Turquie - La situation incertaine du gouvernement Demirel01/04/19921992Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1992/04/46.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Turquie - La situation incertaine du gouvernement Demirel

Depuis les élections d'octobre 1991, la Turquie a à la tête de son gouvernement une vieille connaissance : Demirel, le Premier ministre qui avait été déposé par le coup d'État militaire de septembre 1980, est revenu à la même place par la voie des urnes. La boucle semble ainsi bouclée, et la page complètement tournée sur une période de dictature.

Il est vrai qu'en fait celle-ci s'était peu à peu libéralisée. Les chefs de l'armée, comme cela semble désormais traditionnel puisqu'il en avait déjà été ainsi après les coups d'État de 1960 et 1971, n'ont exercé directement le pouvoir que quelques années, avant de se retirer dans les coulisses en laissant la place, de nouveau, à des politiciens "civils".

Mais le retour de Demirel, onze ans après son départ forcé, n'a pas seulement valeur symbolique dans cette forme très particulière d'"alternance" politique qui a fait se succéder en Turquie les périodes de dictature militaire et les périodes de gouvernements civils. La situation à laquelle fait face son gouvernement ressemble aussi à bien des égards à celle qui avait précédé septembre 1980 : inflation, tensions économiques et sociales, fragilité de la coalition gouvernementale, attentats et violences politiques. Il s'y ajoute désormais la montée des tensions dans la région kurde, où l'armée est engagée dans une véritable guerre coloniale contre les mouvements indépendantistes. Autant d'éléments qui font se demander si cette période de libéralisation peut être durable.

De la dictature militaire au régime "civil"

Une chose est certaine en tout cas ; dans la situation que connaît la Turquie, les équipes politiques qui parviennent au gouvernement ont tendance à s'user très vite.

Les militaires, avant de se retirer dans les coulisses, ont pourtant pris leurs précautions. La Constitution qu'ils ont mise en place alors, en 1983, était faite sur mesure pour permettre à un parti de s'imposer à l'électorat. La loi électorale dispose que, pour avoir des élus, un parti doit atteindre 10 % des suffrages exprimés à l'échelle nationale. Mais cette condition remplie, encore faut-il avoir droit à des élus à l'échelon local, ce qui nécessite 20 % des voix, voire 25 % dans certaines circonscriptions. Ainsi on peut très bien imaginer un parti qui recueillerait 19,99 % des voix à l'échelle nationale et n'aurait aucun élu... A l'inverse, ce système curieusement "proportionnel" peut donner une considérable prime majoritaire au parti arrivé le premier.

Aux élections de 1983, les premières élections après le coup d'État, la plupart des chefs de partis interdits en 1980 n'avaient pu se présenter. Pour donner malgré tout une apparence de choix aux électeurs, un parti d'opposition bien respectueuse n'en avait pas moins été fabriqué, sous la surveillance et le contrôle de l'état-major : l'ANAP (Anavatan Partisi, Parti de la mère patrie), créé en puisant dans les cadres de second plan de trois partis de droite et d'extrême droite interdits en 1980 : le Parti démocrate (nom d'alors du parti de Demirel), le Parti du salut d'Erbakan, parti islamiste, et le Parti du mouvement nationaliste MHP du colonel d'extrême droite Türkes. Pour diriger l'ANAP, l'armée avait trouvé un homme disposé à toutes les collaborations : Turgut Özal, ancien proche collaborateur de Demirel et candidat malchanceux du parti d'Erbakan avant 1980, politicien que rien ne prédisposait à une telle place sinon son arrivisme et surtout, semble-t-il, le fait qu'il se soit assuré le soutien d'un général, américain celui-là, le général de l'OTAN, Haig.

