Pologne - Solidarité ou l'opposition de Sa Majesté01/06/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/06/25.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Pologne - Solidarité ou l'opposition de Sa Majesté

Si la direction de Solidarité autour de Lech Walesa faisait depuis des années des offres de service à l'État polonais sans être payée de retour, la voilà consacrée, depuis le mois d'avril 1989, par des élections et reconnue officiellement comme l'opposition de Sa Majesté.

Fait sans précédent dans les pays de l'Est, le régime est allé jusqu'à l'aboutissement des contacts officiels entrepris depuis l'automne 1988, en les entérinant par un accord en bonne et due forme, le 5 avril dernier, accord dit « de la table ronde » qui légalisait Solidarité, prévoyait une certaine libéralisation des institutions et notamment l'organisation d'élections où Solidarité pourrait présenter librement des candidats contre les candidats officiels.

Ces élections, qui ont eu lieu les 4 et 18 juin, ne risquaient pas d'aboutir à un Parlement susceptible de renverser légalement le gouvernement. L'accord du 5 avril prévoyait que la majorité parlementaire détenue par le POU.P. (le PC polonais) serait préservée en tout état de cause, et Solidarité s'engageait par avance à... perdre ces élections puisqu'elle ne pouvait prétendre, au mieux, qu'à une minorité (35 %) de sièges à la Diète. Il est vrai qu'une deuxième chambre était créée, le Sénat, pour lequel le résultat n'était pas négocié d'avance, et où Solidarité a raflé la quasi-totalité des sièges, mais ses attributions sont purement honorifiques.

Comme élection grossièrement manipulée, Jaruzelski et Walesa ont donc réussi à en concocter une bien réussie dans son genre. Il est vrai que les démocraties bourgeoises les plus établies d'Occident savent fabriquer des majorités parlementaires à partir de minorités électorales. Mais enfin, cette élection destinée à assurer à la direction de Solidarité un certain nombre de places dans l'establishment politique, impliquait tout de même cette nouveauté dans un pays de l'Est que le gouvernement laisse l'électorat exprimer une opinion. Voilà qui est fait : et le camouflet reçu par le régime a apparemment dépassé en ampleur ce à quoi s'attendaient les négociateurs.

La victoire électorale de Solidarité le 4 juin a créé une situation politique inédite. Tous les hauts dirigeants du POU.P. et de l'État, ministres compris, négociateurs de l'accord du 5 avril compris (à l'exception de Jaruzelski qui s'était prudemment maintenu en dehors du scrutin), ont été désavoués de la manière la plus nette par les électeurs polonais.

Ils ont été battus non seulement lorsqu'ils étaient en compétition avec les candidats de Solidarité pour un mandat, mais même lorsqu'ils figuraient sur la liste dite « nationale » des 35 personnalités en principe garanties contre tout aléa électoral - du moins pour 33 de ces 35 personnalités.

A peine légalisée, Solidarité voit ses cadres devenir d'emblée députés ou sénateurs, et surtout Jaruzelski, qui les pourchassait hier, leur proposer des postes de ministres - proposition que les dirigeants de Solidarité envisagent avec sérieux, même s'ils ne se sont pas pressés d'y répondre favorablement.

Pour l'organisation issue des grandes grèves de la Baltique de l'été 1980, interdite lors du coup d'État de Jaruzelski en décembre 1981, encore dans l'illégalité deux mois avant les élections, l'itinéraire peut paraître fulgurant.

 

Jaruzelski-walesa, les fondements d'une entente

 

Mais cet itinéraire n'est pas pour autant contre-nature.

Solidarité s'est créée comme organisation syndicale à partir d'une grande lutte ouvrière ; elle a été portée à dix millions d'adhérents par une vague revendicative puissante. Mais, dans le même temps, son équipe dirigeante était une équipe politique, avec pour objectif ouvert de faire évoluer la Pologne dans le sens d'une intégration croissante à l'Occident et adoptant pour emblèmes les portraits de l'ancien dictateur anti-russe Pilsudski et de la Vierge de Czestochowa.

