États-Unis - La déréglementation du marché de l'électricité en Californie, ou le retour de la bougie à l'heure de la "high tech"01/07/20012001Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2001/07/59.png.484x700_q85_box-17%2C0%2C578%2C811_crop_detail.png

États-Unis - La déréglementation du marché de l'électricité en Californie, ou le retour de la bougie à l'heure de la "high tech"

A l'été 2000, l'État américain de la Californie a connu des coupures d'électricité importantes. Comment l'État le plus riche du pays le plus riche du monde a-t-il pu ainsi se rabaisser au niveau d'un pays sous-développé ? Voilà la question à laquelle a répondu l'article de Class Struggle, organe de nos camarades de Spark (n 31, Mai-Juillet 2001), dont nous reproduisons ici la majeure partie.

"Les coupures d'électricité seront inévitables cet été en Californie", a déclaré à la mi-mars le ministre américain de l'Energie, Spencer Abraham, avant d'annoncer que le gouvernement Bush n'imposerait pas de contrôle sur les prix de l'électricité à la production. De tels contrôles, a-t-il expliqué, "poseraient de graves problèmes d'approvisionnement en électricité car ils décourageraient les investissements dans de nouvelles unités de production et n'inciteraient pas à réduire la demande".

Gary Ackerman, directeur du Western Power Trading Forum, un groupe représentant les sociétés spécialisées dans l'achat et la vente de l'électricité, a aussitôt abondé dans le même sens : "Le ministre a dit ce que la plupart des Californiens refusent d'entendre, c'est-à-dire que nous sommes en pleine crise de l'énergie et qu'il y a une sous-production d'électricité". Et comme pour illustrer ces déclarations, à peine quatre jours plus tard, plus d'un million de consommateurs subissaient des "coupures tournantes" allant d'une heure à quatre ou cinq heures d'affilée. C'était la première fois depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale que de telles coupures affectaient l'ensemble de la Californie. Des restaurants étaient plongés dans l'obscurité à l'heure du déjeuner ; dans les plus grandes villes de l'État, des immeubles d'habitation et de bureaux se trouvaient tout à coup privés d'électricité ; les feux de signalisation ne fonctionnaient plus, causant embouteillages et accidents ; des gens se retrouvaient coincés dans les ascenseurs ; des hôpitaux étaient contraints d'avoir recours aux groupes électrogènes de secours, et cela en cours d'interventions chirurgicales ; des malades appareillés à domicile voyaient s'arrêter leurs équipements médicaux.

Pour justifier ces coupures, les médias ont évoqué une température "anormale pour la saison", poussant les Californiens à brancher trop d'appareils à air conditionné, entraînant un excès de la demande "par rapport à l'offre".

En fait, le problème n'était pas celui d'une trop grande demande, mais d'une diminution voulue de l'offre. Les compagnies privées productrices d'électricité avaient retiré 2 655 mégawatts du réseau de distribution, c'est-à-dire bien plus que les 615 mégawatts de la demande supplémentaire. Ces compagnies avaient neutralisé un total de 12 767 mégawatts, prétendument dans le cadre de "travaux d'entretien" , ce qui représentait la moitié de la puissance fournie au moment des coupures.

Voilà un bon exemple de la "pénurie d'électricité" organisée qui touche la Californie depuis plus d'un an, c'est-à-dire depuis que la déréglementation du marché californien de l'électricité fait sentir tous ses effets.

Le réseau électrique avant la déréglementation

Avant la récente déréglementation, le réseau de distribution d'électricité de la Californie était un invraisemblable écheveau de compagnies de toutes sortes, fonctionnant sur des bases très différentes les unes des autres. La plus grande partie de l'État était desservie par trois compagnies à capitaux privés : la Southern California Edison (Edison), la Pacific Gas and Electric (PG&E) et la San Diego Gas and Electric (SDG&E). Ces trois entreprises, présentes aussi dans la production et le transport d'électricité, bénéficiaient d'une franchise leur octroyant le monopole de la distribution sur le territoire qui leur avait été concédé. En échange de ce privilège, leurs tarifs et leurs cahiers des charges étaient "réglementés" par l'État de Californie et, dans une certaine mesure, par l'État fédéral. Une trentaine de villes, notamment Los Angeles et Sacramento (la capitale de l'État), échappaient à ce monopole de fait et produisaient, voire même distribuaient, leur propre électricité à des tarifs inférieurs à ceux pratiqués par les sociétés à capitaux privés. Des centrales hydro-électriques appartenant à l'État fédéral fournissaient de l'électricité aux bases militaires ainsi qu'aux autres infrastructures fédérales installées sur le territoire de l'État, et même à de petites coopératives de distribution d'électricité en milieu rural. Enfin, certaines grandes entreprises industrielles produisaient elles-mêmes l'électricité dont elles avaient besoin.

San Francisco constituait un cas à part. Elle possédait en propre des centrales électriques, construites à l'aide d'un prêt du gouvernement fédéral. Ce prêt lui avait été consenti en 1912 pour l'aider à créer un système de barrages et de réservoirs dans le parc national de Yosemite afin de fournir en eau la ville et sa région. Une condition avait été mise au prêt : utiliser les barrages pour produire de l'électricité et la vendre à bas prix aux compagnies de distribution publiques, notamment celle de la municipalité. En 1925, quand l'électricité commença à être produite, San Francisco avait entrepris la construction d'un réseau lui permettant d'acheminer l'énergie jusque dans sa banlieue de Newark. Mais les travaux furent arrêtés sous prétexte que les caisses étaient vides et, au lieu de distribuer elle-même une électricité bon marché à la population, la municipalité vendit à bas prix l'électricité qu'elle fabriquait au prédécesseur de PG&E qui la distribuait, en la faisant payer très cher, aux habitants de San Francisco. En 1940, après une longue enquête, une chambre d'accusation dénonça dans ses conclusions le fait que l'électricité payée deux millions de dollars à la ville par PG&E était revendue neuf millions de dollars aux citoyens consommateurs. La même année, la Cour suprême des États-Unis statuait que la municipalité n'avait pas respecté les engagements liés au prêt qui lui avait été accordé et lui ordonnait de créer une société municipale de distribution d'électricité. Depuis soixante ans, de nombreux tribunaux ont statué dans le même sens et de nombreuses chambres d'accusation ont dénoncé la collusion entre PG&E et la municipalité qui ont toujours ignoré les injonctions des tribunaux. Les maires successifs de la ville, des Démocrates très libéraux dans l'ensemble, n'ont jamais cessé de vendre de l'électricité à bas prix à PG&E et les habitants continuent de payer les notes d'électricité les plus élevées de tout l'État.

