Pologne : La classe dirigeante face à la « transition démocratique01/02/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/03/LdC_30_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Pologne : La classe dirigeante face à la « transition démocratique

Le fait que la bureaucratie russe a désormais passé la main en ce qui concerne son contrôle sur les pays d'Europe centrale correspond incontestablement aux aspirations des couches dirigeantes de ces pays ; mais il ne va cependant pas sans leur poser des problèmes politiques nouveaux dans leurs relations avec leurs classes exploitées.

Car la domination étrangère n'avait pas que des inconvénients pour les couches privilégiées des « démocraties populaires », en ce sens qu'elle leur offrait la possibilité de mêler les ressentiments de tous, classe ouvrière et petite-bourgeoisie confondues, en une unanimité contre les oppresseurs russes considérés comme la cause commune des maux des uns et des autres. La menace de l'intervention des chars russes réduisait chacun à ronger son frein en silence.

Maintenant que cet argument est dépassé, les équipes dirigeantes, placées dans un face à face nouveau avec leurs classes travailleuses, se débarrassent à la hâte des symboles de l'ancienne dictature, des étiquettes et des références « communistes » que - bureaucratie stalinienne oblige - la mainmise soviétique leur avait imposées, et cherchent à obtenir un soutien populaire, à répondre au désir de changement, en repeignant leur régime aux couleurs de la « démocratie ».

Si, concrètement, les données du problème diffèrent d'un pays à l'autre, l'exemple de la Pologne donne malgré tout une idée significative du contenu anti-ouvrier et des limites de l'opération en cours.

A la suite des accords de collaboration conclus en avril 1989 avec Solidarité, Jaruzelski se déclarait fier du fait que la Pologne soit devenue « en quelque sorte un laboratoire expérimental pour les autres pays qui ont choisi de suivre la même voie » ; cependant, avec l'existence de Solidarité, il dispose d'un atout dont ne disposent pas ses homologues des autres pays d'Europe centrale. Solidarité n'est pas un de ces « forums » créés au sommet par des personnages politiques de la dissidence et des intellectuels d'opposition comme on en a vu depuis en RDA ou en Tchécoslovaquie. Née d'une lutte ouvrière de masse, elle est implantée à l'échelle du pays.

Sans doute l'immense autorité et le prestige dont Solidarité pouvait jouir en 1980-81 ne sont-ils plus les mêmes aujourd'hui. Mais Mazowiecki, les ministres et les députés de Solidarité conservent tout de même un réel capital de crédit auprès des travailleurs.

On peut notamment imaginer sans peine que, face aux ministres et députés de l'ex-POUP, responsables aux yeux de tous de la dictature, de l'état de siège, etc., face à l'appareil resté en place avec tout ce que cela doit supposer de résistances et de freinages dans l'administration, la milice, etc., ce gouvernement peut bénéficier de réflexes de solidarité dans la classe ouvrière.

Une anecdote récente (rapportée dans Le Monde du 18 janvier 1990, d'après l'AFP) illustre l'influence de Mazowiecki lui-même : lors des mouvements de grève qui ont eu lieu au mois de janvier en Silésie, le travail reprit dans un des bassins miniers « à la suite d'une intervention du Premier ministre, qui avait téléphoné personnellement aux mineurs » . On connait des premiers ministres qui seraient bien aise d'avoir ce genre de pouvoir auprès des grévistes !

Cette confiance - et on l'a vu par exemple avec ces grèves dans les mines de Silésie - ne signifie pas automatiquement que les travailleurs polonais n'entreprendront plus de grèves contre les hausses de prix et pour l'augmentation de leurs salaires. Elle signifie cependant que, pour y faire face, le gouvernement de Solidarité a la capacité d'en appeler à la patience et à la discipline.

Combien de temps cet « état de grâce » peut-il durer, l'avenir le dira. Mais en tout cas Walesa lui-même se préoccupe de préparer un avenir dans lequel, Solidarité s'étant usée au gouvernement, il faudra bien trouver un moyen de rechange pour, sinon obtenir la collaboration des ouvriers à leur propre exploitation, du moins pouvoir continuer à les neutraliser.

