'échange naturel" : une caisse de clous "valait" une demi-tonne de pommes de terre, un camion Kamaz 600 tonnes de grain... Effet de la désagrégation du tissu économique et commercial, ce prétendu échange naturel ne se bornait pas à concrétiser des niveaux de prix antérieurs : il enregistrait aussi la dégradation des termes de l'échange entre l'industrie et l'agriculture, la valeur des produits agricoles s'effondrant par rapport à ceux de l'industrie.

En effet, du fait du manque d'engrais, de produits vétérinaires, de matériel et pièces de rechange, la productivité du travail agricole ne cessait de diminuer alors que les entreprises industrielles, bien qu'affectées par la désorganisation économique, ne l'étaient pas dans de telles proportions. Ces dernières pouvaient souvent se permettre de maintenir leurs prix antérieurs, voire de les augmenter pour celles qui avaient accès au marché mondial et qui alignaient leurs prix intérieurs sur les cours mondiaux. Résultat : en 1995, l'agriculture s'est trouvée privée d'engrais alors que les usines qui en produisaient exportaient 90 % de leur production afin de se procurer des devises.

 

D'une "crise des ciseaux" à une autre

 

Entre 1990 et 1993, dans un contexte d'inflation et de désorganisation économique galopantes, les prix des produits industriels destinés à l'agriculture ont été multipliés par 520 alors que ceux des productions agricoles ne l'ont été que de 120. Ce n'était évidemment pas pour inciter des paysans à se lancer dans un mode d'exploitation privée. La situation devint telle que, pour caractériser l'écart croissant entre prix industriels et agricoles, on ne trouva rien de mieux que de ressortir une image et une expression appartenant à un lointain passé. On reparla de "crise des ciseaux", par analogie avec celle qui, après la guerre civile, avait menacé la survie du jeune État ouvrier quand les campagnes cessèrent d'approvisionner des villes qui payaient si mal leur travail.

A la fin des années vingt, les dirigeants d'une Union Soviétique déjà gangrenée par la bureaucratie avaient tant bien que mal sorti le pays de cette crise, au prix d'une seconde guerre civile, cette fois contre les campagnes. Ils relancèrent surtout l'industrie pour abaisser ses coûts de revient, ce que leur permettait la maîtrise étatique centralisée de certains leviers de commande économiques, en particulier la propriété collective des moyens de production, la planification des investissements et le monopole du commerce extérieur.

Dans la Russie actuelle, l'État ne dispose plus d'aucun de ces instruments. Mais la bureaucratie reste la couche sociale dominante et privilégiée, et elle parasite comme jamais l'économie sans se préoccuper des dysfonctionnements qui en résultent. Toute entreprise qui trouve preneur à l'étranger cherche à écouler tout ce qu'elle peut contre devises. Celles spécialisées dans l'importation n'ont que faire de couler cela se vérifie surtout dans l'agro-alimentaire la production locale. Et l'État central n'y peut rien, quand certains de ses membres ne facilitent pas ces opérations dans leur propre intérêt.

La tendance à l'autarcie des régions contribue à la même spirale de désorganisation et d'appauvrissement, quand ce n'est pas de famine provoquée, s'agissant des produits agricoles. Lors de l'effondrement du rouble, cet été, on a revu les bureaucrates locaux agir comme durant la "parade des autonomies" qui avait sonné le glas de l'Union Soviétique. Dans certaines régions, ils ont renforcé, et élevé quand elles n'existaient pas, les barrières à leurs frontières, interdit la sortie vers d'autres régions des produits industriels et agro-alimentaires, en arguant du souci de protéger "leur" population. Mais, parfois, cette autarcie n'en est pas vraiment une elle n'est qu'un prétexte pour détourner ces productions afin de les exporter à l'étranger.

 

"L'aide alimentaire" occidentale

 

Devant l'effondrement de sa sphère agricole, la Russie s'est tournée vers l'Occident pour assurer selon la raison officielle invoquée un approvisionnement alimentaire minimum. Ce phénomène a pris une tournure permanente et croissante depuis qu'en septembre 1991, pour la première fois depuis qu'elle avait été ravagée par l'impérialisme allemand durant la Seconde Guerre mondiale, l'URSS a lancé une demande d'aide alimentaire de près de 15 milliards de dollars à l'Occident.

