Afghanistan - Après avoir mis le feu à la poudrière afghane, l'impérialisme menace de l'étendre à toute la région01/11/20012001Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2001/11/61.png.484x700_q85_box-17%2C0%2C578%2C811_crop_detail.png

Afghanistan - Après avoir mis le feu à la poudrière afghane, l'impérialisme menace de l'étendre à toute la région

Trois semaines après le début des bombardements en Afghanistan, les dirigeants américains ne cherchent même plus à dissimuler les ravages causés par leurs bombes dans un pays déjà détruit par 23 ans de guerre. Jour après jour on apprend que des villages, des dépôts de ravitaillement, des hospices, des hôpitaux, des quartiers résidentiels, etc., ont été dévastés par les "frappes chirurgicales" ordonnées par Washington. Ou encore c'est un communiqué de victoire célébrant la destruction de cet "objectif militaire" par excellence que serait, selon les galonnés du Pentagone, l'unique centrale qui fournissait encore un peu de courant électrique à la capitale, Kaboul. Comme si ce n'était pas la population civile qui était la première victime de tels "faits d'armes". Faut-il rappeler qu'en Irak, aux dires mêmes des Nations Unies, la destruction des centrales électriques et des usines de purification d'eau a fait plus de victimes après la guerre du Golfe que n'en avaient fait les bombardements proprement dits ?

Quoi que puisse encore dire Bush, c'est bien la population afghane qui est visée. Sinon pourquoi avoir usé de bombes à fragmentation contre Kaboul, comme l'a admis l'état-major américain ? De telles armes, quand elles sont utilisées contre des villes, n'ont qu'un seul objectif tuer, mutiler et semer la terreur dans les rangs de la population.

On est déjà très loin de la "guerre contre le terrorisme" lancée par Bush, avec l'appui de tous les leaders impérialistes, contre Ben Laden, accusé d'avoir ordonné les attentats du 11 septembre à New York. D'ailleurs, dans une interview donnée au quotidien américain USA Today, le secrétaire d'État à la Défense Donald Rumsfeld n'a-t-il pas reconnu lui-même que, quels que soient les moyens militaires déployés par les USA, Ben Laden ne serait peut-être jamais pris ?

Comme si les dirigeants américains n'avaient pas envisagé cette possibilité avant même de se lancer dans cette intervention ! L'occupation soviétique, dans les années quatre-vingts, n'avait-elle pas montré les aléas de toute aventure militaire en Afghanistan ? A l'époque, une armée moderne forte de 120 000 hommes et dotée de puissants moyens aériens n'avait-elle pas dû payer de plus de 20 000 morts le seul fait de contrôler les principales villes et les principaux axes de communication, sans jamais réussir à prendre pied dans les zones montagneuses qui couvrent une grande partie du pays ? Et encore l'armée soviétique pouvait-elle s'appuyer sur un régime, déconsidéré sans doute, mais disposant quand même d'une certaine base sociale dans la population. Alors Bush et son état-major pouvaient-ils vraiment croire que leur artillerie, aussi puissante soit-elle, et des opérations commandos si "secrètes" qu'elles ne semblent avoir aucune incidence sur la situation, suffiraient à débusquer Ben Laden et ses combattants, qui eux semblent pouvoir compter sur la protection des talibans ? On peut en douter.

La démonstration que Bush veut faire en bombardant l'Afghanistan est destinée à sa propre opinion publique, secouée par les attentats du 11 septembre. Mais elle est destinée aussi, bien au-delà, à montrer aux peuples qu'on ne touche pas impunément aux États-Unis.

C'est abject car le peuple d'Afghanistan n'est pour rien dans les crimes de Ben Laden. Mais, de surcroît, il n'est pas dit que l'intervention en Afghanistan ne pose pas plus de problèmes à l'impérialisme américain qu'elle n'en résout. Plus les bombardements durent, plus s'accroît le nombre de victimes civiles, plus s'accroissent les risques de déstabilisation dans toute la région. Mais la logique dans laquelle Bush s'est engagé exige qu'il puisse affirmer qu'il a remporté une victoire. Mais la façon dont il a lié la "lutte contre Ben Laden" à la "lutte contre les talibans" fait qu'à défaut de parvenir à capturer Ben Laden, seule la chute du régime taliban peut être présentée comme un succès.

Mais, même à supposer que le régime taliban tombe ce qui n'est pour le moment pas le cas , au profit de quel gouvernement ? Les tonnes de bombes déversées sur l'Afghanistan ne résolvent pas le problème politique que cela pose.

Un gouvernement arrivé dans le fourgon des États-Unis, imposé par eux, ne tiendrait pas la route à moins de laisser dans le pays des troupes, ce que les États-Unis n'ont pas l'intention de faire.

L'agression américaine porte en elle-même certaines des difficultés des dirigeants des États-Unis. Mais des difficultés, il y en a d'autres, héritées du passé, récent ou plus lointain.

L'Afghanistan constitue, en effet, une véritable poudrière, et ce n'est pas d'aujourd'hui.

Aux origines de la poudrière afghane...

Le rôle de l'impérialisme dans la mise en place de la poudrière afghane remonte très loin, au 19e siècle. C'est à cette époque, en 1893 exactement, que les frontières afghanes furent fixées artificiellement par la Grande-Bretagne, sur la base du rapport des forces d'alors entre l'empire russe d'un côté et l'empire britannique et sa sphère d'influence de l'autre. Pour les stratèges de l'empire britannique, le but de l'opération était de faire de l'Afghanistan, qu'ils n'avaient pas réussi à conquérir, un simple État-tampon entre les deux empires.

Il en résulta un pays dont non seulement la majeure partie du territoire était constituée de montagnes inhabitables, de steppes arides et de déserts de pierres, mais qui n'avait pratiquement pas de ressources minérales connues et était privé de tout accès à la mer.

