Grande-Bretagne - Après la chute des conservateurs, le bilan du "moins d'État"01/07/19971997Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1997/07/LdC_28.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Grande-Bretagne - Après la chute des conservateurs, le bilan du "moins d'État"

Depuis maintenant plus d'une décennie, dans tous les pays riches d'Europe occidentale les États se dégagent du rôle direct qu'ils avaient assumé dans l'économie depuis la Seconde Guerre mondiale, et parfois même avant, cédant tout ou partie du secteur nationalisé, services publics compris, au capital privé. Ce mouvement va souvent de pair avec une "déréglementation", c'est-à-dire une diminution des contrôles étatiques sur les activités de la bourgeoisie, une réduction des dépenses sociales des États et, en particulier, une diminution de la protection sociale des classes laborieuses.

Les formes, degrés et rythmes selon lesquels ce désengagement s'effectue peuvent varier en fonction des impératifs particuliers de la bourgeoisie et de son État dans le pays considéré. Mais le mouvement va dans le même sens. Loin de signifier la fin du rôle des États comme béquille du capital, le mot d'ordre démagogique du "moins d'État" sert en fait à dissimuler un énorme détournement, tant des fonds étatiques que du revenu national dans son ensemble, au profit de la bourgeoisie.

C'est la bourgeoisie britannique qui, la première, à la fin des années soixante-dix, s'est engagée dans cette voie, et c'est elle qui, à ce jour, est allée le plus loin dans cette direction. Au point que les effets dévastateurs de cette politique pour l'ensemble de l'organisation sociale ont joué un rôle important dans la défaite qu'a subie le Parti conservateur lors des élections du 1er mai dernier - défaite pour le moins humiliante puisque, après dix- huit ans de règne ininterrompu, ce parti s'est retrouvé réduit à sa plus faible représentation parlementaire depuis plus d'un siècle et demi.

Ce scrutin du 1er mai n'a pas reflété la montée d'une vague travailliste dans les classes populaires - en fait, les Travaillistes ont même perdu des voix dans leurs bastions ouvriers, où une partie de leur électorat traditionnel s'est abstenue. Bien plutôt il s'est agi d'un vote de censure de la petite bourgeoisie aisée, c'est-à-dire de l'électorat traditionnel du Parti conservateur, contre la politique de ce parti. Grâce à quoi, par le jeu du scrutin majoritaire à un tour, les Travaillistes de Tony Blair ont pu l'emporter dans des circonscriptions où ils n'avaient jamais pris pied auparavant.

Pendant les dix-huit ans de gouvernements conservateurs, cet électorat petit-bourgeois n'a sans doute rien trouvé à redire à la façon dont on portait au pinacle la course au profit individuel, d'autant moins qu'il a largement profité des nombreux cadeaux, fiscaux et autres, qui furent faits aux classes aisées. Dans le confort des quartiers résidentiels, Il n'a pas été gêné non plus par la désagrégation sociale et l'appauvrissement général qui frappaient les classes plus modestes. Mais les choses ont commencé à changer à partir de la récession du début des années quatre-vingt-dix, lorsque la politique du pouvoir a fini par affecter profondément des services publics vitaux, tels que l'école, la santé ou les transports. Cette fois, une partie de cet électorat aisé a été directement touchée. Et le 1er mai dernier, il a fini par exprimer son mécontentement dans les urnes, avec d'autant moins d'hésitations que les Travaillistes s'engageaient à mener la même politique que leurs prédécesseurs, mais plus efficacement, "plus radicalement" comme disait Tony Blair, et sans les "bavures" qui déplaisaient tant à cet électorat aisé.

Quoi qu'ils aient promis, ou plus exactement laissé entendre, les Travaillistes ne peuvent pas, même s'ils le souhaitaient, éviter ces "bavures". Il faudrait pour cela un revirement complet de politique se traduisant par une injection massive de ressources dans les services publics, qui ne pourrait se faire qu'en prenant sur les profits. Or il n'en est pas question pour Blair, puisqu'au contraire tout doit être subordonné à la consolidation d'une "véritable association entre les fonds publics et le capital privé, au service d'une florissante économie de marché", c'est-à-dire justement au profit du capital.

Du coup, Churchill, le Premier ministre Conservateur des années quarante, ou Lloyd George, son homologue libéral du début du siècle qui introduisit le premier système de protection sociale dans le pays, font figure de réformateurs sociaux, sinon de gauchistes, comparés à Blair, ce champion moderne des privatisations et de l'ouverture des services publics et de la protection sociale au capital privé ! Pourtant, les uns et les autres n'ont jamais été que des politiciens tout dévoués aux impératifs et aux desiderata de la bourgeoisie - mais justement, ce sont bien les impératifs et les desiderata de la bourgeoisie qui ont changé.

Derrière la tradition du "laissez-faire"

En Angleterre, comme dans le reste de l'Europe, le développement initial de la bourgeoisie s'est fait à l'ombre de l'État. Mais par la suite, pendant longtemps, l'État anglais est resté un simple auxiliaire du développement capitaliste, contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres pays, comme l'Allemagne ou la France, où l'État a été au contraire, tout au long du 19e siècle, le principal artisan de ce développement. De ce fait, au début du 20e siècle, il n'y avait pas en Grande-Bretagne de traditions établies de dirigisme étatique en matière économique.

Jusqu'à la Première Guerre mondiale, les rares incursions de l'État dans l'économie se limitèrent à des prêts considérables, mais quasi occultes, à quelques grandes compagnies vitales pour l'empire colonial britannique - la compagnie du Canal de Suez, la société pétrolière Anglo-Persian Oil Company, la compagnie maritime Cunard, etc. La seule exception fut, en 1912, la nationalisation de fait de la principale compagnie de téléphone du pays, mais ce fut au nom des intérêts militaires de l'empire.