Si le pouvoir ne put pas et ne voulut pas tolérer ce qui, dans le Solidarité des débuts, représentait le bouillonnement à la base et les multiples formes d'organisation susceptibles d'exprimer les revendications des travailleurs (et stopper cela fut une des raisons majeures du coup d'État militaire), en revanche il pouvait s'entendre avec l'équipe politique qui en a assumé la direction, et avec ses objectifs politiques.

Même au temps de la grande vague de grèves de 1980-81, Walesa et ses conseillers, tant les ex-marxistes Jacek Kuron ou Adam Michnik que les émissaires de l'Eglise catholique, savaient clairement jusqu'où ne pas aller trop loin en matière de soutien aux revendications, notamment salariales, des grévistes. Les 21 points mis en avant par le comité de grève inter-entreprises de la Baltique en août 1980 portèrent en premier lieu - par leurs soins - sur l'acceptation par le régime de syndicats libres, indépendants du Parti ; les revendications de salaires qui étaient à l'origine de la grève se trouvèrent rejetées en queue de liste, l'essentiel en matière économique consistant à demander « la possibilité pour tous les milieux et groupes sociaux de participer aux discussions sur un programme de réforme. » C'était significatif.

Cet appel à « une réforme » fut central dans la propagande de Solidarité, dont le premier Congrès national appela à une « entente sociale autour de la réforme afin de sortir l'économie de la crise » , et dont les leaders offraient le dialogue au régime au nom de « l'intérêt suprême de la Pologne » .

Et il faut rappeler que c'est dès l'été 1981 que, face aux grèves, Walesa et Kuron, les dirigeants les plus populaires en milieu ouvrier, reprirent à leur compte le titre de « pompiers des grèves », suivant leur propre expression.

La direction de Solidarité se servit de la combativité des travailleurs au service d'une politique ; mais cette politique n'allait pas dans le sens des intérêts de la classe ouvrière.

Ce n'est même pas au nom de la satisfaction des revendications immédiates des travailleurs, concernant leurs salaires, les prix, etc., que Solidarité se posait en opposition résolue au régime, au temps où elle apparaissait comme telle. C'est en s'affichant en champion du nationalisme polonais en face de dirigeants présentés comme les hommes des Russes.

C'est ainsi, sur le terrain du nationalisme, qu'elle a donné le change aux travailleurs.

En réalité, y compris sur ce terrain du nationalisme polonais, Jaruzelski et ses acolytes ne sont pas si différents de Walesa et de ses amis. Certes, Solidarité pare ouvertement les pays occidentaux de toutes les vertus et vante les charmes de l'économie de marché en même temps que du parlementarisme, mais cela ne signifie pas que les hommes au pouvoir en Pologne ne subissent pas eux aussi l'attraction de l'Occident. D'abord pour cette raison fondamentale que l'ensemble de l'appareil d'État et de la classe privilégiée subit cette attraction, quelles que soient les options politiques de l'équipe momentanément au sommet de l'appareil. Mais Jaruzelski et les siens ne sont pas davantage de vulgaires suppôts du Kremlin que, par exemple, les dirigeants de la Hongrie.

Jaruzelski a entièrement repris à son compte la politique économique de ses prédécesseurs visant à répondre à la crise économique mondiale dont la Pologne subit gravement les contrecoups, par une fuite en avant dans le sens d'une dépendance croissante à l'égard de l'Occident. Les emprunts successifs faits par la Pologne auprès des banques occidentales en font le pays le plus endetté des pays de l'Est. Par ailleurs, la classe dirigeante polonaise offre ses ouvriers sous-payés à qui veut bien s'associer à l'État polonais dans toutes sortes de formules de sociétés mixtes, de « joint venture », de sous-traitance, etc. Une cérémonie qui s'est déroulée à Gdansk le 1er juin vient de symboliser à la fois cette orientation et la communauté de vues entre dirigeants de l'État et de Solidarité à ce sujet. Il s'agissait de la signature d'un accord par lequel les Chantiers Navals - ces fameux chantiers d'où est partie la grande grève d'août 1980 - qui étaient menacés de fermeture, vont désormais fonctionner en tant que société semi-privatisée, avec l'apport de capitaux américains. L'affaire s'est conclue en présence de Lech Walesa, dans l'enceinte des chantiers...