Surtout il en résulta une invraisemblable mosaïque de peuples, ayant chacun des caractéristiques linguistiques et religieuses propres. De sorte qu'aujourd'hui, les groupes ethniques qui composent la population afghane se trouvent écartelés entre l'Afghanistan et les cinq pays qui l'entourent. Ainsi les Pachtounes, la plus forte minorité afghane (38 %), concentrée dans la moitié sud du pays, se trouvent-ils en majorité de l'autre côté de la frontière pakistanaise (la ligne Durand) comme c'est aussi le cas du petit groupe des montagnards nouristani à l'est. Au nord-est, les Tadjiks, avec 30 % de la population afghane, sont partagés entre l'Afghanistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Deux autres minorités moins nombreuses, les Ouzbèques au nord et les Turkmènes au nord-ouest, se retrouvent en Ouzbékistan et au Turkménistan. Au centre du pays, les Hazaras d'origine mongole n'ont aucun lien ethnique avec les pays limitrophes, mais ils constituent le seul groupe chiite important et ont de ce fait des relations étroites avec l'Iran. Enfin au sud, les Baloutches, peu nombreux en Afghanistan, se retrouvent en Iran et surtout au Pakistan.

En Afghanistan même et dans la région tout entière, les contradictions entre divisions ethniques et frontières étatiques ont été et continuent d'être la source de bien des conflits, en même temps qu'elles menacent de transformer toute instabilité locale en instabilité régionale. D'autant plus, d'ailleurs, que les cinq pays limitrophes de l'Afghanistan sont eux aussi, à des degrés divers, des mosaïques de peuples, qui vivent ensemble non par choix librement consenti dans le cadre de régimes démocratiques soucieux des droits des minorités, mais sous la poigne de fer de dictatures.

C'est ainsi qu'en particulier les conflits ethniques ont souvent menacé les relations entre l'Afghanistan et le Pakistan. Les années soixante furent, par exemple, marquées par de nombreux incidents de frontière entre les deux pays. Côté afghan, l'ex-roi Zaher Shah (le même que les USA mettent en avant aujourd'hui) se mit à patronner la constitution d'un grand Pachtounistan, qui aurait déplacé la ligne Durand pour intégrer le Pakistan pachtoune à l'Afghanistan. Tandis que du côté pakistanais, le dictateur en place, le général Ayoub Khan, affichait sa volonté de faire de l'Afghanistan une sorte d'État-satellite du Pakistan. Puis, au cours des années soixante-dix, le Baloutchistan pakistanais se souleva. Il fallut cinq ans d'une répression sanglante et une armée de 100 000 hommes pour que le premier ministre populiste pakistanais Ali Bhutto parvienne à écraser les insurgés. Et au cours de ces cinq années, il s'en fallut de peu que l'Afghanistan se trouve lui aussi entraîné dans la guerre, tant il était naturel pour les guérilleros du Front de Libération du Peuple Baloutche d'établir leurs bases arrières en territoire afghan.

Les revendications territoriales à base ethnique qui opposent le Pakistan et l'Afghanistan se sont-elles éteintes avec le temps ? On peut en douter. Depuis vingt ans, les régimes pakistanais successifs n'ont jamais cessé d'intervenir dans le déroulement de la guerre qui déchirait l'Afghanistan, pour le compte de l'impérialisme, mais aussi pour leur propre compte. Et puis, du côté afghan, il y a les déclarations récentes d'un conseiller de l'ex-roi Zaher Shah qui, s'appuyant sur l'exemple de la rétrocession de Hong-Kong à la Chine par la Grande-Bretagne, rappelait que l'accord de 1893 établissant la ligne Durand prévoyait une renégociation en 1993 au plus tard. La guerre civile qui sévissait alors en Afghanistan a occulté cette échéance. Mais peut-être va-t-on la voir réapparaître dans la démagogie de politiciens cherchant à réaliser l'unité nationale afghane ou pachtoune aux dépens du Pakistan.

... et de la poudrière pakistano-indienne

Il faut rappeler également comment ce jeu des grandes puissances a affecté le Pakistan de façon dramatique dès sa formation. Lorsqu'en 1947, la Grande-Bretagne quitta finalement sa colonie des Indes, ce fut dans le contexte d'un véritable cataclysme social que la politique coloniale du "diviser pour régner" avait préparé depuis des décennies. Face à la vague de grèves et de manifestations pour l'indépendance qui avait éclaté dès la fin 1945, les autorités coloniales avaient encouragé en sous-main les bandes pogromistes islamistes et hindouistes à briser ce mouvement populaire sans précédent, qui avait réussi à entraîner l'armée et la marine indiennes. Mais du même coup elles avaient ouvert les vannes aux surenchères des politiciens locaux, déterminés à se tailler une clientèle, voire leur propre État, en prenant la tête des pogromistes.

Incapable de contrôler la situation, le gouvernement travailliste de Londres choisit la fuite. Mais il n'en oublia pas pour autant les intérêts généraux de l'impérialisme et ceux de l'impérialisme anglais en particulier.

Sous prétexte de respect des droits religieux, il partit en divisant son ancienne colonie en deux. D'un côté, une grande fédération indienne, censée être destinée aux populations non musulmanes, qui conservait l'essentiel des richesses de l'ancienne colonie, et de l'autre un Pakistan musulman, bien plus pauvre et de toute évidence non viable puisque formé de deux territoires distants de plus de 2 000 kilomètres l'un de l'autre.

Cette partition à elle seule transforma la vague des pogromes en cataclysme, qui fit un demi-million de victimes et entraîna l'émigration plus ou moins forcée de dix millions d'hommes et de femmes dans les deux sens. Mais en plus elle dressa l'un contre l'autre les deux pays issus de l'ancienne colonie, dans une guerre de positions permanente autour de la remise en cause des frontières artificielles définies par la puissance coloniale. On connaît la suite : trois guerres sanglantes entre l'Inde et le Pakistan, dont deux sur la question du Cachemire immédiatement après l'indépendance et en 1965 et la troisième qui se traduisit par la sécession de la partie orientale du Pakistan, avec les encouragements de l'Inde, pour former le Bangladesh, en 1971.

Mais comme la suite le montra, l'instabilité politique du Pakistan ne se limitait pas au Bangladesh. Si l'Inde était une gigantesque mosaïque de peuples, la taille même du pays se révéla suffisante pour inciter les plus importants d'entre eux à rester ensemble dans le cadre de la fédération indienne, et pour absorber les chocs périodiques causés par les mouvements séparatistes qui se manifestaient ici ou là. En revanche, le Pakistan, bien plus pauvre, dont le territoire représentait un quart de celui de l'Inde et sa population un huitième, fut écartelé dès sa formation par des forces centrifuges qu'il s'agisse des Baloutches et Pachtounes, comme on l'a vu, des Penjabi, ces peuples que la partition avait coupés en deux, ou encore, plus récemment, des Mohadjir, ces émigrés d'Inde orientale qui peuplent les grandes villes du sud, et en particulier Karachi, et que la société féodale pakistanaise n'a jamais vraiment intégrés.