Voilà quelle était la situation en Californie avant la déréglementation. La situation est encore la même aujourd'hui dans la plupart des autres États, avec des variantes. Dans le Nord-Ouest par exemple, une grande partie de la production d'électricité est aux mains d'entreprises publiques ; au Nebraska, la totalité de l'électricité produite vient du secteur public. Par contre, sur la côte Est, le secteur public est beaucoup moins présent.

Mais, publiques ou privées, les plus grandes entreprises, celles qui fournissent de l'électricité à la majorité de la population, avaient une chose en commun avant la déréglementation : elles connaissaient toutes une "intégration verticale" c'est-à-dire que la même entreprise produisait l'électricité, la transportait sur son réseau, achetait si nécessaire de l'électricité supplémentaire et la distribuait aux consommateurs du territoire pour lequel elle avait obtenu une franchise. Et dans chaque État, les tarifs, les investissements et les cahiers des charges des entreprises privées étaient réglementés.

La ruée vers la déréglementation

La déréglementation du marché californien de l'électricité a été rendue possible par l'adoption de deux lois fédérales, la première votée en 1978 et l'autre, aux conséquences encore plus importantes, en 1992.

La Public Utility Regulatory Policies Act (PURPA, loi sur les politiques de réglementation des services publics) a été votée en 1978, sous le gouvernement Carter. Cette loi était présentée comme un moyen pour les États-Unis d'échapper à "l'emprise de l'OPEP". Elle demandait aux compagnies distributrices de se raccorder aux réseaux des producteurs d'"énergie alternative" (produite sans combustibles fossiles) et de leur acheter de l'électricité. La PURPA devait permettre à de nouvelles entreprises y compris de nombreuses compagnies de gaz naturel (qui est pourtant un combustible fossile) d'entrer dans le secteur de l'électricité ; elle accordait en outre aux compagnies d'électricité le droit d'augmenter leurs tarifs, et donc leurs profits, si elles produisaient de l'électricité "alternative". Pour justifier cette augmentation des tarifs, on invoquait à qui mieux mieux la nécessité d'une "indépendance énergétique des États-Unis".

En 1992, l'Energy Policy Act (EPA, loi sur la politique de l'énergie), votée sous le gouvernement de Bush père, allait encore plus loin dans la transformation du secteur de l'électricité. Cette loi permettait aux producteurs et aux distributeurs d'échapper à une grande partie de la réglementation fédérale qui avait, jusque-là, empêché que de grandes entreprises s'implantent dans plusieurs États. En réponse aux objections de ceux qui affirmaient que cette loi allait favoriser l'apparition de monopoles inter-États, échappant au contrôle de leurs tarifs par les États, le gouvernement a demandé à la Commission fédérale de réglementation de l'énergie de surveiller et non de fixer les prix à la production. Il a aussi demandé aux grands distributeurs d'ouvrir leurs réseaux de transport et de distribution à l'ensemble des gros producteurs. L'EPA a été votée à une majorité écrasante par les élus des deux partis, sous prétexte qu'elle favoriserait l'arrivée de nouveaux producteurs et que la "concurrence" ainsi créée entraînerait une productivité accrue, des tarifs moins élevés et un meilleur service.

Dès l'adoption de la loi, de grands groupes industriels californiens, désireux de signer des contrats avec d'autres fournisseurs que les trois grandes compagnies de distribution (Edison, PG&E, SDG&E), se sont mis à réclamer la déréglementation totale du marché de l'électricité, c'est-à-dire la fin de la franchise dont bénéficiaient ces entreprises. Au début, les trois entreprises concernées s'y sont opposées. Après tout, la réglementation les protégeait des vicissitudes du marché et leur garantissait des profits confortables, les tarifs tenant compte des coûts de production et de distribution ainsi que du remboursement des obligations émises pour financer les investissements. Mais il semble qu'elles aient très vite compris que la déréglementation, si elle était bien négociée, pouvait représenter, pour elles aussi, un vrai pactole. Elles ont donc rejoint le camp des partisans de la déréglementation de la distribution. En 1996, David Takashima, le membre le plus en vue du lobby Edison auprès de l'Assemblée législative à Sacramento, était détaché auprès de Steve Pace, Démocrate siégeant au Sénat de Californie et président de la commission chargée de rédiger le projet de loi sur la déréglementation. C'est en réalité Takashima qui a élaboré le projet de loi qui a ensuite été présenté à l'Assemblée.

Celle-ci s'est empressée d'accorder aux compagnies d'électricité tout ce qu'elles demandaient, adoptant la loi à l'unanimité, en trois semaines seulement. Pas une seule voix ne s'est élevée pour s'y opposer. Les Démocrates comme les Républicains ont applaudi la déréglementation et annoncé une électricité à bon marché pour toute la Californie.

Un marché "libre" et des consommateurs qui le sont moins

La déréglementation était censée introduire la concurrence dans un secteur qui, à cause des techniques mises en oeuvre et des investissements qu'il nécessite, était fortement monopolisé. Elle prévoyait que les trois grands distributeurs ne garderaient pas la plupart de leurs centrales électriques, afin de garantir la concurrence entre producteurs. En échange, les distributeurs échappaient à toute réglementation par l'État. Ce type de "concurrence" et de marché libre devait assurer la baisse des tarifs, un meilleur service et attirer de nouveaux investisseurs dans un secteur aux infrastructures vieillissantes.

En dépit des affirmations selon lesquelles la déréglementation donnerait aux consommateurs le "droit de choisir" leur fournisseur d'électricité, aucun habitant de Californie n'a eu cette opportunité, et il n'y a pour l'instant ni concurrence ni baisse des tarifs. Par contre, les industries utilisatrices d'électricité ont eu, elles, non seulement le droit, mais la possibilité réelle de choisir. En trois ans à peine, près d'un sixième de leurs contrats de fourniture d'électricité a été signé avec de nouveaux fournisseurs, à des tarifs inférieurs en moyenne de 15 % à ce qu'ils étaient auparavant.

L'aspect le plus important de la déréglementation californienne, c'est qu'elle a permis aux compagnies d'échapper à leurs obligations en matière de fourniture d'électricité. Depuis qu'elles ont perdu leur monopole, disent-elles, elles n'ont plus les moyens de contrôler l'ensemble du système, de la production à la distribution. La déréglementation a créé deux organismes "à but non lucratif" pour ce faire. Le premier, la Bourse de l'énergie (Power Exchange), est censé rapprocher les vendeurs et les acheteurs dans une sorte de mini-Bourse des matières premières où les tarifs sont fixés minute par minute en fonction des quantités disponibles (ou indisponibles) et où le même kilowatt peut être acheté et vendu plusieurs fois, de plus en plus cher, avant d'arriver au consommateur. Le second, l'ISO, l'Opérateur indépendant chargé du réseau, a pour tâche d'acheter de l'électricité en cas d'urgence et de garantir le bon fonctionnement du réseau quand il n'y a pas assez d'électricité disponible par l'intermédiaire de la Bourse de l'énergie. C'est en limitant les quantités mises en vente à la Bourse de l'énergie que les producteurs ont réussi à contraindre l'ISO à payer des prix astronomiques pour l'électricité un petit jeu qu'ils appellent "rouler l'ISO".

