Vive l'Europe des travailleurs unis contre leurs exploiteurs !01/04/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/04/24_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Vive l'Europe des travailleurs unis contre leurs exploiteurs !

A l'approche des élections européennes du 18 juin 1989, des discussions se cristallisent sur l'« Acte Unique Européen », cet ensemble d'intentions si ce n'est encore de mesures effectives par lesquelles les instances de la Communauté Européenne (L'Europe des « Douze » du Marché Commun), répondant au souhait des grandes féodalités impérialistes, aimeraient arriver enfin à un marché unique européen des marchandises, capitaux et personnes à l'horizon 1992-1993. Il s'agirait de rationaliser, de simplifier, dans la ligne des Traités de Rome de 1957. Il s'agirait qu'enfin la traversée de l'Europe ne soit plus une course de haies au-dessus de barrières douanières maintenues de fait, même entre les pays du Marché Commun, parce que chaque État n'a pas les mêmes taux de TVA, les mêmes taxes sur les alcools, tabacs ou essence, les mêmes normes techniques ou de qualité, ni les mêmes vices courtelinesques.

Même si on parle beaucoup de cet « espace unique » ou « Acte Unique » européens, on en est encore loin.

Un acte unique... dans sa prudence !

L'Acte Unique n'a d'unique que son nom puisque son accomplissement nécessite la lente négociation, entre les douze partenaires de la Communauté Européenne, de quelque 3OO accords partiels et leur mise en application, pas à pas, jusqu'à la Saint-Sylvestre 1992 où l'Acte devrait être enfin consommé.

C'est long ! Cela fait déjà trois ans que le 17 février 1986, le roi des Belges et la reine du Danemark, le roi d'Espagne et la reine d'Angleterre, le grand duc du Luxembourg et la reine des Pays-Bas, plus une demi-douzaine de majestés républicaines de France, Allemagne, Portugal, Italie, Irlande et Grèce, ont décidé de passer à l'acte et de se donner six ans pour accoucher d'une Europe sans frontières.

Et la prudence règne : l'un des multiples articles de l'Acte Unique prévoit explicitement par quelle nouvelle procédure les douze partenaires pourront continuer à marchander, au-delà de la date officielle du 1eir janvier 1993, les multiples attributs de la nouvelle Europe qui n'auront pas pu être conçus avant sa naissance. Bref, on n'a pas fini de parler de cet Acte Unique, pourtant pas très nouveau puisqu'il ne fait que reprendre sous un nouvel intitulé ce qui constituait déjà la déclaration d'intention des Traités de Rome de 1957 : créer enfin une Europe sans douaniers.

Et quand on dit une Europe, c'est vite dit. Il ne s'agit pas vraiment d'une Europe. Juste une petite Europe sans son Nord, sans son Est, sans son Centre ! Même pas un seul État ! Ce dont il s'agit, c'est seulement de créer entre les « douze » de la CEE un « espace sans frontières », termes savamment pesés pour éviter l'expression prévue initialement d' « Union Européenne » qui aurait pu laisser entendre un abandon de souveraineté des États nationaux... Surtout pas !

L'objectif de l'Acte Unique européen, selon l'intitulé de son article 13, est donc de définir un « marché intérieur », c'est-à-dire « un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions du présent Traité ».

La libre circulation, rien de plus, entre quelques pays voisins, ce n'est tout de même pas l'affaire du siècle ! Mais dans la vieille Europe bourgeoise, hérissée de barrières et de privilèges, la chose la plus simple, la plus naturelle soulève tant de problèmes, froisse tant d'intérêts réels ou supposés, que trente ans de négociations n'ont pas encore suffi à les surmonter.

Un long parcours seme de beaucoup d'embuches et retours a la case depart

Il serait fastidieux de raconter les trois cents montagnes de problèmes que les experts de la Communauté ont à aplanir d'ici décembre 1992 pour qu'enfin les marchandises puissent circuler sans embûche de France en Belgique. Sur ces trois cents points de litiges, des centaines d'économistes, juristes, syndicalistes travaillent déjà, consultent industriels et banquiers, ministres et curés... Nous nous arrêterons sur les principaux.

