L'unification de l'Europe : une nécessité sociale que la bourgeoisie ne peut ni ne veut réaliser01/03/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/03/23_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

L'unification de l'Europe : une nécessité sociale que la bourgeoisie ne peut ni ne veut réaliser

Tous les électeurs des douze pays capitalistes d'Europe occidentale qui font aujourd'hui partie du Marché Commun vont avoir à élire, le 18 juin 1989, les députés au Parlement européen. Certains le feront pour la première fois, d'autres pour la seconde ou la troisième, puisque cette institution a dix ans d'existence ; une existence discrète, il faut bien le dire, qui n'a pas changé grand'chose dans la vie des populations européennes.

A quelques semaines de ces élections, bien des discussions tournent autour du « marché unique » qui devrait être réalisé fin 1992 et permettre la libre circulation des marchandises, des personnes et des capitaux. Or cette « Europe 92 » semble toujours bien loin d'une Europe unifiée dont certains hommes politiques reconnaissent pourtant périodiquement la nécessité.

 

L'Europe cloisonnée en de multiples États, un anachronisme

Cela fait bien longtemps que les dimensions des États d'Europe occidentale, même les plus importants et les plus peuplés comme la France, l'Allemagne, l'Angleterre ou l'Italie, ne correspondent plus à la réalité économique, sociale et culturelle de la société.

Le mode de production moderne mêle depuis longtemps dans des processus de coopération complexes les ressources naturelles, techniques et humaines de plusieurs pays. Qu'il existe en Europe une aéronautique ou une sidérurgie françaises rivales d'une aéronautique et d'une sidérurgie allemandes ou anglaises est une aberration. Comme c'est une aberration qu'il existe au moins quatre industries automobiles rivales condamnées à se protéger d'une concurrence mutuelle en même temps qu'elles se protègent de la concurrence extérieure. Et cela alors que tout le monde sait que tous les constructeurs automobiles utilisent des matériaux, des pièces, des techniques, des brevets provenant des quatre coins du monde. Et il en est de même pour les télécommunications, la production d'électricité et bien d'autres choses encore.

Tous les moyens de production et de communication se sont forgés en fonction d'une division internationale du travail qui, depuis le début de ce siècle, s'est développée non pas à l'échelle d'un pays ou d'un continent, mais du monde entier.

La juxtaposition d'économies concurrentes au lieu d'être complémentaires a déjà coûté aux peuples européens deux guerres mondiales. Elle leur coûte aujourd'hui un immense gâchis de forces, d'énergie. Et il est incontestable que l'unification des États du continent européen, même sous l'égide de la bourgeoisie, serait un progrès social. Or, l'un des problèmes de la société de cette fin de vingtième siècle est précisément que les bourgeoisies impérialistes européennes s'avèrent incapables de réaliser cette unification des États qu'elles ont mis sur pied au cours des siècles passés et de faire ce que, à la fin du siècle dernier, la bourgeoisie nord-américaine a su mettre en place à l'échelle d'un continent : un marché unique, une monnaie unique dans le cadre d'un État fédéral unique.

Les bourgeoisies impérialistes des pays d'Europe de l'Ouest, qui se sont partagées la mainmise sur les richesses de toute la planète avant d'être reléguées au second plan par les États-Unis, sont confrontées à des contradictions qu'aucune n'a les moyens de surmonter. Car en même temps que chacune d'elle a besoin d'un marché unifié au moins à l'échelle de l'Europe, elle a besoin plus immédiatement encore de l'État particulier que l'histoire lui a légué même s'il est devenu anachronique. Elle en a besoin pour défendre sa domination de classe, mais cela, un État bourgeois européen pourrait aussi le faire. Mais elle en a besoin surtout pour obtenir des subsides, des commandes d'État, des privilèges, des protections. Elle en a besoin pour se protéger de la concurrence des autres pays européens comme de la concurrence des autres puissances comme les USA ou le Japon. Un État européen, qui battrait monnaie européenne et raisonnerait en fonction des intérêts globaux des bourgeoisies européennes, lèserait forcément les intérêts particuliers de certaines d'entre elles. Qui aurait les subsides, les subventions, les commandes de l'État ? En fonction de quels intérêts particuliers se déciderait la politique internationale ? Les bourgeoisies nationales ne sont pas prêtes à prendre là de risque. Et c'est ainsi qu'on voit aujourd'hui les plus chauds partisans bourgeois de l'Europe présenter cette perspective comme une possibilité à très long terme, voire comme une impossibilité.