D'autre part, la loi instaura pour quatre ans au maximum un gel des tarifs qui pouvait prendre fin dès que les trois grands distributeurs auraient récupéré les sommes correspondant à leurs "investissements en rade", c'est-à-dire aux équipements non amortis ou aux installations en trop mauvais état pour être rentables. Aujourd'hui, les grands distributeurs expliquent qu'ils ont été pris au piège par le gel des tarifs. En réalité, les tarifs ont été "gelés" à un niveau très élevé, près de 50 % supérieur à ce qui se faisait dans le reste du pays, après avoir été régulièrement augmentés au cours des années précédant la déréglementation. Ces tarifs étaient calculés sur la base des coûts de production et de distribution, auxquels s'ajoutait un profit de 11,75 %. A ces tarifs s'ajoutait ensuite le coût du remboursement des fameux "investissements en rade" des trois grands distributeurs, estimé à plus de 20 milliards de dollars sur quatre ans.

L'augmentation des tarifs est "une nécessité dans un marché libre"

La première conséquence de ce montage a été une fabuleuse augmentation des profits des trois distributeurs ! Au cours des trente premiers mois qui ont suivi l'entrée en vigueur de la déréglementation, Edison et PG&E ont engrangé 4,4 milliards de dollars de bénéfices, qui se sont ajoutés aux 17 milliards qu'elles avaient touchés pour leurs "investissements en rade". Ces deux entreprises, qui allaient peu après se dire menacées de banqueroute, ont aussi touché 5,6 milliards grâce à la vente, à bon prix, de quelques-unes de leurs plus vieilles centrales électriques à des compagnies non californiennes de production ou de distribution d'électricité. Les dirigeants de ces compagnies ont payé les centrales en question près de deux fois et demie leur valeur. Comme le disait un article d'une société de courtage en ligne : "Cela montre à quel point le marché leur semble lucratif".

Jusqu'à la fin de 2000, les sociétés-mères d'Edison et de PG&E ont acheté des centrales électriques et d'autres entreprises à l'extérieur de la Californie et ont racheté les unités de production de leurs filiales californiennes. Selon les chiffres de la Commission des opérations boursières, cette vague d'achats a totalisé plus de 22 milliards de dollars en moins de deux ans, financés pour l'essentiel par les compagnies de distribution elles-mêmes ou par des compagnies productrices d'électricité créées par les sociétés-mères pour gérer les entreprises qu'elles achetaient.

Quant à SDG&E, ses profits étaient si énormes qu'elle réussit à recouvrer ses "investissements en rade" dès juillet 1999, soit deux ans et huit mois avant la date limite. Les tarifs à la consommation ont alors été "dégelés". Ils auraient dû alors se mettre à baisser, comme l'avaient promis les politiciens qui avaient défendu la déréglementation. Mais une chose très curieuse s'est alors produite dans la région desservie par SDG&E : les tarifs se sont mis à monter ! Le printemps 2000 a été, paraît-il, "exceptionnellement chaud" alors que l'électricité était apparemment rare sur le marché. Les consommateurs ont été prévenus que des coupures étaient possibles. Durant le mois de mai, le prix de l'électricité à la Bourse de l'énergie a dépassé les 100 dollars le mégawatt-heure alors qu'il n'était que de 30 dollars cinq mois plus tôt. En juin, les coupures se sont multipliées dans tout l'État, privant d'électricité environ 100 000 consommateurs, et les prix ne cessaient d'augmenter à la Bourse de l'énergie pour atteindre finalement 150 dollars le mégawatt-heure.

En réalité, quoi qu'on en ait dit, il n'y avait pas de pénurie d'électricité, ni au printemps ni à l'été 2000 en Californie. Selon l'ISO, le pic de la demande a été de 45 600 mégawatts, c'est-à-dire 14 400 mégawatts de moins que la production potentielle de l'État. Des études menées par l'ISO ont montré par la suite que les grands distributeurs et quelques producteurs avaient attendu les jours les plus chauds de l'année, quand la demande est au maximum, pour arrêter certaines de leurs centrales à des fins d'entretien et de réparation de routine ce qu'ils n'auraient jamais fait dans le passé.

En fait, les grandes compagnies distributrices d'électricité, déjà très prospères, posaient les jalons d'une nouvelle et importante augmentation des tarifs. En moins d'un an, SDG&E, libérée de toute réglementation des tarifs, triplait ses prix à la consommation. Comme l'écrivait Business Week le 5 février 2001 : "Les augmentations de tarifs sont impopulaires, mais elles sont une nécessité dans un marché libre".

Une nécessité ? Non, mais elles étaient certainement le but recherché par la déréglementation.

Des profits à gogo

Les trois grands distributeurs d'électricité n'étaient pas les seuls à faire des profits énormes dans cette situation.

Les sept plus grandes compagnies privées productrices d'électricité du secteur public, qui produisent 40 % de l'électricité californienne, ont augmenté leurs profits de façon faramineuse. En 2000, leurs résultats trimestriels étaient jusqu'à 700 % supérieurs à ceux de la même période de l'année précédente. Ainsi, les cinq centrales achetées par Reliant Energy à Edison lui ont rapporté plus du tiers de ses revenus l'an dernier, même si elles ne représentaient qu'une petite partie de ses investissements. "Cela a été une bonne acquisition pour nous", a dit un représentant de cette entreprise ce qui est sans doute l'euphémisme de l'année. Reliant Energy, qui pointait au 114e rang sur la liste des 500 entreprises les plus prospères établie par le magazine Fortune en 1999, figurait au 55e rang en 2000. Et la compagnie Duke Energy qui a, elle aussi, investi dans le marché californien, n'est pas en reste : elle est passée du 69e au 17e rang.

La compagnie El Paso Natural Gas est l'une des compagnies du secteur pétrolier qui, alléchées par l'"ouverture à la concurrrence" comme elles disent, se sont ruées en Californie pour profiter de la déréglementation. En 1996, cette filiale d'El Paso Energy possédait des pipelines servant au transport du gaz naturel du Texas vers des centrales électriques de Californie et d'Arizona. La déréglementation du secteur pétrolier lui imposant de vendre une partie de la capacité de ses pipelines, elle a, grâce à des enchères plus ou moins truquées, vendu 40 % de cette capacité à... El Paso Merchant Energy, une autre filiale d'El Paso Energy. El Paso Merchant Energy a alors utilisé sa position pour réduire l'acheminement de gaz naturel vers les centrales électriques de Californie et fait passer ses prix, en un mois, de 2,38 dollars les 10 thermies (tarif pratiqué avant sa décision de fermer le robinet) à 12,69 dollars. El Paso Natural Gas augmentait à son tour le prix de l'électricité produite dans les 25 centrales à "énergie alternative" qu'elle venait de racheter à deux distributeurs californiens et qui ne fonctionnaient même pas au gaz naturel !