D'abord, en ce qui concerne la circulation des marchandises. Il y a déjà des années qu'entre les divers pays de la Communauté, il n'y a plus de droits de douanes, et que des accords communautaires interdisent de faire obstacle à l'importation d'un produit venant d'un autre pays de la Communauté. Mais bien d'autres barrières permettent toujours de pratiquer, même entre pays de la CEE, un protectionnisme larvé.

L'exemple le plus célèbre dans les annales européennes est celui du « Cassis de Dijon » qui était interdit d'exportation en Allemagne, au nom de la protection de la santé, parce qu'il ne titrait pas suffisamment de degrés d'alcool pour mériter le label de « liqueur » allemand. Il a donc fallu l'arbitrage de la Cour de Justice européenne pour qu'on puisse enfin boire un Kir à la foire de Münich !

Unifier les diverses réglementations pour qu'à l'horizon 1992 les industriels européens ne risquent plus d'être victimes de telles discriminations, voilà de quoi occuper pendant des mois les ministres du commerce, de l'industrie, de la santé, de l'environnement des divers pays européens et leurs équipes auprès des instances communautaires. Car ce n'est pas une mince affaire : du Cassis dijonais au pot catalytique allemand, de la bière danoise aux pâtes alimentaires piémontaises, cela en fait des intérêts petits ou grands à marchander entre les représentants des douze bourgeoisies nationales.

On ne peut imaginer les prouesses juridiques qu'ont d'ores et déjà réalisées les rédacteurs de l'Acte Unique. Car tout se négocie, même l'art de négocier. Les auteurs de l'Acte Unique ont donc prévu une clause imposant qu'au-delà du 31 décembre 1992, en l'absence de réglementation communautaire, tout produit conforme à la réglementation d'un État serait obligatoirrement autorisé à la vente dans tous les autres. Bien. Mais il fallait prévoir aussi les petits malins qui paralyseraient les négociations jusqu'au terme fatidique de ce 31 décembre 1992 pour pouvoir ensuite faire passer leur camelote ! Raté ou presque ! Un recours est envisagé, au-delà du 1eir janvier 1993, pour une nouvelle réglementation communautaire qui pourrait être imposée à un ou deux États par le vote de tous les autres.

Voilà comment de cassis en pots d'échappement, les législateurs communautaires en sont arrivés à la seconde innovation de l'Europe de 1993 : l'introduction dans la nouvelle législation du droit de prendre des décisions à la majorité dite « qualifiée » (une majorité large dont nous passerons les arcanes), alors que jusque là seules les décisions acceptées à l'unanimité par tous les États étaient applicables. Pour les affaires jugées très importantes néanmoins, en matière de fiscalité, de marchés publics comme de protection sociale, la règle de l'unanimité restera de mise.

Les questions d'harmonisation fiscales sont celles où le bât blesse puisqu'elles touchent aux rentrées d'impôts des États. Il n'y a pas de droits de douanes actuellement entre les pays de la Communauté. Mais chacun a ses propres taxes, et en premier lieu sa propre TVA ou plus exactement ses propres taux de TVA, cette gabelle des teHs modernes. Et c'est en grande partie à la surveillance des tricheries possible sur les disparités de taux de TVA que servent actuellement les contrôles douaniers des marchandises aux frontières intérieures de l'Europe des Douze. Sans égalisation des taux de TVA, ou au moins sans atténuation des différences entre les taux, il serait difficile de parler de marché unique. Nous passerions volontiers le Rhin s'il suffisait de cela pour payer sa voiture moins cher, en laissant à l'État ouest-allemand moins de taxes qu'on en laisse à l'État français. Mais les États à plus forts taux de TVA veillent au grain !

La libre circulation des capitaux et des services (surtout financiers) promise aussi pour 1993 provoque davantage de marchandages encore : sur les taux d'escompte des banques, sur les législations des compagnies d'assurances entre autres, ainsi que de nouvelles négociations entre États sur les diverses fiscalités.

La libre circulation des personnes non plus n'est pas une mince affaire. Certes, les passeports et visas sont abolis déjà en Europe. Mais il aura fallu discuter quels diplômes seront ou pas reconnus d'un pays à l'autre, pour un médecin, un pharmacien, un juge, un avocat ou un ... maître-nageur !