Ce sont ces contradictions fondamentales qui condamnent les différentes bourgeoisies européennes et leurs représentants à faire depuis quarante ans, en guise d'Europe unifiée, de laborieux et fragiles bricolages.

 

CEE, SME : des accords, mais pas une unification

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a vu en effet les bourgeoisies européennes réaliser un certain nombre d'alliances, d'ententes et d'accords économiques qui traduisent combien il est nécessaire économiquement de dépasser le cloisonnement des États européens.

Il y a eu le marché commun du charbon et de l'acier, il y a eu le marché commun à Six, Neuf, Dix et puis Douze, il y a eu la mise en place du Système monétaire européen, il y a aujourd'hui la préparation du « marché unique ». Mais, de l'aveu de tous, le bilan est faible.

En trente ans d'existence, le « Marché Commun » proprement dit a sans doute facilité la multiplication des échanges commerciaux entre les bourgeoisies française, anglaise, allemande, italienne et autres, mais il n'a abouti ni à créer un marché unifié, ni à traduire sur le plan des institutions l'interdépendance profonde des économies. Le « Marché Commun » est en réalité une union douanière avec des réglementations à l'intérieur de la communauté européenne et des réglementations communes vis-à-vis de l'extérieur, mais chaque bourgeoisie a continué de protéger son marché national même si les droits de douane sont officiellement abolis.

Jusqu'à présent il était par exemple établi que les normes des produits importés par un pays devaient être celles de ce pays. Pour empêcher la concurrence, il suffisait donc de fixer une norme nationale différente des autres. C'est ainsi qu'on a pu recenser 13.000 normes en France, 19.000 en Allemagne, destinées à protéger les productions nationales. Dans un livre qui se veut un plaidoyer pour l'Europe, Michel Albert et Jean Boissonnat, deux économistes français, décrivent quelques aberrations flagrantes. C'est ainsi qu'une réglementation datant de 1518 concernant la pureté de la bière allemande aurait jusqu'à ce jour permis aux brasseurs allemands d'échapper à la concurrence des bières hollandaises et danoises en interdisant leur importation en Allemagne. Ils citent aussi l'exemple des constructeurs de tracteurs français protégés de la concurrence des constructeurs allemands parce que les normes, définissant dans chaque pays la distance du siège aux pédales, sont incompatibles. Et l'on pourrait citer des milliers d'exemples de ce type montrant que les barrières douanières traditionnelles ont bien souvent été remplacées par des « frontières techniques » totalement artificielles. Comme elles l'ont été aussi par des barrières fiscales provenant notamment des différences de taux de TVA (taxe sur la valeur ajoutée). Jusqu'à présent le principe en vigueur selon lequel les produits importés étaient taxés au taux de TVA du pays importateur, visait là aussi à limiter le jeu de la concurrence.

Le marché commun agricole est peut-être le seul qui - laborieusement, certes - fonctionne de façon relativement efficace au prix de différentes subventions et interventions de chaque État. Mais il n'est que de voir comment les discussions annuelles au cours desquelles les représentants des différents pays fixent les montants compensatoires, les prix et les quotas de production deviennent de véritables tournois de boxe qui laissent chaque année K.O.... des centaines de milliers de paysans, pour mesurer à quelle distance on reste d'une véritable coopération économique.

Quant au Système monétaire européen (le SME), mis en place il y a dix ans et qui ne concerne que neuf pays puisque l'Angleterre, l'Espagne, le Portugal et la Grèce s'en tiennent à l'écart, il permet au mieux d'amortir certains déséquilibres critiques entre les monnaies. Mais il n'est en rien un pas vers la mise en place d'une monnaie unique. C'est ainsi que Michel Albert et Jean Boissonnat affirment dans l'ouvrage précédemment cité, « Crise, krach, boom » que « L'écu n'est pas une véritable monnaie » , en expliquant « Si l'on appelle monnaie un instrument de paiement émis par une banque centrale, on voit bien que l'écu ne correspond à aucun de ces deux critères : on ne peut rien acheter en écu dans un magasin et il n'existe pas de banque centrale européenne » . Quant à Paul Fabra, il précise dans un article du Monde que l'unité monétaire européenne appelée écu n'est en réalité pas une monnaie, et qu'il « n'est pour les banques centrales participantes qu'un instrument au travers duquel elles échangent entre elles des réserves déjà constituées d'or et de dollars » . Et les économistes ou les représentants de la bourgeoisie qui se disent partisans d'une véritable monnaie commune savent bien qu'ils se heurtent de toutes façons au problème de fond. Il ne peut y avoir de monnaie fiable reconnue sans un État qui la garantisse, il n'y aura pas de monnaie unique en Europe sans un pouvoir politique unifié.