En même temps que les capitaux occidentaux entrent pour prélever leur part sur l'exploitation de la classe ouvrière polonaise, une authentique bourgeoisie nationale se développe et s'enrichit. Les deux processus sont liés dans le même mouvement. L'état de délabrement de la monnaie nationale - reflétant l'état de délabrement de l'économie - fait d'ailleurs que ce lien apparaît ouvertement dans la dénomination de plus en plus répandue de cette bourgeoisie : « la bourgeoisie verte », de la couleur de ce dollar américain qui devient, sinon une monnaie nationale officieuse, en tout cas la monnaie dont use volontiers la classe privilégiée polonaise, liée évidemment à l'Occident, corps, âme et surtout, porte-monnaie.

Le contenu de cette orientation est fondamentalement anti-ouvrier. Quels que soient les dirigeants placés à la tête de la Pologne, celle-ci est un pays trop pauvre et trop durement frappé par la crise pour qu'ils aient les moyens de satisfaire les exigences de la finance internationale, et de permettre au passage aux aspirants bourgeois polonais de s'enrichir, sans surexploiter la classe ouvrière. Leur problème essentiel est au contraire d'y parvenir ! Quand Jaruzelski a fait donner l'armée contre les travailleurs en 1981, il n'agissait pas ainsi spécialement en tant qu' « homme des Russes », comme Solidarité s'évertuait à le présenter. Il lui suffisait pour cela de sa responsabilité d'homme d'État polonais, et Walesa vise le même objectif - par une autre méthode. Vues sous l'angle des banquiers et des industriels, aussi, l'ouverture au capitalisme occidental et la nécessité de conserver le contrôle de la classe ouvrière sont étroitement liées. Car ils n'acceptent de délier leur bourse que s'ils jugent avoir un minimum de garanties de stabilité et de paix sociale. Et tous les dirigeants du monde impérialiste, comme ceux de l'URSS et des pays de l'Est, sont sensibles aux risques que fait peser la classe ouvrière particulièrement remuante de Pologne.

Les banquiers occidentaux ont laissé en 1981 leurs hommes politiques faire mine de s'indigner du coup d'État de Jaruzelski. Eux, ils jugeaient les choses avec bien plus de réalisme et reconnaissaient au régime militaire le mérite d'avoir mis fin « à la pagaille ».

Aujourd'hui en revanche, ils se félicitent en commun du tour pris par les événements.

Pas seulement parce que Jaruzelski et Walesa unissent leurs efforts pour tenter d'assurer la paix sociale dans le pays. Ce n'est pas rien : la dictature militaire a pu - et encore, dans une certaine mesure seulement - faire taire la classe ouvrière, mais le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'a pas été apte à enthousiasmer l'ardeur des travailleurs au travail. Que des dirigeants issus de grèves ouvrières viennent officiellement à la rescousse, en prêchant la version polonaise du « retroussons nos manches » au nom de l'intérêt national, voilà qui représente un « plus » incontestable.

Mais la collaboration conflictuelle des deux hommes - et des forces qu'il y a derrière eux - fait aussi que la Pologne est aujourd'hui, avec la Hongrie, le pays en pointe dans ces « réformes » dont l'ensemble vise la réintégration croissante à l'Occident, aussi bien sur le plan économique que sur le plan politique.

Pour que les choses prennent cette tournure, il fallait évidemment ce changement dans les relations entre les blocs qui est lié au nom de Gorbatchev. Les dirigeants du glacis - ou faut-il de plus en plus dire, ex-glacis - semblent désormais avoir les mains à peu près libres à l'égard des bureaucrates du Kremlin, pour peu qu'ils sachent respecter quelques règles élémentaires du savoir-vivre qui s'impose lorsqu'on est voisin d'une superpuissance. Mais enfin, encore fallait-il que Jaruzelski use de cette liberté à la façon dont les Michnik, Geremek et Walesa souhaitaient qu'il en usât - ce qui n'allait pas nécessairement de soi, à en juger par le comportement des dirigeants tchèques ou bulgares, sans même parler de Ceausescu.

Deux processus sont étroitement entremêlés dans ce qui est engagé en Pologne.

D'une part, accélérer l'évolution d'un régime pendant longtemps politiquement et militairement lié à l'Union soviétique vers un régime complètement réintégré à l'Occident.