En 1914, il fallut néanmoins se rendre à l'évidence : la machine industrielle anglaise n'était pas prête à la guerre européenne. Le "laissez- faire" étatique traditionnel fit place à un dirigisme à grande échelle sous la houlette de Lloyd George. En juin 1915, la "loi sur les munitions" fit passer l'ensemble des secteurs industriels liés à l'effort de guerre sous le contrôle d'un appareil administratif colossal dont la direction fut assurée par des hommes de confiance des grandes familles industrielles. Pendant quatre ans, cette administration organisa la vie de 3 millions et demi d'ouvriers et exerça un contrôle absolu sur l'ensemble des échanges commerciaux, ainsi que sur la production et la distribution des matières premières et des produits d'alimentation.

Les barons de l'industrie ne s'en trouvèrent que plus riches. Mais ils ne se montrèrent guère reconnaissants. A peine le traité de Versailles signé, ils exigèrent l'abolition de tout contrôle étatique.

Mais l'appareil gestionnaire de l'effort de guerre n'en survécut pas moins, sous la forme du "Comité pour la Défense de l'Empire" - un réseau complexe de comités, regroupant militaires de haut rang, grands commis de l'État, financiers et représentants de l'industrie, qui reçut pour fonction officielle de "préparer l'économie et les institutions de l'État britannique à faire face à un nouvel effort de guerre". Dans les faits, outre la répartition des grandes commandes d'État, cette structure devint le véhicule privilégié d'une intervention discrète, mais systématique, de l'État dans l'économie.

L'industrie britannique était alors parmi les moins concentrées du monde occidental. Face à la concurrence accrue de l'après-guerre, l'État entreprit de favoriser, et au besoin d'imposer, la constitution de grandes entreprises nationales capables de rivaliser avec leurs homologues américaines, allemandes et françaises. Dès 1921, les vieilles sociétés de chemins de fer furent contraintes de fusionner. Les entreprises électriques durent faire de même en 1926, cette fois-ci avec une prise de participation de l'État qui lui permit d'exercer un contrôle sur le secteur et de justifier le financement d'un réseau de distribution national par les fonds publics.

La crise mondiale des années trente renforça l'intervention de l'État. Pour sauvegarder les secteurs les plus touchés et compenser leur décrépitude, l'État instaura des cartels regroupant les entreprises privées de secteurs entiers sous son contrôle. Ce fut le cas pour la sidérurgie, en 1932, dont, de surcroît, la vente des produits devint monopole d'État. Le charbon fut également cartellisé en 1936, pour finalement passer deux ans plus tard sous le contrôle de l'État dans une opération qui ressemblait fort à une nationalisation qui ne disait pas son nom. En même temps, une réglementation étroite des prix fut introduite, tandis que dans le domaine agricole un marché d'État fut créé qui bientôt absorba un tiers de la production nationale.

Et puis, à partir de 1932, prenant prétexte de l'occupation de la Mandchourie par le Japon, l'État ouvrit les vannes des fonds publics aux trusts industriels en déclarant le moment venu de réarmer le pays en prévision d'une guerre prochaine. Toute une industrie jaillit des subsides étatiques. Un petit nombre de firmes de construction aéronautique se virent offrir des usines clés en main, tous frais payés, pourvu qu'elles acceptent de fabriquer les avions dont l'armée de l'air avait besoin. Pendant ce temps, des entreprises au bord de la faillite furent tirées d'affaire par une reconversion d'autant plus inespérée qu'elle était tous frais payés, dans la fabrication de tanks et d'obus. En général, néanmoins, à l'exception du transport aérien et des installations aéroportuaires qui furent nationalisés en 1939 pour des raisons militaires, le réarmement ne se traduisit pas par des nationalisations.

Les nationalisations de l'après-guerre

En 1945, le programme de nationalisations du nouveau Premier ministre travailliste Attlee consista pour l'essentiel à formaliser et rationaliser la situation hétéroclite héritée tant de l'entre-deux-guerres que de l'économie de guerre elle-même, suivant des plans qui avaient été conçus par les conseillers de Churchill pendant la guerre même.

Des secteurs dont l'État avait pris le contrôle sous des formes diverses avant 1939 furent totalement nationalisés. Ce fut le cas pour la Banque d'Angleterre, les charbonnages, l'aviation civile, la sidérurgie et l'électricité. D'autres nationalisations vinrent entériner l'état de fait créé par les besoins de l'économie de guerre : les transports routiers et fluviaux, le métro londonien, le chemin de fer, les docks, le gaz (que les municipalités contrôlaient déjà avant la guerre) et quelques entreprises mineures.

En fait, les plans préparés sous Churchill allaient bien plus loin. Par exemple, ils prévoyaient la nationalisation des assurances - bastion auquel Attlee n'osa pas s'attaquer - et la transformation du vieux cartel de la sidérurgie en un trust sidérurgique d'État - qu'Attlee nationalisa sans rien changer à l'indépendance des vieilles entreprises du cartel de 1932.

Il en fut de même du système de prévoyance sociale, ce "welfare state" qui, selon le langage officiel, devait garantir l'existence de la classe ouvrière "du berceau jusqu'à la tombe". Il sortit des plans des technocrates de Churchill, mais sous une forme également édulcorée. Par exemple, selon ces plans, le nouveau Système National de Santé aurait dû fournir une médecine gratuite à tous, en intégrant hôpitaux et dispensaires, médecins et professions para-médicales, et jusqu'aux laboratoires pharmaceutiques les plus importants, dans un grand service d'État. Mais il n'en fut rien. Attlee capitula devant la révolte des médecins en leur laissant une certaine indépendance, et il ne toucha pas à l'industrie pharmaceutique qui, au contraire, s'engraissa rapidement aux dépens du budget de l'État. Quant à la gratuité totale, il n'en était déjà plus question en 1950.