 

L'acte unique et « le marché unique 92 » : un coup de pouce qui ne change rien aux problèmes fondamentaux

Faute de pouvoir s'en prendre au problème de fond, les représentants des différents États européens ont néanmoins décidé, il y a un peu plus de quatre ans, de donner un nouveau coup de pouce à une Europe qui leur paraissait frappée d'un immobilisme et d'une lenteur chroniques.

Le projet adopté au Sommet des chefs d'État européens en juin 1984, et qui a conduit à ce qu'ils ont appelé l'Acte unique et entré en vigueur en juillet 1987 après avoir été adopté par les parlements de chaque pays, vise à corriger un certain nombre de règles et de fonctionnements favorisant cet immobilisme des institutions européennes. Il doit permettre d'ici la fin 1992 la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux.

L'un des principes remis en cause était celui qui établissait que, dans la quasi-totalité des sujets, les décisions devaient être prises à l'unanimité par les membres du Conseil de l'Europe constitué par des représentants gouvernementaux de chaque État, chacun d'eux disposant de toutes façons d'un droit de veto. Selon l'Acte unique, pour la plupart des domaines, les décisions pourraient désormais être prises à la majorité qualifiée à l'exception toutefois des problèmes de fiscalité et de défense nationale où les règles d'unanimité et le droit de veto resteraient en vigueur.

Par ailleurs, l'Acte unique établit que les normes et les taxations s'appliquant aux différents produits devront correspondre non plus à celles du pays importateur, mais simplement à celles du pays exportateur. Si ce principe était respecté, un État n'aurait donc plus les moyens de faire obstacle à la vente d'un produit étranger ne correspondant pas à ses propres normes. Cela veut aussi dire qu'un produit étranger sera taxé au taux de la TVA (la taxe sur la valeur ajoutée) du pays d'origine, ce qui devrait entraîner un alignement des taux de TVA vers le bas. Enfin, les marchés d'État devraient eux-mêmes s'ouvrir à la concurrence internationale.

Pour éviter les contrecoups trop brusques de mesures qui contribueraient à exacerber la concurrence, un système complexe de compensations s'inspirant de celui qui existe dans le marché commun agricole devrait être défini.

Par ailleurs, toute entrave à la libre circulation de la main d'oeuvre et au libre exercice des professions libérales déjà en vigueur depuis quelques années devrait être levée.

Fin de la toute-puissance de la réglementation des pays importateurs, mise en concurrence des marchés d'État, application du taux de TVA du pays exportateur, l'Europe de 1992 devrait égratigner quelques autres points encore des législations commerciales protectionnistes des différents pays (mais absolument pas leur souveraineté car le fonctionnement peut toujours revenir en arrière). L'Europe de 1992 devrait aller de pair avec la fin du contrôle des changes, et établir la libre circulation des capitaux et le droit pour les entreprises comme pour les particuliers d'ouvrir des comptes et de recourir à des services financiers dans n'importe lequel de ces pays. Et ces réformes devraient prendre effet dans huit pays dès 1990.

