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Corée du Nord - Otage de la politique de grande puissance de Washington

Dans sa fameuse tirade sur l'" axe du mal ", lors de son discours sur l'état de l'Union du 29 janvier 2002, Bush avait mis la Corée du Nord, l'Irak et l'Iran dans le même sac des États " voyous ". Depuis lors, la Corée du Nord a été la cible d'une rhétorique de plus en plus agressive de la part des États-Unis.

Au cours des derniers mois de l'année 2002, le ton de ces attaques est monté d'un cran lorsque les leaders américains accusèrent la Corée du Nord de mener un programme de recherche secret visant à produire de l'uranium enrichi et, à terme, des ogives nucléaires. Après la saga des inspections de l'ONU en Irak, on sait ce que vaut ce genre d'accusations de la part de l'administration Bush. Mais ces accusations n'en suffirent pas moins à justifier un nouveau renforcement des sanctions économiques contre la Corée du Nord. L'aide humanitaire limitée que fournissait encore Washington fut suspendue. Plus grave encore, l'approvisionnement en fuel lourd de la Corée du Nord, approvisionnement vital pour le pays résultant de l'accord de Genève passé avec les États-Unis en 1994, fut interrompu. En représailles, le 22 décembre 2002, Pyongyang annonçait la levée des dispositifs de surveillance de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) dans sa centrale nucléaire de Yongbyon, mise en sommeil depuis l'accord de Genève, et sa remise en activité afin de produire de l'électricité à usage civil.

L'administration Bush réagit immédiatement à cette annonce. Le sénateur Joseph Biden, président sortant de la commission des Affaires étrangères du Sénat américain, déclara que cette crise constituait " un danger encore plus immédiat pour les intérêts américains que Saddam Hussein ". Et Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense de Bush, jugea nécessaire de conseiller à Pyongyang de ne pas " s'enhardir " sous prétexte que les États-Unis seraient occupés avec l'Irak, précisant même : " Nous sommes capables de mener deux conflits régionaux majeurs simultanément. Nous pouvons remporter une victoire décisive dans l'un des deux et vaincre rapidement notre ennemi dans l'autre, il n'y a aucun doute là-dessus ". Néanmoins, dans le même temps, Colin Powell prenait soin de faire savoir aux médias que la Maison-Blanche ne considérait pas que le geste de défiance de Pyongyang puisse justifier des représailles militaires pas encore en tout cas.

En fait, la politique américaine vis-à-vis de la Corée du Nord a commencé à se durcir bien avant la " guerre contre le terrorisme " de Bush et ses gesticulations guerrières.

Sous son prédécesseur Clinton, il y avait bien eu de nombreuses " crises " entre les États-Unis et la Corée du Nord. Cependant, vers la fin du mandat Clinton, des initiatives diplomatiques spectaculaires avaient entraîné, entre autres, une augmentation significative de l'aide économique de la Corée du Sud, des États-Unis et d'autres pays occidentaux à la Corée du Nord.

Mais dès son installation à la Maison-Blanche, l'administration Bush revint sur les promesses faites par Clinton et fit monter les enchères en augmentant ses exigences vis-à-vis de la Corée du Nord. En juin 2001, le Département d'État insista dans une déclaration officielle sur le fait que les négociations avec Pyongyang devraient être basées sur la " transparence ", la " vérifiabilité " et la " réciprocité " ce qui, en termes diplomatiques, signifiait que la Corée du Nord devrait d'abord se plier à toutes les exigences américaines avant de pouvoir espérer quoi que ce soit en retour. Par ailleurs, cette déclaration indiquait que toute négociation devrait prendre en compte les trois sujets que Washington considérait comme vitaux, à savoir l'application de l'accord de Genève, l'arrêt de l'exportation de missiles balistiques par la Corée et la réduction de son arsenal conventionnel. En même temps, l'administration Bush annonçait qu'elle entendait revoir l'ensemble de sa politique coréenne.

De la part de Bush, ces gestes étaient sans doute en partie à usage domestique. Dans ce domaine comme dans les autres, il lui fallait bien apparaître " innover " par rapport à son prédécesseur. Sans doute aussi le lobby sud-coréen au Congrès, lobby qui est proche du parti de Bush, a-t-il joué un rôle dans ce tournant politique. Ce lobby est en effet traditionnellement lié au Grand Parti National, le principal parti de la droite sud-coréenne. Or, l'élection présidentielle de décembre 2002 approchant, tout indiquait que l'un de ses thèmes centraux serait la politique de réunification négociée des deux Corées prônée par le président sortant Kim Dae Jung, politique contre laquelle le Grand Parti National menait une campagne hystérique, rappelant les grands jours de la " guerre froide ". D'où les pressions du lobby sud-coréen à Washington en faveur d'une démonisation du régime de Pyongyang destinée à dénoncer, en Corée du Sud, le danger de toute politique de réunification.

Mais au-delà de ces considérations politiciennes à court terme, la politique des dirigeants américains vis-à-vis de la Corée du Nord reste, comme toujours, dictée par les intérêts régionaux de l'impérialisme américain en Asie ces mêmes intérêts qui ont déjà entraîné la partition de la Corée après la Seconde Guerre mondiale, contraint la Corée du Nord à l'isolement et, au cours de la dernière décennie, réduit sa population aux privations les plus extrêmes.

Une partition "temporaire" vieille de 58 ans

De 1905 à 1945, la Corée avait été une colonie japonaise, aux termes d'un traité signé par les États-Unis et le Japon en 1905 pour délimiter leurs zones d'influence respectives dans le sud-est asiatique : les États-Unis s'étaient octroyé les Philippines, en échange de quoi le Japon avait conservé Taïwan (annexé de fait dès 1895), annexé la Corée et obtenu le monopole du commerce côtier avec la Sibérie.