Pour la bourgeoisie britannique, l'ensemble des mesures étatiques de l'après-guerre représentèrent un ballon d'oxygène vital, en la libérant de toute une série de contraintes.

Sous le couvert de la nationalisation des industries de base les plus anciennes et des services et infrastructures publics, l'État prit en charge les investissements considérables nécessaires à la remise en état, la reconversion et la modernisation de ces secteurs, ce que les anciens propriétaires n'étaient ni prêts, ni probablement capables d'assumer de toute façon. Le "welfare state", dans la mesure où il assurait un revenu minimum à tous les foyers et garantissait la quasi-gratuité des soins médicaux, a permis pendant longtemps au patronat britannique de maintenir les salaires ouvriers à un niveau plus bas que les bourgeoisies concurrentes, sans risquer pour autant de déclencher une explosion sociale.

Enfin, l'indemnisation très large des anciens actionnaires par le gouvernement travailliste permit à ceux-ci de troquer des chiffons de papier devenus sans valeur contre des capitaux frais. Ainsi fut opéré un énorme transfert de fonds des caisses de l'État vers celles du capital - pour donner un ordre de grandeur, ce transfert représenta au total l'équivalent d'un tiers du revenu national de l'année 1948 ! Cette énorme ponction fut payée pour partie par les classes populaires britanniques, par une austérité qui dura plus tard que dans le reste de l'Europe (par exemple, le rationnement des denrées alimentaires ne disparut qu'en 1954), et pour partie par celles des pays du Commonwealth, dont les réserves de devises furent razziées sans vergogne par Londres.

Quoi qu'il en soit, cet afflux massif de capitaux frais permit à la bourgeoisie britannique de ne pas être balayée totalement de son ancienne sphère d'influence dans le repartage du monde qui suivit la guerre. Elle put y préserver, pour quelque temps au moins, une position stratégique dans la sphère financière et bancaire face à la puissance économique de l'impérialisme américain.

Le tournant de la crise des années soixante-dix

La bourgeoisie avait ainsi abandonné, bribe par bribe, son contrôle direct sur des pans de plus en plus importants de l'économie, abandonnant du même coup une partie de ses prérogatives à l'appareil de l'État. Mais elle ne l'avait pas fait sans réticence ni réserve, même si chaque mesure avait été prise dans le seul but de défendre ses profits. Elle ne s'y était résolue que petit à petit, sous la pression des crises successives de l'entre-deux-guerres, puis, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, sous la double menace de perdre sa place sur le marché mondial dans le repartage du monde qui suivit la guerre et d'avoir à faire face, comme en 1919-1927, à de nouveaux soubresauts sociaux. Ce furent ces pressions et menaces qui engendrèrent dans les rangs de la bourgeoisie le consensus sur lequel se développa le dirigisme étatique de l'après-guerre.

Mais ce consensus ne pouvait durer qu'aussi longtemps que les inconvénients du dirigisme étatique paraissaient justifiés par les avantages qu'ils procuraient à la bourgeoisie. Le retour de la crise mondiale, au début des années soixante-dix, a changé suffisamment les données du problème pour amener la bourgeoisie à revoir les choix qu'elle avait faits trois décennies plus tôt. Mais là encore, il a fallu un certain temps avant qu'un nouveau consensus se forme, aboutissant au désengagement massif de l'État dans les années quatre-vingt.

Lorsque survint la crise du dollar du début des années soixante-dix, puis la crise pétrolière de 1973, nombre de grandes entreprises britanniques, toujours aussi vétustes comparées à leurs concurrentes étrangères, furent rapidement dans le rouge. Dans un premier temps, il ne fut pas question néanmoins de changer de politique. L'ensemble de la classe politique soutint un recours à une version actualisée des bonnes vieilles méthodes des années trente.

Les gouvernements travaillistes nationalisèrent les "canards boiteux", selon l'expression d'alors, et les caisses de l'État se substituèrent aux actionnaires défaillants pour fournir à ces entreprises les investissements qui leur manquaient. En même temps, ils lancèrent des opérations de concentration et de rationalisation à grande échelle, provoquant la première hausse importante du chômage depuis la guerre. Ainsi, par exemple, la formation par l'État du groupe automobile British Leyland coûta-t- elle 19 000 emplois, tandis que le pôle moteur avionique constitué autour de Rolls Royce en coûta 5 600.

Seulement, et ce fut le premier changement qui intervint sous le gouvernement travailliste de Callaghan à partir de 1976, les finances publiques furent rapidement incapables de faire face aux besoins croissants de l'industrie. Le temps où Londres pouvait piocher dans les réserves monétaires des pays du Commonwealth pour financer son déficit était révolu. Ce furent donc les budgets sociaux qui firent les frais de l'opération, c'est-à-dire ceux du "welfare state". Les activités non-médicales des hôpitaux commencèrent à passer à des sous-traitants privés pour réduire les coûts ; les hôpitaux eux-mêmes se mirent à fermer avec un bilan net de 34 500 suppressions de lits hospitaliers entre 1974 et 1979. Enfin, en 1978, une loi mit fin au monopole hospitalier du Service de Santé en autorisant l'ouverture d'hôpitaux privés - afin, dirent les Travaillistes, de soulager le Service de Santé en encourageant les classes aisées à s'adresser ailleurs.

C'est donc sous Callaghan que commença réellement la politique de réduction des budgets sociaux qui fut systématisée par Thatcher dans les années quatre-vingt.