La manoeuvre du groupe El Paso consistant à réduire les quantités de gaz acheminées n'a causé aucun préjudice aux grands distributeurs d'électricité. Au contraire. En 1996, des dirigeants d'El Paso Natural Gas rencontraient d'autres dirigeants de Southern California Gas et de SDG&E à Phoenix (Arizona). Un journaliste du Los Angeles Times a pu se procurer les notes prises par un des vice-présidents d'El Paso Natural Gas. Elles montrent que les trois compagnies se sont entendues pour renoncer à tout projet visant à amener du gaz naturel plus abondant et moins cher jusqu'aux centrales californiennes. Quatre semaines à peine après la réunion de Phoenix, Southern California Gas annulait la construction d'un pipeline dans le sud de l'État et cédait le projet au groupe El Paso pour qu'il en fasse ce que bon lui semblait c'est-à-dire rien. A son tour, le groupe El Paso interrompait au Nord ses travaux de construction d'un pipeline destiné à amener en Californie du gaz canadien moins cher.

Comme l'a dit Ralph Eads, vice-PDG d'El Paso Energy : "Pour nous, une centrale électrique, un contrat de fourniture de gaz représentent des options : nous pouvons décider de produire de l'électricité à partir du gaz, ou de ne pas produire et de vendre le gaz directement, ou de nous couvrir à terme contre la volatilité des prix". En moins de cinq ans, El Paso Energy, achetant et vendant de l'énergie comme d'autres des actions, a transformé une compagnie possédant un pipeline et valant deux milliards de dollars en un groupe financier contrôlant des dizaines d'entreprises et pesant 50 milliards de dollars. Selon le Los Angeles Times, après avoir acheté à tout va, El Paso Energy "a des intérêts dans tous les secteurs de l'énergie : l'achat, le transport, la commercialisation et la production. Le groupe est présent sur presque tous les marchés du pays, à l'exception des États de la côte nord-ouest. Il se vante de distribuer le quart du gaz naturel du pays à 70 % de la population". Voilà ce qu'il en est de la "concurrence" !

Enfin, voici comment le magazine Business Week décrit Enron Corporation, une société qui ne s'occupe ni de produire ni de distribuer du gaz ou de l'électricité mais qui en achète et en vend : "Enron a joué un rôle pionnier dans l'introduction de la finance dans le secteur de l'énergie et s'apparente plus, de ce fait, à Goldman Sachs qu'à Consolidated Edison. Elle tire ses profits impressionnants d'une foule de marchés à marge bénéficiaire réduite où elle achète et vend les contrats les plus hétéroclites". Entre 1997 et 2000, les profits d'Enron ont triplé et elle a vu, elle aussi, son rang dans la liste des 500 du magazine Fortune passer du 94e en 1996 au 18e en 1999 et au 7e en 2000. Son PDG a touché une prime de 7 millions de dollars en 2000, après avoir touché 3,9 millions l'année précédente.

Nous aurions tort, évidemment, de ne pas ajouter les marchés financiers à cette galerie de portraits des plus grands profiteurs. Les démantèlements d'entreprises, les fusions, les acquisitions qui ont accompagné la déréglementation ont en grande partie été garantis par Wall Street dont la commission, sur l'émission des obligations californiennes, s'élève à plusieurs centaines de millions de dollars.

Quand les politiciens disaient que la déréglementation favoriserait la compétition entre les entreprises, ils oubliaient de dire qu'il s'agissait de la compétition pour toucher les plus gros bénéfices, pas pour proposer les prix les plus bas.

Les moyens de l'extorsion : "alertes de niveau 3" et coupures d'électricité

Pour exceptionnels qu'aient été les événements de l'été 2000, ils n'étaient rien à côté de ce qui attendait les consommateurs. La demande d'électricité a naturellement fléchi à l'automne, comme elle le fait toujours. Mais, curieusement, les "pénuries" se sont multipliées. En décembre, mois de basse consommation, la Californie a connu une "alerte de niveau 3", c'est-à-dire une situation où des coupures d'une heure ou plus sont susceptibles de se produire sans avertissement préalable. Au moment des coupures, près d'un tiers du potentiel électrique de la Californie était, et est resté, neutralisé pour des opérations d'"entretien de routine" .

Les coupures faisaient évidemment monter les enchères et le prix de gros de l'électricité était l'objet de toutes les spéculations sur le marché des matières premières. En décembre, le prix moyen était de près de 275 dollars le mégawatt-heure, neuf fois ce qu'il était un an plus tôt. Et sur le marché au comptant il atteignit plusieurs fois la somme astronomique de 1 500 dollars.

Les deux distributeurs dont les tarifs étaient toujours gelés ont alors publié des bilans provisoires montrant qu'ils étaient saignés à blanc. Le gel des tarifs, disaient-ils, les avaient empêchés de répercuter les six, huit ou douze milliards de dollars supplémentaires selon les semaines que leur avait coûté l'électricité achetée depuis six mois. Menaçant de déposer le bilan, ils demandaient la fin du gel des tarifs, en dépit de la loi sur la déréglementation.

Evidemment, les bilans des deux distributeurs que sont Edison et PG&E étaient incomplets : ils ne comprenaient pas les sommes touchées pour la vente en gros d'électricité, soit par eux-mêmes, soit par l'intermédiaire de filiales de leurs sociétés- mères. Il est vrai qu'ils étaient contraints d'acheter de l'électricité à perte à la Bourse de l'énergie. Mais tant Edison que PG&E y vendaient aussi de l'électricité à des prix très lucratifs. Ainsi, les centrales hydro-électriques de PG&E produisaient de l'électricité au prix de revient de 1,40 dollar le mégawatt-heure alors qu'à la Bourse de l'énergie le prix de vente courant était de plusieurs centaines de dollars.

Il manquait aussi dans leurs bilans les dividendes énormes qu'elles ont versés en août 2000 à leurs sociétés-mères, se privant ainsi de liquidités qui auraient pu leur servir à acheter de l'électricité. Enfin, au cours de la période séparant la mini-crise de l'été et la fin de l'année, Edison et PG&E ont transféré des millions de dollars d'actifs à des filiales de leurs sociétés-mères échappant à la réglementation.