En quelques décennies, la Corée était devenue l'atelier industriel du Japon, en raison de ses importantes ressources naturelles et du faible coût de sa main-d'oeuvre. En 1945, elle possédait un vaste réseau ferroviaire et routier, un système bancaire et une industrie textile modernes, des secteurs sidérurgique et de transformation, de gigantesques centrales hydro-électriques et un secteur minier important. Bien sûr, le développement de l'économie coréenne était entièrement subordonné aux intérêts du capital japonais, et ne profita qu'en second lieu à la population coréenne. Mais l'économie coréenne n'en devint pas moins la deuxième d'Asie après celle du Japon.

C'était une raison suffisante pour que les puissances alliées rivales ne se montrent guère pressées de laisser la Corée prendre la voie de l'indépendance. En décembre 1943, la déclaration du Caire, signée par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine, contenait cette petite phrase hypocrite : " Les trois puissances susmentionnées, conscientes de l'esclavage dans lequel est maintenu le peuple de Corée, sont déterminées à ce que celle-ci accède le moment venu à la liberté et à l'indépendance ". Ce qu'il fallait comprendre exactement par " le moment venu " fut précisé par le président Roosevelt en février 1945 lors de la conférence de Yalta, lorsqu'il spécifia que la Corée devrait rester sous " l'administration conjointe " des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l'URSS et de la Chine pour une période allant de vingt à trente ans, avant de pouvoir accéder à l'indépendance. A l'époque, le souci de Washington était sans doute avant tout d'assurer aux entreprises américaines un libre accès à l'industrie et aux ressources minières de la Corée pour les décennies à venir.

Quant à la proposition de Roosevelt de mettre en place une " administration conjointe " avec l'URSS, il s'agissait avant tout d'une manoeuvre destinée à amadouer Staline. Roosevelt espérait obtenir des dirigeants de l'URSS qu'ils déclarent la guerre au Japon, permettant ainsi aux troupes américaines de concentrer leurs efforts sur le Japon lui-même, tandis que l'Armée Rouge s'occuperait des unités d'élite japonaises stationnées en Corée et en Mandchourie et des troupes locales des appareils coloniaux japonais.

Les objectifs réels de Roosevelt apparurent néanmoins au grand jour après la capitulation japonaise qui suivit les explosions atomiques sur Hiroshima et Nagasaki alors qu'au même moment l'Armée Rouge pénétrait en Corée par le nord. Soudain, les États-Unis s'inquiétèrent de la progression rapide des troupes soviétiques en Corée, alors que leurs forces, elles, n'étaient pas même en mesure d'y prendre pied. Le 11 août 1945, Washington déclara unilatéralement que le pays serait divisé en deux zones d'occupation par une ligne longeant le 38e parallèle. La zone Nord, où vivait environ un tiers de la population, fut attribuée à l'Union soviétique, et la zone Sud fut placée sous le contrôle des États-Unis alors même qu'aucun soldat américain n'avait encore débarqué sur le sol coréen et que le premier contingent de marines n'accosterait qu'un mois plus tard, le 8 septembre 1945 ! Néanmoins, Staline accepta cette décision sans une protestation.

En théorie, il est vrai, cette division était censée ne durer que jusqu'au remplacement de l'administration coloniale japonaise par des institutions coréennes dans le cadre, bien sûr, du statut d'administration conjointe. Mais le protocole de décembre 1945, qui officialisa ce statut, tout en parlant du pays comme d'un État unifié possédant des institutions uniques, ne fixa aucun calendrier pour son accession à l'indépendance.

Et aujourd'hui, cinquante-huit ans après, la Corée reste divisée par la frontière décrétée par les États-Unis en août 1945.

L'occupation "démocratique" américaine

En fait, les plans d'occupation de la Corée conçus par les dirigeants américains furent bousculés avant même que le premier marine eût posé le pied dans le pays.

L'effondrement soudain de l'administration coloniale japonaise entraîna une explosion populaire. Sorti de la clandestinité, le Parti communiste constitua une coalition avec tous les mouvements nationalistes. Des comités de préparation à l'indépendance de la Corée surgirent dans tout le pays. Le 6 septembre 1945, une conférence nationale de ces comités, réunie à Séoul, proclama la naissance de la République Populaire de Corée (RPC).

Suivant en cela la ligne définie par Moscou, le Parti communiste coréen, qui était de loin le courant le plus puissant dans ce mouvement, s'efforça de contenir l'explosion des revendications sociales parmi les masses exploitées. Prétendant que l'heure était à l'émancipation nationale et non à l'émancipation sociale, sous le prétexte fallacieux que toute autre politique diviserait la " nation coréenne ", le Parti communiste mit les masses pauvres de Corée à la remorque politique de leurs propres exploiteurs comme le firent d'ailleurs les partis communistes dans le monde entier durant cette période et utilisa leur mobilisation pour garantir la continuité de l'ordre capitaliste.

Mais ce respect pour l'ordre capitaliste ne suffit pas au PC coréen à gagner les faveurs de Washington. Certes, ce que redoutaient les États-Unis, ce n'était ni le programme politique de la RPC, avec son appel à l'instauration du suffrage universel et à la création d'institutions démocratiques, ni sa défense des nationalisations et de la réforme agraire : après tout, la plupart des grandes entreprises et exploitations agricoles coréennes n'avaient plus de propriétaires depuis l'expulsion des colons japonais. Non, ce qui inquiétait le plus l'impérialisme américain, c'était que le régime de la RPC avait été mis en place sans son accord préalable, à la faveur d'une mobilisation populaire, et qu'il n'avait donc nul besoin de l'impérialisme pour se maintenir au pouvoir. Ce régime ne serait donc pas docile vis-à-vis des intérêts des États-Unis. Aussi, lorsque le comité exécutif de la RPC fit une offre de collaboration à l'état-major américain, celui-ci lui opposa une fin de non-recevoir.