Et puis il y a ce gros problème de l'éventuelle ouverture à tous les industriels de l'Europe des douze (et du monde, par relations interposées...) des marchés publics des divers États. C'est un des chapitres qui fait couler le plus d'encre. Car de nos jours les marchés les plus sûrs, les plus protégés, pour toutes les bourgeoisies du monde sont les marchés d'État. Ils paient sans beaucoup lésiner au prix fort, pour la meilleure santé des capitalistes nationaux. Que serait un Dassault sans l'armée française ? Une CGE sans l'EDF et la SNCF ? Et bien d'autres... Les achats du secteur public représentent en effet 12 % du produit intérieur brut en Allemagne, 13 % en Italie, 14 % en France, 22 % en Grande-Bretagne, dont plus de la moitié font l'objet d'appels d'offre ou de contrats d'achats formels, les autres étant passés de gré à gré avec des fournisseurs encore plus privilégiés des États ! Malgré une réglementation déjà existante dans la Communauté qui devait assurer la libre concurrence des industriels européens dans la fourniture des marchés d'État, seulement 2 % des marchés d'un État sont actuellement attribués à des fournisseurs d'un autre État de la Communauté. Qu'en sera-t-il dans l'Europe de 1993 ?

Des interets contradictoires qui tirent a hue et a dia

Les déclarations d'intention en faveur d'un espace unique européen n'ont d'égales que les réticences et lenteurs à le réaliser. Par là s'expriment les contradictions du monde impérialiste. Les bourgeoisies sont des sommes d'intérêts contradictoires. Entre les industriels et financiers, pour ne pas parler des boutiquiers, qui s'accrochent à des marchés ou privilèges d'État, et ceux généralement parmi les plus gros mais pas automatiquement qui auraient tout intérêt à un véritable marché sans frontières où les lois de la guerre économique joueraient à plein, c'est la foire d'empoigne. Et si leur Europe avance, c'est vraiment lentement !

Cela dit, la volonté réitérée par l'Acte Unique d'aller dans le sens d'un élargissement effectif du marché n'est peut-être pas séparable de ce à quoi on assiste, ces dernières années, dans le monde de la finance internationale : à cette inflation spéculative, à ces fusions et concentrations, rachats ou ventes d'entreprises ou morceaux d'entreprises.

La crise du monde impérialiste, qui s'exprime entre autres par ces « booms » et « krachs » boursiers, par cette folie spéculative qui jusqu'à présent continue à enrichir grassement certains, engendre de toute évidence une recomposition du capital financier. Vers une internationalisation et une concentration toujours plus grandes qui s'accomodent de plus en plus mal de toutes les barrières à la circulation des marchandises ou des capitaux. Et la relance récente, par l'Acte Unique, de l'unification marchande et financière de l'Europe n'est probablement pas étrangère aux flambées de spéculations financières.

Les frontieres, encore plus anachroniques a l'heure des « big bang » financiers

Alors oui, l'Europe impérialiste - y inclus les investissements industriels et financiers, et profits colossaux des trusts américains ! - craque dans ses frontières. Les bourgeoisies européennes en sont encore, comme des forteresses moyenâgeuses, à se protéger avec des ponts-levis, des TVA, des « normes », des réglements tâtillons, alors que les supersoniques de la finance volent au-dessus de leurs têtes... avec leurs propres capitaux d'ailleurs ! Il y a longtemps déjà que le capital s'est internationalisé, que les capitaux d'un pays savent s'investir à l'autre bout du monde. La reconstruction d'après-guerre, dans les années 1950, s'est faite sur la base de la mondialisation des capitaux, du développement sans précédent des « multinationales », surtout américaines il est vrai. Depuis le début des années 1970, la crise n'a fait qu'accélérer ces transferts de capitaux d'un pays à l'autre, ces rachats en tous sens, d'entreprises françaises par des capitaux allemands, d'entreprises américaines par des capitaux européens, ou inversement. Au point que le dernier numéro d' Expansion, un journal économique français, peut faire du spectaculaire mais vraisemblable en titrant, à propos des trusts Siemens, Generali, Unilever ou Matsushita : « ils peuvent acheter la France » .

Alors la bourgeoisie mondiale, et européenne en particulier, est empêtrée dans ses problèmes. Elle n'a plus le ressort de se débarrasser de sa vieille peau.