D'autre part, passer d'une dictature militaire, nécessaire à un moment donné pour les classes dirigeantes mais qui focalise contre elle toutes les haines, à une forme plus souple, impliquant un certain parlementarisme, permettant à Solidarité d'apporter son crédit à la paix sociale sous une forme cette fois officielle et pas seulement officieuse.

Malgré les désaccords sur le rythme, et malgré les rivalités d'hommes et d'appareils, l'équipe au pouvoir comme la direction de Solidarité sont manifestement d'accord au moins sur les perspectives. Sans cela, l'accord du 5 avril n'aurait pas pu voir le jour. Et ils sont surtout d'accord pour tenter de faire en sorte que cela se fasse sans crise sociale majeure, sans explosions « incontrôlées », conscients qu'ils sont de part et d'autre que leur ouverture politique se fait dans un contexte de crise, avec une classe ouvrière combative.

Les élections manipulées d'avril dernier n'ont été qu'une étape dans cette évolution, spectaculaire sans doute, mais pas nécessairement importante. Sur les perspectives dans lesquelles cette étape s'inscrit, l'entente entre Jaruzelski et Walesa ne date pas d'hier. Bien avant que Solidarité soit seulement légalisée, et à plus forte raison, avant qu'on lui propose de fournir des ministres, Walesa était une sorte d'ambassadeur itinérant officieux pour le compte du régime, celui qui pouvait dire tout haut ce que le gouvernement ne pouvait pas. De part et d'autre, on agissait avec beaucoup d'empirisme.

Dans l'opération politique qui s'est dessinée, Solidarité apportait évidemment le crédit dont elle jouit dans la classe ouvrière. C'était à la fois à son actif et à son passif du point de vue du régime comme du point de vue des classes privilégiées, polonaises ou pas. A son actif, car cela lui donne, même aujourd'hui, même après plusieurs années de « politique réaliste » et d'opposition de plus en plus ouverte à quelques-unes des aspirations les plus vitales des travailleurs, une capacité de tromper la classe ouvrière unique dans son genre dans les pays de l'Est. A son passif, aussi, car quelle garantie pour les classes privilégiées, pour la bureaucratie d'État, qu'une organisation enracinée dans les masses laborieuses ne soit pas, à un niveau ou à un autre, amenée à reprendre au moins une part des aspirations de la classe ouvrière ?

La réticence du régime à reconnaître une organisation dont il reconnaissait pourtant déjà les chefs réside sans doute là, au moins en partie.

Mais au cours des années écoulées, Solidarité elle-même a changé. En tant que syndicat, elle s'est vidée d'une grande partie de ses adhérents, et elle n'est plus ce mouvement de dix millions d'adhérents qu'elle a été. Walesa a eu le cynisme de reconnaître que c'est cela qui lui a donné les mains assez libres pour s'engager dans le processus dans lequel il s'est engagé avec Jaruzelski, lorsqu'il a déclaré il y a quelques mois : « Nous sommes moins nombreux et c'est bien ainsi. Si aujourd'hui, dans les conditions dans lesquelles nous sommes obligés de mener notre action, nous subissions les pressions de ces dix millions comme en 1981, ce serait une véritable catastrophe. »

Les grèves de mars-avril puis de l'été 1988 ont donné le coup d'accélérateur qui a fait entrer la politique de collaboration vers laquelle le gouvernement s'orientait empiriquement dans la voie de l'officialisation.

Ces grèves ont rappelé que la classe ouvrière polonaise est toujours combative, toujours prompte à réagir contre les attaques qui lui sont portées. Fournissant la preuve de la persistance de la maladie, elles indiquaient en même temps la nécessité d'user rapidement d'un nouveau genre de remède. Et Walesa y trouva l'occasion de déployer les ressources de son art de charlatan, en s'employant à faire reprendre le travail, donnant ainsi de nouveaux gages, concrets, quant à la confiance que peuvent lui accorder le régime - et ses bailleurs de fonds occidentaux.