Les dirigeants américains entreprirent alors de mettre en oeuvre leurs propres conceptions de la démocratie dans leur zone d'occupation. L'ancienne force de police coloniale fut rétablie dans ses fonctions, avec pratiquement les mêmes personnels (on ne changea même pas leurs uniformes !) que sous l'occupation japonaise. Les postes de responsabilité dans les nouvelles institutions furent confiés à des hommes politiques qui avaient collaboré avec l'occupant japonais ou qui avaient trouvé protection auprès du dictateur nationaliste chinois et allié des USA, Tchang Kaï-chek. Il s'agissait d'individus viscéralement anticommunistes qui avaient des liens étroits avec la classe des propriétaires fonciers coréens. A la tête du nouveau régime, Washington mit Syngman Rhee, un politicien nationaliste de droite bien connu, qui avait des amis tant aux États-Unis qu'au sein du régime de Tchang Kaï-chek. En février 1946, ils mirent en place un gouvernement provisoire de Corée du Sud présidé par Syngman Rhee, dont la moitié des membres furent nommés directement par les autorités américaines d'occupation et l'autre par les classes riches, selon le système électoral censitaire en vigueur sous l'occupation japonaise.

L'orientation politique du nouveau régime se révéla aussi réactionnaire et socialement conservatrice qu'on pouvait l'escompter vu la composition sociale du gouvernement. Les appels à une réforme agraire d'ensemble furent traités par le mépris tandis que les dignitaires du régime accumulaient des fortunes colossales en s'appropriant les terres des anciennes exploitations japonaises et que les paysans sans terre mouraient de faim. La corruption et le marché noir devinrent la règle. De sorte qu'au bout du compte, la population pauvre de la zone d'occupation américaine ne vit guère de différence entre la nouvelle République de Corée, qui y fut proclamée officiellement en août 1948, et l'ancienne administration coloniale japonaise, sinon dans la langue des troupes d'occupation.

La formation de la Corée du Nord

Face à la répression qui le visait au Sud, où il fut très vite interdit, le comité exécutif de la RPC élu en septembre 1945 s'était réfugié dans la zone d'occupation soviétique. Là, les autorités d'occupation acceptèrent ce comité exécutif et les comités de préparation à l'indépendance comme partenaires dans l'administration quotidienne des affaires sur le terrain.

Contrairement aux États-Unis dans leur zone d'occupation, l'URSS appliqua à la lettre le protocole de 1945 dans la sienne en s'abstenant de mettre en place des institutions permanentes susceptibles de préjuger de la forme définitive de l'État. Tout au moins c'est ce qu'elle fit jusqu'à la création d'institutions propres au Sud sous l'égide des USA. Un comité populaire provisoire fut alors constitué à Pyongyang, cette fois sous la direction de Kim Il Sung, un jeune dirigeant du PC récemment de retour dans le pays, qui semble avoir été choisi moins pour ses liens avec Moscou que pour la raison opposée : contrairement à nombre de dirigeants communistes, Kim Il Sung avait passé les années précédentes non pas à Moscou, mais dans un maquis coréen contre les Japonais en Mandchourie, en liaison avec la résistance chinoise. Il pouvait être ainsi présenté comme un héros de la résistance nationale contre le Japon, sans qu'il puisse être associé, comme les anciens leaders du PC clandestins, à la mobilisation des masses de l'année 1945, à laquelle il n'avait pas participé. A tous égards, Kim Il Sung était le parfait porte-parole d'un gouvernement " national ".

Dès qu'il fut formé, le nouveau régime mit en oeuvre un programme de deux ans prévoyant la nationalisation des industries auparavant accaparées par les Japonais et une réforme agraire radicale entraînant la confiscation sans compensation des grandes exploitations et leur redistribution gratuite aux paysans sans terre. Des lois sur les conditions de travail et un embryon de système social complétèrent l'ensemble.

Ce n'est qu'après le tournant dans les relations américano-soviétiques et les débuts de la " guerre froide " que, en septembre 1948, trois semaines après la proclamation de la République de Corée dans le sud du pays, une République démocratique populaire de Corée fut proclamée dans le nord. Peu après, les troupes soviétiques se retirèrent de Corée, ne laissant que quelques centaines de conseillers militaires.

Avant d'en arriver là, le PC coréen avait fusionné en août 1946 avec différents groupes radicaux et nationalistes pour créer le Parti des Travailleurs de Corée du Nord. Les mouvements qui n'avaient pas rejoint le nouveau parti furent d'abord marginalisés, puis ceux qui tentèrent de maintenir une existence politique firent l'objet de persécutions.

Le régime qui s'installait au Nord était indubitablement répressif, réunissant les traits de beaucoup de dictatures militaires du tiers monde à l'époque. Comme dans les démocraties populaires mises en place sous la protection de l'Armée Rouge en Europe centrale et orientale, la première victime du nouveau régime fut la classe ouvrière tant politiquement que physiquement, en raison des efforts surhumains exigés des travailleurs au nom des nécessités de la reconstruction économique. Mais en même temps, le discours anti-impérialiste de Pyongyang, ses nationalisations et surtout la réforme agraire radicale qu'il avait mise en place rendaient le régime très populaire, non seulement au Nord mais également au Sud, où montait le ressentiment contre l'oligarchie parasitaire des propriétaires fonciers.

