L'Europe centrale en changement ou la loi du marché01/09/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/09/34.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

L'Europe centrale en changement ou la loi du marché

Les changements déclenchés en Europe Centrale par l'initiative de la bureaucratie soviétique d'abandonner les régimes des ci-devant Démocraties Populaires à leur sort sont, sur le plan politique, parachevés. Il n'y a plus de Démocraties Populaires. Tous les pays d'Europe centrale ont officiellement largué les amarres par rapport à l'Union Soviétique. Tous dénoncent les quarante et quelques années passées sous mainmise soviétique, ainsi que les conséquences politiques et économiques de cette mainmise, comme une parenthèse subie et une aberration de leur histoire (l'Albanie mise à part, et pour combien de temps, mais ce pays, comme la Yougoslavie, ne fait plus partie depuis plusieurs décennies de la sphère d'influence soviétique)

Les nouveaux régimes issus des changements professent tous leur volonté de mettre fin à l'étatisation de l'économie ; de la réorganiser sur la base de la propriété et du profit privés, du marché ; et de limiter voire supprimer les obstacles devant la pénétration des produits et des capitaux étrangers.

Ils ont tous procédé en 1990 à des élections avec la participation de plusieurs partis, destinées à donner aux régimes nouveaux une légitimité (seule la Pologne aura dû attendre la démission de Jaruzelski pour en faire autant)

En Allemagne de l'Est, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, ces élections ont écarté du gouvernement les anciens partis staliniens qui, malgré leur reconversion en partis social-démocrates, ont vu leur influence électorale plafonner aux environs de 10 %. En Roumanie et en Bulgarie en revanche, le personnel politique des ex-partis staliniens, débarrassés l'un violemment de Ceausescu, l'autre en douceur de Jivkov, a réussi à obtenir une majorité et à conserver, pour l'instant en tout cas, le gouvernail. Même ces pays font cependant de l'ouverture vers l'Occident, de l'économie de marché et du multipartisme, leurs crédos politiques.

Le fait que de l'Allemagne de l'Est à la Bulgarie, six pays aient changé de régime politique et d'alliances, par des méthodes différentes mais pour ainsi dire en même temps, donne aux changements l'allure d'un véritable bouleversement. Mais ni la nature de ce bouleversement, ni sa simultanéité dans toute l'Europe centrale, ne présentent de mystère particulier.

Tout ce qui faisait l'originalité de ces pays de 1948 à 1990, la référence au communisme de leur régime, l'étatisme de leur économie, la coupure avec l'Occident et les liens avec l'Union Soviétique, leur avait été imposé par la force.

L'Allemagne Orientale mise à part, tous les États d'Europe centrale sont de petits États sans prise sur leur propre histoire, ballottés depuis longtemps au gré des rapports de forces entre grandes puissances. Leurs frontières dites nationales, l'existence étatique même de certains d'entre eux, se sont faites ou se sont défaites, dans la première moitié de ce siècle, à Versailles, à Washington, à Munich ou à Berlin.

Et, depuis l'orée de la seconde moitié du siècle, à Moscou.

La mainmise de Moscou sur l'Europe centrale ne fut certes ni « démocratique », ni « populaire », malgré le nom dont ces régimes s'affublèrent quatre décennies durant. Elle ne fut pas tendre non plus (pas plus féroce, cependant que la mainmise de l'impérialisme allemand sous Hitler sur la Pologne par exemple ou sur la Tchécoslovaquie). Mais elle fut différente.

La bureaucratie soviétique intervint dans cette région dans un premier temps en bras armé de l'ordre impérialiste mondial et en alliée de la bourgeoisie autochtone pour juguler le prolétariat. Mais lorsque, dans le contexte de la guerre froide, sa mainmise politique et militaire sur l'Europe centrale fut menacée par l'attraction de l'impérialisme sur les bourgeoisies autochtones, la bureaucratie soviétique se retourna contre ces bourgeoisies. Elle n'a pas vraiment innové : en Pologne ou en Tchécoslovaquie par exemple les bourgeoisies autochtones furent dépouillées, voire expropriées, par Hitler avant de l'être par Staline. Mais sous Hitler, les propriétés des bourgeois polonais ou tchèques ont simplement changé de main au profit des bourgeois allemands. Sous Staline, elles passèrent sous la direction d'une bureaucratie d'État, recrutée en partie parmi les membres de l'ancien appareil d'État, sous le contrôle de dirigeants de l'URSS.