Qui plus est, la démagogie communaliste et religieuse acquit, grâce à la partition de 1947, une place respectable dans la vie politique indo-pakistanaise, qu'elle n'avait jamais eue auparavant, préparant ainsi le terrain à bien d'autres pogromes dans les deux pays, mais aussi à la montée des intégrismes de tous ordres islamiste, hindou, sikh, etc. au cours des deux dernières décennies.

Mais la partition de l'Inde, quel qu'en fut le prix pour la population, répondait avant tout aux intérêts bien compris de l'impérialisme. Elle tenait compte, en particulier, de l'expérience chinoise, où les leaders américains étaient contraints d'assister, sans avoir les moyens d'intervenir efficacement, à la désintégration des forces de Chiang Kai-shek, l'homme qu'ils avaient choisi, face à celles de Mao Tse-toung qui s'appuyait sur un soulèvement des campagnes contre les propriétaires féodaux. Il n'était pas question de laisser un tel revers se produire en Inde, en prenant le risque que puisse s'y développer un mouvement populaire suffisamment profond pour se sentir la force de défier le pouvoir de l'impérialisme. Puisque l'Inde devait être indépendante, il fallait donc que ce soit sous la forme d'un sous-continent divisé, estropié, empoisonné par ses conflits internes et donc paralysé face à l'impérialisme. Et les ministres travaillistes britanniques firent ce qu'il fallait pour réaliser cet objectif avec le sang de centaines de milliers d'hommes et de femmes.

Dans les décennies qui suivirent, l'impérialisme se servit de cette partition de multiples façons.

L'Inde avait une taille et des ressources suffisantes pour obtenir certaines concessions de l'impérialisme, ou tout au moins pour ne rien lui céder sans contrepartie. Ce qui permit au leader indien Nehru d'apparaître aux côtés du leader indonésien Sukarno, comme le champion du "non-alignement", c'est-à-dire d'une certaine indépendance, illusoire d'ailleurs, par rapport à l'impérialisme. Cela permit également à l'Inde d'obtenir l'assistance militaire soviétique sans perdre pour autant celle des USA. Mais cela n'empêcha pas l'économie indienne d'être mise en coupe réglée par les trusts impérialistes. Pas plus que cela n'empêcha l'impérialisme américain de manipuler Nehru en encourageant ses ambitions régionales face à la Chine, au risque de déclencher une guerre entre les deux pays, comme ce fut le cas en Assam, en 1962.

En revanche, le Pakistan, pauvre et instable, se révéla une proie facile pour les dirigeants de Washington, surtout à partir du moment où ceux-ci se rangèrent du côté pakistanais dans la question du Cachemire. Le Pakistan fut un instrument d'autant plus malléable que l'épine dorsale de son appareil d'État et la seule institution capable de maintenir l'unité du pays, l'armée, devint plus dépendante des subsides américains. D'instrument destiné à limiter les velléités d'indépendance de son grand voisin indien, le Pakistan devint rapidement un auxiliaire important de l'impérialisme américain.

Une zone charnière

Depuis la Seconde Guerre mondiale, en effet, le Pakistan est à la charnière de trois ensembles géo-politiques distincts : à l'ouest, le Moyen-Orient et ses énormes ressources énergétiques ; à l'est, l'Asie dominée par la Chine ; et au nord, l'Union Soviétique dans un premier temps, puis, depuis son éclatement, la sphère d'influence russe.

Dans chacune de ces zones, l'impérialisme américain, avec la complicité active ou tout au moins l'assentiment des impérialismes mineurs, a avancé ses pions en fonction de stratégies changeantes, parfois contradictoires, en jouant de sa puissance économique et militaire pour acheter ou soumettre les régimes, les jouer les uns contre les autres et, bien sûr, réduire dans le sang, partout où il le pouvait, les tentatives de révolte des populations. L'Afghanistan et le Pakistan se sont trouvés au centre de ce jeu complexe et, de ce fait, en ont été les principales victimes.

Ce fut la situation au Moyen-Orient en l'espèce la nationalisation des exploitations pétrolières occidentales par le gouvernement iranien de Mossadegh, en mars 1951 qui incita l'impérialisme américain à renforcer son emprise sur le Pakistan pour en faire un auxiliaire de sa politique, non plus seulement vis-à-vis de l'Inde, mais au plan régional. Dès 1952, le président pakistanais Sikandar Mirza acceptait le principe de bases militaires américaines sur son territoire, en échange de quoi les USA entreprirent de former et d'armer l'armée pakistanaise.

En fin de compte, la crise iranienne fut vite résolue par le renversement de Mossadegh par un coup d'État organisé avec l'aide de la CIA, en 1953. Mais les USA n'en poursuivirent pas moins leur travail vis-à-vis de l'armée pakistanaise. Et lorsqu'en 1958, le maréchal Ayoub Khan renversa le gouvernement civil, non seulement les États-Unis ne parlèrent pas de "démocratie", mais la même année ils installèrent leur première base aérienne au Pakistan, près de Peshawar, au nord de sa frontière commune avec l'Afghanistan. Ainsi disposaient-ils d'une base militaire qui pouvait servir à la fois contre l'Union Soviétique, distante de moins de 500 km, et contre l'Iran, le pays le plus peuplé du Moyen-Orient, à 1000 km de là.

Avec la fin des années soixante, marquées par le revers cinglant infligé à l'impérialisme américain au Vietnam, vint la fin de la politique du "containment". Les USA entreprirent alors de rechercher la voie d'un rapprochement avec la Chine. Il s'agissait d'une politique pleine de méandres. D'un côté, les dirigeants américains continuèrent à attiser la rivalité sino-indienne tandis que, de l'autre, ils se servirent du régime pakistanais d'Ali Bhutto pour maintenir ouvert un canal de communication avec les dirigeants chinois.

