États-unis - La politique de "discrimination positive", ses motifs et ses résultats réels01/03/19961996Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1996/03/18.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

États-unis - La politique de "discrimination positive", ses motifs et ses résultats réels

Au moment où les politiciens américains sont véritablement lancés dans la course électorale et déploient leurs capacités de démagogie tous azimuts, nous proposons à nos lecteurs un article qui porte sur l'un des thèmes agités dans cette campagne. Le texte ci-dessous est la traduction d'un article paru dans Class Struggle, revue éditée par le groupe trotskyste américain The Spark, dans son n° 10 (novembre-décembre 1995). Cet article était donc destiné à des lecteurs américains. Précisons que la politique dite ici de "discrimination positive" (affirmative action) dont il traite consiste en une série de dispositions légales, prises dans les années soixante, en faveur des "minorités" - c'est-à-dire essentiellement au début la communauté noire, mais aussi les femmes ou encore les Hispaniques.

Au cours de l'année écoulée, un certain nombre de politiciens de droite - entre autres Pete Wilson, gouverneur de Californie, Bob Dole, chef de la majorité sénatoriale, et Newt Gingrich, le speaker de la Chambre des représentants - se sont prononcés pour la suppression des programmes dits de "discrimination positive". Certains d'entre eux, comme Wilson et Dole, sont connus pour avoir non seulement soutenu ces programmes, dans le passé, mais pour avoir participé à leur élaboration et à leur application. Mais aujourd'hui, affirment-ils, les choses ont changé : les discriminations de type raciste ou sexiste n'existent plus depuis longtemps, et les mesures en faveur des "minorités" deviennent elles-mêmes sources d'une discrimination, d'un racisme "à rebours".

Ce sont évidemment des âneries ! Si l'"égalité des chances" dont parlent ces politiciens existait vraiment, le taux de chômage des Noirs ne serait pas de deux à trois fois supérieur à celui des Blancs ; leurs revenus ne seraient pas, en moyenne, inférieurs d'un tiers ; le nombre de ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, plus du double ; sans parler du nombre de Noirs emprisonnés ou condamnés à mort, qui est sans commune mesure avec celui des Blancs dans la même situation.

Quant au "déchaînement" de la discrimination "à l'envers" qui est reproché aux programmes en question, c'est une accusation qui est largement démentie par les chiffres. Entre un et deux pour cent seulement des plaintes qui sont déposées chaque année devant la Commission pour l'égalité des chances face à l'emploi (EEOC) relèvent d'une telle discrimination "à l'envers". Les autres 98 % portent sur les discriminations "habituelles" : discriminations à l'égard des Noirs, des femmes et des minorités en général. De plus, au cours des trois dernières années, le nombre de ces plaintes s'est accru de 25 %, pour atteindre le chiffre de 91 000 en 1994. Encore ne s'agit-il que des plaintes déposées au niveau fédéral. D'autres plaintes sont aussi enregistrées au niveau des municipalités et des différents États.

Non, la discrimination à l'égard des Noirs, des femmes, des minorités, n'a pas disparu.

Naissance de la "discrimination positive"

Il y a moins d'une trentaine d'années, l'apartheid à la mode américaine était encore très vivace dans les grandes entreprises et la plupart des organismes gouvernementaux. Les Noirs ne pouvaient prétendre qu'aux emplois les plus subalternes. La moitié des femmes noires étaient encore employées comme "bonnes à tout faire". Les appareils politiques, les corps de police étaient presque entièrement composés de Blancs. Seuls quelques rares étudiants noirs réussissaient à se faire admettre dans les universités les plus prestigieuses. Et la petite bourgeoisie noire restait très peu nombreuse, composée surtout de ministres du culte et d'entrepreneurs de pompes funèbres (les deux professions qui lui étaient les plus accessibles parmi celles qui exigent un diplôme de l'enseignement supérieur).

De manière générale, on présente la "discrimination positive" comme un programme créé dans les années soixante par le gouvernement, les instances judiciaires et les grandes entreprises, pour répondre aux inégalités les plus criantes.

En réalité, s'il n'avait tenu qu'au gouvernement et aux grandes entreprises, l'apartheid à l'américaine aurait pu durer éternellement. Ce qui a changé les choses, c'est la mobilisation dans la rue d'un vaste mouvement noir en état de rébellion ouverte. Et c'est face à ce mouvement que la bourgeoisie a décidé les mesures qu'on devait par la suite appeler programme de "discrimination positive", comme un des moyens pour y répondre.