Les membres des anciennes couches dirigeantes dépouillées de leurs propriétés ont rêvé de tout temps de mettre à la porte les occupants, responsables de cette « injustice » historique. Mais ils ne pouvaient guère qu'en rêver, généralement dans l'émigration. Le rapport des forces entre la bureaucratie soviétique et l'impérialisme américain s'était stabilisé à ce qu'il était en 1945 pour plus d'une génération. Ce n'était pas les bourgeoisies débiles de ces pays qui pouvaient prétendre le remettre en cause.

Aux pires moments pour les bourgeois, cependant, la pérennité de leurs États nationaux, reconstitués au lendemain de la guerre en collaboration entre la bureaucratie et les puissances impérialistes, préservait l'avenir. C'était évidemment le cas pour la vieille bourgeoisie d'antan - mais aussi pour cette nouvelle couche privilégiée qui, à l'ombre de régimes prétendument communistes, a poussé partout, une fois finies les quelques années d'égalitarisme bureaucratique du début des années cinquante, destiné surtout à donner le change à l'exploitation forcenée de la classe ouvrière au profit de la reconstruction de l'après-guerre puis de la construction d'industries nationales. « Egalitarisme » qui, au demeurant, s'est toujours accommodé de l'existence de magasins spéciaux, de villas et de limousines pour les dignitaires du régime.

Dans certaines des Démocraties Populaires c'est une authentique bourgeoisie d'affaires qui s'est constituée dans les interstices de l'économie d'État - plus souvent encore, en parasitant celle-ci - dans le commerce, dans l'agriculture ; une bourgeoisie petite par la fortune et par ses possibilités économiques mais avec un fort appétit. Là où elle avait, bien avant les changements actuels, pignon sur rue - comme en Hongrie ou en Pologne - elle s'est mélangée à cette autre composante de la couche privilégiée, présente celle-là dans toutes les ex-Démocraties populaires, qui est issue de l'intelligentsia, des hauts dignitaires de l'État voire du parti stalinien, des notables « communistes » des administrations qui se sont constitué des féodalités locales ou régionales, des managers des entreprises d'État. Cette couche privilégiée avait beau devoir sa place dans la hiérarchie sociale à la présence soviétique, elle n'en rêvait pas moins de se débarrasser d'une tutelle pesante, voire menaçante, et qui l'empêchait de jouir en paix de ses rapines.

Une fois de plus dans l'histoire des couches privilégiées dirigeantes des pays de l'Europe centrale, c'est ailleurs que leur destin fut scellé. Le changement de régime n'a été mis en oeuvre à Varsovie, Prague, Budapest ou Bucarest, que lorsque la bureaucratie soviétique s'est résignée à abandonner son contrôle sur l'Europe de l'Est.

Mais le changement répondait à leurs aspirations. Ce sont leurs appareils d'État qui en furent les exécutants. Elles comptent bien en être les bénéficiaires.

Liquider des régimes dictatoriaux sans toucher aux appareils d'État qui en furent les instruments eût pu être dangereux pour la couche dirigeante. Cela ne l'a pas été. La classe ouvrière n'a été préparée politiquement ni organisée dans aucun des pays de l'Est pour prendre elle-même l'initiative de renverser la dictature avec ses propres méthodes et pour demander des comptes aux couches dirigeantes au profit de qui cette dictature s'est exercée.

Le changement de régime s'est fait partout par le sommet avec l'accord, exprimé ou tacite, passionné ou résigné, de la quasi totalité de la population. La classe ouvrière des pays de l'Est, victime de la dictature qui prétendait s'exercer en son nom, n'avait aucune raison d'avoir de la sympathie pour des régimes qui apparaissaient de surcroît comme l'émanation de l'URSS, perçue, à juste titre comme une occupation et une puissance exploiteuse. La mainmise soviétique semblait être la cause première de la dictature comme des difficultés économiques croissantes des dernières années. Elle occultait tout, en premier lieu les responsabilités de la couche dirigeante nationale.

Rarement dans le passé, les couches dirigeantes nationales ont eu, sur le plan politique, les mains aussi libres qu'aujourd'hui. La classe ouvrière est complètement désorientée politiquement.

Après quarante ans de faux socialisme, et soumise à la propagande de ceux-là mêmes que ce « socialisme » -là a enrichis, la plupart de ses membres regardent « l'économie du marché », c'est-à-dire l'économie capitaliste, comme un espoir et rêvent qu'un afflux de marchandises d'Occident mettra fin à la pénurie et un afflux de capitaux à la menace de chômage. Mais ces illusions-là se mélangent, déjà, à une crainte bien réelle, alimentée par l'évolution de la situation économique et par les menaces qu'elle fait planer sur la classe ouvrière.