Il y a un siècle et demi, la jeune bourgeoisie nord-américaine était encore capable de faire du neuf et de réaliser ses États-Unis d'Amérique. Par quelques guerres, il est vrai. Mais lorsque les fonctionnaires de la CEE parlent aujourd'hui de s'inspirer de l'exemple américain, c'est seulement pour marchander leurs taux de TVA. Ils font remarquer qu'aux USA les divers États n'ont pas les mêmes taux de TVA, mais cela fonctionne du moment que l'écart des taux n'est pas trop grand d'un bout du pays à l'autre, et ne dépasse pas 5 % entre deux États ayant une frontière commune ! Ou alors c'est pour faire bénéficier l'Europe de l'expérience américaine dans la suppression des réglementations limitant les trafics inter-États des transporteurs routiers : problème délicat pour l'Europe aussi, où les gros industriels ou sociétés de commerce attendent d'un marché libre des transports quelques abaissements de prix par la concurrence et la concentration, alors que les compagnies de transport, craignent déjà la perte de marchés protégés. Il est vrai que l'exemple américain en ce domaine est parlant : alors que les États-Unis ont plus d'un siècle et demi d'âge, la suppression des barrières entre États pour les transports routiers ne date que de... 1980. L'Amérique a aussi ses calculs d'apothicaires.

Pour l'horizon 92, il y a fort à parier que l'Europe restera celle des industriels et boutiquiers frileux, partagés entre la nécessité d'un marché intérieur plus vaste que leur seul marché national, et leur crainte de se séparer de la couverture que leur assurent leurs vieux appareils d'État. Alors les bourgeois européens, leurs fonctionnaires et leurs économistes n'ont pas fini de palabrer, de marchander. Il s'agit vraiment de leurs affaires. Et si la classe ouvrière peut et doit se sentir concernée, ce n'est certainement pas à la façon dont les chefs d'entreprise voudraient l'y voir, ni davantage à la façon dont une partie de la gauche politique et syndicale traditionnelle l'y incite. Deux façons qui se rejoignent d'ailleurs.

Les patrons se servent de l'europe comme d'un epouvantail...

Les chefs d'entreprise, directement ou par hiérarchie interposée, parlent beaucoup de l'Europe de 92. L'Europe unie n'est pas encore une réalité - et il est peu probable qu'elle le devienne jamais réellement sous le capitalisme - mais elle est déjà un argument et un épouvantail dont les patrons se servent contre les travailleurs.

Les patrons disent aux travailleurs d'être plus productifs et moins revendicatifs car « la concurrence européenne arrive ». Ils font aujourd'hui avec l'Europe le même chantage qu'ils ont fait auparavant avec la crise et la concurrence américaine ou japonaise. Il fallait travailler plus et gagner moins pour garantir leurs profits qui auraient fait les emplois de demain. Mensonge ! Leurs profits sont bel et bien là et alimentent toutes les spéculations financières, mais les salaires ont baissé et les emplois ont disparu !

Les chefs d'entreprise font évidemment du bluff quand ils rendent l'Europe responsable de tous les maux ! Les travailleurs ne peuvent pas croire qu'ils seraient protégés par « leurs frontières », que les emplois et les salaires seraient préservés par des douaniers ! Les frontières, l'isolement national, les réglementations étatiques particulières n'ont jamais protégé les exploités de l'avidité des patrons, nationaux ou pas, ni du chômage, ni de la crise économique, surtout mondiale. Il n'y a pas eu besoin d'une Europe unie pour que le chômage augmente, pour que les lois sociales soient remises en cause et nivelées par le bas, pour que les salaires baissent et pour que les mêmes programmes d'austérité anti-ouvriers soient mis en oeuvre par les gouvernements de gauche ou de droite de chaque pays.

... la gauche traditionnelle aussi, d'une facon ou d'une autre

Les gouvernants aussi, tout partisans de l'Europe qu'ils se prétendent, vont s'en servir d'argument pour inciter les travaileurs à se serrer la ceinture. Leur Europe, ils vont expliquer aux travailleurs qu'il faut la mériter, savoir consentir des sacrifices pour elle ou pour que la France y garde son rang ! Les socialistes s'y connaissent en défis économiques relevés avec la sueur des travailleurs ! Avec eux, ce sera l'austérité au double nom de l'Europe et de la France. La double justification des sacrifices pour que les boursicoteurs choyés par Bérégovoy continuent à empocher tous les bénéfices.