C'est dans le contexte de ce jeu diplomatique que les dirigeants américains illustrèrent le caractère opportuniste de leur politique de non-prolifération nucléaire. Le lancement du programme nucléaire indien datait de 1964, année de la première explosion nucléaire chinoise. Il s'était fait avec l'aide américaine sous la forme de la vente de deux réacteurs General Electric. Arrivé au début des années soixante-dix, le fait que l'Inde ait été sur le point de réaliser sa première bombe (en partie grâce à la technologie russe) n'empêcha pas les USA de poursuivre leurs livraisons d'eau lourde. Et lorsqu'en 1974, explosa la première bombe atomique indienne, Washington manifesta son approbation tacite par une augmentation massive de son aide militaire. C'est qu'aux yeux des dirigeants américains, la bombe indienne apparaissait par-dessus tout comme un contre-feu utile à la bombe atomique chinoise. Quant au Pakistan, c'est à la fin de 1971 qu'Ali Bhutto annonça le lancement d'un programme pour se doter de l'arme nucléaire. A Washington, on opta pour laisser faire, et même pour aider Bhutto, en autorisant la livraison au Pakistan de réacteurs Westinghouse, tout en augmentant les livraisons d'armements classiques afin de "rendre superflue la construction d'une bombe pakistanaise", déclara-t-on alors de source officielle. Evidemment, il ne fallait pas indisposer un allié régional aussi utile et cela d'autant moins que la Chine risquait fort de profiter de la brèche ouverte en cas de refus.

Vis-à-vis de l'URSS, le Pakistan joua un rôle essentiellement passif dans la politique américaine. Hormis une courte période où Bhutto joua d'une démagogie "socialisante", le trait commun de tous les gouvernements, civils ou militaires, qui se succédèrent au pouvoir au Pakistan jusqu'à la fin des années soixante-dix, fut un anti-soviétisme viscéral, et ce d'autant plus que l'Inde voisine était présentée sur la scène internationale, quelque peu abusivement, comme alliée de l'URSS. Mais, en dehors de cela, le seul rôle que les USA firent jouer au Pakistan au cours de cette période de la Guerre Froide, fut celui de leur fournir des bases militaires pour compléter leur encerclement de l'URSS.

En revanche, il faut noter que la politique de l'impérialisme américain vis-à-vis de l'Afghanistan resta marquée de prudence, et qu'il fit ce qu'il fallait pour décourager toute aventure pakistanaise dans cette direction, y compris dans les périodes de tension entre les deux pays. Tout comme leurs prédécesseurs britanniques du 19e siècle, les stratèges de Washington continuèrent à considérer l'Afghanistan comme un État-tampon bien utile face à l'URSS, même s'il était de fait sous influence soviétique. Et ceci d'autant plus, bien sûr, que l'Afghanistan ne présentait aucun attrait économique pour les trusts impérialistes.

Guerre froide et intégrisme

En 1979, deux facteurs vinrent bouleverser la situation. D'une part, l'un des principaux piliers de l'impérialisme au Moyen-Orient, la dictature sanglante du chah d'Iran, s'écroula en janvier 1979. D'autre part, une guerre civile commença à se développer au cours de l'année en Afghanistan, aboutissant à l'intervention militaire de l'URSS au mois de décembre.

Le changement de régime en Iran posait un triple problème à l'impérialisme américain. Il remettait en cause un équilibre qui avait fait ses preuves au Moyen-Orient, où la domination impérialiste reposait sur le trépied formé par l'Iran, Israël et l'Arabie Saoudite. Deuxièmement, le fait qu'un mouvement populaire avait pu renverser l'un des régimes les plus répressifs de la région constituait un mauvais exemple qui pouvait se révéler dangereux pour l'avenir. Enfin, et bien que les dirigeants américains aient vu plutôt d'un bon oeil l'arrivée au pouvoir de l'anti-communiste réactionnaire qu'était Khomeiny, ils s'inquiétèrent de l'instabilité politique qui se poursuivit toute l'année dans le pays et de la démagogie anti-américaine croissante du nouveau régime comme de la volonté qu'il affichait de faire des émules dans le reste du monde musulman. Tout cela contribua à déplacer le centre de gravité de la politique américaine au Moyen-Orient, d'une part vers l'Arabie Saoudite et d'autre part vers le Pakistan, qui était dominé par la version sunnite de l'islam contrairement à l'Iran chiite.

Les événements d'Afghanistan posaient, eux, un autre type de problèmes. Depuis avril 1978, le PDPA (Parti Démocratique Populaire d'Afghanistan) était au pouvoir, à la suite d'un coup d'État militaire qui avait renversé la dictature du prince Daoud. Le PDPA était un parti pro-soviétique, un mélange de nationalisme et de social-démocratie qui représentait essentiellement les couches modernistes des villes. Mais très vite le PDPA avait été déchiré par de brutales luttes de factions qui eurent tôt fait de déconsidérer le régime aux yeux de la majorité rurale de la population, travaillée par les notables et les religieux. Il s'en était suivi une désintégration pure et simple d'une partie de l'appareil d'État et une situation de guerre civile larvée, où des régions entières avaient rompu dans les faits avec l'État central. Et le danger était de voir cette situation faire tâche d'huile dans les pays voisins par le biais des liens ethniques ou religieux.

C'est pourquoi l'intervention militaire de l'Union Soviétique, en décembre 1979, ne pouvait qu'arranger les affaires de l'impérialisme en lui évitant de faire lui-même le travail si tant est d'ailleurs qu'elle n'ait pas été faite avec son accord. Cela n'empêcha pas les capitales occidentales de se répandre en invectives contre Moscou. Mais surtout cela n'empêcha pas l'impérialisme américain de chercher à profiter de la situation pour créer un maximum de difficultés aux Soviétiques et pour les empêcher de consolider leur influence sur l'Afghanistan.