Les deux distributeurs sont bien sûr restés muets là-dessus et la Commission des services publics de Californie ne leur a rien demandé. Par contre, à leur demande, elle leur a très vite accordé des augmentations de tarifs allant de 9 à 15 %, au début du mois de janvier.

Mais ce n'était pas assez et deux des trois agences de notation de Wall Street ont ramené la valeur des obligations émises par les deux distributeurs au niveau des "obligations pourries". De ce fait, il leur devenait impossible de trouver à emprunter. La troisième agence menaçant d'imiter les deux premières, la valeur des actions d'Edison et PG&E s'est effondrée. La faillite semblait inévitable. Les grandes entreprises du secteur de l'énergie ont alors annoncé qu'à partir du 1er mars, elles ne feraient plus crédit pour la fourniture du gaz naturel utilisé par Edison et PG&E dans leurs centrales. Il y a alors eu de nouvelles coupures dans tout l'État.

Comme le notait le groupe Crédit Suisse First Boston sur son site web, ces coupures d'électricité étaient "sans doute destinées à faire comprendre au législateur et aux citoyens la nécessité d'une augmentation des tarifs. (...) Cette perspective [de nouvelles coupures] a fortement incité les législateurs et les banquiers à faire des concessions qui nous ont permis de franchir l'obstacle avec succès". Ces lignes figuraient dans un article où la firme de Wall Street encourageait les investisseurs à acheter des actions des sociétés productrices fournissant de l'électricité à la Californie. La même firme détachait par ailleurs gratuitement certains experts de son département financier auprès du président démocrate de l'Assemblée législative de Californie pour l'aider à rédiger un nouveau projet de loi destiné à sauver la mise d'Edison et PG&E.

Après un semblant de débat, les élus ont voté le plan de sauvetage que leur avait concocté Crédit Suisse First Boston. Il comportait l'émission d'obligations pour une valeur de 10 milliards de dollars afin de compenser les pertes des compagnies d'électricité. Cette somme devait être remboursée petit à petit par les consommateurs sur leur facture d'électricité. Un crédit de 5 milliards supplémentaires était voté par l'Assemblée législative afin de permettre l'achat d'électricité par les deux distributeurs sur le marché au comptant.

Comme par enchantement, Wall Street a manifesté sa satisfaction et les sociétés de courtage ont recommandé à leurs clients d'acheter des titres non seulement des compagnies productrices mais aussi des sociétés-mères des deux distributeurs. De même, comme par magie, les menaces de coupures se sont aussitôt estompées jusqu'en mars 2000, qui a connu un remake du chantage qui avait déjà servi en janvier. En mars, le jour même où l'électricité est venue à manquer, le gouverneur de Californie, Gray Davis, a demandé à l'Assemblée législative de voter un crédit supplémentaire d'un demi-milliard de dollars à Edison et PG&E pour qu'elles puissent acheter de l'électricité. Les deux distributeurs à capitaux privés menaçaient à nouveau de se déclarer en faillite si on les contraignait à continuer d'acheter de l'électricité. L'Assemblée approuvait aussi le principe du rachat de leur réseau de lignes à haute tension, qui transporte l'électricité des producteurs aux distributeurs. Le prix global de ce réseau était alors estimé à 7 milliards de dollars, soit deux fois et demie la valeur déclarée par les propriétaires eux-mêmes, les distributeurs Edison, PG&E, SDG&E. L'État a non seulement décidé d'acheter le réseau et de le faire fonctionner mais aussi de débourser au moins un milliard pour effectuer les réparations qui n'avaient pas été faites à temps par les distributeurs.

De nouvelles obligations devront être mises sur le marché, accroissant la dette de l'État de près de 80 % en moins d'un an. Déjà les politiciens commencent à parler de la nécessité de faire des économies sur tout ce qui n'est pas "essentiel". En d'autres termes, les Californiens peuvent s'attendre à des réductions de tous les services et aides utiles à la population car pour les politiciens, ce sont ceux-là qui ne sont pas "essentiels".

Finalement, à la fin de mars 2000, l'Assemblée législative, le gouverneur et la Commission des services publics sont tombés d'accord sur de nouvelles hausses des tarifs allant jusqu'à 47 %.

L'émission d'obligations et les hausses de tarifs résoudront-elles le problème ? "Grands dieux, non !" s'est exclamée Jackie Goldberg, élue à la Chambre des représentants, ajoutant : "C'est une étape nécessaire, mais on ne peut pas dire que nous soyons sortis de l'auberge".

Au début du mois d'avril, comme pour bien enfoncer le clou, PG&E, qui venait de facturer des sommes énormes à ses clients, y compris l'État, et qui venait de céder ses entités les plus rentables à des filiales de sa société-mère, versait 50 millions de dollars en primes à 400 de ses cadres supérieurs avant de déclarer faillite deux heures plus tard.

La déréglementation innocentée, la Californie se retrouve sur la sellette

Quand la crise a éclaté en Californie, 24 autres États avaient déjà entrepris de déréglementer le marché de l'électricité ou s'apprêtaient à le faire. Si leurs déconvenues n'étaient pas aussi dramatiques que celles de la Californie, elles n'en étaient pas moins édifiantes. En 1999, les États de New York et de l'Illinois avaient tous deux connu une série de coupures de courant et de hausses des tarifs. Dans l'État de New York, les tarifs de l'été 2000 étaient de 40 % supérieurs à ceux de l'été 1999.

La déréglementation n'avait nulle part inspiré beaucoup confiance aux consommateurs. Mais avec les événements de Californie, le problème se posait d'une façon toute différente. De nombreux États, notamment l'Arkansas, le Nevada, le Nouveau-Mexique et la Virginie-Occidentale, décrétaient un moratoire sur la déréglementation. L'Oklahoma annulait même la mise en application de la loi de déréglementation qu'il avait adoptée. De nombreux autres États qui s'étaient penchés sur la question s'en désintéressaient tout à coup ou votaient contre la déréglementation.

Dans la foulée, on a alors assisté à une campagne accusant la Californie d'être responsable des problèmes qui se posaient dans tout le pays parce qu'elle était "trop gourmande d'électricité". Business Week, par exemple, proclamait dans son numéro du 5 février : "Les conséquences de la crise californienne de l'électricité qui dure depuis huit mois se font sentir un peu partout et se répandent à grande vitesse. Des usines s'apprêtent à fermer dans le Montana et dans l'État de Washington. Dans l'Idaho, le Wyoming, le Nevada et l'Oregon, des compagnies d'électricité demandent ou ont déjà obtenu des augmentations de tarifs à deux chiffres. Les effets de la crise se font sentir jusqu'en Pennsylvanie où la société GPU a demandé aux autorités la permission de faire payer 145 millions de dollars supplémentaires aux consommateurs pour compenser le coût astronomique de l'achat d'électricité sur le marché de gros." Puis, il citait Chuck Watson, président de Dynegy, l'une des nouvelles sociétés de "commercialisation" de l'énergie : "La Californie aspire toute l'électricité disponible dans les États de l'Ouest et cela se répercute dans l'ensemble du pays".