Le parti communiste, lui, maintient son classicisme anti-européen. Son candidat aux élections du 18 juin, le polytechnicien et économiste Philippe Herzog, vient de publier un ouvrage - « Europe 92 : construire autre chose et autrement » - où l'on retrouve tout le vieux fatras de dénonciations rétrogrades et à relents chauvins. Sans l'ombre d'une démonstration, d'un raisonnement digne de ce nom, l'Europe est tenue responsable de toutes les détériorations et dégradations des conditions de travail et de vie de la population du pays depuis le début de la crise. L'État français serait en quelque sorte opprimé par les multinationales. « Nos » acquis menacés d'être dévorés par ces ogres. Les mesures de l'Acte Unique seraient autant de tentatives de la part des multinationales de « déssaisir les nations de leur souveraineté ». Et le parti communiste voudrait que les travailleurs pleurent sur « nos » salaires, « notre » protection sociale, « nos » normes de qualité, « notre » TVA, tous privilèges ou prérogatives nationales qui seraient menacés d'être « captés » par les multinationales américaines, allemandes ou japonaises.

L'Europe a le dos large puisque Herzog lui reproche même d'avoir conduit à la détérioration importante, surtout en France, des salaires ouvriers. Il écrit : « Dans la CEE à douze, depuis 1980, la part des salaires dans les richesses produites a baissé plus qu'ailleurs. Au sein de la CEE, la France enregistre avec l'Espagne et le Portugal le recul le plus fort : six points de chute pour la France et l'Espagne, dix points pour le Portugal, contre 1,8 pour l'Italie... »

Herzog « oublie » seulement que la détérioration en question est très liée à la politique de blocage des salaires que les partis de gauche au pouvoir - PC avec PS - ont entamée alors.

On trouve surtout, à toutes les sauces, les « intérêts des travailleurs » conjugués avec ceux de la « Nation ». La langue de bois de Herzog accole d'ailleurs systématiquement « les-intérêts-sociaux-et-nationaux-des-travailleurs » ... dans un même bloc, de la même façon que la politique du parti communiste, au bout du compte et depuis belle lurette, ficelle les intérêts des travailleurs à ceux de la bourgeoisie nationale. Herzog a beau évoquer la « coopération des peuples », sa préoccupation majeure est que l'État français « ne renonce pas à la souveraineté nationale », et Herzog rêve tout haut des temps bénis du Général de Gaulle !

De toute façon, la gauche qui se dit pro-européenne, comme la gauche qui se dit contre, en arrivent au même résultat voulu : faire craindre aux travailleurs l'Europe. Que l'Europe des socialistes soit belle et qu'il faille souffrir pour elle, que l'Europe des communistes soit rapace et mangeuse de surexploitation, elles sont présentées dans les deux cas comme le bouc émissaire. Ce serait à cause de l'Europe, et non pas à cause de la bourgeoisie impérialiste et de sa crise, que les travailleurs connaîtraient des difficultés accrues et devraient retrousser leurs manches.

Les bourgeois sont concurrents entre eux, mais pas les travailleurs

Depuis qu'il est question de l'Acte Unique Européen, un thème à la mode dans les hautes sphères des bureaucraties social-démocrates européennes (Edmond Maire et des syndicalistes allemands le prisent) est la mise en garde contre le « dumping social » . Il faudrait, disent-ils, éviter que l'Europe de 1993 soit celle de la régression sociale, du nivellement des législations sociales par le bas, à cause de la concurrence que les travailleurs les moins payés et les moins protégés d'Europe feraient aux autres.

Des bureaucrates syndicaux lancent donc des cris d'alarme, défendent surtout leur sacro-saint monopole de la négociation des questions dites sociales autour des tapis verts. Si ce n'est plus seulement à Matignon, va pour Strasbourg et Bruxelles ! Mais ils se réservent une place assise ! Et ils en auront des problèmes àdiscuter, car ce ne sont pas les politiques anesthésiantes, conservatrices, la collaboration avec les bourgeoisies impérialistes de ces prétendus syndicalistes, qui ont pu éviter aux travailleurs la lente mais sûre érosion de leurs conditions de salaire, sous l'effet de la crise. Dans chaque pays comme dans tous. Europe ou pas.