Özal et l'ANAP ne se firent pas faute pour autant de se présenter, déjà, comme une sorte d'alternative démocratique aux militaires, ce qui leur permit de sortir vainqueurs de ces élections de 1983 qui marquèrent ainsi le début timide de la reconstruction d'une façade parlementaire pour le régime. Mais si l'essentiel des mesures de répression avaient été prises dans la période de dictature directe de l'armée, entre 1980 et 1983, c'est dans la période du gouvernement d'Özal que la population paya le plus cher sur le plan économique. Le chômage s'accrut, l'inflation s'envola pour atteindre des taux de 70 à 100 %, imposant à une classe ouvrière assommée par la dictature une baisse continue du pouvoir d'achat des salaires qui n'atteignit plus, en 1988, que la moitié de celui de 1980. En même temps, la bourgeoisie et les parvenus du régime, la famille d'Özal en tête, bâtissaient des fortunes colossales et la corruption touchait des niveaux inégalés.

De Premier ministre, Özal devint en 1987 président de la République avec les deux tiers des voix du Parlement, qui ne représentaient déjà plus que quelque 20 % des suffrages dans le pays. Une partie de la bourgeoisie commença à manifester son inquiétude et à s'opposer timidement au nouveau potentat... qui se vanta ensuite d'avoir gagné beaucoup d'argent grâce aux procès gagnés contre les journaux qui l'attaquaient !

La remontée ouvrière

Mais c'est certainement bien plus la remontée des tensions sociales qui a contribué à inquiéter la bourgeoisie turque. La classe ouvrière s'est remise peu à peu du dur coup reçu en 1980 avec l'interdiction des grèves, la mise hors-la-loi des syndicats les plus combatifs comme la DISK - Confédération des ouvriers révolutionnaires - et surtout l'élimination de ses militants les plus combatifs, ceux qui avaient vécu et animé les grèves de la période de 1976 à 1980, chassés des usines voire emprisonnés ou assassinés. Elle a su retrouver en son sein des leaders naturels, souvent anciens militants ou sympathisants de groupes de gauche ou d'extrême gauche d'avant 1980, qui surent prendre des initiatives, tourner la législation antigrève particulièrement draconienne mise en place par les militaires, s'opposer aux équipes syndicales ultraconservatrices du syndicat officiel Türk Is.

Ce furent alors les mouvements du printemps 1989, marqué par une effervescence ouvrière, par des boycotts collectifs de cantine et par des travailleurs sortant par centaines des usines non pas, disaient-ils, pour manifester ou pour faire grève puisque c'était interdit, mais par exemple pour aller tous ensemble et bien sûr en cortège, réclamer un arrêt-maladie à l'hôpital ! Au total, ces mobilisations touchèrent des centaines de milliers de travailleurs d'Istanbul à Izmir, Bursa ou Adana, de la métallurgie aux chantiers navals, aux mines ou aux travailleurs des municipalités, et marquèrent la reprise de confiance de la classe ouvrière dans ses propres forces.

Les travailleurs ne craignaient plus non plus les syndicalistes officiels, payés cinq ou dix fois plus qu'eux, et dont le rôle en fait consistait souvent à moucharder les éléments combatifs et à préparer leurs licenciements. Il y eut sans doute des expériences amères, comme celles de bien des travailleurs qui, étant allés voir les syndicalistes en question pour leurs revendications, se virent surtout demander leurs noms, aussitôt communiqués au patron pour licenciement. Quelques travailleurs d'une usine d'Istanbul, méfiants, eurent la sage précaution d'en donner des faux. Le lendemain, ces faux noms, dont le patron n'avait même pas pris le temps de vérifier qu'ils correspondaient à des membres de son personnel, figuraient sur la liste des licenciés !

Dans ces conditions, la période de renouvellement des conventions collectives de 1990-1991 fut aussi pour les appareils syndicaux, qui avaient senti le vent, l'occasion de modifier leur attitude. Il y eut cette fois des grèves effectives et durables, autorisées car respectant la législation contraignante instituée par les militaires. Les syndicats reprirent une partie des revendications ouvrières, à commencer par les revendications d'augmentations de salaire permettant un rattrapage du pouvoir d'achat perdu du fait de l'inflation : c'est à dire des augmentations allant de 150 à 400 %.