Vis-à-vis de ces derniers, tant les responsables de Solidarité que Jaruzelski n'hésitent plus à se montrer extrêmement pressants. Leurs appels à l'aide financière ressemblent de plus en plus à des SOS, et ils se servent de la menace des réactions de la classe ouvrière comme d'un épouvantail. L' « expert » libéral Geremek, entre autres, évoque sans cesse le danger d'une explosion sociale que Solidarité ne parviendrait pas à contrôler, le risque même que le prolétariat emprunte la voie de la révolution. Pour Walesa, une nouvelle vague de grèves ouvrières et de revendications salariales constituerait une « spirale de la mort » !

S'adressant indirectement aux autorités, aux grands industriels et financiers italiens qu'il venait de rencontrer, il se montrait bien conscient des difficultés à affronter quand il expliquait récemment au journal Corriere della sera : « Il faudra sans aucun doute faire des sacrifices... Ce sera difficile de convaincre les gens, de surmonter l'apathie et de retrouver l'enthousiasme » ; pour lui, il ne faudrait surtout pas qu'un éventuel échec de l'opération de sauvetage Solidarité « annule les espoirs d'évolution, en ne laissant que l'alternative révolutionnaire »...

 

Les limites de solidarite face a sa victoire electorale

 

C'est avec prudence, sinon avec effroi, que les dirigeants de Solidarité ont accueilli leur propre victoire électorale. Loin de tout triomphalisme, ils ont immédiatement défendu à leurs troupes de fêter cette victoire. Ils ne cherchent visiblement à en exploiter les fruits qu'avec circonspection.

Le scrutin a pourtant fait éclater cette évidence que le parti au pouvoir n'a aucune base réelle dans la population, qu'au contraire Solidarité dispose d'une légitimité politique incontestée. Solidarité pourrait donc prétendre, y compris dans la logique qui est la sienne, à le déloger et à prendre sa place : mais ses dirigeants sont bien éloignés d'avoir une pareille attitude offensive. En dépit de leur triomphe, ils préfèrent laisser toute l'initiative aux dirigeants en place.

Ils en sont réduits à déclarer que l'important, c'est de « respecter les accords de la table ronde » , c'est-à-dire d'aider le gouvernement à sauver la face malgré sa déroute dans les urnes, de surtout ne rien brusquer, même si une telle pusillanimité les place en décalage par rapport à l'audience de Solidarité dans la population, et peut-être par rapport aux espérances que la victoire a pu faire naître dans cette population.

On ne voit pourtant pas les dirigeants de Solidarité se précipiter sur les offres de participation gouvernementale que Jaruzelski leur a paraît-il faites.

Ils peuvent en effet calculer que les choses ne pressent pas à ce point, qu'ils peuvent, du dehors, pousser plus efficacement Jaruzelski dans le sens politique dans lequel ils veulent le pousser, en lui laissant les mains plus libres à l'égard des hommes de son appareil qui seraient hostiles à cette politique. C'est une forme de « ministérialisme », seulement un peu plus hypocrite.

Et puis, peut-être aussi Solidarité est-elle plus efficace pour freiner la classe ouvrière si elle ne se compromet pas prématurément avec ce gouvernement. C'est ce dont se montre conscient par exemple Zbigniew Bujak, président de Solidarité pour la Mazovie, qui ne s'est pas présenté aux élections parce qu'il « préfère garder son indépendance », c'est-à-dire garder un pied du côté de la classe ouvrière, car, explique-t-il, « compte tenu de notre situation économique dramatique, la Diète devra prendre des décisions controversées. Nous voyons déjà des tentatives de boycott des élections ! Et, quand sonnera l'heure des décisions difficiles, les attaques se renforceront... Dans cette perspective, je veux rester indépendant. Être avec Solidarité, avec le syndicat. Et pouvoir, dans cette position, apprécier le travail de la Diète et du Sénat. Je pense que je serai ainsi plus crédible. »

Solidarité, dont le leader national est capable de déclarer sans vergogne que, pour lui, des grèves et des revendications de salaires représentent une « spirale de mort », regroupe tout de même aussi, en effet, un certain nombre de militants formés au feu de la lutte de classe, de jeunes ouvriers venus à elle en tant qu'organisation d'opposition, qui ne sont sans doute pas aussi courtoisement disposés vis-à-vis de Jaruzelski et de leurs exploiteurs que les dirigeants qui parlent en leur nom.