C'est dans cet esprit que Walesa vient de parrainer l'opération par laquelle le PC polonais (POUP) s'est dissous et mué en social-démocratie. Il en a indiqué la signification, à sa manière crue, à l'hebdomadaire polonais Polityka (24 janvier 1990) : pour lui, la future démocratie polonaise devrait reposer sur « ses deux pieds, droit et gauche » , et le POUP en serait le « pied gauche » . « S'il n'y a pas de vraie gauche en Pologne, le pays risque d'aller trop à droite » , expliquait-il, « je voudrais contruire à la place du POUP un véritable parti de gauche. Si la gauche du POUP ne fait rien, nous serons amenés à demander à la gauche de Solidarité de prendre sa place » .

Le POUP a répondu à cette attente, en donnant même naissance à deux formations se réclamant toutes les deux de la social-démocratie. Et si l'on y ajoute les deux petits partis politiques d'antan, hier satellites du POUP (le parti paysan et le parti démocrate), qui ont repris leur liberté, on a déjà en Pologne un multipartisme parlementaire, puisque chacune de ces différentes formations possède son groupe de députés à la Chambre. Ce qui ouvre la porte à de multiples combinaisons, alliances et marchandages, bref à une vie politicienne.

Le POUP, en devenant « social-démocratie », a conservé son appareil syndical. Hier syndicat unique officiel, recréé sous le sigle OPZZ par Jaruzelski en 1982, dans le but de « rétablir les liens avec les travailleurs », de ne pas laisser tout le terrain à Solidarité dans les entreprises, ce syndicat a adopté dès alors une certaine tactique revendicative de rivalité avec les structures clandestines de Solidarité, se déclarant par exemple opposé aux augmentations des prix des produits alimentaires. Lors des discussions dites de la table ronde au printemps 1989, il n'hésita pas à faire de la surenchère sur ce plan, au grand dam des représentants de Solidarité. Et, rendant en quelque sorte la monnaie de sa pièce à Solidarité devenue gouvernementale, c'est la fédération des mineurs du syndicat OPZZ qui a conduit la plupart des mouvements grévistes de janvier dernier en Silésie pour l'augmentation des salaires...

L'intérêt du « multipartisme » et de son pendant syndical, l'intérêt d'avoir les instruments d'une éventuelle alternance politique, est bien clair.

Le gouvernement peut encore invoquer aujourd'hui la situation catastrophique que la gestion par le POUP lui a léguée, pour justifier le caractère draconien de ses mesures d'austérité. Il peut encore mettre au compte de la mauvaise volonté de la « nomenklatura » les difficultés et les lenteurs du changement promis. Mais dans la perspective d'un fonctionnement à plus long terme, il serait évidemment souhaitable de pouvoir faire jouer les mécanismes de consultations électorales périodiques, afin de fournir un exutoire institutionnalisé au mécontentement populaire, et exploiter le vieux procédé qui consiste à faire retomber une partie au moins du discrédit sur « l'héritage » des prédécesseurs.

La nouvelle équipe dirigeante polonaise entreprend consciemment de se servir des vieilles ficelles dont les régimes parlementaires ont éprouvé l'efficacité, de la même façon qu'elle se sert des syndicats comme de tampons, d'amortisseurs des conflits sociaux, à l'imitation des démocraties bourgeoises.

Elle le fait avec un certain cynisme, si on en juge d'après les déclarations de Walesa. Mais il n'y a pas que ces déclarations. L'attitude des dirigeants de Solidarité à l'égard de Jaruzelski, qu'ils ont littéralement sauvé et « blanchi », donne la mesure de leur souci démocratique : on se souvient de la façon dont ils ont refusé d'utiliser le vote massif des électeurs en leur faveur, lors des élections de juin 1989, passant outre aux résultats pour imposer le respect des accords conclus avec les ennemis détestés, le POUP et Jaruzelski, permettre l'élection de députés du POUP qui, sans les manoeuvres élaborées en commun par le POUP et Solidarité, n'auraient jamais été élus - et imposer finalement Jaruzelski à la présidence de la République...

Pourtant, quoi qu'il en soit des intentions des dirigeants, de leurs calculs comme de leurs souhaits, ceux-ci trouvent leurs limitations dans la réalité économique et sociale du pays.

Et la réalité économique, c'est celle d'un pays étranglé par l'impérialisme, réduit à sa merci par l'ampleur de sa dette (même « rééchelonnée », celle-ci est équivalente proportionnellement à celle d'un pays comme le Brésil), réduit à offrir ses usines, son territoire et le travail de ses ouvriers au pillage direct par les capitalistes occidentaux susceptibles d'être intéressés (et le fait que ceux-ci soient apparemment peu nombreux, actuellement, n'est pas la moindre des difficultés que rencontre le gouvernement). Ce sont les organismes financiers de l'impérialisme, communément symbolisés par le FMI, qui dictent leurs conditions, et les ministres de Solidarité sont « conseillés » par ces experts américains qu'on a déjà vu à l'oeuvre en Argentine ou en Bolivie.