On sait aujourd'hui que Washington n'attendit pas l'arrivée des troupes soviétiques pour essayer de tirer parti de la situation. Des officiers supérieurs pakistanais révélèrent par la suite que, dès avril 1979, l'ambassade américaine au Pakistan avait demandé à l'ISI (Inter-Service Intelligence, la police secrète pakistanaise, un service entièrement structuré et entraîné par les spécialistes américains) de lui procurer une liste d'organisations afghanes oppositionnelles à qui les USA pourraient fournir leur "aide" financière et le cas échéant militaire. C'est à cette époque que le Hezb e-Islami (Parti de l'Islam) de Gulbuddin Hekmatyar devint le principal bénéficiaire des subsides et armements américains. Il devait le rester pendant plus d'une décennie.

L'intervention militaire de l'URSS se traduisit aussitôt par une intensification de la politique amorcée en avril et le Pakistan devint une pièce maîtresse du jeu de Washington. Le président Carter oublia les sanctions économiques et militaires qu'il avait lui-même décrétées contre Zia après son coup d'État et la répression qui l'avait suivi. Dès l'année suivante, le Pakistan devint le troisième bénéficiaire de l'aide américaine dans le monde, après Israël et l'Egypte.

Ce sont l'armée pakistanaise et surtout l'ISI qui aiguillèrent les armes et subsides fournis à la "résistance afghane" par les États-Unis, ainsi que par l'Arabie Saoudite et quelques émirats du Golfe. A eux seuls les USA auraient ainsi versé 250 millions de dollars en neuf ans. Et ceci sans parler d'autres "bienfaiteurs" tels que l'Iran, la Chine et l'Egypte, entre autres, qui choisirent de distribuer eux-mêmes leurs largesses.

Ces fonds allèrent pour la quasi-totalité vers des groupes intégristes. Ce ne fut pas le fait du hasard et encore moins le résultat de l'absence d'autres forces politiques, car il y en avait bien d'autres, et qui n'étaient pas plus insignifiantes que les tout petits groupes intégristes d'alors. Ce fut le résultat d'un choix. Ce choix fut sans doute en partie inspiré par le Pakistan qui avait eu pour politique d'offrir une base arrière à l'extrême droite religieuse afghane, depuis son bannissement après le renversement de la royauté, en 1973 et par le dictateur Zia lui-même, lié à l'Alliance Islamique (JI), un petit parti intégriste pakistanais. Mais surtout le choix des dirigeants américains résulta du fait qu'à leurs yeux l'intégrisme apparaissait comme l'ennemi le plus déterminé de l'URSS, et donc le meilleur garant de la fin de l'influence soviétique une fois la guerre terminée.

Quoi qu'il en soit, le flot des dollars et des armes entraîna l'apparition d'une multitude de groupes rivaux. En réalité, bien sûr, bon nombre de ces groupes n'avaient d'autre raisons d'exister que l'ambition de leurs initiateurs de se tailler une part du gâteau américain. Il y avait des groupes sunnites, chiites, d'autres représentant des sectes religieuses minoritaires. La quasi-totalité de ces groupes n'acceptaient que des membres d'une seule ethnie. Bon nombre n'étaient que l'organisation armée d'un seul clan. Ceux qui avaient une présence réelle sur le terrain et ce n'était pas le cas de tous et de loin étaient souvent plus préoccupés de protéger leurs divers trafics, d'opium en particulier, contre les troupes soviétiques, voire leurs territoires contre des groupes de résistants rivaux, que de protéger la population afghane. Bref ces "résistants" armés et financés par l'impérialisme n'étaient pas seulement des fanatiques religieux déterminés à enfoncer leur pays dans le moyen-âge, c'étaient des seigneurs de guerre et aussi, bien souvent, des escrocs.

Mais rien de tout cela n'empêcha les dirigeants américains de distribuer leurs subsides à toute cette racaille et on ne tarda pas à voir les conséquences de cette politique en Afghanistan même.

La catastrophe afghane

Après dix ans de combats sanglants dans le bourbier afghan, les troupes soviétiques finirent par se retirer en février 1989, laissant le pouvoir à un gouvernement dirigé par le PDPA mais incluant un certain nombre de politiciens nationalistes. Pour les États-Unis, le temps de la "victoire" semblait venu. Le chargé d'affaires américain dépêché à Kaboul, Jon Glassman, donnait le régime pour fini dans les cinq mois. L'état-major pakistanais prépara, avec l'aide d'experts américains, le plan d'une offensive de l'ensemble de la résistance contre Kaboul. Ce fut un désastre. La bataille dura deux mois, faisant deux mille morts, mais le PDPA resta maître des lieux et cela pendant plus de trois ans.

Finalement, pourtant, en avril 1992, le régime du PDPA se désintégra après que, par pans entiers, une grande partie de l'armée et de la police s'était ralliée à l'un ou l'autre des groupes de la résistance. Ceux-ci entrèrent alors dans Kaboul et les Nations Unies célébrèrent la formation d'un gouvernement baptisé "démocratique" pour la circonstance alors qu'il ne devait le pouvoir qu'aux armes que lui avait fournies l'impérialisme.

Le nouveau pouvoir, intitulé "gouvernement islamique", devait s'appuyer sur une coalition des dix principales organisations de la résistance neuf groupes intégristes plus le Mouvement Islamique National, l'organisation du chef de guerre ouzbek, le général Dostom avec la participation d'une myriade d'autres, par le biais de diverses institutions qui restaient à déterminer. Mais si les détails du futur régime restaient à fixer, sa forme, celle de la république islamique, était acquise.

Mais à peine installée dans Kaboul, la coalition perdit coup sur coup deux de ses principales composantes le Hezb e-Islami de Hekmatyar et le front chiite Wahdat. A partir de ce moment, la guerre civile reprit de plus belle. Pire, la coalition formant le gouvernement "officiel" étant désormais politiquement dominée par les groupes tadjik et ouzbek, elle prit un caractère ethnique dûment souligné aussi bien par les dissidents de la coalition que par les services pakistanais qui poussaient toujours leur poulain Hekmatyar. Et pendant quatre ans, le pays, privé de pouvoir central reconnu, fut de nouveau mis à feu et à sang, non seulement par les groupes rivaux luttant pour le pouvoir à Kaboul, mais également par d'innombrables petits potentats locaux profitant du vide étatique pour se tailler un territoire sur le dos de la population.