Au Sud, une dictature soutenue par les États-unis et cautionnée par l'ONU

Au Sud, les comités issus de la mobilisation populaire de 1945 avaient été interdits, de même que tous les partis politiques " non autorisés " dont les organisations se réclamant du communisme mais aussi la nouvelle confédération syndicale sortie de la clandestinité, le Conseil National des Syndicats Coréens. En novembre 1945, l'armée américaine et la police coréenne lancèrent une vague massive d'arrestations de militants politiques et syndicaux et les GI's furent chargés d'expulser les travailleurs des usines anciennement japonaises qu'ils avaient occupées avant même le départ de leurs précédents propriétaires.

Mais les masses pauvres ne se laissèrent pas intimider par cette répression. Le mécontentement monta parmi la population, surtout lorsque les mesures radicales prises au Nord commencèrent à être connues. Jusqu'à l'automne 1946, il y eut de nombreux accrochages dans les usines parce que les nouveaux propriétaires et l'encadrement entendaient restaurer les pratiques de l'époque coloniale. Malgré la volonté de l'état-major américain d'éviter les contacts entre ses troupes et la population, les frictions étaient constantes et aboutissaient souvent à des manifestations, voire des émeutes.

L'escalade atteignit son sommet en septembre 1946, lorsqu'une grève des cheminots commencée dans le port de Pusan, au sud du pays, s'étendit comme une traînée de poudre à d'autres industries : en quelques jours, elle regroupa 250 000 travailleurs. Les revendications se radicalisèrent au fur et à mesure que la grève s'étendit : des hausses de salaires et de meilleures conditions de travail, mais également un droit du travail inspiré de celui en vigueur au Nord, la libération des prisonniers politiques et la légalisation des comités populaires interdits.

Les autorités américaines firent appel à leurs propres troupes et à la police coréenne pour écraser la grève. Mais la violence de la répression, loin d'affaiblir la résolution des grévistes, déclencha une vague de protestations et d'émeutes dans les grandes agglomérations. Des policiers furent tués dans les combats de rue et des commissariats furent pillés et incendiés. Des maisons de responsables politiques furent mises à sac. Pris au dépourvu, l'état-major américain décréta la loi martiale et les GI's reçurent l'ordre d'ouvrir le feu sur tout rassemblement. Des blindés et des troupes furent envoyés dans les villes pour réduire les foyers de la révolte.

Malgré ces mesures répressives, le mouvement, qui avait désormais pris la forme d'un soulèvement, se répandit dans les campagnes. De grandes marches de protestation y furent organisées, derrière des banderoles exigeant une réforme agraire immédiate et le " retour du gouvernement coréen aux comités populaires ".

Bien que le Parti communiste clandestin fût indéniablement la cheville ouvrière du mouvement, il cherchait avant tout à faire une démonstration de force vis-à-vis des dirigeants américains pour leur montrer qu'il était impossible de gouverner en Corée du Sud sans son aide. C'est pourquoi le PC ne chercha pas à offrir aux masses mobilisées une politique qui leur permette de mettre en place une direction démocratique du mouvement et de faire converger leurs luttes au niveau du pays tout entier. Ce fait, auquel s'ajouta le quadrillage du pays par les troupes américaines, contribua à isoler chaque région, chaque ville et chaque village, et permit à la répression d'écraser les soulèvements les uns après les autres. Mais il ne fallut pas moins de trois mois à l'armée américaine pour venir à bout du mouvement, à la fin décembre 1946.

Officiellement, la répression fit plus d'un millier de morts et 30 000 insurgés furent arrêtés bien que le chiffre réel fût sans doute très au-delà. Mais nombre des insurgés qui réussirent à échapper à l'arrestation s'engagèrent ensuite dans une guerre de guérilla rappelant la période coloniale, qui dura plus de quatre ans. Tout au long de cette période, la répression, celle des troupes américaines comme celle des forces de Syngman Rhee, fut féroce. Ainsi, en juin 1948, des troupes coréennes attaquèrent l'île de Cheju, au large de la côte méridionale, qui était entièrement contrôlée par la guérilla. Les combats durèrent presque une année entière et entraînèrent la mort de 12 % de la population de l'île et la déportation d'un tiers de cette population vers des " villages protégés ". Plusieurs régiments de l'armée de Corée du Sud qui étaient stationnés sur le port de Yosu refusèrent d'obéir à un ordre de se joindre à la répression de Cheju. Ils prirent le contrôle de la ville et envoyèrent des délégations pour inciter les soldats cantonnés dans les environs à prendre le contrôle de leur ville. Ce fut l'armée américaine qui entra cette fois en scène pour écraser la mutinerie. Les autorités américaines ne laissèrent qu'une alternative aux mutins qui furent pris vivants : ou bien ils acceptaient de coopérer en aidant les troupes américaines à retrouver leurs " complices ", ou bien ils étaient remis à la police de Syngman Rhee et ceux qui firent ce dernier choix furent tous exécutés.

A la fin des années quarante, l'aide américaine, qu'elle fût de nature militaire ou autre, arrivait en abondance en Corée du Sud pour soutenir le régime de Syngman Rhee. Celui-ci paraissant désormais solidement installé au pouvoir, les États-Unis retirèrent leurs troupes. Mais ils restaient plus déterminés que jamais à soutenir la dictature qu'ils avaient mise en place en Corée du Sud.