Car, dans le contexte d'une crise qui s'avérait désormais permanente, les vieilles méthodes ne parvenaient pas à relever les profits de la bourgeoisie britannique. Celle-ci perdait rapidement du terrain dans le Commonwealth. En Inde, les investissements des entreprises américaines étaient désormais plus importants que ceux de leurs homologues anglaises. Non seulement l'Inde, mais également le Nigéria, la Rhodésie et l'Afrique du Sud, menaçaient de suivre l'Australie, le Canada, la Nouvelle- Zélande et même le Pakistan, dans l'orbite commerciale des USA. Il fallait donc que les capitalistes britanniques puissent retrouver dans leur propre marché national et dans les caisses de leur État, de quoi compenser le recul subi sur le marché mondial, en s'appropriant une part plus importante du revenu national, et cela forcément au détriment des classes laborieuses. Tel fut le point de départ du tournant amorcé sous le gouvernement travailliste de Callaghan, puis développé par les Conservateurs à partir de 1979.

L'ère des grandes privatisations

Mais comment la bourgeoisie pouvait-elle accroître sa part d'un revenu national dont une part importante était produite par un large appareil industriel étatisé et une autre part était absorbée par les frais de fonctionnement de services publics contrôlés par l'État et des divers organismes de protection sociale ? D'autant que les possibilités ouvertes par les marchés d'État avaient depuis longtemps été utilisées au maximum par des branches industrielles entières, à qui elles assuraient une existence parasitaire - des industries d'armement à l'électronique, en passant par l'industrie pharmaceutique.

La fiscalité offrait un moyen commode. Très rapidement, l'impôt sur les bénéfices baissa et les contributions sociales du patronat furent allégées - tandis que celles des salariés augmentaient dans les mêmes proportions. A elle seule, la réduction des contributions sociales patronales a permis un transfert de ressources considérable vers les entreprises au détriment des salariés, puisqu'on estime qu'au cours de l'année 1996 le patronat aurait dû payer 52 milliards de francs supplémentaires si les taux de 1979 étaient restés en vigueur.

Restait donc à redonner à la bourgeoisie le contrôle de ce qui pouvait être profitable dans l'industrie nationalisée. Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Les morceaux immédiatement profitables du secteur public étaient peu nombreux, une dizaine de compagnies en tout, qui furent rapidement cédées à des repreneurs privés entre 1979 et 1984. Mais parmi celles-ci, deux seulement étaient vraiment importantes - le groupe pétrolier BP et la compagnie du téléphone, British Telecom - qui ne furent l'objet à ce stade que d'une privatisation très partielle. Leur taille aurait nécessité des opérations boursières de grande envergure que le marché londonien était jugé incapable d'absorber, par manque de liquidités. Et il paraissait difficile de convaincre les actionnaires étrangers de placer leur argent dans de telles entreprises dont l'avenir était encore jugé incertain. En attendant, le gouvernement Thatcher se contenta donc de poursuivre la politique de ses prédécesseurs travaillistes, en restructurant et rationalisant le secteur public, par des plans de suppressions d'emplois massifs.

Il fallut attendre deux faits nouveaux pour que reprennent les privatisations, et cette fois-ci, sur une tout autre échelle. L'un fut d'ordre politique - la défaite de la grève des mineurs de 1984-1985, qui ouvrit la voie à un tour de vis brutal dans la grande industrie et convainquit les possédants qu'ils n'avaient plus tellement à craindre les réactions de la classe ouvrière britannique face aux mesures de rentabilisation. L'autre fut d'ordre financier - le "Big Bang" d'octobre 1986 dans la City de Londres, c'est-à-dire l'introduction parallèle, d'une part, de mesures de déréglementation multipliant le nombre d'entreprises financières, britanniques et étrangères, habilitées à opérer directement sur le marché de Londres, et d'autre part, d'innovations technologiques permettant une augmentation considérable tant de la vitesse d'exécution que du volume des transactions.

L'année 1986 marqua le grand tournant. Les grandes entreprises du secteur public furent vendues en Bourse les unes après les autres : British Airways, BAA (la société des Aéroports), Rolls-Royce, la compagnie du gaz, le reste de British Telecom, le reste de BP (vente qui, coïncidant avec le krach boursier d'octobre 1987, faillit bien se terminer en désastre), la sidérurgie, la production et la distribution électrique, l'épurage et la distribution de l'eau (précédemment propriété des municipalités), l'énergie nucléaire, et finalement Railtrack, la compagnie propriétaire des voies et terrains de l'ancien réseau ferré nationalisé.

Quasiment tout le secteur public y passa, à l'exception des services intégrés à l'appareil d'État lui- même. Il n'y eut que deux exceptions. L'une fut la poste, entreprise publique florissante et convoitée, que les Conservateurs n'osèrent pas privatiser à cause des remous que cette idée suscitait dans leur propre électorat. Ils se contentèrent d'en privatiser un petit bout : les bureaux de poste de quartier, qui avaient de toute façon toujours eu un statut un peu à part, comparable à celui des bureaux de tabac en France. L'autre exception fut le Service de Santé, à la fois pour des raisons politiques évidentes mais aussi parce que la restructuration en entreprises "profitables" d'une organisation intégrée employant près d'un million de salariés posait des problèmes pratiques d'une tout autre nature.

Les oeufs d'or de la finance

Au total, le montant des recettes gouvernementales imputables aux privatisations entre 1979 et 1996 a été évalué à 90 milliards de livres, c'est-à- dire moins d'un quart du revenu national annuel moyen durant cette période - bien moins, relativement au revenu national, que ce qu'avaient touché les actionnaires lors de la nationalisation des ancêtres de ces mêmes entreprises, pourtant en bien plus piteux état au lendemain de la guerre. Et encore ces chiffres ne tiennent-ils pas compte de l'ardoise de quelque 20 milliards de livres de dettes laissée par ces entreprises, sur laquelle l'État a passé l'éponge au moment des opérations de privatisation.