C'est essentiellement cette situation qui fraya la voie à la marche victorieuse des talibans vers le pouvoir, de 1994 à 1996. La population, en particulier, semble avoir vu plutôt d'un bon oeil cette nouvelle génération de combattants qui s'affirmaient déterminés à mettre fin à la guerre et à la corruption des autres groupes intégristes, et ne paraissaient sans doute pas plus répressifs qu'eux.

Du côté des dirigeants de l'impérialisme, il s'agissait de tout autres motivations. La situation en Afghanistan, avec le vide étatique qui y régnait et les risques de contagion aux pays voisins qu'elle comportait, ne leur plaisait certainement pas. Mais ils auraient peut-être pu s'en accommoder provisoirement si d'importants changements n'étaient pas survenus en Union Soviétique.

L'éclatement de l'URSS avait en effet ouvert la possibilité aux trusts occidentaux d'accéder aux marchés intérieurs et surtout aux ressources naturelles des anciennes républiques soviétiques d'Asie Centrale. Or, les estimations de ces ressources naturelles, en particulier dans le domaine énergétique, donnaient des chiffres colossaux. Les multinationales se bousculaient pour préparer leur accès au gaz du Turkménistan et au pétrole du Kazakhstan. Toute la question était de savoir comment transporter ce gaz et ce pétrole vers les marchés occidentaux. Vu sous cet angle, l'Afghanistan présentait une importance nouvelle. Car, en faisant passer des pipelines par l'Afghanistan vers la côte pakistanaise, on pouvait éviter les royalties exorbitantes et le contrôle économique de la Russie ainsi que les problèmes politiques posés par la traversée de l'Iran, toujours sous le coup des sanctions économiques américaines.

Mais pour cela, encore fallait-il que l'ordre règne en Afghanistan. D'autant plus que l'instabilité politique afghane pouvait à son tour gagner certaines des ex-républiques soviétiques d'Asie centrale, déjà fortement travaillées par l'intégrisme religieux, et compromettre les possibilités de pillage des trusts occidentaux.

Nul ne sait quel a été le rôle exact des États-Unis dans l'armement et l'entraînement des talibans et ce n'est sûrement pas aujourd'hui qu'ils s'en vanteront ! Ce que l'on sait, c'est que de 1993 à 1996, Benazir Bhutto, la fille d'Ali Bhutto, dirigea un gouvernement de coalition avec le Jamiat Ulema-i-Islami (JUI), un petit parti intégriste connu pour son radicalisme religieux. Et c'est durant cette période que le ministre de l'Intérieur, le général Babar, organisa le recrutement des futurs talibans dans les écoles coraniques du JUI et leur entraînement par l'armée pakistanaise. Or même si, en vertu de "l'amendement Pressler" contre les États ayant développé des programmes nucléaires "illégaux", l'aide militaire américaine au Pakistan avait été officiellement suspendue depuis 1990, l'aide économique américaine, les conseillers politiques et militaires américains et les liens entre l'armée pakistanaise et les USA, eux, existaient toujours. Et il n'est pas pensable qu'une initiative d'une telle ampleur ait pu être prise sans l'assentiment, sinon l'aide directe, des États-Unis.

En tout cas, lorsque les talibans finirent par prendre Kaboul en septembre 1996, les autorités américaines saluèrent le fait avec satisfaction, comme l'annonce du rétablissement de l'ordre tant attendu dans le pays. Et bien sûr les trusts pétroliers ne furent pas en reste. Unocal, principal maître d'oeuvre du projet de pipeline entre le Turkménistan et le Pakistan via l'Afghanistan, félicita le nouveau régime, lui promettant l'aide financière internationale en échange de la stabilité politique retrouvée.

En janvier 1997, donc bien des mois après l'instauration de la Charia et de la répression moyenâgeuse des talibans contre la population en général et les femmes en particulier, un diplomate américain en poste au Pakistan avait le cynisme de dire dans une interview : "Les talibans se développeront probablement comme l'ont fait les dirigeants d'Arabie Saoudite. Il y aura un Aramco [c'est-à-dire une compagnie pétrolière d'État inféodée aux trusts américains], des pipelines, un émir, pas de parlement et beaucoup de lois islamiques. On peut vivre avec". Les diplomates et les trusts impérialistes, oui, bien sûr, mais la population afghane ? Mais cette population ne compte tout simplement pas dans le jeu de l'impérialisme, ni alors, ni aujourd'hui.

Et puis, pour l'impérialisme, les talibans représentaient plus qu'une possibilité de stabilisation politique en Afghanistan et de profits considérables pour les trusts pétroliers. Comme l'écrivait un éditorialiste du quotidien Washington Post, en 1996, aux yeux du département d'État, les talibans étaient "plus anti-modernistes que anti-occidentaux" et "décidés à rétablir la société afghane traditionnelle plutôt qu'à exporter la révolution islamique". Autrement dit, avec les talibans, l'impérialisme disposait d'un contrepoids à l'intégrisme iranien dont il n'avait rien à craindre.

Cinq ans après, à en croire les accusations portées aujourd'hui par les dirigeants américains, cet instrument providentiel qu'ils avaient sinon contribué à créer, au moins encouragé, a fini par leur exploser à la face, le 11 septembre dernier. Mais ce sont les victimes du World Trade Center qui ont payé la note, tout comme c'est maintenant la population afghane qui la paie une deuxième fois sous leurs bombes.

L'impossible règlement politique

Cinq ans après la victoire des talibans, les dirigeants américains ont donc choisi de déclarer la guerre à leurs anciens protégés. Et comme en 1979, lorsqu'il s'agissait d'arracher en sous-main l'Afghanistan à l'influence soviétique, les États-Unis se sont tournés vers le Pakistan. Comme en 1979, avec Zia, ils ont fait table rase des sanctions économiques imposées à la dictature du général Musharraf après son coup d'État militaire d'octobre 1999. Et déjà, trois semaines après le début des hostilités, les annonces de prêts bilatéraux et multilatéraux au Pakistan se multiplient. Seule l'aide militaire américaine reste gelée, officiellement en tout cas, car la presse pakistanaise a rapporté, par exemple, la livraison à l'armée pakistanaise d'hélicoptères destinés à... des "opérations humanitaires".