Avec la victoire de Mao en Chine en 1949, le pays le plus peuplé de la planète avait défié ouvertement l'impérialisme en renversant la dictature de Tchang Kaï-chek, malgré l'appui que lui donnaient les USA, et cela sans que Washington puisse s'y opposer. La Chine basculant dans le " bloc soviétique ", pour les dirigeants américains, il était hors de question désormais de céder le moindre pouce de terrain de leur zone d'influence. Pendant la politique de " containment " qui allait marquer, durant près de trois décennies, la politique extérieure américaine, le 38e parallèle, séparant les deux Corées en même temps que les deux zones, allait devenir un des principaux foyers de tension du globe.

La guerre de Corée

Le 25 juin 1950, des troupes de Corée du Nord fortes de quelque 70 000 hommes et quelques douzaines de chars d'assaut franchirent le 38e parallèle, sans avoir apparemment cherché à obtenir le feu vert de Moscou. Il faut dire que Kim Il Sung n'avait jamais fait mystère de sa volonté de réunifier le pays et qu'en plus, il avait toutes raisons de craindre une offensive de la dictature de Syngman Rhee, depuis que celui-ci avait réussi à écraser toute opposition au Sud.

Les leaders américains choisirent toutefois de faire un exemple pour montrer qu'il n'était pas question que le précédent chinois encourageât les pays pauvres à se révolter contre les diktats de l'impérialisme. Ils firent appel aux Nations unies pour infliger des sanctions économiques à la Corée du Nord et donner leur aval à une intervention militaire qui fut effectuée par l'armée américaine, assistée de contingents britanniques, français, australiens, etc.

Au début, les troupes nord-coréennes rencontrèrent peu de résistance. La population du Sud accueillait favorablement la perspective d'une réunification qu'elle attendait depuis quatre ans et, surtout, l'espoir d'une réforme agraire. Même après le début de l'intervention américaine, l'armée nord-coréenne parvint à repousser les troupes impérialistes. En septembre 1950, ces dernières se trouvèrent acculées dans une poche étroite autour du port de Pusan. La marine américaine dut utiliser toutes ses ressources pour renverser la situation, parachutant massivement ses troupes au sud du 38e parallèle, pour prendre l'armée nord-coréenne à revers. Cette fois, les États-Unis remportèrent une victoire totale, d'autant plus que la Corée du Nord ne possédait ni aviation, ni artillerie antiaérienne. Les troupes de Syngman Rhee se mirent aussitôt à " nettoyer " Séoul des " traîtres " accusés d'avoir collaboré avec les troupes nord-coréennes. Ce fut un bain de sang, qui, selon les documents de l'armée américaine elle-même, fit 100 000 victimes.

Le président Truman ordonna alors à son armée de franchir le 38e parallèle et de liquider le Nord. Mais lorsque les troupes américaines, au bout de deux mois, approchèrent de la frontière chinoise, elles se heurtèrent à une contre-offensive menée par 200 000 soldats chinois. Truman n'osa pas risquer une confrontation ouverte et élargir la guerre à la Chine. L'armée américaine battit rapidement en retraite derrière le 38e parallèle. A partir de ce moment, le conflit se transforma en une guerre de positions dans laquelle les soldats pourrissaient dans les tranchées, où ils étaient souvent gazés ou brûlés vifs.

Des négociations commencèrent en juillet 1951 sous l'égide de l'URSS et de l'ONU. Mais elles traînèrent en longueur pendant deux ans, avant d'en arriver à l'armistice de Pan Mun Jom. Lorsque celui-ci fut signé, en juillet 1953, aucune des deux parties ne pouvait prétendre l'avoir emporté. La frontière restait inchangée et le conflit entre les deux Corées demeurait, aucune des deux parties n'ayant accepté de signer un traité de paix, qui aurait impliqué la reconnaissance de l'autre. Si bien que, juridiquement, les deux pays restaient en guerre et ils le sont toujours aujourd'hui, par défaut. Mais près d'un million de Coréens avaient trouvé la mort dans ce conflit. Le Nord avait été soumis à des bombardements systématiques qui n'avaient pratiquement épargné aucune construction moderne. Les routes, ponts, centrales électriques, aciéries et mines de charbon que la Corée du Nord avait hérités de la colonisation japonaise étaient presque tous détruits. Le pays entier était plus ou moins retourné à son niveau de développement du début du XXe siècle, avant l'occupation japonaise. C'était précisément la punition que l'impérialisme avait cherché à infliger à la population de Corée du Nord.

Le Nord étranglé par l'impérialisme

Nul ne peut nier que la Corée du Nord soit une dictature qui, vue de loin en tout cas, présente des caractéristiques kafkaiennes, voire ubuesques. Mais il faut une bonne dose d'hypocrisie pour dénoncer son " isolement " ou le " secret " dont elle s'entoure, comme le font constamment les médias. Car c'est une façon bien commode de passer sous silence le fait que pendant plus d'un demi-siècle ce pays a été soumis à un embargo intégral de la part des pays occidentaux, lui interdisant par là même l'accès au marché mondial.

Mais à la différence de la Chine, qui fut soumise au même traitement, la Corée du Nord était un pays relativement petit, disposant de bien moins de ressources naturelles. Elle dépendait entièrement de la bonne volonté de l'extérieur pour toute une série de produits et de matières premières qu'elle ne possédait pas et les partenaires devaient être recherchés en dehors du monde impérialiste en raison de l'embargo imposé par l'impérialisme.