Et on ne peut que déplorer qu'une bonne partie de l'extrême-gauche trotskyste en France, aussi bien le MPPT-PCI du courant lambertiste que la LCR, reprenne et défende des thèmes de la même eau. Les uns et les autres mettent en garde contre l'Acte Unique. Les uns et les autres insistent sur le fait que l'Acte Unique ( « L'Acte Unique des multinationales » titre la LCR dans Rouge), irait vers « la mise en concurrence des travailleurs d'Europe, de ceux d'Espagne, de Grèce, du Portugal, avec ceux d'Allemagne, de France ou de Grande-Bretagne » et exprimerait la volonté des « multinationales » d'accentuer l'austérité, de s'en prendre aux protections sociales existantes (qu'il faudrait donc défendre).

Mais c'est et cela a toujours été la politique de la bourgeoisie, reprise par les bureaucraties ouvrières réformistes, de laisser croire aux travailleurs d'un même atelier, d'une même entreprise, d'entreprises d'un même pays ou aux travailleurs de différentes nations impérialistes qu'ils seraient concurrents. Les réformistes sociaux-démocrates ou staliniens se sont évidemment adaptés aux arguments de leurs bourgeoisies. Mais ce serait dramatique que des révolutionnaires s'adaptent aux mensonges des bureaucraties « ouvrières ».

Les patrons de Peugeot et Renault sont probablement concurrents entre eux. Les patrons de Peugeot et Volkswagen le sont très certainement aussi. Les bourgeois impérialistes se battent et se dévorent entre eux comme des rapaces, s'absorbent ou se rachètent, en totalité ou par morceaux, se raflent des parts de marché, un peu, beaucoup... Mais les travailleurs, eux, n'en gardent pas moins les mêmes intérêts, la même nécessité de lutter ensemble, contre les grands prédateurs multinationaux évidemment, mais de la même façon contre les petits rapaces nationaux qui survivent en ajoutant aux bénéfices de l'exploitation le pillage de leur État (c'est pourquoi ils tiennent, eux, à se protéger derrière les frontières de leur tiroir-caisse).

Sauvegarder une politique independante de classe pour les travailleurs d'europe et du monde

La classe ouvrière, dans le contexte de crise économique, de recul de la conscience ouvrière, a vraiment besoin de définir sa politique, une politique de classe indépendante de tous les intérêts nationaux.

Si les bourgeoisies européennes arrivaient à faire l'Europe, même une petite Europe, même leur Europe d'une certaine entente entre brigands, ou même si elles arrivaient après 1992 à uniformiser, harmoniser, simplifier les échanges et la circulation des hommes et des marchandises, ce serait un progrès. Elles pourraient à tout moment le remettre en cause, certes, mais tout pas en avant serait néanmoins positif.

On peut dire évidemment que les dirigeants impérialistes se serviront de cette Europe-là contre les travailleurs. Oui. De quoi ne se serviraient-ils pas contre les travailleurs... si les travailleurs se laissaient faire ! Les bourgeoisies ont leurs politiques, mais aux travailleurs, de leur côté, d'avoir la leur, en commençant par ne pas marcher dans ces vieux arguments bourgeois selon lesquels ils seraient en concurrence !

Les travailleurs français et immigrés entre eux, français et allemands entre eux, grecs et portugais entre eux, ne seraient en concurrence que s'ils s'en laissaient convaincre par les patrons ou les hommes politiques de la bourgeoisie.

Aujourd'hui plus que jamais, avec la crise, le sort de la classe ouvière dépend de sa conscience, de ce que les travailleurs ont dans la tête, de leurs convictions, de leur lucidité qui seront déterminantes pour leur combativité et la victoire de leurs luttes.

Pour un monde juste et fraternel, sans exploitation, sans patries ni frontieres

A l'issue de la Première Guerre mondiale, Trotsky soulignait l'arriération que valait à l'Europe l'étroitesse du cadre de ses États nationaux, encore renforcée par la guerre ! Il comparait l'Europe à l'Amérique : « Le Traité de Versailles a créé en Europe dix-sept nouveaux États et territoires plus ou moins indépendants, 7.000 kilomètres de nouvelles frontières, des barrières douanières en proportion, et, de chaque côté de ces nouvelles frontières, des postes et des troupes. En Europe, il y a maintenant un million de soldats de plus qu'avant la guerre... Les pygmées européens s'inquiètent de l'Albanie, de la Bulgarie, de quelques corridors et malheureuses parcelles de terre. Les Américains s'occupent de continents, cela facilite l'étude de la géographie... et cela donne de l'ampleur à leurs brigandages... A cette nouvelle Amérique qui pousse dans toutes les directions, s'oppose l'Europe démembrée, divisée... » ( L'Europe et l'Amérique - 1924-1926).