Après la dévaluation d'août 1998 et la déroute financière et économique qui en résulta, la Russie a de nouveau fait appel à une aide alimentaire d'urgence. La famine menaçait, disait-on. Cela n'avait rien d'étonnant : des villes ne sont plus approvisionnées en chauffage, en électricité et en denrées ; on ne compte plus les rapports alarmants d'enseignants et médecins sur les cas de dénutrition parmi les enfants, conscrits et travailleurs non payés. Cela pour ne rien dire des peuples du Grand Nord ou de l'Extrême-Orient sibérien que l'URSS avait sortis de la préhistoire et que la Russie actuelle y renvoie : leurs kolkhozes de pêche ou d'élevage de rennes n'ont plus de débouchés, les transports étant hors de prix ou devenus inexistants, ces peuples en sont réduits à une autarcie misérable.

Le vice-Premier ministre russe chargé de l'agriculture a rappelé que, juste avant la fin de l'URSS, 14 % de la viande étaient d'origine étrangère tandis qu'en 1998 la proportion avoisinait 50 %, la consommation de viande par personne étant tombée entre temps de 75 à 50 kg par an. Une baisse d'un tiers donc : ce chiffre en vaut un autre comme indice de la chute du niveau de vie de la population. Quant à la dépendance extérieure croissante du pays pour son alimentation, outre qu'elle donne une idée de la désorganisation des filières agricoles et agro-alimentaires nationales, elle souligne un autre aspect de l'appauvrissement de la population. Car si, depuis cet été, le rouble a perdu les trois quarts de sa valeur, les importations ont suivi la même pente : d'août à septembre, pour le seul secteur alimentaire, elles ont été divisées par sept. Dans cette Russie en faillite, les exportateurs occidentaux se demandent, comme titraient les Izvestia, "ce qu'il peut rester dans ce pays d'une classe moyenne" qui, dans quelques grandes villes, avait fait leurs beaux jours, mais dont le pouvoir d'achat a brusquement chuté. Quant à ce que, jusque dans les provinces reculées, les Russes appelaient "cuisses de Bush" des morceaux de volaille dont les inondaient les États-Unis pour soutenir leurs propres agriculteurs , ces volatiles ont déserté les magasins : même à prix cassés, ils étaient devenus trop chers pour les consommateurs locaux, voire pour la fragile "classe moyenne" qu'une dévaluation a balayée du marché.

Du coup, on a vu réapparaître des produits russes que la concurrence étrangère avait chassés. Le gouvernement Primakov a présenté cela comme une chance de renouveau pour la production nationale. Cette "embellie" risque pourtant de ne guère durer : les produits de l'"aide" vont recommencer à affluer des États-Unis et d'Europe de l'Ouest, les États impérialistes voyant dans le krach russe une opportunité pour subventionner, sous couvert "humanitaire", leurs producteurs de porcs, poulets, lait et céréales.

Cette "aide", la population russe n'a pas fini d'en faire les frais. A la fois (car elle n'est bien sûr pas gratuite) par une augmentation de la dette extérieure, mais aussi par de nouveaux coups portés aux entreprises locales (kolkhozes, sovkhozes, petits producteurs) de production et transformation agricoles, peu concurrentielles face aux géants occidentaux, surtout subventionnés par leurs États.

Depuis des mois, on assiste dans la presse russe à une empoignade entre les bureaucrates du secteur commercial (et leurs parrains politiques qui ont donné le feu vert à l'aide occidentale) et, d'autre part, des représentants du secteur national agricole et agro-alimentaire public ou privé : les premiers accusent les seconds d'affamer la population, ce à quoi il leur est répondu que, pour s'enrichir, ils sapent les bases d'un marché qu'ils se targuent de promouvoir. On a là l'illustration d'une des contradictions majeures de la Russie actuelle : la faiblesse, sinon la corruption d'un État censé assurer le retour à l'économie de marché, mais incapable de s'imposer à sa propre bureaucratie.

Quant à ce que la population recevra de cette "aide", après qu'une bonne partie, comme d'habitude, en aura été détournée par les "mafias" bureaucratiques, on ne le devine que trop bien.

 

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