 

Des mesures qui profiteront a une minorité

Ces mesures correspondent aux voeux des grandes banques et des grandes assurances et les experts ne cachent pas qu'elles vont encore favoriser les détenteurs de capitaux au détriment de ceux qui n'ont que leur salaire pour vivre. En effet pour éviter que les capitaux ne s'enfuient et attirer ceux des autres pays, chaque État aura tendance à multiplier encore les exonérations dont bénéficient chez lui spéculateurs, boursicoteurs et financiers de tout poil. Dans un article de novembre 1988, le journaliste du Monde Diplomatique, Christian de Brie, explique, en parlant notamment de la France : « ainsi vont se trouver comblés les voeux des banquiers, assureurs et détenteurs de capitaux qui, se ruant dans la bréche, réclament pêle-mêle, avec une tranquille impudence : l'avoir fiscal à 100%, la baisse de l'impôt sur les sociétés, des taux de prélèvement libératoires, la suppression de l'imposition du « coupon couru », l'abolition de l'impôt de Bourse et du prélèvement sur les avoirs bancaires, la réduction des taxes sur les assurances... sous peine de voir les capitaux pudiquement appelés épargne fuir vers les paradis fiscaux aménagés par certains États voisins et où banques et assurances installent leurs comptoirs et préparent l'éventuel accueil » .

De nombreux économistes ou experts ne cachent pas leur inquiétude devant les dérèglements financiers que toutes ces mesures, si elles étaient appliquées, pourraient entraîner. Tout comme ils s'interrogent sur leurs conséquences possibles sur les économies les plus faibles et sur leurs répercussions sociales. Mais tous ces « périls » ne sont pas dus à un excès d'unification, mais, tout au contraire à la persistance de la concurrence entre les États. Car s'il y avait une monnaie, une législation uniques, c'est la possibilité même de spéculer sur les différences entre les législations fiscales, ou entre les valeurs des monnaies, qui disparaîtrait. Des économistes bourgeois en conviennent d'ailleurs aisément, tels les mêmes Jean Boissonnat et Michel Albert qui expliquent : « Si le marché unique devait s'établir sur la concurrence perverse des disparités réglementaires, et surtout des divergences monétaires et des distorsions fiscales, il faudrait craindre que de nouveaux réflexes nationalistes, et donc anti-européens, ne réapparaissent » . Et de préciser plus loin : « Bien sûr, vouloir unifier le marché des douze vieux pays, sans en avoir esquissé la cohérence, cela peut coûter cher ; bien sûr, on ne peut pas fonder l'ordre sur le désordre sans accepter de grands dégâts ; bien sûr la méthode parfaitement irrationnelle, quasiment surréaliste, que nous empruntons, couvre d'une imposture le mot « Europe » comme projet » . Et bien sûr aussi, les capitalistes et leurs représentants politiques s'arrangeront dans chaque pays pour ne pas faire, eux, les frais de cette incohérence.

L'impôt risque d'être encore plus injuste qu'il n'est aujourd'hui. Partout, dans chaque pays les capitalistes et les gouvernements essaieront de faire peser sur les salariés les mauvaises conséquences de leurs changements de réglementation, en se gardant bien de partager les profits qu'ils entraîneront. Les dirigeants socialistes français, comme leurs homologues espagnols, ne se privent pas d'avertir à l'avance leur classe ouvrière que le grand progrès que constituera l'Europe pourrait leur coûter cher. Les patronats annoncent qu'il va falloir baisser les coûts de production, diminuer les prélèvements sociaux. Mais cela n'est pas à porter au compte de l'Europe, mais de leur soif de profits.

 

La propagande anti-européenne du PCF

Alors faut-il comme le fait le PCF partir en guerre contre l'Europe de 1992 au nom de la défense des intérêts de la nation et de la classe ouvrière ? Ce serait oublier que la politique de « déréglementation » aux dépens des travailleurs n'a attendu ni l'Acte unique, ni ses concrétisations. La baisse des salaires, le développement du chômage, la généralisation du travail précaire, le recours à la flexibilité, la remise en cause des avantages acquis et en particulier des systèmes de protection sociale ne datent ni de 1984, ni de 1987 et ne sont pas propres à l'Europe. L'Europe servira de nouveau prétexte sans doute. Mais les classes ouvrières d'Europe ne mettront pas un terme à cette politique en s'accrochant à la TVA, aux normes nationales ou au système fiscal de leur pays.

La dénonciation du « Grand Marché de 1992 », du « marché unique » des douze pays capitalistes d'Europe de l'Ouest qui font aujourd'hui partie du Marché Commun, est devenue un leitmotiv dans la presse et la littérature du Parti Communiste Français. Cette campagne qui rappelle les slogans anachroniques et chauvins du « Produisons français » va sans doute s'amplifier à l'approche des élections des députés au Parlement européen.