Autant dire que pour le petit monde des "vrais" actionnaires, les privatisations ont été une affaire en or. Parce que c'est bien d'un tout petit monde qu'il s'agit, malgré les mythes sur l'actionnariat "populaire" de l'ère thatchérienne. Si le nombre de propriétaires d'actions est passé de 3 à 11 millions sous les Conservateurs, la proportion des actions détenues par des individus n'a cessé de décroître pour atteindre moins de 20 % aujourd'hui. Or c'est le petit monde de ceux qui détiennent les plus de 80 % restants - banques, compagnies d'assurances, fonds de placement en tout genre et autres entreprises ne dédaignant pas la spéculation boursière - qui a tiré un profit maximum des privatisations. Sans doute les acheteurs initiaux ont-ils gagné en moyenne 14 % de leur mise le jour-même de la mise en vente. Mais les gros qui leur ont racheté leurs actions, eux, ont vu les cours tripler, quadrupler, voire décupler dans certains cas, en quelques années, sans parler des dividendes.

A cela, il faut ajouter l'incroyable développement de tout un secteur parasitaire qui a bourgeonné autour de la City et de ses privatisations monstres - allant des cabinets conseils aux agences publicitaires, en passant par des armées d'hommes de loi et autres experts et intermédiaires financiers, qui se sont partagé les quelque 5 milliards de livres payés par l'État comme frais de ces privatisations.

En fait, les grandes privatisations semblent bien avoir été, pour la finance britannique, ce que les nationalisations avaient été pour l'ensemble de la bourgeoisie britannique au lendemain de la guerre - un ballon d'oxygène vital. C'est ainsi que des économistes, par ailleurs partisans enthousiastes de ces privatisations comme d'ailleurs du "Big Bang", expliquent aujourd'hui que, sans les privatisations boursières, le "Big Bang" n'aurait été qu'un "flop", faute d'actions à négocier, et que la City n'aurait jamais réussi à surmonter son handicap face aux places boursières américaines et japonaises.

Ce n'est d'ailleurs pas le seul chapitre de la politique de désengagement de l'État qui semble avoir été taillé sur mesure pour les besoins de la finance britannique. Ce fut également le cas de cet autre grand thème populiste du thatchérisme, la vente des logements sociaux à leurs locataires, vente qui était censée transformer la Grande- Bretagne en une "grande nation de propriétaires".

Disons tout de suite que cela n'a pas été le cas. Le nombre des propriétaires a sans doute augmenté, mais aussi celui des sans-logis, tandis que, face à la montée vertigineuse des loyers due à la diminution drastique des crédits aux logements sociaux, les locations partagées à plusieurs sont devenues la règle dans les grandes villes.

Mais la vente, moyennant des prêts hypothécaires, d'environ un million cinq cent mille logements de ce type entre 1981 et 1989, associée à la déréglementation du prêt immobilier, a été une cure de jouvence providentielle pour le secteur du crédit immobilier, et plus généralement celui du crédit à la consommation, qui étaient en crise depuis longtemps. Et c'est ce qui a déclenché le "boom" de l'immobilier de la fin des années quatre-vingt. Là aussi les principaux bénéficiaires de cette énorme bulle artificielle ont été les gros établissements financiers, et en particulier les banques. En revanche, une fois le "boom" retombé, bon nombre des "heureux" propriétaires se sont retrouvés avec des dettes supérieures à la valeur marchande de leur logement et ont dû subir les "joies" douteuses de l'expropriation.

Mais alors que, dans le cas de la privatisation des entreprises du secteur public, l'État avait fait aux nouveaux actionnaires le cadeau de passer l'éponge sur les dettes de ces entreprises, dans celui de la vente des logements sociaux, l'État transféra aux accédants à la propriété les dettes qu'avaient accumulées les municipalités pour financer les programmes de logements sociaux - le seul cadeau alla donc aux intermédiaires financiers qui purent prélever leur dîme au passage.

Services publics : privatisation totale, par tranche ou... par la bande

Tous les services publics n'ont pas été traités de la même façon dans le processus de désengagement de l'État.

La poste, on l'a vu, reste un établissement public, que le nouveau gouvernement travailliste s'est engagé à doter d'un statut de droit privé pour lui permettre de "faire face à la concurrence", c'est-à-dire de se lancer dans des opérations prédatrices à l'étranger comme le fait déjà par exemple son homologue hollandaise, qui a été privatisée il y a quelques années.

A l'autre extrême, il y a British Gas, qui a été privatisée en Bourse, en un seul morceau, conservant de fait jusqu'en 1995 le monopole de la production et de la distribution du gaz. Aujourd'hui, le consommateur peut, en théorie, acheter son gaz à d'autres opérateurs à qui British Gas est obligé de concéder l'usage de son réseau. Trente compagnies se partagent ainsi 60 % de la vente de gaz, mais toutes doivent en passer par les fourches caudines de British Gas, dont les profits montrent qu'elle se satisfait très bien de la situation. Depuis sa privatisation, en 1986, British Gas a supprimé 40 % de ses emplois ainsi que le service de maintenance- sécurité bon marché que fournissait la compagnie auparavant - ce qui explique sans doute en grande partie l'augmentation de 65 % des cas d'intoxication par monoxyde de carbone recensés depuis.

Les cas de l'électricité et de l'eau sont différents. Là, les réseaux ont été scindés en 12 compagnies de distribution d'électricité, 5 compagnies génératrices de courant et 10 compagnies d'eau. Toutes ont été vendues en Bourse, chacune disposant d'une position de monopole dans sa propre sphère d'activité régionale. Et toutes se sont très rapidement mises à distribuer des dividendes considérables (pour accélérer la hausse de leur cours en Bourse) et des émoluments exorbitants à leurs dirigeants - ceux que la presse désigne depuis sous le sobriquet de "fat cats" (chats repus).