On assista donc à des grèves massives, voire à des manifestations impressionnantes comme la marche des mineurs de Zonguldak sur Ankara. Cependant ces mouvements ne s'accompagnaient pas de cette effervescence, de ces initiatives spontanées qui avaient marqué le printemps 1989. Cette fois, ils étaient pris en main et décidés d'en haut, par des équipes syndicales souvent renouvelées. En effet, les bureaucrates les plus déconsidérés de la Türk Is, souvent liés au parti de Demirel voire à l'ANAP, durent fréquemment faire place à d'autres au langage plus combatif, issus le plus souvent du parti social-démocrate d'Inönü. Dans d'autres cas, des syndicats indépendants, voire des syndicats liés aux partis islamistes comme le syndicat Hak Is, surent accueillir les militants de gauche et les travailleurs combatifs rejetés par la Türk Is, et prendre ainsi la place de celle-ci.

Le fait est en tout cas que cette remontée, d'abord spontanée, puis plus contrôlée, des luttes ouvrières, montrait que le gouvernement d'Özal n'était même plus pour la bourgeoisie une garantie de calme social. Les pressions se multiplièrent pour imposer à celui-ci d'accepter une relève rapide, avec les élections législatives anticipées d'octobre 1991.

Les élections d'octobre et le retour de Demirel

Ces élections ont été une cuisante défaite pour l'ANAP d'Özal, malgré le recours de celui-ci à un publicitaire chargé de redresser son image, un spécialiste en quelque sorte puisqu'il s'agissait du publicitaire attitré des campagnes électorales de Mitterrand en France, Jacques Séguéla, qui a pu ainsi encaisser une partie des sommes colossales détournées par Özal durant son exercice... L'ANAP, auparavant parti majoritaire au Parlement, n'obtint plus que 24,1 % des voix et 115 députés.

Le vainqueur du scrutin était le parti de Demirel, l'ancien Parti démocrate réapparu sous le nom de Parti de la juste voie (Dogru Yol Partisi-DYP), avec 27,3 % des voix et 180 députés. Parti traditionnel de la bourgeoisie libérale, disposant d'une base électorale notamment dans les campagnes, le DYP a donc pu revenir de onze ans de purgatoire avec une virginité politique surprenante. Demirel, vieux routier des gouvernements turcs, déjà six fois Premier ministre, deux fois écarté du pouvoir par les militaires, homme à qui aucune démagogie ne fait peur, revenait encore une fois par la grande porte.

Le troisième parti, le Parti populiste social-démocrate d'Inönü (Sosyaldemokrat Halk Partisi-SHP), n'a recueilli lui que 20,6 % des voix et obtenu 87 députés. Le SHP, héritier du Parti républicain du peuple, le parti unique créé autrefois par Mustafa Kemal, qui se présente comme la version turque des partis social-démocrates, est en fait installé dans les mairies des principales grandes villes (Istanbul, Izmir, Ankara, Adana...) depuis les élections municipales de 1989. La politique d'austérité qu'il y a menée explique qu'il soit déjà en partie discrédité et ait fait pâle figure face au DYP de Demirel.

Deux autres partis encore ont fait leur entrée au Parlement, eux aussi rééditions, sous de nouveaux noms, de regroupements et de politiciens bien connus. Il s'agit du Parti du bien-être (Refah Partisi), coalition électorale des islamistes d'Erbakan et de l'extrême droite de Türkes, qui a obtenu 16,5 % des voix et 61 députés, et du Parti de la gauche démocratique (Demokrat Sol Partisi) d'Ecevit, lui aussi ancien Premier ministre, qui a obtenu 11 % des voix et 7 députés. Ecevit, à qui sa position minoritaire permet d'adopter un langage plus radical que celui d'Inönü, dispute à celui-ci les voix de la classe ouvrière dans les grandes villes. Mais il s'illustre aussi par ses surenchères chauvines dans la question kurde ou au sujet des conflits entre Azéris et Arméniens et plus généralement des républiques turcophones de l'ancienne URSS.

En fait, indépendamment de leurs divers terrains de démagogie, tous ces partis ne se distinguent guère du point de vue de la politique économique et sociale qu'ils préconisent. Tous ont pris soin avant l'élection d'aller présenter leur programme à la confédération patronale TÜSAID, qui l'a approuvé. Il n'y a donc pas à s'interroger sur l'orientation du nouveau gouvernement.