Pour atteindre leurs objectifs, les dirigeants en place doivent tirer de l'exploitation des travailleurs au moins de quoi calmer dans l'immédiat les réclamations des créanciers ; pour obtenir des nouveaux prêts, il leur faut pouvoir démontrer qu'ils sont capables d'assurer la stabilité et la paix sociale ; pour attirer d'éventuels investisseurs, ils mettent au point une législation « attractive », allant de l'autorisation de licencier massivement à celle de rapatrier les bénéfices. La rapacité des capitalistes est sans limite : les repreneurs américains des chantiers navals de Gdansk, par exemple, qui ont en fin de compte déclaré forfait, n'envisageaient la rentabilisation de leur exploitation que sur la base non seulement d'un prix d'achat extrêmement bas, mais aussi d'effectifs réduits de moitié et de salaires équivalant à 25 cents de l'heure (environ 1,50 F). Le capitalisme n'a pas de raison de présenter un visage plus humain en Pologne - toute européenne et libérée du « communisme » qu'elle soit - que dans d'autres pays en position analogue de par le monde.

Mais l'impérialisme n'est pas seul en cause. Les dirigeants politiques font des choix. Et les choix politiques des dirigeants polonais sont, en dernier ressort, dictés par les intérêts matériels de leur classe privilégiée. Ils consistent à fournir à ces privilégiés (petits-bourgeois traditionnels ou néo-bourgeois, c'est-à-dire ci-devant nomenklaturistes en voie de recyclage) toutes les opportunités possibles de glaner au passage de quoi s'enrichir. Cet objectif de classe joue un rôle déterminant.

Depuis la guerre, les dirigeants ont pu faire porter le chapeau pour les conditions de la dictature par les responsables du Kremlin. Mais le fait qu'ils soient maintenant débarrassés de ce joug ne signifie nullement qu'ils renoncent à exploiter leur classe ouvrière. Au contraire, pourrait-on dire, tous ces petits-bourgeois et aspirants bourgeois, s'ils sont maintenant maîtres chez eux et consentent à partager le pouvoir politique avec une organisation telle que Solidarité, c'est bien parce qu'ils en escomptent des possibilités nouvelles - et stables - de se remplir les poches. Déjà sous la dictature, il y avait des milliardaires, « rouges » ou pas, en Pologne. Maintenant, tous ceux qui cherchent à « faire de l'argent » en rachetant des bouts d'entreprises d'État, en montant des affaires, en spéculant financièrement, tiennent le haut du pavé sans dissimuler leur avidité.

La « nouvelle Pologne », ils entendent qu'elle soit la leur. Et la liberté ne se concrétise pas tant, pour eux, sous la forme de bulletins de vote que sous celle de bons dollars.

Une telle politique suppose la surexploitation de la classe ouvrière (et de la paysannerie pauvre). C'est là que la collaboration de Solidarité est précieuse. Mais c'est là aussi que la possibilité d'un fonctionnement « démocratique » un tant soit peu réel et durable s'avère aléatoire.

En effet, avec une inflation qui atteint les 1 000 % et des salaires bloqués ; avec des faillites en série et une proportion de chômeurs en croissance accélérée ; avec des paysans pris à la gorge par la hausse des prix industriels (engrais, pesticides, machines agricoles) tandis que les prix de leurs produits stagnent ou baissent - l'inégalité sociale apparaît de façon éclatante, et la notion de « droits démocratiques » perd beaucoup de sa substance !

Des droits démocratiques ayant quelque contenu réel, cela n'existe que dans une demi-douzaine de pays riches, pillards du reste du monde. Sur la base justement de cette richesse qui a permis à leurs bourgeoisies d'en faire bénéficier pour une (faible) part leurs exploités. Or, l'heure pour les privilégiés en Pologne n'est pas à redistribuer même des miettes. Elle est à faire encaisser des coups. La sorte de démocratie qu'ils peuvent offrir n'est pas celle de l'aisance, mais de la pénurie - où il faut limiter l'expression des mécontentements, donc la liberté d'expression tout court ; parer aux risques d'explosion, donc renforcer les corps de répression ; tirer des ouvriers le maximum de plus-value, donc les encadrer dans les usines et mater les grèves...