Là non plus, les scandales ne manquent pas. Une enquête a révélé au début de cette année que la moitié de l'eau potable qui circule dans les canalisations britanniques se perd avant d'arriver au consommateur, faute d'entretien. Certaines compagnies ont imposé aux familles les plus pauvres des compteurs d'eau à pièces (donc avec pré-paiement) avec un tarif supérieur à celui des autres usagers. Ou encore, l'une d'entre elles, South West Waters, s'est débarrassée des délégués du personnel chargés de l'hygiène et de la sécurité en cessant de reconnaître les syndicats (ce qui est parfaitement légal) et, comme le personnel chargé par l'État de surveiller la qualité de l'eau est quasiment inexistant, cela veut dire qu'il n'y a pratiquement plus aucun contrôle sur les agissements de cette société.

Toutes ces compagnies sans exception ont procédé à des suppressions d'emplois importantes depuis la privatisation, en prélevant d'ailleurs les indemnités de départ qu'elles offraient sur les fonds de retraites complémentaires dont elles ont hérité au moment de la privatisation et dont elles se servent tout simplement comme d'une réserve d'argent frais. L'une d'elles vient d'être condamnée pour cette raison par un tribunal. Mais, compte tenu des délais de procédures, d'appel en appel, cela peut prendre des années avant qu'elle soit légalement contrainte de rembourser ce qu'elle a pris.

Qui plus est, ces sociétés d'eau et d'électricité, avec leurs profits et dividendes mirobolants, ont évidemment attiré les prédateurs. Sept des douze sociétés de distribution électrique sont déjà passées sous le contrôle d'entreprises américaines dans le cadre d'OPA, tandis que la Générale des Eaux, la Lyonnaise des Eaux et la Saur, filiale de Bouygues, les trois sociétés françaises d'eau, se partagent le contrôle de neuf des dix sociétés distributrices d'eau. Deux sociétés de distribution d'électricité ont été rachetées par des compagnies de distribution d'eau, et une autre par le groupe financier anglais Hanson, tristement célèbre pour la façon dont il jette les sociétés qu'il achète après en avoir extrait le maximum de profits. Quant aux sociétés génératrices d'électricité, un processus de concentration est en train de s'opérer entre elles, qui a déjà réduit leur nombre réel de cinq à trois.

Lors des privatisations, le gouvernement a fait grand cas de la mise en place d'un "régulateur" dans chacune de ces industries, sorte d'organisme "indépendant" chargé de contrôler que les entreprises du secteur satisfont au cahier des charges qui leur a été imposé lors de la privatisation et maintiennent leurs prix à des niveaux acceptables. Mais ces "régulateurs", nommés par le gouvernement, sont avant tout indépendants des usagers. Et très vite ils sont apparus plus soucieux de maintenir un équilibre "politique" entre le niveau des dividendes et celui des tarifs que de contrôler le niveau des investissements et de la sécurité. De toute façon, au stade où en sont les choses, avec la multiplication des liens entre compagnies, et la décentralisation à l'étranger de certaines directions, ces "régulateurs" ne peuvent plus imposer grand-chose, puisque leur seule arme est en fait celle des tribunaux anglais... ce qui ne risque pas d'impressionner beaucoup la Générale des Eaux, par exemple.

Les chemins de fer, pour leur part, ont subi un sort d'un autre type. L'ancien réseau est subdivisé en une myriade de compagnies privées (au moins deux cents, mais probablement beaucoup plus, nul ne peut plus en tenir un compte exact). Le plus gros morceau est Railtrack, qui possède les voies, les installations de signalisation, les plus grosses gares et une grande part des terrains qui appartenaient au chemin de fer. Elle a été privatisée et introduite en Bourse en 1996. Mais Railtrack "achète" l'entretien de ses installations à treize compagnies privées régionales qui toutes ont été vendues à des entreprises diverses, essentiellement liées au bâtiment. En revanche Railtrack "vend" l'usage des voies, des locaux, de la signalisation, etc., à 25 compagnies de trafic passagers - qui ont en fait un statut de franchise concédé par le gouvernement pour une durée allant de 7 à 15 ans, au cours desquels elles continuent à toucher des subventions de l'État - et à six compagnies de trafic frêt (de vraies compagnies privées qui sont en fait maintenant toutes passées sous le contrôle du même opérateur américain, Wisconsin Central Transportation). De leur côté, ces 31 compagnies de trafic "louent" leurs trains à trois compagnies de location de matériel roulant et en "achètent" l'entretien à trois autres compagnies de maintenance - lesquelles "achètent" l'usage de leurs installations à Railtrack.

En fait, ce cauchemar délirant n'est plus qu'une version très simplifiée de la réalité. Car, au bout d'un an à peine de privatisation, chaque compagnie s'est empressée de passer en sous-traitance une partie des activités dont elle a la charge de façon à réduire ses coûts de personnel. Et on voit de plus en plus se développer le syndrôme de la chaîne de sous- traitance "sans fin" : des travailleurs qui, à force de passer de sous-traitant en sous-traitant de sous-traitant, finissent par ne plus savoir très bien qui est leur patron et par s'apercevoir un jour qu'il n'y a plus personne pour les payer. Ainsi, l'une des plus grandes gares de Londres n'a plus de maintenance électrique, parce que le dernier sous-traitant en date a mis la clé sous la porte. En revanche, une énorme administration chargée de règler les litiges et transactions entre les diverses compagnies a dû être mise en place, sans rien régler d'ailleurs, mais à un coût social exorbitant parce que totalement parasitaire. Inutile de dire que, dans ces conditions, l'idée d'un réseau national de chemins de fer est en train de devenir une abstraction purement théorique, et que la tendance qui se dessine de plus en plus dans les diverses compagnies de trafic passagers, c'est de tout faire pour attirer le voyageur d'affaires - celui qui est prêt à payer le prix fort parce que ce n'est pas lui qui paie mais son entreprise - au détriment de Joe Smith, qu'il soit banlieusard ou voyageur d'occasion.