Il serait assez oiseux de tenter de deviner quelle forme pourrait prendre ce qu'en Occident on applaudit sous le nom de « processus démocratique ». A en juger par ce que ces hommes écrivent ou disent en public, les têtes pensantes de Solidarité sont penchées pour l'instant sur différentes formules qui permettraient à Solidarité d'être associée à la direction des affaires politiques du pays, sans l'être, tout en l'étant. Dans le vaste champ d'exemples qui s'offre à leur réflexion, il paraît que la « cohabitation » à la française les stimule particulièrement... Mais les penseurs de Solidarité, à l'instar d'un Kuron, ne semblent pas exagérément optimistes. C'est « l'appareil qui a le pouvoir », affirme Kuron, « des centaines de milliers de gens...aux postes clés de l'administration de l'État, de l'armée, de la police, de l'économie », « unis par des liens d'intérêt », qui « n'ont pas l'idéologie communiste » mais celle « des sauveurs de la Pologne » et qui « croient qu'ils sont le seul garant de l'avenir du pays ». Kuron, qui connaît d'expérience l'appareil, ne se fait guère d'illusions sur son « démocratisme ». Mais il craint encore plus le « chaos complet », la « révolution » que pourrait déclencher toute tentative de briser cet appareil.

Eh oui, derrière le rôle public de Solidarité, derrière l'orientation vers le multipartisme, derrière les phrases sur le « processus de démocratisation étalé dans le temps », il y a l'appareil. L'appareil peut trouver momentanément son compte à accepter plusieurs partis, des débats parlementaires, etc., sans que le régime cesse d'être un régime autoritaire. La Pologne, pays pauvre mais avec une classe ouvrière importante, connaît la situation depuis bien avant la mainmise soviétique. La dictature d'un militaire avec des élections plus ou moins « libres », avec une opposition ayant pignon sur rue, c'est la Pologne de Jaruzelski aujourd'hui, c'est-à-dire dans son évolution dite « démocratique », mais c'est aussi la Pologne de Pilsudski ou la Hongrie de Horthy. Le multipartisme, tel que cela se dessine en Pologne, le simulacre de parlementarisme, ce n'est non seulement pas l'émancipation des travailleurs, mais ce n'est même pas la démocratie au sens des vieilles démocraties impérialistes.

Dans le cadre du pacte d'avril, c'est-à-dire de l'entente sur les objectifs fondamentaux, il y a quand même évidemment une rivalité entre le POU.P. et le personnel politique dans la mouvance de Solidarité. Cette rivalité ne porte pas seulement sur les postes électifs, mais aussi et surtout, sur les postes dans l'appareil lui-même. A l'ombre de Walesa et autour du « syndicat » Solidarité, gravite une pléïade d'experts, de conseillers en tout genre, liés à l'Eglise ou pas, qui brûlent du désir de faire don à l'État polonais de leur compétence de gestionnaires...

L'avenir dira par quel compromis ou, au contraire, au travers de quelles luttes le rapport de forces évoluera.

La question de savoir si le personnel politique dans la mouvance de Solidarité gardera un rôle essentiellement décoratif, juste bon à contribuer à la paix sociale et à donner du crédit à des comédies électorales périodiques, ou s'il conquerra le droit à des postes et des positions dans l'appareil... comme la question de savoir si cela pourra se passer en douceur ou non, dépendent du rapport des forces, mais plus encore, des moyens financiers dont dispose l'État.

Mais il n'en dispose pas de beaucoup. Et, quelle que soit l'évolution sur ce plan, non seulement cela ne changera rien pour la situation de la classe ouvrière, mais cela ne changera même pas grand-chose pour le caractère plus ou moins démocratique du régime.

Si on ne peut pas exclure que l'État polonais en vienne à confier non plus seulement quelques postes de ministres à Solidarité mais même à remplacer Jaruzelski, directement ou en passant par des étapes intermédiaires, par Walesa, l'essentiel demeure que ce gouvernement n'en resterait pas moins celui d'une dictature anti-ouvrière. Le contenu anti-ouvrier de l'entente Walesa-Jaruzelski s'est d'emblée dévoilé sans fard : dès le lendemain de la signature de leur accord, le gouvernement a publié des listes d'entreprises promises à la liquidation parce qu'elles auraient accordé trop d'argent à la satisfaction de revendications salariales...