La situation parlementaire ne laissait guère le choix. Une majorité parlementaire ne pouvait être trouvée que par une coalition centrée sur le DYP et complétée soit par l'ANAP, soit par le SHP. Après un mois de marchandages, c'est une coalition du DYP et du SHP qui a formé le gouvernement, rejetant l'ANAP dans l'opposition et valant à Demirel son septième portefeuille de Premier ministre et à Inönü un titre de vice-Premier ministre.

Le gouvernement de coalition

Demirel durant la campagne électorale n'avait pas hésité à promettre selon ses termes "deux clés" à chaque famille : autrement dit une maison et une voiture, démagogie qui ne manque pas d'audace dans la situation de dénuement que connaissent la plupart des Turcs... Il s'était également déclaré décidé à demander des comptes sur la corruption et les scandales financiers, à instaurer la transparence dans l'administration et les commissariats de police, à déclencher une procédure pour démettre Özal de son poste de président de la République. Quelques mois à peine après l'installation de Demirel, il est déjà évident que ce langage ne valait que le temps d'une élection.

D'une façon bien classique, Demirel a déclaré après son installation au pouvoir qu'ayant hérité de son prédécesseur une situation catastrophique, constatant aujourd'hui des dégâts d'une ampleur qu'il ne soupçonnait pas, il demandait qu'on lui accorde une trêve de 500 jours... Aucune procédure n'a été déclenchée contre Özal, à qui Demirel est allé serrer la main et qui semble se satisfaire d'une cohabitation qui lui laisse la présidence de la République, les moyens de continuer à s'enrichir, et à son parti l'ANAP le rôle somme toute plus confortable d'opposition parlementaire.

On ne parle plus ni des "deux clés", ni même d'une seule. Les commissariats ne sont pas plus transparents et le nombre de ceux qui y disparaissent ou sont retrouvés assassinés tend plutôt à augmenter. L'inflation, que le ministre des Finances avait promis de ramener à 42,5 %, tend au contraire à s'accélérer, atteignant un rythme annuel de 77 % en février contre 66 % au mois d'octobre. Dans les entreprises, les licenciements, qui ont été la réponse du patronat à la vague de mécontentement et de grèves de ces dernières années, n'ont pas cessé. Le ministre du Travail, membre du SHP, a bien parlé d'un projet pour les interdire. Mais il a suffi que les patrons haussent un peu le ton pour qu'il change d'avis.

Le gouvernement Demirel et les bureaucraties syndicales

On trouve là sans doute la principale raison pour laquelle une coalition DYP-SHP a été préférée à une coalition DYP-ANAP. Ce dernier parti était trop discrédité. Mais surtout, pour imposer une période d'austérité et de "stabilisation économique" sur le dos de la classe ouvrière, le gouvernement Demirel-Inönü dispose d'un atout dont il n'aurait pas disposé avec l'ANAP. On peut dire que la plupart des équipes syndicales qui ont animé les mouvements de ces dernières années appartiennent aujourd'hui au SHP et dans une moindre mesure au DYP. C'est le cas par exemple d'un des leaders les plus connus, Denizer, leader de la grève des mineurs de Zonguldak en décembre 1990-janvier 1991 et membre du SHP.

Alors que l'attitude des bureaucraties syndicales a contribué à la fin du gouvernement de l'ANAP, elles sont aujourd'hui prêtes à accorder leur concours à Demirel et à prêcher auprès de la classe ouvrière la nécessité de "laisser du temps" au nouveau gouvernement. Pour le moment elles ont parlé d'un délai allant "jusqu'au printemps". Mais on a déjà eu des exemples de leur attitude concrète, par exemple, lors du terrible accident des mines de charbon de Kozlu, dans le bassin de Zonguldak, qui a fait plusieurs centaines de morts, causé par le mépris total de la sécurité dans les mines. Loin de tenter d'organiser une réaction ouvrière, les leaders syndicaux, Denizer en tête, se sont bornés à pleurer avec Demirel et Inönü les conséquences de la "fatalité".

Bien plus que de défendre d'une façon quelconque les intérêts des travailleurs dans la période qui vient, les bureaucrates sont préoccupés aujourd'hui d'assurer solidement leurs postes et avantages respectifs. Un des enjeux est notamment la réapparition de la DISK, la centrale syndicale interdite du temps des militaires.