Jusqu'au milieu des années soixante, les Démocrates comme les Républicains n'avaient cessé de repousser l'adoption d'une législation globale reconnaissant formellement aux Noirs l'égalité des droits sur le plan politique ou économique. Mais le mouvement noir, né dans les années quarante, était monté en puissance et, parti du sud rural, avait gagné les métropoles économiques et politiques du pays. En 1963, après une campagne de près d'une année contre la ségrégation à Birmingham, en Alabama, c'est par des émeutes que le mouvement noir avait répliqué à un attentat à la bombe incendiaire contre le quartier général de Martin Luther King. Il y eut de nouvelles émeutes, moins importantes, à Harlem en 1964. Ces deux mouvements de révolte annonçaient les soulèvements des années à venir.

En 1964, le Congrès se décida finalement à cesser d'être un obstacle et à adopter une loi sur les droits civiques. L'article 7, pour la première fois dans l'histoire de la législation fédérale, déclarait illégale toute distinction de la part d'un employeur sur la base de la race, de la couleur de la peau, de la religion, du sexe ou de l'origine ethnique. Cette loi créait un organisme fédéral chargé de veiller à son application, la Commission pour l'égalité des chances face à l'emploi (EEOC), ayant pour tâche assignée d'enregistrer les plaintes pour discrimination devant l'emploi et de veiller à l'application de la loi.

En 1965, le président Lyndon Johnson signait le Décret ne11246 faisant obligation aux entreprises clientes de l'État fédéral de "prendre des mesures de discrimination positive afin de s'assurer que leurs employés sont recrutés sans distinction de race, croyance, couleur ou origine".C'est ce décret qui a jeté les bases de la politique de discrimination positive, car il signifiait que toute entreprise désireuse de travailler avec l'État fédéral devait non seulement adhérer au principe, mais soumettre un projet privilégiant l'embauche de demandeurs d'emploi appartenant aux "minorités".

Cet arsenal législatif ne se traduisit pas par un grand nombre d'emplois nouveaux. Mais le mouvement noir, lui, ne pouvait plus attendre. Et là où il était le plus puissant, il commença à imposer ce que le gouvernement et les entreprises étaient si lents à faire passer dans les faits. Les soulèvements dans de nombreuses grandes villes obligèrent le gouvernement et les entreprises à commencer à embaucher du personnel de couleur. Un certain nombre d'usines, de bureaux, d'hôpitaux furent construits dans des quartiers qui étaient jusque-là soigneusement évités par les entreprises ou les officines gouvernementales. On ouvrit des bureaux d'embauche dans les quartiers défavorisés et on se mit même à proposer des emplois à ceux qui sortaient de prison. En quelques années, le nombre d'emplois occupés par des Noirs s'accrut considérablement, surtout dans l'automobile et la sidérurgie, ainsi que dans l'administration.

Ces changements eurent lieu bien avant que des programmes nationaux aient été mis en place. Mais ils restaient au plan local, et de nombreuses entreprises et administrations continuaient à traîner les pieds. Finalement, le gouvernement fédéral se résolut à intervenir, sous la pression de l'extension de la révolte des Noirs, dont personne ne savait jusqu'où elle était susceptible d'aller. Et puis, le gouvernement était aux prises avec une guerre de plus en plus impopulaire au Vietnam. Il se retrouvait à combattre sur deux fronts simultanément, l'un à l'extérieur, l'autre à l'intérieur du pays. À l'intérieur justement, la situation se compliquait encore avec l'émergence de mouvements supplémentaires parmi les étudiants, les femmes, les Portoricains, les Chicanos, les Amérindiens, etc. L'ensemble posait de réels problèmes à la bourgeoisie.

Face à ces mouvements, Johnson prit la décision de ne pas réduire les dépenses. Le gouvernement s'engageait à financer à la fois "les canons et le beurre". Les entreprises se mirent à embaucher, ce qui facilita la tâche du gouvernement qui les incitait, plus ou moins fermement, à recruter, parfois pour la première fois, un nombre significatif de Noirs.

L'un des buts du mouvement noir était d'obtenir des embauches sur les chantiers de construction, qui étaient restés jusque-là une chasse gardée des Blancs. Les travailleurs appartenant aux syndicats du bâtiment étaient parmi les plus privilégiés, et ne pouvaient se faire embaucher en temps normal que ceux qui étaient parrainés par un membre de leur famille. Ces syndicats s'opposèrent bec et ongles à l'embauche de travailleurs noirs. À l'entrée des chantiers, il y eut des heurts répétés entre manifestants noirs et ouvriers blancs du bâtiment. Dans les grandes villes, comme New York ou Chicago, les manifestants ne limitaient pas leur action à tel ou tel chantier : ils allaient à l'occasion dans d'autres quartiers de la ville, bloquant les ponts et les routes.