Faire subir un tel traitement ouvertement au Service de Santé aurait probablement déclenché des émeutes. Les Conservateurs n'ont pas osé. Mais ils l'ont fait par la bande, par la porte de derrière en quelque sorte, en offrant l'autonomie financière, et des marges de profits, à certaines entités en son sein. Ainsi, les hôpitaux d'un côté, et les cabinets de médecins de l'autre, sont devenus des "prestataires de service" au sein d'un "marché" de la Santé. Les uns comme les autres reçoivent des enveloppes dont ils usent comme ils le désirent dans les limites d'un cahier des charges qui laisse bien des latitudes dès lors qu'on n'engage pas trop de frais pour les malades. Le cabinet médical "vend" à l'État la prise en charge d'un certain nombre de malades, et gère pour chacun d'eux un budget avec lequel il doit "acheter" médicaments, soins para-médicaux et hospitaliers. Il "achète" donc à un hôpital une appendicite pour Mr Smith, en prenant soin de choisir le moins cher. L'hôpital, de son côté, a tout loisir de se spécialiser dans certains traitements plutôt que dans d'autres, parce qu'il peut les vendre plus cher ou les faire à moindre coût. C'est la "régulation par le marché", selon l'expression consacrée.

Et tant pis si, du coup, certains cabinets médicaux refusent de prendre en charge des personnes âgées nécessitant des soins coûteux, ou si certains hôpitaux abandonnent des opération jugées trop peu rentables ! L'important, et c'est la "beauté" du système disent les bureaucrates qui l'ont mis en place, c'est qu'il se régule de lui-même sans l'intervention de l'État. La belle blague, quand on sait que pour administrer les transactions et contrôles financiers qui accompagnent ce "marché de la Santé", il a fallu créer de toutes pièces un appareil comptable et légal employant plus de 20 000 personnes dans l'ensemble du Service de Santé ! Mais bien sûr, globalement, cette pseudo-privatisation a abouti au résultat escompté : des dizaines de milliers de suppressions d'emplois, la détermination hôpital par hôpital (et en baisse) des conditions de travail et des salaires, l'augmentation vertigineuse des services hospitaliers payants "hors-Service de Santé" et surtout une structure incontrôlable par l'État et qui sera aisément privatisable par morceaux lorsque l'occasion sera favorable.

Derrière le "moins d'État"

Si les intérêts de la grande finance ont sans doute été au premier rang des préoccupations des Conservateurs lorsqu'ils conçurent les grandes privatisations des années 1986-1990, par la suite cela devint moins vrai. A partir de 1990, la reprise de la récession, le déficit croissant du budget de l'État, le poids de son endettement et la crainte des désordres monétaires que cela pourrait entraîner, prirent les devants. Les coupes claires faites dans les budgets sociaux au cours des années quatre-vingt n'y suffisant plus, le gouvernement chercha d'autres sources d'économies, par tous les moyens, y compris les plus ubuesques, surtout après la panique monétaire de 1992. Il en résulta, toujours sous prétexte de "faire reculer l'État", le règne omniprésent de la sous-traitance privée qui remplit aujourd'hui une bonne partie des fonctions qui incombaient auparavant à la Fonction publique, que ce soit sur le plan local ou national.

En fait, il s'agit de recettes déjà anciennes, utilisées depuis le milieu des années quatre-vingt pour imposer une réduction des dépenses municipales. Les municipalités sont légalement contraintes de lancer des appels d'offres publiques pour la plupart des tâches d'entretien de voirie, de locaux, etc. qui leur incombent. Des multinationales telles qu'Onyx, filiale de la Générale des Eaux, se sont fait une spécialité de rafler ce genre d'appels d'offres pour le nettoyage et la voirie. D'autres se sont spécialisées dans la restauration. Il y a des profits à faire, du moment qu'on est prêt à tirer sur les salaires et les conditions de travail et c'est ce que font tous les cow-boys, même multinationaux, de ce secteur.

Au début des années quatre-vingt-dix, la même chose s'est faite avec des pans entiers de la Fonction publique, qui sont d'abord devenus des "agences indépendantes", avant de passer au secteur privé. C'est le cas d'une partie des prisons, de l'équivalent des agences pour l'emploi, de l'administration des musées, de celle des parcs publics, du service chargé de recouvrer les pensions alimentaires des couples divorcés ou séparés, etc. D'autres sont dans le collimateur, dont le service des douanes, le contrôle aérien, l'office météorologique et l'équivalent britannique des services du Procureur de la république en France. Mais déjà, on doit faire face à un monstrueux édifice bureaucratique, dont le fonctionnement est dicté par les tonnes de paperasse des contrats de sous-traitance et surveillé par d'innombrables "régulateurs indépendants" (les "watchdogs" ou chiens de garde, selon la terminologie officielle), et contre lequel les infortunés administrés n'ont guère d'autre recours que l'arbitrage des tribunaux.

Dans ces opérations de "privatisation" des fonctions étatiques, les emplois, les salaires et les conditions de travail sont les premières victimes. Mais surtout les budgets de fonctionnement des "agences" ainsi privatisées ne figurent plus au budget de l'État qui, désormais, se contente de leur acheter leurs services. Il n'en résulte pas un coût moindre pour le budget de l'État, parce qu'il y a tous les "à-côtés" à financer, et surtout parce que les tâches de ces "agences" sont tellement spécialisées qu'elles se retrouvent de toute façon sans concurrence et s'empressent de monter leurs tarifs dès qu'elles ont la moindre indépendance.