En fait, la levée de l'interdiction de la DISK a été annoncée dès l'été dernier par le gouvernement de l'ANAP. Dans les années soixante-dix ce syndicat avait réussi à regrouper la minorité la plus consciente et combative de la classe ouvrière turque, une fraction concentrée dans les grandes entreprises du secteur privé et qui, par ses mouvements, s'était attiré la haine tenace du patronat. La levée de l'interdiction n'avait pourtant en soi guère de conséquences. Onze ans s'étaient écoulés depuis que, au lendemain du coup d'État, une partie des dirigeants de la DISK avaient été emprisonnés et une grande partie de ses militants licenciés et éloignés des entreprises. Ceux qui restaient avaient, depuis longtemps, trouvé le moyen de reprendre une activité au sein de la Türk Is ou de petits syndicats indépendants plus combatifs comme, dans la métallurgie, le syndicat Otomobil Is. La réapparition de ce syndicat, aujourd'hui, a donc un sens bien différent de celui qu'avait pris son émergence dans les années soixante-dix, sous l'impulsion de luttes ouvrières. Sa principale conséquence et en tout cas celle qui intéresse sans doute le plus les bureaucrates syndicaux a été de remettre en circuit les biens de la DISK, ses locaux ou ses comptes en banque mis sous séquestre par la dictature militaire. La DISK a été recréée d'en haut, au cours d'un congrès ou les quelques bureaucrates restants n'acceptaient que leurs semblables. Une nouvelle direction a été élue, présidée par un certain Nebioglu qui, jusqu'alors, exerçait l'emploi de... chef du personnel dans une usine automobile ! Certains anciens membres de la DISK travaillant dans la même usine, et qui avaient semble-t-il des choses à dire sur ce curieux syndicaliste, ont été, eux, empêchés d'entrer au congrès.

Il y a sans doute autour de la réapparition de la DISK l'occasion d'une série de marchandages entre les dirigeants actuels de la Türk Is et les dirigeants syndicaux liés aux sociaux-démocrates, dont la concurrence au sein de la même confédération commençait à les gêner. Les dirigeants de la Türk Is préféreraient que ces équipes les laissent en paix, quitte à leur céder avec la DISK un appareil bien à elles. D'autre part, du point de vue de la bourgeoisie, l'existence de syndicats concurrents, et d'une centrale pouvant offrir une sorte d'exutoire aux militants combatifs lassés des compromissions de la Türk Is, est sans doute préférable à la situation précédente où cette pression se faisait sentir au sein de la Türk Is, elle-même. C'est en somme, en plus d'une sinécure pour bureaucrates syndicaux, la création d'une soupape de sécurité supplémentaire en cas de remontée de la tension sociale.

Le gouvernement de Demirel et d'Inönü, c'est son principal atout, dispose en tout cas de moyens grâce aux bureaucrates syndicaux de diverses obédiences. Il peut espérer que sa politique économique passera sans se heurter à de grosses réactions de la part des travailleurs. Le patronat ne fait pas mystère de son intention de récupérer les rattrapages de salaires qu'il a dû concéder à la classe ouvrière dans la période précédente. Un des moyens, pratiqué à large échelle, est de licencier et de réembaucher à plus bas salaire. Mais un autre est l'inflation, accompagnée d'un blocage des salaires sous prétexte de la stabilisation économique nécessaire, blocage lui-même rendu possible par le verrou de ces syndicalistes prêts à expliquer aux travailleurs qu'il faut patienter et laisser "du temps" au gouvernement. Reste à savoir, bien sûr, combien de temps un tel verrou sera efficace. Il n'est pas dit que les travailleurs, habitués à ne pas trop croire les justifications d'appareils syndicaux très coupés d'eux, s'en laissent conter si facilement.