Sur ce sujet, le gouvernement décida d'intervenir, et de contraindre pour commencer un certain nombre de syndicats à respecter l'article 7. L'affrontement décisif eut lieu en 1970 sur les chantiers de cinq immeubles gouvernementaux en construction à Philadelphie. L'intervention du gouvernement, qui reçut le nom de projet Philadelphie, fut conduite, sous la présidence de Nixon, par le ministre du Travail George Schultz et son bras droit, Arthur Fletcher. Le projet, qui avait reçu l'approbation d'une cour fédérale, obligeait les syndicats à inviter les "minorités" à utiliser les services de leur centre d'embauche et, pendant un temps, à faire des offres d'emploi sur une base paritaire (un emploi pour un Blanc, un emploi pour un membre d'une "minorité"). Dans sa présentation du projet Philadelphie, Fletcher affirmait qu'il fallait "cesser de parler du mouvement des droits civiques sans parler du taux de chômage. Il s'agit d'un problème économique et nous pouvons compter sur le génie économique de ce pays pour le résoudre." Dans les années qui suivirent, le ministère du Travail eut à examiner ou à approuver des projets similaires dans 126 autres villes. Ce sont ces projets qui finirent par obliger les syndicats à accepter l'embauche de travailleurs noirs ou appartenant à des "minorités".

Simultanément ou presque, le gouvernement fédéral s'employa à contraindre les grandes entreprises à mettre fin à la ségrégation. Pour faire un exemple, il choisit AT&T, qui détient le monopole du téléphone aux États-unis et qui était, à l'époque, le plus gros employeur du pays. Le 8 janvier 1973, la cour fédérale de Philadelphie entérinait un accord qui mettait fin à deux années d'enquêtes sur les pratiques discriminatoires de 23 filiales d'AT&T. Suite à des plaintes déposées par différents groupes de défense des droits civiques, l'EEOC avait pu en effet constituer un dossier établissant que Bell avait des pratiques d'embauche discriminatoires vis-à-vis des femmes et des minorités raciales. Par cet accord, la société s'engageait à réviser sa politique de promotions et de mutations, à modifier ses tests d'embauche, et à payer 38 millions de dollars en arriérés de paye et autres ajustements salariaux, chiffre qui fut porté ultérieurement à 80 millions de dollars.

En s'en prenant à AT&T, le gouvernement faisait savoir aux autres grandes entreprises que si elles ne voulaient pas s'exposer à des procès coûteux, elles avaient tout intérêt à s'engager de leur propre chef dans des programmes de "discrimination positive", en liaison avec les agences gouvernementales. Pour la première fois, l'emploi - et la promotion - dans les grandes entreprises étaient ouverts aux Noirs, aux femmes et aux minorités.

Les résultats

En quelques années, le mouvement noir avait contraint la société à des changements majeurs.

Cela permit, d'abord, la création d'une petite bourgeoisie noire (médecins, avocats, dentistes, ingénieurs, architectes, ou même directeurs et chefs d'entreprises) qui resta cependant relativement faible, comparée à l'importance de cette couche dans la population blanche.

On vit aussi l'émergence d'appareils politiques noirs dans les villes où les Noirs formaient la majorité, ou une forte minorité, de la population. Au niveau national, le nombre d'élus noirs passa de 300 en 1965 à 4 700 en 1980. Le nombre de maires noirs fit un bond, de zéro en 1965 à 120 en 1980. Des villes aussi importantes qu'Atlanta, Dayton, Gary, Detroit, Los Angeles, New Orleans, Newark, Richmond et Washington eurent pour la première fois des maires noirs.

Au niveau fédéral, les Noirs occupaient 18 sièges au Congrès à la fin des années soixante-dix, contre aucun de 1901 à 1928, un seul au cours des 16 années suivantes, et seulement deux entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et 1954, date de la décision de la Cour suprême d'entreprendre la déségrégation scolaire. C'est en 1970 que fut formé le premier groupe parlementaire noir du Congrès. De nombreux Noirs se retrouvèrent à des postes du niveau de sous-cabinets ministériels ou furent chargés de mission, à grand renfort de publicité, par le président. A la fin des années soixante-dix, Jimmy Carter cooptait deux Noirs dans le cabinet présidentiel, nommait deux ambassadeurs noirs à l'ONU, une demi-douzaine d'ambassadeurs noirs à l'étranger, un ministre de la Justice noir, un ministre des Armées noir, une foule de procureurs généraux et d'officiers de police noirs, ainsi que de nombreux juges noirs dans les tribunaux fédéraux de première instance et d'appel. Il s'agissait là d'un changement significatif sur le plan politique, même si le nombre de postes occupés par les Noirs restait sans commune mesure, relativement à la population, avec celui des postes occupés par les Blancs.