Solidarité n'a été admise à la légalité et aux allées du pouvoir que pour mieux s'en prendre à la classe ouvrière, que pour en permettre une exploitation plus efficace, pour obtenir d'elle par la persuasion et la tromperie ce que la méthode forte n'a pu lui arracher. Et quand un Michnik déclare (au journal « Le Monde » ) : « Notre force, c'est de savoir parler aux gens. Nous allons leur expliquer que l'alternative à la table ronde, ce peut être Tbilissi ou Pékin », on s'aperçoit que la menace de la répression, même sous forme de chantage, n'est pas bien loin derrière la « méthode douce ».

Dans quelle mesure la classe ouvrière polonaise est susceptible aujourd'hui de se laisser endormir par ceux qui se présentent comme ses représentants, telle est la question que peuvent se poser maintenant tous ceux qui se placent dans le camp des travailleurs.

Le fait que Solidarité ait été plébiscitée au niveau des urnes n'est pas forcément significatif des sentiments des travailleurs combatifs. Le syndicaliste Bujak a pu noter : « Je ne cache pas que la table ronde, la participation aux élections, tout ça, dans ma région, est très attaqué ». On peut relever le fait que le taux d'abstention a été particulièrement élevé, dépassant les 50 %, dans les grands centres industriels tels que Lodz, Gdansk ou Katowice. Ou encore, quoique différemment, que de tous les candidats de Solidarité en lice, ceux qui ont remporté les scores les plus élevés, supérieurs à 80 %, sont les dirigeants des grèves de l'année dernière à Nowa Huta, Gdansk et Stalowa Wola.

Les travailleurs polonais ont certes de quoi être désorientés, après la série d'expériences qu'ils ont accumulées depuis 1956. Et ils peuvent être découragés en voyant un Walesa, sorti il n'y a pas si longtemps de leurs propres rangs, se compromettre avec le général de la loi martiale. Mais cette classe ouvrière a montré à quel point elle a de la ressource. Depuis 1956, il y a eu 1970, puis 1976, et puis 1980-81. Réprimée ou trahie, elle s'est à chaque fois pourtant relancée dans la lutte quelques années plus tard.

Ce n'est pas sans difficulté que Walesa est parvenu à arrêter les grèves de l'année dernière. La jeune génération ouvrière l'a hué et contesté si ouvertement que Geremek a déclaré alors, que si Solidarité n'arrive pas à nouer des liens avec elle, « le drame polonais échappera à tout contrôle ».

Les travailleurs en lutte qui, aux yeux d'un Geremek, représentent un « drame » pour la Pologne, n'ont sans doute pas fini, en effet, de donner du fil à retordre à leurs ennemis. Et il reste à savoir si l'objectif du régime de les museler durablement pourra être davantage atteint avec le concours actif de Solidarité.

Le dégoût de la dictature stalinienne a pu amener une grande partie d'entre elle à tourner ses regards et, au moins pendant une période, à accorder sa confiance à une équipe de dirigeants pro-occidentaux. De même, le crédit dont jouit l'Eglise catholique parmi les ouvriers s'est pour une bonne part alimenté de leur désespoir devant une dictature odieuse qui s'exerçait officiellement en leur nom.

Mais ces aberrations, les mythes pro-occidentaux, l'emprise des prêtres, ne sont pas fatalement destinés à s'éterniser devant les réalités concrètes de la lutte de classe.

L'Eglise peut elle aussi pâtir dans son prestige, maintenant qu'elle vient de se voir reconnaître officiellement la pleine liberté de culte, de presse, d'effectuer des transactions financières et immobilières, bref tout ce qu'elle demandait depuis 1945. On peut espérer que, à sortir de son statut de refuge de l'opposition pour se retrouver en interlocutrice agréée de Jaruzelski, elle suscitera moins d'illusions...

Tout l'avenir pour la classe ouvrière de Pologne dépend de la rapidité avec laquelle elle sera en mesure de tirer les leçons politiques de sa riche expérience, et de la rapidité avec laquelle naîtra en Pologne une force révolutionnaire conséquente, ayant exclusivement pour objectifs les intérêts du prolétariat.

 

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