Jour après jour, des commentaires similaires émanaient de la Maison Blanche. La Californie devenait une brebis galeuse, accusée d'attirer à elle toute l'électricité disponible et de faire monter les coûts dans tout le pays. Selon Bush, la solution consistait à ériger une barrière protectrice autour de la Californie afin de l'empêcher de faire voler en éclats le réseau électrique de l'Ouest du pays, voire de tous les États-Unis. Les distributeurs des autres États joignaient à leurs factures des lettres expliquant que, bien que les marchés soient un peu partout en train d'être déréglementés, il n'y avait pas à s'inquiéter, car la Californie était un cas "à part".

Au-delà de ces belles assurances, le fait est que la Californie présente aujourd'hui au reste du pays l'image de ce qui l'attend. Et l'image n'est pas rose. Si la déréglementation californienne a été un échec, il en sera de même dans les autres États dont la plupart ont calqué leur législation sur celle de la Californie. Selon une étude publiée par le ministère de l'Energie en 1996, le coût du remboursement des "investissements en rade" pourrait s'élever à 500 milliards de dollars pour l'ensemble du pays. Pietro Nivola, expert en réglementation au Brookings Institute, décrivait ainsi l'avenir prévisible : "La notion même que chaque chose a un juste prix est un anachronisme qui date du New Deal. Au fur et à mesure que la déréglementation se répand, nous apprenons que le prix, c'est tout simplement le coût que l'activité économique peut supporter."

Au-delà des différences dans le langage utilisé d'un État à l'autre, toutes les lois votées, y compris les lois fédérales, n'ont qu'un seul but : donner plus de liberté encore sur leurs tarifs à des entreprises qui font déjà d'énormes profits pour leur permettre d'imposer le prix que l'"activité économique" c'est-à-dire le marché peut supporter. Et comme on a pu le voir dans les États qui ont déjà connu une déréglementation, le niveau de ce que le marché peut supporter est très élevé.

Réparer ce que le marché a détruit

Dans beaucoup de pays, les compagnies d'électricité ont été créées par l'État, précisément parce que les capitalistes privés étaient peu désireux ou incapables de réunir les énormes investissements nécessaires pour construire les infrastructures que nécessite la distribution d'électricité à l'échelle nationale. Aux États-Unis, les premiers services publics d'électricité, créés par les municipalités, apparurent dans les années 1880-1890. Peu à peu, les capitaux privés s'intéressèrent à ce nouveau secteur, achetèrent les compagnies existantes, puis en créèrent d'autres sur la base de franchises exclusives accordées par les villes et les États.

Samuel Insull, l'un des premiers lieutenants d'Edison, était favorable à l'idée d'une réglementation par l'État, car il y voyait un moyen de justifier la prise de contrôle de l'industrie par les capitaux privés. Selon l'Edison Electric Institute, le syndicat patronal de l'industrie électrique, la position d'Insull "devint de plus en plus populaire auprès des compagnies privées, car la population s'enthousiasmait pour le développement des services publics municipaux. Les compagnies privées pensaient qu'elles seraient mieux vues du public si elles étaient réglementées afin de protéger les intérêts des consommateurs".

Mais l'attitude du "public" n'était pas le seul problème, loin de là. Il y avait aussi celui de la standardisation de l'industrie que les capitaux privés étaient incapables de mener à bien. Les équipements, les fréquences, les voltages variaient d'un distributeur à l'autre, ce qui rendait la connexion des réseaux ou le transport d'énergie difficile, voire impossible, et freinait la production à grande échelle d'appareils électroménagers. D'autre part, l'industrie privée était incapable de réunir les capitaux nécessaires pour créer le réseau de centrales dont le pays avait besoin. Cette tâche fut assurée par les organismes étatiques qui fixaient aussi les tarifs. S'ils limitaient quelque peu la tendance des tarifs à augmenter sans cesse, ces organismes garantissaient à une industrie naissante à la fois des profits confortables et le remboursement de ses investissements.

Le développement des compagnies d'électricité allait de pair avec la croissance du capitalisme qui marqua la fin du 19e siècle et qui eut comme conséquences la création d'entreprises de plus en plus grandes, une concentration accrue du capital et, à terme, l'apparition de grands trusts financiers ou "holding companies" qui contrôlaient en les monopolisant toutes les industries importantes. Dès les années vingt, la spéculation boursière conduisit à un vaste mouvement de concentrations et d'acquisitions qui donnèrent naissance à des empires gigantesques.

Le secteur de l'électricité devint l'un des plus concentrés. En dix ans, de 1919 à 1928, plus de 4300 compagnies à vocation de service public disparurent, pour la plupart après avoir été achetées par d'autres. Les trois quarts d'entre elles étaient des compagnies d'électricité. Dès 1932, trois holdings produisaient 42 % de l'électricité américaine et 16 compagnies seulement en produisaient 85 %. Les holdings liées, directement ou indirectement, à J.P. Morgan contrôlaient près de la moitié de l'électricité produite.

L'exemple classique de ces holdings est l'empire créé à cette époque par Samuel Insull, celui-là même qui avait au départ argumenté en faveur d'un contrôle de l'État sur la production d'électricité. Prenons par exemple la Georgia Power, l'une des innombrables compagnies productrices et distributrices d'électricité qui formaient la trame de l'empire Insull. La Georgia Power était contrôlée par la Seabord Public Service Corporation qui détenait tout juste assez d'actions de la Georgia Power pour avoir le contrôle de l'ensemble de son capital. Seabord, dont la seule activité consistait à acheter et vendre des entreprises, était à son tour contrôlée de la même façon par la National Public Service Corporation, dont la seule activité consistait à acheter et vendre des actions. Cette dernière était à son tour contrôlée par la compagnie National Electric Power, elle-même contrôlée par la holding Middle West Utilities, qui possédait 111 autres compagnies et était sous le contrôle d'Insull Utilities Investments, qui contrôlait trois autres holdings : la Public Service Company of Northern Illinois, la Commonwealth Edison Company et la People Gas, Light & Coke Company. Insull Utilities Investments était la propriété de la Corporation Securities Company of Chicago. Bien sûr, rien n'était simple dans ce vaste montage : ainsi, la Corporation Securities possédait bien 30 % des actions d'Insull Utilities, mais à son tour, Insull Utilities possédait 13 % des actions de Corporation Securities. Au milieu de la pyramide, Middle West Utilities possédait 2 % de Corporation Securities. Insull en personne était président du conseil d'administration de 65 entreprises de cette pyramide. Son fils remplissait la même fonction dans une douzaine d'autres.