Ces partenaires furent principalement la Chine, l'Union soviétique et quelques pays d'Europe de l'Est, tout au moins jusqu'à la fin des années quatre-vingt. Mais depuis la chute des régimes staliniens en Europe de l'Est et le développement des relations entre la Chine et les États-Unis, la situation est devenue désespérée en Corée du Nord. Après la chute de l'Union soviétique, d'après une étude universitaire américaine publiée en juillet 2001, " en quelques années, les importations de pétrole subventionnées, l'assistance technique et les importations de pièces de rechange pour les usines de conception soviétique s'effondrèrent à moins de 10 % de leurs niveaux d'avant 1990. La chute de l'URSS impliquait aussi que la plupart des exportations nord-coréennes destinées aux consommateurs et entreprises d'Union soviétique et d'Europe de l'Est, perdirent brutalement tout débouché. (...) Au total, on estime que l'économie nord-coréenne a perdu 1 milliard de dollars d'aide annuelle en provenance de Chine et d'URSS dans les dix dernières années. "

Lorsque des commentateurs se complaisent à faire de l'ironie en comparant la pauvreté du Nord et le niveau de développement (relatif d'ailleurs) atteint par le Sud, ils se moquent du monde, surtout lorsqu'ils en concluent que cette comparaison prouve " la faillite du communisme " comme si la dictature politique, la nationalisation de la pauvreté et l'autarcie forcée avaient quoi que ce soit à voir avec le communisme !

A cet égard, il faut rappeler que les États-Unis ont versé environ 6 milliards de dollars d'aide économique à la Corée du Sud entre 1945 et 1975, soit presque autant que le montant total de l'aide versée pendant la même période à tous les pays africains réunis. Dans les années cinquante, plus de 80 % des importations sud-coréennes étaient financées par l'aide américaine. Sans parler du fait que pendant toute la durée de la guerre du Vietnam, la Corée du Sud fut l'un des principaux fournisseurs de l'armée américaine au Vietnam (ces fournitures représentaient 20 % de l'ensemble des exportations de la Corée du Sud à la fin de la guerre).

Malgré cette mise sous perfusion de toute l'économie de la Corée du Sud, la CIA estimait que jusqu'en 1976, le produit intérieur brut par habitant des deux Corées était plus ou moins du même ordre ce qui prouverait au moins que l'économie sud-coréenne n'était en réalité guère plus " efficace ".

Mais depuis la fin des années soixante-dix, le fossé s'est creusé au profit du Sud. L'avance qu'il a prise sur le Nord est essentiellement due à une surexploitation de la classe ouvrière sud-coréenne orchestrée par la série de dictatures militaires sanglantes qui se sont succédé à la tête du pays jusqu'au début des années quatre-vingt-dix. Cette exploitation, associée aux montants énormes que Séoul pouvait emprunter aux banques des pays impérialistes (tant sa " stabilité politique " et le soutien des dirigeants américains conféraient à la Corée du Sud une réputation de " bon débiteur ", ce qui n'est pas le cas du Nord), permirent le développement d'une industrie tournée vers l'exportation et assumant le rôle de sous-traitant des entreprises japonaises et américaines. La Corée du Nord n'eut jamais de telles possibilités de développement.

Au cours de la dernière décennie, les conséquences de l'isolement politique et économique forcé de la Corée du Nord ont tourné à la catastrophe. L'étude citée plus haut en donne l'illustration suivante : " Les infrastructures énergétiques de la Corée du Nord sont en voie de désintégration. Le réseau de distribution électrique national, pratiquement inexistant, se résume, au mieux, à une série de réseaux régionaux peu fiables constitués d'équipements mal entretenus qui sont dépassés depuis 50 ans. (...) La pénurie d'électricité, de fuel et de pièces de rechange pour les trains et les camions a paralysé le transport des biens (y compris le charbon) et des personnes, et la pénurie d'énergie et l'absence de marché ont réduit la production de l'industrie lourde à une infime proportion de son niveau de 1990. Les coupures de courant ont affecté l'éclairage résidentiel et commercial, le chauffage et la cuisine des aliments, entraînant des effets indirects sur la santé, la productivité et la qualité de la vie. Les hôpitaux ne sont pas chauffés l'hiver, manquent d'électricité pour l'éclairage et le matériel médical, et manquent même de fuel pour faire bouillir l'eau pour la consommation humaine. (...) Le manque d'énergie paralyse les mines de charbon, entraînant à son tour une pénurie de charbon dans les centrales électriques. "

Et pour compléter ce tableau tragique, il faut ajouter l'impact de " mauvaises récoltes de blé au début des années quatre-vingt-dix, amplifiées à la fin de la décennie par la sécheresse, des inondations, des raz-de-marée et des typhons ", ce qui a entraîné " une pénurie alimentaire aiguë pendant toute la décennie. "

C'est donc un pays qui n'arrive pas à nourrir sa propre population ni à maintenir en activité son réseau de distribution électrique que Bush essaie de faire passer pour une menace nucléaire pour le reste du monde !

Des tentatives pour sortir de l'isolement

Malgré le caractère " secret " du régime nord-coréen, nul ne peut affirmer qu'il n'a pas essayé de sortir de l'isolement, et bien avant la mort de Kim Il Sung en 1994.

Jusqu'au début des années soixante-dix, la Corée du Nord fut complètement étranglée par le boycott de la Chine mis en oeuvre par les États-Unis. Mais dès que Nixon fit ses premières avances à la Chine en 1971, d'abord en suspendant l'embargo commercial, puis en l'admettant aux Nations unies, Kim Il Sung entama une série de négociations au sommet avec la Corée du Sud, qui mena à une déclaration commune aux termes de laquelle les deux pays s'efforceraient d'arriver pacifiquement à la réunification. En 1973, la Corée du Nord fut admise à l'Agence Internationale pour l'Energie Atomique, acceptant par conséquent que des inspecteurs de cette agence contrôlent ses deux centrales nucléaires soviétiques.