Mais comment trouver un règlement viable de la situation alors que, par sa politique, l'impérialisme a peuplé la scène afghane de chefs de guerre qui fondent leur influence sur les armes et l'usage de la démagogie intégriste ou ethniste ? L'impérialisme aura beau tirer l'ex-roi Zaher Shah de son refuge de Rome et le présenter comme le symbole de l'unification afghane, encore faudra-t-il trouver sur le terrain des forces prêtes à se soumettre sinon à son autorité, au moins à son arbitrage. Mais quelles forces ?

Sûrement pas celles des quelques centaines de notables en exil, coupés du pays depuis des années, qui ont été récemment rassemblés au Pakistan pour voter une motion appelant l'ex-roi à prendre leur tête.

Les forces de l'Alliance du Nord alors ? De cette opposition aux talibans, dont le nom complet est Front National Islamique Unique pour le Salut de l'Afghanistan, et qui est constituée de chefs de guerre intégristes, ethniques, voire claniques, qui mirent le pays à feu et à sang pour satisfaire leurs appétits de pouvoir avant 1996 ? Une opposition aux talibans, certes, mais grâce aux livraisons d'armes russes et iraniennes, et qui veut avant tout s'assurer une place dirigeante dans la future coalition, en prétextant le fait que ses composantes représenteraient la majorité de la population du pays. Non seulement cette Alliance du Nord paraît peu capable de garantir la stabilité du futur régime, mais elle est hostile au représentant régional de l'impérialisme qu'est le Pakistan (hostilité que le Pakistan lui rend bien, d'ailleurs), mais en plus et surtout elle n'a pas réussi à faire le poids sur le terrain face aux talibans. Or, si l'impérialisme américain souhaite une stabilisation de la situation politique en Afghanistan, il n'est pas question pour lui que cela se fasse au prix du maintien d'une présence militaire permanente sur le terrain, pour permettre à un régime trop faible de se maintenir en place. D'autres ont déjà fait l'expérience du bourbier afghan et c'est une expérience que l'impérialisme américain ne veut pas faire à son tour.

Pour l'heure, les États-Unis sont à la recherche de forces politiques un tant soit peu représentatives au sein de l'ethnie pachtoune. Car, de toute évidence, l'Alliance du Nord, s'appuyant sur des minorités ethniques et surtout étant elle-même une coalition hétéroclite de chefs de guerre tirant à hue et à dia, n'est pas capable de gouverner l'ensemble de l'Afghanistan. Elle ne s'est même pas montrée jusqu'à présent capable d'en reconquérir une partie au détriment des talibans.

Mais si des chefs de clans, des politiciens véreux, se bousculent dans les villes frontières pakistanaises ou auprès d'un ex-roi afghan sorti de la naphtaline, le nombre des intéressés ne fait pas encore leur autorité. Et, finalement, les États-Unis semblent chercher du côté des talibans eux-mêmes, suivant en cela les desiderata, intéressés, des Pakistanais liés aux talibans, tant pour des raisons politiques que pour des raisons ethniques.

A quoi reconnaîtrait-on un "bon" taliban ? Au fait que, par intérêt ou par crainte, il accepterait de se faire l'allié des États-Unis. Pour le moment, ni les États-Unis ni les Pakistanais ne semblent avoir trouvé un nombre suffisant de "bons" talibans. D'autant moins que le seul ex-chef de guerre que les États-Unis avaient trouvé et qui avait eu le courage d'aller sur le terrain pour faire le travail de débauchage a été découvert et exécuté par les talibans. Ce qui, au demeurant, montre une efficacité supérieure à celle des forces américaines pour trouver Ben Laden...

Alors en attendant, l'impérialisme maintient la pression militaire en espérant que les bombes finiront par dissoudre les résistances au sommet de la hiérarchie des talibans et y provoquer des craquements. Et c'est la population qui continue à payer de son sang cet hypothétique règlement politique avant même qu'il se profile à l'horizon. Le pire, c'est que quel que soit ce règlement, ou que le statu quo demeure, ce sera encore la population qui paiera. Car dans tous les cas, les dirigeants qu'on lui imposera seront des chefs de guerre réactionnaires, pour qui le fait de se payer sur la population est l'ordre normal des choses.

Une menace pour toute la région

Mais la population afghane n'est pas seule à payer les vingt dernières années de politique impérialiste, même si c'est elle, pour l'instant, qui est le plus durement touchée. Tous les pays de la région sont également affectés.

En Inde, on a assisté depuis le début des années quatre-vingt-dix, en parallèle avec la montée de l'intégrisme musulman dans les pays voisins, à une montée en puissance d'un intégrisme hindou.

Cela s'est traduit, à partir de 1991 par des vagues successives de pogromes anti-musulmans, mais dont les victimes étaient souvent des non-musulmans dont le seul tort était d'habiter un quartier à dominante musulmane. Il y a eu plusieurs milliers de victimes, officiellement, et sans doute bien plus dans la réalité. La pauvreté croissante et la corruption des principaux partis politiques ont fait le reste. D'un parti marginal tout juste capable de gagner une demi-douzaine de sièges au parlement fédéral, le parti intégriste hindou, le BJP, est devenu en 1998 un parti capable de constituer une majorité gouvernementale. Et il n'a pas cessé d'être au pouvoir depuis. Ce n'est pas le régime des talibans, bien sûr. Les dirigeants du BJP sont des grands bourgeois, des notables. Mais derrière eux, pour appuyer leur pouvoir en cas de crise, et pour assurer au jour le jour l'encadrement de la population (et souvent la racketter), ils disposent des milices armées du RSS, qui organisaient plusieurs centaines de milliers de miliciens avant l'arrivée au pouvoir du BJP et sans doute beaucoup plus aujourd'hui, ou encore d'auxiliaires régionaux qui ne valent pas mieux, comme le Shiv Sena à Bombay.

Mais là où la situation est sans doute aujourd'hui la plus inquiétante, c'est encore au Pakistan.

On voit aujourd'hui les manifestations organisées au Pakistan par les organisations intégristes. Ce sont pratiquement elles qui ont le monopole de la rue. Mais c'est un phénomène assez récent.