Un dirigeant de General Electric a un jour décrit les holdings de la galaxie Insull de la façon suivante : "Il est impossible à quiconque d'avoir une idée d'ensemble de cette vaste structure (...) créée pour que même les experts s'y perdent, quel que soit le système comptable utilisé". Ne parlons pas de l'impossibilité pour un organisme public de contrôle, mis sur pied par une ville ou un État, d'évaluer les coûts réels et les revenus des compagnies d'électricité d'une telle structure à supposer qu'il en ait eu l'intention.

Aux compagnies qui se trouvaient à la base de la pyramide, ces holdings facturaient des sommes énormes pour les "services financiers" prétendument rendus ainsi que pour la construction de centrales ou pour le combustible livré par d'autres sociétés du groupe. Selon une étude faite à l'époque par le Bureau d'études du Congrès, "une holding possède parfois des mines de charbon non réglementées en même temps que des compagnies d'électricité soumises à contrôle. Ces compagnies achètent le charbon aux mines qui appartiennent au même groupe qu'elles 50 % au-dessus du prix du marché. Les profits sont engrangés par la société minière et les coûts sont assumés par les consommateurs, après autorisation par l'organisme de contrôle de l'État qui est bien incapable de vérifier le fonctionnement interne de holdings installées dans plusieurs États. "

Les grands trusts que formaient ces holdings ne s'intéressaient pas à la coordination ou au bon fonctionnement de la fourniture d'électricité. L'extension du réseau à tout le pays ne faisait pas partie de leurs préoccupations. De même, l'intégration de réseaux locaux en un système cohérent capable de suppléer à la demande en cas de défaillance était le cadet de leurs soucis. La seule préoccupation du capital était la création de vastes empires financiers et l'accumulation de profits. En conséquence, en 1932, neuf fermes américaines sur dix n'avaient pas l'électricité. Dans le Sud, c'était encore pire : dans l'État du Mississippi, moins d'une ferme sur cent était électrifiée. Et dans les villes, les coupures étaient fréquentes.

Les holdings des différents services publics (eau, gaz, électricité) construisirent ce qu'on finit par appeler des "pyramides", c'est-à-dire des structures permettant de contrôler de vastes empires avec un capital relativement limité. Ainsi, chaque dollar investi dans Insull Utility contrôlait 1 750 dollars des actifs de Georgia Power. Ces holdings reposaient sur une énorme accumulation de dettes, puisque chaque compagnie qui en achetait une autre émettait, pour financer ses investissements, des obligations ou des actions donnant droit à une part des bénéfices, mais sans droit de vote. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le rachat par "effet de levier" (acquisition par emprunt). Lors de l'éclatement de la bulle spéculative dans les années vingt, la plupart de ces pyramides s'écroulèrent et de nombreuses compagnies d'électricité cessèrent leurs activités. En 1932, lors de la faillite de Middle West Utilities, appartenant au groupe Insull, plus de 5 000 municipalités dans trente États différents furent privées d'électricité.

C'est en réaction à ce désastre que la Public Utilities Holding Compagny Act (PUHCA, loi sur les holdings de service public) fut votée en 1935. Les raisons qui poussèrent le Congrès et le gouvernement Roosevelt à voter cette loi étaient peut-être inspirées en partie par la protection des consommateurs, mais surtout par la nécessité de venir au secours des entreprises frappées de plein fouet par l'écroulement du réseau électrique et de défendre les intérêts des détenteurs d'actions ou d'obligations grugés par les holdings. Ainsi, on estime que dans la seule faillite de Middle West Utilities, les actionnaires avaient perdu quelque 700 millions de dollars.

La PUHCA fixait des limites à l'activité des holdings. Elle contraignait par exemple les compagnies privées à vocation de service public à n'opérer qu'à l'intérieur d'un seul État ou dans une région géographique bien définie. Elle interdisait les structures financières de plus de trois niveaux, afin de rendre les comptabilités un peu moins opaques. Enfin, les holdings ne pouvaient posséder que des entreprises de production ayant une relation directe avec le service fourni. La PUHCA et les agences de contrôle créées dans la foulée ont permis aux services publics de fonctionner à nouveau normalement et de fournir aux autres industries ce dont elles avaient besoin : un approvisionnement permanent en énergie, à un prix justifié et stable.

A la même période, d'autres lois jetèrent les bases d'une extension du réseau électrique à tout le pays, avec d'immenses projets hydro-électriques tels que ceux de la Tennessee Valley Authority, le barrage Hoover (Arizona) et les barrages de Grand Coulee (État de Washington), Bonneville (Oregon) et Shasta (Californie), accompagnés d'un soutien économique aux coopératives de distribution électrique en région rurale.

William E. Leuchtenburg a décrit le développement de ces coopératives en zones rurales et montré comment elles ont transformé la vie de leurs habitants : "Les agriculteurs sans matériel électrique travaillaient comme leurs ancêtres du 19e siècle ; leurs épouses regardaient avec envie les images du Saturday Evening Post montrant des citadines équipées de machines à laver, de réfrigérateurs et d'aspirateurs, tout en s'échinant comme les paysannes d'avant la Révolution industrielle. (...) La REA [Rural Electrification Administration, l'organisme chargé de l'électrification rurale] a transformé la vie à la campagne. Alors que les compagnies privées refusaient d'installer des lignes électriques même quand le gouvernement leur consentait des prêts à taux préférentiels, Cooke [directeur de la REA] a subventionné la création de coopératives sans but lucratif. En quelques années, les agriculteurs ont voté, à la lueur des lampes à kérosène, l'emprunt de centaines de milliers, voire de millions de dollars, auprès du gouvernement pour installer des lignes électriques dans les campagnes. Et un jour, le grand moment arrivait : les agriculteurs, leurs femmes et leurs enfants se rassemblaient sur une colline des Appalaches, dans un champ du Nord-Michigan ou un coteau des contreforts des Rocheuses pour voir leurs maisons, leurs fermes, leurs écoles et leurs églises s'illuminer comme par magie au moment où on actionnait la manette des générateurs géants. Beaucoup d'entre eux voyaient la lumière électrique pour la première fois de leur vie. Dès 1941, quatre fermes américaines sur dix avaient l'électricité ; en 1950, elles étaient neuf sur dix."