Dans une situation sociale critique, dans un climat où les différentes solutions politiques peuvent s'épuiser assez vite, on peut naturellement s'interroger dans le contexte international actuel sur les chances de succès des mouvements islamistes, même si ceux-ci sont restés jusqu'ici politiquement marginaux dans un pays où le laïcisme de la période kemaliste a laissé des traces profondes. On l'a vu, le parti islamiste d'Erbakan n'a pu faire son entrée au Parlement que grâce à son alliance électorale avec l'extrême droite, qui lui a permis de franchir les barrages et d'obtenir des élus. C'est malgré tout un point de départ qui permet à Erbakan de se faire entendre plus largement en se donnant l'image d'un homme religieux qui défend le peuple contre les trusts, contre l'usure, contre les riches. Récemment, son parti a pu enlever au parti social-démocrate d'Inönü les municipalités de deux quartiers ouvriers d'Istanbul. Les traditions religieuses restent fortes dans la fraction de la population des villes qui est venue très récemment des campagnes. Dans le vide politique qui pourrait succéder, dans les classes populaires, au discrédit du SHP d'Inönü, les islamistes disposent avec les mosquées, les organisations de bienfaisance qu'ils animent, des moyens de gagner une certaine influence. Le petit syndicat islamiste Hak Is leur fournit aussi un relais dans un certain nombre d'entreprises.

S'il se développait ainsi dans les classes populaires, le mouvement islamiste pourrait bien sûr fournir à la bourgeoisie turque un moyen de les contrôler en cas d'affaiblissement de partis comme le SHP, ou même le DSP d'Ecevit. Mais ce n'est encore qu'un danger potentiel.

Le problème kurde

Si elle n'était pas capable d'apporter à la bourgeoisie turque cette paix sociale qu'elle lui promet, rien ne dit alors que la coalition fragile que constitue le gouvernement Demirel survivrait très longtemps, d'autant plus que les causes de tension politique semblent se multiplier très vite.

Le nouveau gouvernement est confronté à d'autres échéances graves, et d'abord à l'aggravation de la situation dans la région kurde du sud-est de la Turquie (où vit au total une population de dix à douze millions de Kurdes). Le mouvement nationaliste PKK, le Parti des travailleurs kurdes d'Abdullah Ocalan, dit "Apo", qui a déclenché en 1984 la "lutte armée" contre le régime, a pris peu à peu de l'influence dans la région. Les interventions de l'armée n'ont abouti qu'à rejeter la population kurde du coté du PKK, organisation aux méthodes pourtant très expéditives et encline à s'imposer par les armes plus que par la conviction. La situation s'est encore aggravée avec la guerre du Golfe, l'afflux des réfugiés kurdes irakiens aux frontières de la Turquie, le blocage des frontières par l'armée et la multiplication des expéditions de celle-ci jusqu'en territoire irakien à la poursuite des groupes du PKK.

Une fraction de la bourgeoisie turque a bien montré quelques velléités de rechercher une "solution politique" au Kurdistan. Le gouvernement de l'ANAP a fait un geste dans ce sens en autorisant pour la première fois, fin 1990, l'usage de la langue kurde jusque-là interdite. Le PKK de son côté s'est dit prêt à négocier un statut d'autonomie. Mais tout cela semble peser peu face à l'engagement croissant de l'armée sur le terrain et au soutien affirmé des partenaires occidentaux de la Turquie - à l'exception notable de l'Allemagne - aux opérations de "maintien de l'ordre" de l'armée turque.

Le conflit a longtemps été vu dans les grandes villes turques comme un conflit lointain et sans conséquence. Il n'en est plus de même depuis quelques mois. Le PKK a commencé à s'implanter dans l'importante population kurde de ces villes, notamment Istanbul. Peu soucieux de se ménager la sympathie de la fraction turque de la classe ouvrière, il a mené des actions, comme l'incendie d'un grand magasin en décembre 1991, qui ont fait des morts et dressé contre lui une partie de l'opinion populaire. Une fracture, qui n'existait pas auparavant, commence à exister entre Kurdes et Turcs jusque dans la population des grandes villes.

Ce contexte est propice à toutes les surenchères nationalistes de la part des partis qui n'exercent pas directement le pouvoir, comme l'ANAP et le DSP, et rend d'autant plus difficile une solution politique au Kurdistan, à supposer que Demirel et Inönü - dont le parti le SHP est le seul qui ait pris parti à peu près clairement pour l'autonomie du Kurdistan, hébergeant notamment sur ses listes des candidats du Parti socialiste kurde HEP - aient eu réellement l'intention de la rechercher.