Dès lors, un canal officiel de communication fut établi avec les puissances occidentales, générant toute une saga diplomatique au cours de laquelle l'attitude des dirigeants impérialistes se limita à répéter aux dirigeants de Pyongyang que c'était à eux de se plier d'abord aux exigences des grandes puissances, après quoi on verrait bien. Et quoi que fît Pyongyang, les concessions n'étaient jamais suffisantes pour Washington, qui en demandait toujours plus sans jamais rien donner en échange. Ainsi, pendant les années soixante-dix, lorsque la Corée du Nord s'adressa aux pays impérialistes pour acheter des usines " clés en main "pour remplacer les siennes, qui tombaient en ruine, seul le Japon manifesta de l'intérêt et encore seulement pour de petites unités.

Même lorsque la Corée du Nord obtenait quelques miettes en retour de ses concessions, cela ne durait jamais. En 1985, par exemple, les dirigeants nord-coréens acceptèrent de signer le traité de non-prolifération nucléaire en échange de la levée des sanctions économiques ce qui constituait une concession majeure, étant donné que la Corée du Nord était sous la menace permanente des 47 000 soldats américains basés en Corée du Sud et d'effectifs aussi importants basés au Japon. Mais cela n'empêcha pas les États-Unis de réimposer ces sanctions trois ans plus tard, en inscrivant la Corée du Nord dans sa liste des " nations soutenant le terrorisme ", sous prétexte de sa prétendue complicité dans un attentat terroriste contre un avion de la Korean Airlines l'année précédente accusation pour laquelle Washington ne produisit jamais la moindre preuve.

A défaut de pouvoir acheter des usines clés en main dans les pays impérialistes, cela fait vingt ans que la Corée du Nord se met en quatre pour offrir des conditions idéales à l'implantation d'entreprises étrangères sur son territoire. Dès 1985, une loi permit aux entreprises étrangères de sous-traiter leur production à des entreprises locales dans le cadre de filiales communes. Mais elle eut un succès limité, essentiellement parce que Pyongyang voulait conserver un certain contrôle sur les opérations de production. En 2001, il n'y avait que 250 filiales communes créées dans ce cadre, principalement avec des entreprises sud-coréennes, qui se sont montrées particulièrement avides de profiter des bas salaires en Corée du Nord depuis la crise financière de la fin des années quatre-vingt-dix.

Pour surmonter les réticences des entreprises étrangères, la Corée du Nord décida il y a une dizaine d'années d'emprunter la route suivie par la plupart des pays du tiers monde : la création de zones économiques spéciales.

La première de ces zones fut ouverte en 1989 au mont Kumgang pour être entièrement consacrée au tourisme de luxe. Dirigée par Hyundai-Asan, filiale du géant sud-coréen, elle doit inclure un complexe hôtelier de 9 000 chambres, trois parcours de golf, une piste de ski, un parc à thème, etc. : autrement dit, des services que la plupart des Nord-Coréens ne pourront de toute façon jamais s'offrir. En 1991, fut créée une deuxième zone économique spéciale, à Rajin Songbong. Ce site se trouve au nord-est du pays, près des frontières chinoise et russe. Mais, outre un hôtel de luxe et un casino, qui attirent surtout les joueurs chinois (les casinos sont toujours interdits en Chine), il sert surtout de plate-forme de transit, de stockage et de conditionnement autrement dit, ses équipements sont utilisés par les entreprises étrangères, qui paient pour cela, bien sûr, mais sans faire aucun investissement. Si bien qu'aujourd'hui, les installations portuaires sont en si mauvais état que les investissements considérables qui doivent être réalisés seront financés par l'État nord-coréen, puisqu'il est exclu que les entreprises étrangères acceptent de payer.

Une autre zone économique spéciale, dont le statut est calqué sur celui de Hong Kong vis-à-vis de la Chine (c'est-à-dire qu'elle a sa propre administration et son propre système judiciaire), a été créée en 2001 à Siniuji, près de la frontière chinoise au nord-ouest. Afin de la rendre plus séduisante pour les entreprises occidentales, Pyongyang en a confié l'administration à Yang Bin, homme d'affaires néerlandais d'origine chinoise. Or voilà que ce Yang Bin est maintenant écroué par la police de Hong Kong sous l'accusation de fraude fiscale. Du coup, le seul projet d'investissement prévu à ce jour à Sinuiji une grandiose installation permettant la production de quantités astronomiques de fleurs fraîches pour l'entreprise de Yang Bin est remis en question. Ce qui ne présage rien de bon pour la suite.

Peut-être la zone économique spéciale lancée en 2002 par Hyundai-Asan à Kaeson, qui devrait employer 160 000 personnes d'ici à 2010, aura-t-elle plus de succès. Cette fois-ci, c'est une entreprise d'État sud-coréenne qui prêtera les fonds nécessaires pour la construction des infrastructures : surendetté, Hyundai n'est pas en mesure de les prendre à sa charge. Reste à savoir si cela suffira pour attirer les investisseurs.

Il est significatif que l'une des raisons invoquées par les investisseurs potentiels pour justifier leur réticence à s'installer dans les zones spéciales de Corée du Nord est le refus catégorique de Pyongyang de libéraliser la réglementation des horaires et conditions de travail et des salaires. On peut en déduire que si ces zones deviennent une bonne affaire, c'est la classe ouvrière nord-coréenne qui en paiera le prix, par une détérioration tant de sa santé que de son niveau de vie.

La crise actuelle et les arrière-pensées de Bush

C'est ce contexte de profond isolement politique et de catastrophe économique qui constitue donc l'arrière-plan de la crise actuelle entre les États-Unis et la Corée du Nord.