Marx et Lénine avant lui avaient lié les chances de la classe ouvière aux plus vastes perspectives, aux plus vastes arènes, continentales ou mondiales, ouvertes par le capitalisme puis l'impérialisme eux-mêmes.

Au moment de la guerre de Sécession américaine qui a vu les États bourgeois du Nord industriel en guerre contre les États du Sud esclavagiste, pour que le système de la libre exploitation de la main-d'oeuvre salariée l'emporte sur le système esclavagiste, Marx présenta la libération des esclaves comme une victoire pour la classe ouvrière, une « une impulsion morale donnée au mouvement de classe » . Pourtant, il savait et écrivait dans le même temps que la libération de la main-d'oeuvre auparavant servile (ce que certains appelleraient aujourd'hui « la mise en concurrence des travailleurs des États du Sud avec ceux du Nord » ?) abaissait considérablement le niveau de salaires et de vie de l'ensemble de la classe ouvrière.

Certains penseront probablement que c'était une autre époque, pas encore celle de l'impérialisme pourrissant, une époque où la bourgeoisie pouvait être encore « progressiste ». Peut-être. Mais quelles que soient les époques et les circonstances, les grands dirigeants marxistes ont toujours milité pour que la classe ouvrière, même sous l'aiguillon de l'exploitation capitaliste ou de l'impérialisme, sorte de tous les particularismes, de tous les régionalismes, de tous les nationalismes.

Lénine après Marx, à une époque de contradictions interimpérialistes exacerbées, exprime encore, à maintes reprises, l'intérêt pour la paysannerie russe de sortir de son arriération et de sa barbarie pour connaître les usines et les villes - même celles de l'exploitation capitaliste qui va de pair avec une autre civilisation ! L'intérêt pour les ouvriers russes, ou polonais d'émigrer pour connaître une autre vie et une autre culture, parce qu'à une autre échelle.

Les grands marxistes qui ont milité pour l'émancipation de la classe ouvrière ne sont jamais partis en guerre contre aucune « mobilité » ! Ni pour la défense d'on ne sait trop quels « acquis » ! Ils n'étaient partisans d'aucun repliement, ni statu-quo. Ils étaient pour le mouvement, pour le changement, pour l'élargissement de l'expérience et de la force de la classe ouvrière, par les luttes. Ils étaient pour tous les bouleversements, par la révolution ! A l'échelle mondiale !

L'horizon necessaire : l'europe des travailleurs unis contre leurs exploiteurs !

Si l'on parle aujourd'hui d'Europe, ce n'est pas parce que depuis plus de trente ans, péniblement et frileusement, des nouveaux fonctionnaires ronds-de-cuir se penchent sur le problème de l'harmonisation ou de la déréglementation de taux de TVA ou de normes. Si l'on parle d'Europe, c'est aussi parce que ce continent, depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, est devenu un ensemble économique et social vaste et qui a trouvé une certaine cohérence, par-delà ses frontières. Et si l'Europe - divisée, cloisonnée, inachevée - est malgré tout ce qu'elle est, c'est grâce à la classe ouvrière.

Certes, l'Europe d'après la Seconde Guerre mondiale s'est reconstruite - comme le Japon - avec force capitaux américains. Mais aussi et surtout avec l'immense surexploitation des travailleurs d'Europe, dont certains sortaient à peine des ruines et vivaient encore dans des caves. Plus tard, dans les années 1970, l'Europe a bénéficié aussi de la nouvelle surexploitation sur son sol de travailleurs venus d'Asie et d'Afrique. Des travailleurs immigrés turcs, maghrégins, africains-noirs, pakistanais, vietnamiens ou cambodgiens... qui sont venus apporter leurs forces vives au développement économique - impérialiste évidemment - du continent.