En fait, malgré ses origines, dans un premier temps, le Pakistan n'était pas trop marqué par la religion. Ce n'est qu'en 1956, face à une montée des forces de gauche au Pakistan Oriental (le Bangladesh d'aujourd'hui) que le gouvernement civil d'alors fit aux notables traditionnels la concession de donner au Pakistan le titre d'État islamique. Mais, même à cette époque, cet intitulé ne changea rien à la législation ni au mode de vie de la majorité de la population. Ce n'est que plus tard, sous le régime d'Ali Bhutto et de son "socialisme islamique" que les choses commencèrent à changer et le langage officiel à prendre plus nettement un tour religieux.

Mais le véritable tournant vint sous la dictature du général Zia, pendant la guerre contre l'occupation soviétique en Afghanistan. C'est à cette époque que les petits groupes intégristes ont émergé, surtout présents jusqu'alors parmi la petite bourgeoisie boutiquière des grandes villes, La plupart de ces groupes avaient des liens avec l'armée qui constituait le seul débouché pour la jeunesse du milieu social où ils étaient implantés. Cela leur permit de bénéficier eux aussi de la manne des subsides impérialistes. C'est à ces groupes que l'ISI ou l'armée pakistanaise confia la mission d'encadrer les camps de réfugiés afghans et de s'y livrer d'ailleurs bien souvent à un racket très profitable sous prétexte de collecter des fonds pour les victimes de la guerre.

C'est aussi à ces groupes que l'armée confia de plus en plus le soin de harceler les forces indiennes au Cachemire. Alors que le mouvement nationaliste cachemiri avait été pendant longtemps dominé par des courants séculaires qui luttaient pour la réunification du Cachemire et son autodétermination, à la fin du règne de Zia, en 1988, il était passé entièrement sous la coupe d'un front intégriste, le Hezb ul-Mujahidin, dont les membres venaient bien souvent des camps de réfugiés afghans de Peshawar ou de Quetta, voire des universités du Penjab, et dont les cadres étaient des Pakistanais qui avaient combattu dans les rangs de la résistance afghane.

C'est ce front qui, depuis le début des bombardements en Afghanistan, a lancé une campagne d'attentats spectaculaires au Cachemire indien, dont l'un, dans la capitale Srinagar, a fait à lui seul 38 morts.

Les régimes civils qui suivirent la mort de Zia, en 1988, jusqu'au coup d'État de Musharraf en 1999, ne firent rien pour endiguer l'influence croissante des groupes intégristes. Sur le plan électoral, ceux-ci conservaient une importance limitée. Ils ne parvenaient à emporter que quelques sièges au parlement fédéral, un peu plus dans les parlements régionaux. Mais sur le terrain, dans bien des villes, ils faisaient la loi, menant une politique terroriste vis-à-vis des militants ouvriers, s'attaquant à tout ce qui pouvait passer pour un symbole de libéralisme ou de sécularisme, s'en prenant aux maternités et aux centres d'alphabétisation pour les femmes ouverts dans les quartiers pauvres. Non seulement les gouvernements au pouvoir ne firent rien pour endiguer l'activisme de ces groupes, mais, pour des raisons politiciennes, ils leur firent des concessions ou même, comme dans le cas du JUI sous Benazir Bhutto, ils leur offrirent la plate-forme d'une coalition gouvernementale.

Mais ces groupes ne se contentent pas tous de terroriser la population. Ils tirent aussi parti de la pauvreté dramatique d'une partie de la population et de l'état catastrophique de l'infrastructure sociale. Ainsi, des partis comme le JI (le parti qui appuyait Zia et est devenu aujourd'hui le plus important des groupes intégristes) et le JUI (le deuxième par ordre d'importance) ont élargi leur base sociale dans les milieux les plus pauvres en organisant des soupes populaires et en aidant les habitants des quartiers de taudis à retaper leurs maisons détruites lors d'inondations. Dans un pays où l'éducation payante n'est pas à la portée des pauvres, ils ont organisé les fameuses "madrassas", ou écoles coraniques, qui pour bien des enfants pauvres sont le seul moyen d'apprendre à lire. Le malheur est que l'on n'apprend, dans ces écoles, rien d'autre que le Coran et la croyance que l'unique avenir digne d'un homme serait de combattre pour la religion.

C'est dans ces écoles qu'ont été recrutés non seulement les talibans qui entrèrent en Afghanistan en 1994, mais aussi sans doute une bonne partie des 10 000 "volontaires" dont on nous dit aujourd'hui qu'ils sont massés à la frontière entre les deux pays, prêts à aller se faire tuer sous les bombes américaines, au nom de croyances moyenâgeuses que l'impérialisme a contribué à faire remonter à la surface.

Le drame est qu'aujourd'hui, au Pakistan, face à ces dizaines, peut-être centaines, de milliers de jeunes fanatisés par les groupes intégristes, il n'y a pour ainsi dire rien. Les partis traditionnels ont tous emboîté le pas comme un seul homme à la politique de Musharraf en faveur de l'impérialisme. Seuls quelques syndicats et la minuscule extrême gauche s'y sont opposés. Mais ou bien ils n'ont pas la volonté politique d'exprimer cette opposition, ou bien leur voix est inaudible. De sorte que ceux qui veulent exprimer leur colère face aux crimes de l'impérialisme en Afghanistan, et leur volonté de le combattre, ne trouvent à le faire qu'en suivant les intégristes.

Une fois de plus l'impérialisme contribue donc à la montée de l'intégrisme. Parmi les Pachtounes pakistanais et réfugiés afghans, cette montée intégriste se double d'une solidarité ethnique qui fait aujourd'hui de tout le nord-ouest du Pakistan une région proche de l'explosion.

Les manoeuvres tordues de l'impérialisme pour consolider sa mainmise sur la planète ont déjà causé une catastrophe humaine et sociale sans nom en Afghanistan. Et aujourd'hui, les tentatives de Washington de corriger ses "erreurs" passées vont peut-être causer une autre catastrophe, cette fois sur une plus grande échelle encore, au Pakistan, dans un pays dont la population est six fois plus importante que celle de l'Afghanistan, avec le risque que, par ricochet, l'incendie se propage sous une forme ou une autre, à l'Inde, voire au-delà.

Le terrorisme d'État de l'impérialisme et, derrière lui, l'avidité des trusts entraînent des catastrophes en chaîne. En perdurant dans sa décadence, l'impérialisme génère des drames intolérables et de plus en plus dangereux pour l'avenir de l'humanité !

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