Mais le changement le plus important se produisit dans la classe ouvrière. Les travailleurs noirs, qui avaient été jusque-là maintenus aux marges du monde du travail, faisaient une entrée massive dans les grands centres du prolétariat industriel. Le secteur des emplois qualifiés, jusque-là plus blanc que blanc, s'ouvrait pour la première fois aux Noirs, qui purent parfois accéder à ces postes sans passer par la filière habituelle de la formation professionnelle, en faisant valoir une expérience acquise sur le tas.

C'est ce changement-là qui explique la relative amélioration du niveau de vie des Noirs à l'époque. En 1954, le revenu d'une famille noire ne représentait qu'environ 53 % de celui d'une famille blanche. En 1969, ce chiffre était de 60 %. Il continua de progresser pour atteindre 62 % en 1975, avant de se mettre à chuter avec la crise économique.

Selon une étude récente du ministère du Travail, entre 5 et 6 millions d'emplois nouveaux furent ouverts aux Noirs. Cette étude ne dit pas quelle proportion d'emplois nouveaux furent directement dus au programme de "discrimination positive". Mais là n'est pas le problème, de toute façon. Car, si les Noirs ont pu postuler à des nouveaux emplois, ils le doivent avant tout à leur mobilisation, pas à la "discrimination positive" officielle.

La situation aujourd'hui

Le mouvement noir a renversé bien des barrières. Mais il n'a pas remis en cause les fondements mêmes du système capitaliste, avec son cortège de crises, de chômage et de pauvreté. C'est pourquoi, malgré son importance, il s'est révélé impuissant à protéger les travailleurs noirs du fonctionnement normal du système capitaliste, et même à mettre fin au racisme institutionnalisé de cette société. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne la politique de "discrimination positive", qui était conçue comme un programme d'embauche et non comme un programme de garantie de l'emploi. Les travailleurs noirs étaient encore les derniers embauchés et les premiers licenciés. Quand la crise des années soixante-dix a débouché sur des fermetures d'usines et des réductions d'emplois, ils ont évidemment payé le prix fort. Et, lors des "reprises" économiques des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, ils n'ont retrouvé qu'un toute petite partie des emplois perdus.

Et comme les réductions d'effectifs se poursuivent, le taux de chômage s'est élevé plus vite parmi les travailleurs noirs. Une étude du Wall Street Journal, parue en 1993, indique qu'au cours de la récession de 1990-1991, le seul groupe à avoir connu une perte nette du nombre d'emplois a été celui des hommes noirs. Ils occupaient, à la fin de cette période, 59 479 emplois de moins qu'au début. Cela signifie qu'un nombre croissant de travailleurs noirs sont exclus du monde du travail et rejetés dans le lumpen prolétariat. Cette situation a évidemment eu son impact sur la paye de ceux qui restent au travail. De 1975 à 1979, le revenu moyen d'un travailleur noir est tombé de 62 à 57 % de celui d'un travailleur blanc. Il a perdu encore 2 % de 1980 à 1990.

Évidemment, la crise et le chômage n'ont pas affecté tous les secteurs de la population noire au même degré. Certains secteurs de la petite bourgeoisie noire ont été épargnés par la crise ou en ont même tiré profit, tout comme leurs homologues parmi les Blancs. C'est cette très petite minorité, moins touchée par la crise et ayant pu conserver son emploi, qui a pu continuer à profiter des dispositions de la "discrimination positive". Beaucoup de ces programmes, tels ceux qui réservaient une petite partie des contrats passés par le gouvernement fédéral à des entreprises dirigées par des membres de "minorités", leur étaient d'ailleurs destinés à l'origine.