D'après la propagande du Parti Communiste, l'orientation prise par les chefs d'État européens, il y a quatre ans, qui les a conduits à la signature de ce qu'ils ont appelé l'Acte unique serait responsable de bien des maux qui frappent et vont frapper à la fois l'économie de la France et la condition des travailleurs qui vivent dans ce pays. Dans un récent ouvrage intitulé Europe : construire autre chose et autrement, Philippe Herzog, un des économistes du PCF parle de « fuite en avant dans le grand marché » , une fuite en avant qu'il qualifie de « dévastatrice » parce qu'elle risque de faire disparaître un ensemble de réglementations qui, toujours selon le PCF, protègeraient jusqu'à présent un reste d'indépendance de la France en même temps qu'elles garantiraient un certain nombre d'acquis de la classe ouvrière.

Le PCF dit que l'Europe va permettre aux patrons de « mettre en concurrence 120 millions de salariés et 17 millions de chômeurs » . Mais ils le sont déjà depuis longtemps et ce sont avant tout les barrières nationales qui accentuent cette concurrence.

Le problème de la défense des intérêts immédiats de la classe ouvrière est une question de rapports de force entre les classes ouvrières et leurs bourgeoisies, pas une question liée au Marché 1992.

Faire de l'Europe 92 la cible, c'est en réalité faire l'impasse sur les causes profondes de la politique anti-ouvrière des gouvernements européens et non européens. C'est le capitalisme qui est en cause, pas l'Europe : c'est là une évidence que les dirigeants du PCF semblent en tout cas oublier quand ils opposent régulièrement un capitalisme national plus favorable à la classe ouvrière que le capitalisme « européen ».

 

Une propagande chauvine qui n'est pas nouvelle

La propagande du PCF contre une politique visant à abaisser les frontières entre les pays capitalistes européens n'est pas nouvelle. Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, les dirigeants du PCF, comme d'ailleurs les dirigeants de l'ensemble du mouvement stalinien, ont dénoncé les projets encore imprécis d'unification de l'Europe. Sous prétexte de critiquer la volonté bien réelle des dirigeants des puissances impérialistes occidentales d'isoler l'URSS, ils prenaient ainsi parti pour le maintien des frontières nationales censées protéger l'indépendance nationale contre les conséquences de l'hégémonie américaine ; et les intérêts des travailleurs. Cela n'a protégé ni la première ni les seconds. Et s'ils ont présenté à juste titre le marché commun du charbon et de l'acier (CECA, mise en place en 1953-54) comme un simple cartel capitaliste, puis dénoncé les propositions d'accords de défense incluant l'Allemagne comme un projet de pacte entre brigands impérialistes, ce fut à chaque fois sur la base du nationalisme. Au nom du drapeau bleu blanc rouge, et de la Marseillaise. Au nom du chauvinisme et des héros de la dernière guerre, voire à celui des morts dans les tranchées de la guerre 14-18 !

Depuis, les positions de certains partis communistes, en particulier celle du Parti Communiste Italien ont évolué en faveur de l'Europe, en même temps que leur réformisme. Mais pas celles du PCF malgré le sien. Les Traités de Rome de 1957, la mise en place du marché commun agricole dix ans plus tard et l'élargissement du marché commun à la Grande Bretagne, puis à l'Espagne, au Portugal et à la Grèce, sans oublier la mise en place du Système monétaire européen, ont été l'occasion de campagnes hostiles à l'Europe.

Si leur politique d'Union de la gauche avec le Parti Socialiste pro-européen, puis leur participation gouvernementale de 1981 à 1984 ont contribué à tempérer parfois leur langage, néamnoins leur démarche a eu le mérite de la constance. Sous prétexte que dans l'Europe des Six, des Neuf, des Dix ou des Douze, la mainmise des États-Unis sur l'économie et la politique extérieure des pays d'Europe pouvait apparaître plus flagrante encore que dans l'Europe désunie, le PCF continuait de se battre, à l'unisson avec le chef d'État d'alors De Gaulle, au nom de l'indépendance nationale, tentant de spéculer sur les préjugés xénophobes et accréditant ainsi l'idée que les travailleurs auraient, solidairement avec la bourgeoisie nationale, un intérêt national à protéger et à défendre contre « l'étranger ».