A la question du Kurdistan s'ajoute d'ailleurs maintenant celle de la solidarité avec les minorités turcophones de l'ex-Union Soviétique qui, elle aussi, donne matière à des surenchères sur le terrain du nationalisme turc.

La guerre civile au Kurdistan renforce, bien entendu, le rôle et l'influence de l'armée sur le plan politique mais aussi maintenant, dans les grandes villes, celui de la police. Celle-ci est, de façon notoire, noyautée par l'extrême droite, et un certain nombre d'attentats contre des personnalités de gauche, revendiqués par des groupes jusque-là inconnus, sont probablement à lui attribuer. Mais la lutte contre le terrorisme urbain du PKK, ainsi que contre celui de l'organisation d'extrême gauche Dev Sol (Gauche Révolutionnaire) qui s'est spécialisée dans les attentats contre des policiers, lui fournit de toute façon un terrain privilégié. "Pour se défendre", les policiers trouvent maintenant des justifications supplémentaires à avoir la gâchette facile contre les personnes qu'ils arrêtent, à torturer dans les commissariats, à procéder à des arrestations arbitraires, voire à des "disparitions" de personnes dont on retrouve le corps abandonné quelques jours plus tard.

Tout ceci fournit les éléments d'un pourrissement de la situation politique, à un moment où l'essentiel des grands partis et des organisations syndicales présentes dans la classe ouvrière apportent leur soutien à un gouvernement dont il n'y a de toute évidence rien à attendre, et qui pourrait se discréditer rapidement.

On ne peut donc exclure que la période libérale que connaît actuellement le régime se termine, comme les précédentes, par un coup d'État de l'armée. Celle-ci, en Turquie, n'est jamais bien loin du pouvoir. Mais on n'en est sans doute pas encore là. La bourgeoisie turque, mais aussi ses alliés occidentaux, préfèrent maintenir autant qu'il est possible cette façade parlementaire, plus présentable, mais aussi pourvue d'un certain nombre de mécanismes amortisseurs contre les troubles sociaux, feuille de vigne d'un régime qui garde des aspects très répressifs contre les classes populaires et qui semble à peu près le degré le plus élevé de démocratie bourgeoise que puisse connaître la Turquie.

Avant une nouvelle intervention de l'armée, la bourgeoisie pourra évidemment trouver sur le plan parlementaire des relèves à un Demirel : d'autres coalitions seront possibles, avec le DSP d'Ecevit ou avec l'ANAP, quitte à recourir à des élections anticipées. La Turquie pourrait alors retrouver rapidement une période d'instabilité gouvernementale comme celle qui a précédé justement le coup d'État de 1980, qui n'intervint qu'au moment où pratiquement toutes les combinaisons parlementaires avaient été essayées et où la prise de pouvoir de l'armée pouvait apparaître comme le seul moyen de rétablir un semblant d'ordre et de stabilité.

Le problème est qu'une telle intervention, à en juger par les précédentes, ne viserait pas seulement, ni même principalement, les politiciens d'opérette qui se disputent les places au Parlement et au gouvernement. Les coups d'État de 1971 notamment, et de 1980 encore plus, ont pris pour cible essentiellement la classe ouvrière, et ont été le moyen par les arrestations et l'interdiction de ses organisations de la réduire au silence pour plusieurs années.

Reste que la classe ouvrière turque est plus aguerrie, habituée à ne pas faire trop confiance à des politiciens dont elle a eu l'occasion de faire largement l'expérience. Elle a pu traverser des périodes difficiles, y compris des périodes de répression violente, en gardant des traditions de lutte solides même si aucune des multiples organisations de gauche ou d'extrême gauche existantes ne s'est montrée jusqu'à présent vraiment à la hauteur de cette combativité souvent prouvée. Il est à souhaiter qu'il se trouve, dans ces organisations et dans la classe ouvrière, les militants pour surmonter cette faiblesse ; en commençant par savoir saisir les occasions et les possibilités que peut offrir la période de libéralisation actuelle, même si personne ne peut parier sur sa durée.

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