Mais l'Europe, c'est aussi et surtout celle de tous ces travailleurs, « indigènes » ou pas, qui représentent tous ensemble une force qui peut et doit maintenant réclamer son dû. Plus même : prendre la relève de l'impérialisme décadent pour diriger tous ensemble les affaires du monde.

La crise qui dure maintenant depuis plus de quinze ans, et qui vaut à l'Europe près de 20 millions de chômeurs, ouvre certainement une nouvelle situation. Mais il ne faudrait surtout pas que les travailleurs se replient sur leurs frontières et leurs États. Les bourgeoisies - avec l'aide des dirigeants réformistes de toute obédience - vont les y inciter. Mais c'est le rôle de révolutionnaires, de donner d'autres perspectives. De dire qu'Europe 92 ou pas, les patrons feront toujours le même chantage aux travailleurs ; les gouvernements tenteront toujours d'imposer, partout, les mêmes plans d'austérité. Partout aussi, ils tenteront d'exacerber les sentiments xénophobes, les sentiments qui divisent et donc affaiblissent la classe ouvrière.

Si cela prenait et que les travailleurs y cèdent ; s'ils se laissaient faire ; s'ils se résignaient à payer la crise comme ils l'ont fait ces dernières années, alors les patrons se sentiraient aussi forts contre la classe ouvrière dans une éventuelle Europe unie qu'ils se sentent forts aujourd'hui dans l'Europe désunie.

Mais il n'y a pas de fatalité à cela. Tout dépend de la force des travailleurs face au patronat. L'Europe des travailleurs, c'est celle de leur unité par-delà les frontières des États capitalistes, celle de la coordination et de la victoire de leurs luttes.

L'Europe ? Chiche ! Oui, que disparaissent les frontières pour le bien des salariés et contre les profits des patrons !

Le temps de la résignation a assez duré. Oui, il faut refuser de se sacrifier plus longtemps pour les profits. Oui, il faut renverser le rapport de forces à l'échelle européenne, puis mondiale, en faveur des travailleurs contre les patrons et les politiques d'austérité. Oui, il faut enfin l'Europe des travailleurs, unis contre leurs exploiteurs.

La parlement europeen, une tribune

Le Parlement européen est un « machin » sans aucun pouvoir. Il en a moins encore sur les gouvernements des différents États de la Communauté que les parlements nationaux n'en ont eux-mêmes. C'est dire qu'il en a moins que rien. Mais comme toutes les institutions prétendûment démocratiques de la bourgeoisie, le Parlement européen peut être au moins une tribune pour la classe ouvrière. Un moyen de s'affirmer.

Toutes les tendances de la bourgeoisie trouvent le moyen de se faire représenter au Parlement européen. De l'extrême-droite xénophobe et raciste aux réformistes de toute obédience, roses, verts, ou rouges honteux de l'être.

Mais le Parlement européen pourrait être une tribune non négligeable pour les travailleurs aussi. Une tribune pour les luttes de classe dans les pays riches et dans les pays pauvres. Une tribune pour la fraction du mouvement ouvrier qui ne s'est pas laissé endormir par les sirènes réformistes et veut aider les autres dans leur réveil difficile.

Oui, la classe ouvrière peut utiliser la tribune du Parlement européen. Elle peut y être représentée par des militants, issus de ses propres rangs. Elle peut y affirmer qu'elle existe, qu'elle a conscience qu'elle a des intérêts indépendants de tous les intérêts nationaux. Qu'elle compte sur ses forces et sur ses luttes pour résister aux attaques du patronat voire pour reprendre l'offensive. Mais qu'elle est aussi et surtout une force politique. Internationale. La seule à avoir encore, et plus que jamais, des perspectives de transformation sociale pour toute la planète et toute l'humanité.

Ces élections européennes peuvent être l'occasion pour la classe ouvrière de faire son entrée, remarquée, au Parlement européen. Les lois électorales injustes de la bourgeoisie imposant des barrages, il faudrait pour cela que 5 % des électeurs en France le veuillent. Pourquoi pas ?

C'est pour permettre aux travailleurs ce geste, pour permettre à la classe ouvrière d'affirmer son existence et ses ambitions sociales et politiques que notre organisation, Lutte Ouvrière, a fait le choix d'être présente dans cette campagne.

Le 27 avril 1989

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