Bien sûr, nous le savons, la politique européenne de Thatcher, de Khol, de Mitterrand ou Gonzales, quelles qu'en soient les variantes, ne vise qu'à défendre les intérêts de classe de la bourgeoisie qu'ils représentent. Bien sûr aussi, les projets de marché unique qui sont censés établir d'ici la fin 1992 la libre circulation des marchandises, des personnes et des capitaux, visent surtout à faciliter la libre circulation des profits et leur concentration dans les mains des plus riches et des plus puissants.

Mais cela ne doit pas conduire à faire l'apologie d'un repli anachronique dans des frontières nationales totalement dépassées humainement, économiquement, socialement et politiquement. Critiquer l'Europe au nom de l'indépendance nationale et de la souveraineté de chaque État mis en place il y a plusieurs siècles par la bourgeoisie n'a rien à voir avec la défense des intérêts immédiats des travailleurs. Et encore moins avec la défense de leurs intérêts historiques. Car si l'on se place du point de vue du progrès social c'est bien l'impuissance des bourgeoisie européennes à s'unifier qui est condamnable et pas leurs velléités timides d'abaisser les frontières.

 

L'Europe unifiée sera l'oeuvre de la classe ouvrière, pas de la bourgeoisie

Les frontières nationales n'ont jamais servi à protéger les intérêts des travailleurs parce que rien de ce qui est réactionnaire ne peut les protéger. Et surtout pas le cloisonnement de l'Europe capitaliste en nations rivales qui ne parviennent même pas à se doter d'institutions qui correspondent au fonctionnement réel de la société.

Un État européen unique, battant monnaie unique, établissant un marché réellement unifié, serait, nous le répétons, un progrès du point de vue social, humain, moral. Et s'il faut reprocher quelque chose aux bourgeoisies européennes, c'est bien qu'elles ne peuvent pas et ne veulent pas réaliser cette Europe unifiée dont elles parlent depuis plus de quarante ans sans jamais commencer réellement à la construire, parce qu'elles limitent a priori leurs ambitions et que chacune d'elles se refuse à remettre en cause l'appareil d'État national qui protège ses intérêts particuliers.

En réalité cela reflète une réalité profonde de la domination bourgeoise. Les liens entre les bourgeoisies nationales et leurs États sont si forts qu'aucune unification d'États bourgeois ne s'est faite pacifiquement à partir de simples accords. Car aucune bourgeoisie ne renonce pacifiquement à ses prérogatives. Et cet ancrage est si puissant que même sur la base d'une défaite militaire de ses rivaux, l'Allemagne nazie n'a pu unifier politiquement l'Europe et a dû maintenir dans un pays comme la France par exemple un appareil d'État national indépendant. Elle ne l'a pas pu, parce que la bourgeoisie française et sans doute aussi l'impérialisme américain n'y auraient pas consenti, sans doute. Mais aussi sans doute pour une raison plus fondamentale : c'est que la bourgeoisie n'est plus aujourd'hui capable de réaliser de tels progrès, plus capable de surmonter ses contradictions.

Alors aujourd'hui les dirigeants des États européens vont faire des aménagements, des déréglementations, des nouveaux règlements, des bricolages dont les plus riches tireront des profits. Mais ils n'avanceront pas sur le chemin de la construction d'une Europe unifiée. Ils n'avanceront pas sur la voie de la construction des États-Unis d'Europe.

L'Europe unie, ce ne seront pas les bourgeois qui la feront. Ce seront les travailleurs qui devront prendre la relève du progrés social en détruisant, par la force s'il le faut, ces liens étroits de chaque bourgeoisie avec son État, c'est-à-dire en fait en détruisant les États de la bourgeoisie tellement l'un et l'autre sont imbriqués. Et le fait que les bourgeoisies invoquent l'Europe 92 pour s'en prendre aux travailleurs ne doit pas faire cautionner l'ombre des politiques chauvines même quand elles se parent des couleurs d'un communisme bleu blanc rouge. L'Europe est peut-être déjà anachronique, dépassée par le fait que l'économie est mondiale depuis longtemps. Soit. Mais le refus de construire une Europe digne de ce nom montre à quel point la domination de la bourgeoisie est aujourd'hui rétrograde.

Car c'est le problème de l'abolition des frontières non seulement dans l'Europe des Douze, mais à l'échelle de la planète qui est posé depuis bien longtemps déjà.

23 mars 1989.

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