En fait, dans la réalité, la principale source de "réduction" des dépenses de l'État consiste à faire de la cavalerie. Par exemple, l'État britannique a vendu récemment pour plusieurs milliards de livres l'ensemble des logements de fonction de l'armée à une entreprise de gestion de biens. La recette de cette vente figurera au chapitre "recette" des deux années à venir. Elle compensera plus que largement une nouvelle dépense de l'État, qui, elle, reviendra tous les ans, celle de la location de ces mêmes logements. Pendant deux ans, le déficit du budget s'en trouvera diminué d'autant et ensuite... on trouvera bien une autre opération de cavalerie pour gagner encore du temps.

Mais il y a encore d'autres raffinements possibles à la rhétorique du "moins d'État", qui risquent de connaître de nouveaux développements avec les Travaillistes. Au début des années quatre-vingt-dix, les Conservateurs avaient introduit l'idée des "Initiatives Financières Privées". Par exemple, une entreprise achetait le droit de financer la construction d'une prison et de l'exploiter pendant vingt ou trente ans, pendant lesquels l'État paierait les prestations fournies par la prison bien entendu. Autrement dit, encore de la cavalerie, et de surcroît une cavalerie onéreuse à long terme puisqu'il faut bien laisser au capital privé de quoi faire du profit, mais en plus qui peut se révéler dangereuse si elle soumet des activités sociales vitales aux exigences du profit. Sous les Conservateurs, ce concept n'a guère eu de développement faute de candidats privés. Mais Blair, qui avait condamné cette idée vertement en son temps, a fini par la reprendre à son compte, en proposant par exemple que la maintenance des écoles (dont beaucoup tombent en ruine aujourd'hui) soit financée de cette façon. Et il y a d'autres projets en cours, comme la construction d'hôpitaux par ce mode de financement, projets que l'opposition des syndicats hospitaliers avait fait capoter jusqu'à ce jour, ces syndicats refusant, à juste titre, de voir le capital privé assurer la gestion d'hôpitaux publics. Mais maintenant que les Travaillistes sont au pouvoir, on peut craindre que cela change parce que Blair, lui, saura sans doute vaincre les résistances des dirigeants syndicaux.

Il reste que tout ce mouvement de "désengagement de l'État", qu'il vise à fournir de nouvelles sources de profits directes à la bourgeoisie ou à réduire les dépenses de l'État qui ne servent pas directement à l'enrichir (parce qu'il n'est bien entendu jamais question de réduire les subventions directes ou indirectes au capital), finit par avoir un impact dévastateur sur la société britannique. On l'a vu depuis vingt ans avec la dégradation des conditions de logement de la population laborieuse, celle de la santé, et plus généralement de la protection sociale. Et on commence à le voir aujourd'hui avec la désorganisation croissante de services publics, désormais aux mains du capital privé, qui commencent à faire figure de services de luxe par rapport au niveau de vie des classes pauvres.

Et pour quel résultat ? Malgré les recettes non négligeables des privatisations, l'endettement de l'État n'a cessé d'augmenter aussi bien en valeur absolue que par rapport au revenu national, pour atteindre aujourd'hui 3 800 milliards de francs. Le service de la dette fait de même, atteignant 232 milliards de francs en 1996, soit 50 % de plus qu'en 1992. Quant aux dépenses de l'État, qui représentaient 44 % du revenu national au milieu des années soixante-dix, elles sont tombées brièvement à 39 % en 1989, pour remonter à 44 % à partir de 1992, niveau auquel elles sont restées depuis.

Bref, le "moins d'État" coûte tout aussi cher à la société que le prétendu "État- providence" que les commentateurs de la bourgeoisie dénonçaient avec violence dans les années soixante-dix pour son coût, qu'ils jugeaient exorbitant. Mais cela n'a rien d'étonnant. Car ce fameux "désengagement" de l'État n'a jamais eu pour but de réaliser l'État à bon marché au profit de la population. Il vise simplement à modifier la façon dont le revenu national est réparti dans la société, au profit de la bourgeoisie, et d'elle seule.

L'État "désengagé" est un État qui coûte toujours aussi cher à la population, mais en lui fournissant beaucoup moins de services, tandis qu'augmente la part de ses fonds qui va, directement ou indirectement, vers les coffres du capital. Tous les coups sont permis pour y parvenir - que ce soit en privatisant les chemins de fer pour que les anciennes subventions au rail puissent aller grossir les profits des opérateurs privés, ou en payant des centaines de milliards chaque année aux banques sous forme d'intérêts sur la dette publique. Car, quoi qu'en disent les politiciens qui prétendent lutter contre les déficits, dette publique et déficit budgétaire ne sont en fin de compte que d'autres formes de subventions à la bourgeoisie.

Il y a quinze ans, Thatcher avait fait sensation en s'en prenant aux locataires de logements sociaux, qu'elle avait accusés de manquer de dignité parce qu'ils acceptaient de "vivre chez les autres". Aujourd'hui, c'est le Travailliste Blair qui sermonne les mères célibataires en leur promettant de les forcer à prendre le premier emploi venu sous le prétexte cynique de les "aider à se libérer de leur dépendance sociale". Mais, dans un cas comme dans l'autre, ces adeptes du "moins d'État" n'ont qu'un seul objectif, tout comme leurs maîtres capitalistes - celui de débarrasser l'État des services publics, même les plus vitaux, au risque d'imposer une véritable régression à l'ensemble de la société, pour en faire une machine à faire du profit et exclusivement du profit pour le compte du capital.

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