Dans une situation de pénurie, voire même peut-être de famine, la matraque ne peut pas être rangée très loin du bureau de vote.

Pour une classe exploiteuse qui en vient à la démocratie, dans un pays semi-développé, en un temps de crise et d'instabilité générales, alors même que les nations riches s'en prennent au niveau de vie, aux conditions de travail, à la protection sociale de leurs classes exploitées, les possibilités en la matière ne peuvent qu'être limitées.

La Pologne n'est pas mieux placée que des pays comme l'Argentine ou le Brésil en ce qui concerne sa subordination financière vis-à-vis de l'impérialisme et de son FMI ; elle est dans une position analogue aussi en ce qui concerne le sort des classes pauvres par rapport aux classes privilégiées locales.

Entre la démocratie bourgeoise des puissances impérialistes qui, même dans ses limites, n'est qu'un rêve pour un pays tel que la Pologne, et la dictature pure et simple, il y a toute une gamme de régimes possibles, plus ou moins autoritaires, plus ou moins musclés.

La Pologne a une expérience en la matière : entre les deux guerres, de 1926 à 1935, elle a connu un type de régime autoritaire conservant des formes parlementaires et des espaces de liberté. Le maréchal Pilsudski désignait le gouvernement, mais des partis d'opposition, y compris le Parti socialiste (à l'exception du PC révolutionnaire de l'époque) avaient leur place au Parlement et dans des municipalités. Les syndicats n'étaient pas interdits, ce qui n'empêchait pas les paysans de crever de misère sous la botte des grands propriétaires fonciers, les ouvriers d'être férocement exploités dans les mines et les usines textiles ; la presse restait relativement libre et l'intelligentsia pouvait s'exprimer, ce qui n'empêchait pas les commandos nationalistes d'extrême-droite d'attaquer les juifs et les ouvriers grévistes, ni l'Eglise de dominer la vie sociale et civile et de faire régner son obscurantisme.

Il n'est pas exclu que la période en cours débouche sur une variante, adaptée à notre époque et aux circonstances, de ce genre de régime. Ni Jaruzelski ni Walesa ne cachent d'ailleurs leurs aspirations au destin de Pilsudski...

D'autant que, à vrai dire, si Solidarité en vient à perdre rapidement son crédit, il y a plus de probabilités pour que ce soient des forces politiques réactionnaires, nationalistes, cléricales, qui en tirent profit, que les ex-staliniens rebaptisés. Ceux-ci ont tout de même toute une crédibilité à conquérir, à quelque forme de démagogie qu'ils recourent...

Pour la classe ouvrière, la phase actuelle ouvre incontestablement des possibilités nouvelles, et il n'est certainement pas indifférent que les travailleurs et la population puissent profiter de la liberté de s'exprimer, de se réunir, de s'organiser ; que les syndicalistes hier clandestins soient réintégrés dans leurs entreprises, et qu'ils aient les moyens de militer ; que la notion d'organisation syndicale par exemple signifie autre chose que ces syndicats verticaux qui n'étaient que des courroies de transmission de la dictature.

Tout cela est appréciable, et le meilleur gage pour l'avenir serait que la classe ouvrière mette à profit ces possibilités, qu'elle se serve, si la possibilité s'en présente, de la concurrence entre différents courants, afin de s'instruire en politique, afin de faire son apprentissage des diverses roueries auxquelles les nantis sont capables d'avoir recours, de renforcer sa culture et sa conscience, de développer son esprit critique et de libre examen des idées.

De ce point de vue, les travailleurs polonais auraient le plus grand intérêt à tirer jusqu'au bout les leçons de l'expérience Solidarité, c'est-à-dire à réexaminer la période 1980-81, afin de comprendre clairement pourquoi et comment, sous cette direction nationaliste, leur puissant mouvement de l'époque a débouché sur ce régime qui, même plus démocratique que par le passé, ne correspond pas à leurs intérêts.

De toute façon, la lutte des classes n'est pas en voie de s'arrêter et on peut prévoir que, pour leur part, les travailleurs polonais ne resteront pas passifs, mais ils ne sortiront du cercle vicieux des dures luttes à répétition auxquelles leur traditionnelle combativité les pousse que si une avant-garde dans leurs rangs parvient à la pleine conscience des conclusions à tirer de la riche expérience qu'ils ont accumulée - c'est-à-dire parvient à retrouver le drapeau du communisme internationaliste.

17 février 1990

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