L'électricité produite grâce aux projets hydro-électriques et autres financés par le gouvernement fédéral a aussi favorisé la création de réseaux municipaux, remplaçant les compagnies privées qui étaient restées sur le carreau après le krach de 1929. Alors qu'en 1929 plus de 90 % de l'électricité étaient produits par des entreprises privées, aujourd'hui, même après des années de privatisation au cours desquelles les entreprises publiques ont été cédées au privé pour une bouchée de pain, 75 % de l'électricité sont toujours produits par le secteur public.

Le capital a été incapable d'éviter l'énorme crise industrielle et financière des années trente. Il a été incapable de construire l'infrastructure électrique du pays. C'est l'État qui l'a fait à sa place et il a fallu que l'État impose au privé des limites à sa soif de profits pour faire fonctionner le système.

La concurrence mène tout droit au monopole

Le secteur de l'électricité rejoint aujourd'hui le groupe des industries qui ont été déréglementées au cours du dernier quart de siècle : les compagnies aériennes, les institutions financières, les chemins de fer, les transports routiers, le téléphone, la télévision par câble et le gaz naturel. Les compagnies d'électricité sont en fait les dernières à avoir été déréglementées. Les conséquences de la déréglementation des autres secteurs ont parfois été tout simplement catastrophiques ou se sont traduites par de très importantes hausses de prix. Ainsi l'Union des consommateurs estime que, depuis le vote de la loi sur les télécommunications de 1996, la différence de tarifs entre les appels locaux et les appels longue distance se traduit sur la facture de l'usager par une augmentation moyenne de 6 dollars par mois pour les communications locales. Parallèlement, les tarifs longue distance sont dégressifs, ce qui signifie que les petits utilisateurs, c'est-à-dire la majorité de la population, subventionne les gros consommateurs, c'est-à-dire les riches et en particulier les entreprises.

Il en est de même dans tous les secteurs qui ont été déréglementés. Par exemple, on assiste à une monopolisation croissante du secteur aérien, accompagnée de fusions et d'"alliances". De toute évidence, les compagnies aériennes se sont réparti le marché et chacune d'entre elles contrôle un certain nombre de "plates-formes" dans le pays. Quant aux promesses d'une baisse des tarifs, on a vu ce qu'il en était : les prestations ont été diminuées et la sécurité compromise, alors que les prix ont flambé.

Le secteur du gaz naturel a été déréglementé au milieu des années quatre-vingt. En 1984, à la veille de la déréglementation, les prix à la consommation du gaz naturel étaient de 44 % supérieurs aux prix à la source ceux que payent les entreprises qui l'utilisent pour produire de l'électricité. Trois ans plus tard, les prix à la consommation leur étaient de 110 % supérieurs et, en 1999, de 181 %. La prétendue concurrence s'est traduite par une plus grande monopolisation et des tarifs plus élevés. Et les énormes capitaux amassés grâce à la déréglementation du gaz naturel ont ouvert à un certain nombre de compagnies, notamment Enron, Dynegy, El Paso Natural Gas, la possibilité de s'installer en force dans le secteur de la production d'électricité.

Et puis, il y a eu le fiasco de la déréglementation des caisses d'épargne et de crédit. Les lois votées à la suite de l'effondrement du système financier de 1929 interdisaient aux banques et aux caisses d'épargne et de crédit certains types de prêts et d'investissements hasardeux. Les contrôles ont été levés en 1981 avec l'idée que le capital ainsi libéré aiderait l'économie à sortir du marasme. En réalité, on a assisté à la banqueroute virtuelle de tout le système des caisses d'épargne et de crédit, et des banques qui leur étaient liées. L'État est alors intervenu afin de limiter les pertes et de prévenir la déroute de tout le système financier, et a injecté près de 500 milliards de dollars d'argent public dans le système, qui n'ont servi qu'à conforter la position de ceux qui avaient créé le problème au départ.

La déréglementation s'est partout accompagnée d'une concentration effrénée des capitaux et, comme on pouvait le prévoir, d'une hausse énorme des profits. Un peu moins de quatre ans se sont écoulés depuis la déréglementation complète des services téléphoniques et les huit plus grandes compagnies, qui fournissent la presque totalité des services du pays, ne sont déjà plus que quatre. Elles envisagent aujourd'hui de fusionner pour n'être plus que deux. Cette situation n'a nullement bénéficié au consommateur, comme on le lui avait promis, au contraire. Par contre, cette mainmise sur le secteur a rapporté aux compagnies de téléphone un taux de rendement sur fonds propres de 70 % supérieur à la moyenne nationale.

Dans le secteur de l'électricité, 55 demandes de fusion ont été déposées auprès de la Commission fédérale de réglementation de l'énergie entre janvier 1992 et juillet 2000. Depuis janvier 2001, 44 d'entre elles ont été approuvées et deux ont été retirées ; les autres sont toujours en attente d'une décision. Autrement dit, la Commission n'en a refusé aucune. C'est de loin la plus grande vague de fusions-acquisitions depuis les années vingt et elle s'est rapidement traduite par la concentration du secteur de l'électricité. Selon le ministère américain de l'Energie, en 1992, les dix plus grands distributeurs à capitaux privés possédaient 36 % de la capacité de production du pays. Le ministère estimait à la fin 2000 qu'ils en possédaient 51 %. John Bryson, PDG d'Edison International, la holding propriétaire de Southern California Edison, a récemment prédit que d'ici dix ans il n'y aurait plus dans le monde que dix grands groupes dans le secteur de l'énergie. La catastrophe que connaît la Californie donne une idée des prix qu'il faudra alors payer et des problèmes d'approvisionnement qui s'ensuivront.

En avant toute... Vers le passé

La déréglementation ramène la société en arrière, vers un passé peu glorieux. L'électricité est un service de base, une nécessité vitale dans toute société industrialisée. Et pourtant, ceux qui la contrôlent aujourd'hui se moquent éperdument des conséquences de leurs décisions, pour le réseau lui-même ou pour la population.

Dans leur recherche permanente de profits toujours plus élevés, ils sont prêts à couper l'électricité, avec des conséquences parfois dramatiques. Ils sont prêts à dépouiller les consommateurs des sommes qui leur servent à satisfaire leurs autres besoins en doublant ou en triplant les tarifs, puis en menaçant de les tripler encore. Les histoires de personnes âgées qui vivent de maigres retraites et qui doivent choisir entre se nourrir ou se chauffer, entre acheter des médicaments ou payer l'électricité, ne sont pas des inventions. Elles sont l'exacte description de ce que le capitalisme et son "marché libre" réservent.

"Quand on croit au marché, on ne blêmit pas à la vue de ses victimes" : voilà ce que déclarait Bill Eastlake, économiste de la Commission des services publics de l'Idaho, en guise d'argument destiné à justifier la poursuite de la déréglementation entamée à titre d'"expérience" dans cet État. Il ne pouvait pas être plus clair : voilà vraiment le capitalisme dans toute sa splendeur !

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