Cette minorité a réussi à améliorer ses conditions matérielles d'existence, dans le cadre du système. "On n'a pas besoin de manifester quand on peut prendre son téléphone et appeler qui de droit", disait Andrew Young, l'ancien bras droit de Martin Luther King, élu à la Chambre des représentants, nommé ambassadeur à l'ONU par Jimmy Carter, maire d'Atlanta et médiateur de haut vol. Les hommes tels que Young affirmaient que les portes de la réussite s'étaient définitivement ouvertes aux Noirs. Mais ils faisaient eux-mêmes partie en fait de ceux qui ont imposé l'aggravation des conditions de vie du reste de la population noire. A l'intérieur de celle-ci, les différences sociales se sont considérablement accrues.

Avec le recul du mouvement noir, la "discrimination positive" a évidemment perdu de son impact. Ainsi, elle a été battue en brèche par un certain nombre de décisions de la Cour suprême. En 1978 par exemple, la Cour suprême déclarait "inconstitutionnel" l'établissement de quotas (décision "Bakke"). D'autres décisions, en particulier lors du procès "Shaw contre Reno" de 1992, ont eu pour effet de réduire le nombre d'élus noirs, en déclarant "inconstitutionnel" le rééquilibrage par les partis de leurs représentants au Congrès.

Cette politique a aussi été battue en brèche par la volonté de l'administration. L'EEOC fut victime d'une mise en veilleuse en douceur, à un moment où le nombre de plaintes pour discrimination s'accroissait. Reagan donna le ton en appelant le Noir Clarence Thomas à présider au déclin de l'EEOC. Les coupes budgétaires répétées ont fait le reste. Moins soumise à la pression des masses noires, l'EEOC fait moins bien son travail de gardien des lois et il y a par conséquent d'autant moins de pression qui s'exerce en vue de corriger la situation.

Les politiciens jouent la carte des préjugés racistes

L'absence de la pression d'un mouvement populaire actif a aussi laissé les mains plus libres aux politiciens pour jouer la carte des préjugés racistes. Certains d'entre eux se sont déjà périodiquement opposés, par pure démagogie, à la "discrimination positive" [...]. Et il y a bien sûr les récentes propositions de Wilson, Dole et Gingrich.

À ce jour pourtant, aucune de ces tentatives n'est allée bien loin. Après avoir réussi à se faire remarquer, Reagan et Bush n'ont pour ainsi dire pas touché à la "discrimination positive". Il en va de même pour la plupart des attaques de cette année. Wilson a réussi à obtenir la fin de la "discrimination positive" à l'Université de Californie, mais c'était à l'époque où il était encore candidat à l'investiture pour l'élection présidentielle. Il montre moins d'ardeur aujourd'hui. Il semble même que le Comité californien contre la "discrimination positive", dont il était un énergique soutien, ne sera peut-être même pas présent lors des élections de 1996, faute de soutien financier de la part des Républicains. Quant à Gingrich et Dole, ils ont aussi révisé leur position : ils ont déclaré qu'ils ne proposeraient pas de loi visant à supprimer la législation en question, en tout cas pas dans l'immédiat.

Mais que ces politiciens soient prêts ou pas à la supprimer complètement, il reste qu'ils trouvent rentable de la dénoncer verbalement. Sur le plan purement électoral, bien sûr, mais aussi à un autre niveau. Dans une période de crise de plus en plus dure, les politiciens au service de la bourgeoisie savent détourner la colère de la population des vrais responsables que sont les grandes entreprises. Leurs attaques contre la "discrimination positive" se fondent sur les préjugés de la population blanche. En les reprenant à leur compte, les politiciens les rendent plus "respectables" et, par là même, plus ouverts et dangereux. Ce faisant, ils préparent les esprits à des attaques encore plus graves.

La population noire, et plus particulièrement les travailleurs noirs, doivent évidemment se préparer à défendre leurs acquis. Mais il ne faudrait pas non plus laisser les travailleurs blancs à l'influence de politiciens ou de médias imprégnés de racisme. Il faut malheureusement constater que les principales organisations existant au sein de la classe ouvrière aujourd'hui, les syndicats, qui pourraient jouer un rôle-clé en lui offrant une autre perspective, sont eux-mêmes conservateurs, et aussi corporatistes (à chaque catégorie de travailleurs de défendre son petit bout de terrain...) que les patrons.

Mais pourquoi Noirs et Blancs devraient-ils se battre entre eux pour les quelques emplois qui sont encore disponibles ? Pourquoi ne pas s'organiser ensemble, non pour défendre les emplois qui restent, mais pour lutter pour un emploi pour tous ? Pour ce faire, il faudrait évidemment une autre politique que celle que proposent les syndicats. Il faudrait une politique qui représente les intérêts de l'ensemble de la classe ouvrière.

8 novembre 1995

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