L'accord de Genève de 1994, qui est au centre de cette crise, prévoyait la mise en sommeil par la Corée du Nord d'un réacteur au graphite de 5 GW de fabrication locale sous contrôle de l'AIEA, en échange de la livraison en 2003 de deux réacteurs de 1 GW à refroidissement par eau légère ainsi que des livraisons de fuel lourd par les États-Unis pouvant atteindre jusqu'à 500 000 tonnes par an, pour compenser dans la période de transition. En outre, comme par le passé, il fut accompagné de vagues promesses de levée des sanctions économiques, qui ne se concrétisèrent jamais. Mais entre-temps, le projet de construction a accumulé des retards et les deux centrales promises ne seront opérationnelles qu'en 2005, dans le meilleur des cas. Pire encore, Bush a décidé de suspendre toute livraison de fuel à la Corée du Nord, dans le cadre de son escalade rhétorique contre " l'axe du mal ", et il a supprimé toute aide humanitaire américaine.

De la part de Bush, président de la première puissance nucléaire mondiale, il faut une certaine hypocrisie pour vouloir interdire à la Corée du Nord d'utiliser son réacteur de 5 GW à la production d'électricité civile au motif que ce réacteur " pourrait faciliter " la production d'uranium suffisamment enrichi pour avoir un usage militaire. Il est encore plus hypocrite de la part de Bush de décrire la Corée du Nord comme une menace militaire pour le reste du monde, alors que l'intégralité du budget annuel de celle-ci représente 80 % de ce que la Corée du Sud dépense pour sa seule armée et seulement 20 % du budget de l'armée américaine dans la seule Asie du sud-est.

Face à cette hypocrisie, le régime de Corée du Nord n'a d'autre option que de subir en silence ou de se livrer à une fuite en avant, même si elle n'est que symbolique, comme par exemple l'annonce de son départ de l'AIEA et du comité du traité de non-prolifération nucléaire.

Et pourtant, bien sûr, l'impérialisme n'a rien à craindre de la Corée du Nord, de sa prétendue bombe atomique ou de ses missiles balistiques ! Mais Bush a de nombreuses raisons stratégiques de se servir de la Corée du Nord comme d'un épouvantail dans la région.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la Corée du Sud et Taïwan ont été les principaux soutiens de l'influence américaine dans cette partie du monde. Avec la réintégration progressive de la Chine dans le marché mondial depuis les années soixante-dix, l'impérialisme dispose maintenant d'un puissant garde-chiourme dans la région. Mais ce pays est bien trop important pour que Washington puisse compter sur sa volonté de faire passer en premier les intérêts des entreprises américaines en toutes circonstances, sans parler de laisser celles-ci piller ses ressources à leur gré. En revanche, ni la Corée du Sud ni Taïwan ne sont en position de tenir tête aux États-Unis, sans parler de prendre des mesures contraires aux intérêts du capital américain.

Dans une telle situation, l'impérialisme américain a toutes les raisons de ne pas lâcher la Corée du Sud, notamment en gardant un contrôle strict sur les forces armées de ce pays et sur sa population dont la mobilisation a régulièrement menacé le régime, y compris dans les pires périodes de dictature. La réunification, si elle se réalise un jour, comprend un certain nombre de risques pour l'impérialisme américain : depuis la crise financière, il apparaît clairement que l'économie de la Corée du Sud ne sera pas capable d'absorber un Nord appauvri.

En Corée du Sud, le mouvement actuel en faveur de la réunification est très puissant, comme l'a montré l'élection présidentielle de décembre dernier qui a vu la victoire d'un candidat qui avait fait de la poursuite de la politique de réunification négociée son cheval de bataille. Mais ce mouvement d'opinion en faveur de la réunification est aussi associé à un fort sentiment d'hostilité vis-à-vis des États-Unis. C'est ce que l'on a pu voir récemment lors des vagues de manifestations appelant au retrait des quelque 47 000 soldats américains encore stationnés dans le pays, suite à la mort de deux lycéennes écrasées par un véhicule blindé américain en juin 2002. A une époque où Bush essaie de justifier le retour de troupes américaines dans des pays comme les Philippines et l'Indonésie par la " guerre contre le terrorisme ", les États-Unis ne prendront sans doute pas le risque d'avoir à se retirer de Corée du Sud. Et quelle meilleure justification pourrait-il y avoir à la continuation de la présence américaine qu'une prétendue menace nord-coréenne ?

Le même raisonnement s'applique à l'opinion publique américaine. Qu'est-ce qui peut mieux justifier les 50 milliards de dollars dépensés chaque année pour financer l'entretien et les installations des 100 000 soldats américains stationnés au Japon et en Corée du Sud, qu'une menace importante dans la région ? Et puisque la Chine ne peut pas jouer en même temps le rôle de la menace et celui du " miracle économique " prouvant l'efficacité du capitalisme, c'est la Corée du Nord qui jouera le rôle de l'épouvantail. Par la même occasion elle permet au Pentagone de justifier les énormes dépenses publiques américaines affectées aux systèmes antimissiles (et les profits énormes qui en résultent pour le secteur de l'armement) puisque la Corée du Nord est le seul État " voyou " que Bush puisse encore accuser, bien que sans l'ombre d'une preuve, de posséder des missiles nucléaires de longue portée.

Et pendant que Bush et ses sbires font résonner les médias de leurs dénonciations hystériques du " danger nord-coréen ", c'est la population de ce pays qui continue de payer le prix exorbitant des calculs sordides de l'impérialisme, au travers des sanctions économiques et peut-être demain des mesures de représailles infligées à son pays car les populations sont toujours les premières victimes de l'ordre impérialiste, quand elles ne sont pas directement sa cible.

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