Laissons de côté l'Allemagne de l'Est, dont le destin se confond désormais avec celui d'une Allemagne réunifiée, même si la réunification elle-même ne fera pas nécessairement disparaître des inégalités devenues seulement régionales.

C'est la Pologne et la Hongrie qui se sont engagées le plus loin sur le chemin que se proposent d'emprunter également la Tchécoslovaquie, avec quelques moyens, et la Roumanie et la Bulgarie, avec bien moins.

Avec quels résultats ?

Les services rendus par les regimes « socialistes » aux interets bourgeois

Malgré son caractère éminemment néfaste pour les intérêts immédiats des bourgeois, la mainmise soviétique s'est cependant traduite par deux avantages importants du point de vue des intérêts futurs des bourgeoisies nationales des pays de l'Est.

Le premier avantage fut de « tenir » les classes ouvrières de ces pays par des dictatures féroces, notamment pendant les dures années de la reconstruction ; des dictatures dont la bureaucratie soviétique assumait, seule de surcroît, la responsabilité politique aux yeux de la société.

Le deuxième avantage fut précisément cet étatisme, imposé pour des raisons politiques propres à la bureaucratie que la nouvelle bourgeoisie dénonce aujourd'hui avec vigueur, mais qui a cependant permis aux moins développés de ces pays l'accumulation qui est aujourd'hui mise à l'encan.

Dans une récente interview accordée à une publication financière suisse Janos Fekete, ancien vice-président de la Banque nationale hongroise, dirigeant aujourd'hui d'une société privée, une des figures de proue de l'intégration complète de la Hongrie dans l'économie capitaliste, reconnaît « avoir été partisan d'une planification économique centralisée » lors de son établissement. Et d'invoquer qu'au lendemain de la guerre « notre pays, pratiquement en ruines » était par ailleurs endetté jusqu'au cou, redevable par dessus le marché de réparations. Et d'ajouter que la « grande erreur...ne fut pas d'avoir introduit une planification économique centralisée, mais d'avoir considéré que ce système était fait pour durer. » A son avis, c'est dès le début des années soixante qu'il eût fallu changer le fusil d'épaule, privatiser et renouer avec l'Occident, ce qui, révèle-t-il, fut tenté au travers des pourparlers secrets avec le FMI avant que les Russes tapent sur la table.

Il y a dans cette déclaration plus que la volonté d'un haut responsable de l'économie de justifier son propre passé. Même dans les riches pays impérialistes comme la France, disposant d'une bourgeoisie puissante et pourvue de capitaux, il a fallu une bonne dose d'étatisme pour relancer la production au lendemain de la guerre...comme d'ailleurs pour la maintenir après.

Dans les pays de l'Europe centrale, c'est la matraque de la bureaucratie soviétique qui servit de béquille étatique.

Les bourgeoisies nationales de ces pays étaient étouffées avant la guerre, à des degrés divers, dans toute l'Europe centrale, entre une aristocratie foncière qui écrémait la richesse nationale et freinait le développement capitaliste, et le capital étranger qui vassalisait l'économie sans chercher à la développer. La mainmise de la bureaucratie soviétique débarrassa ces pays de l'une comme de l'autre. La concentration des moyens de production entre les mains de l'État a donné pendant quelques années à l'industrie un rythme de croissance relativement élevé, y compris dans des secteurs considérés non rentables suivant des critères capitalistes (sans pour autant permettre à ces pays de sortir du sous-développement, contrairement à tous les mensonges proférés par les staliniens).

Maintenant que la rupture avec l'URSS est consommée, c'est évidemment la coupure avec le marché occidental, le pillage russe et l'étatisme qui sont présentés comme les causes fondamentales ayant empêché les économies des pays de l'Europe centrale de s'élever vers des cimes. Il y a du vrai dans tout cela, mais c'est tout de même une vision unilatérale et orientée des choses.

Il faut faire la part de la démagogie destinée aux classes pauvres. C'est une façon commode de trouver des responsables aux plans d'austérité draconiens déjà en marche ou projetés dans les pays de l'Est. « La gestion communiste désastreuse » remplit le même rôle, quoique à une échelle bien plus grande et avec bien plus de crédit aux yeux des masses travailleuses, que la « gestion déplorable de la droite » lorsque la gauche prend le gouvernail en France ou le « laxisme de la gauche » lorsque c'est l'inverse. Mais il y a, aussi, la volonté des couches privilégiées de se débarrasser de tous les obstacles juridiques qui limitaient leurs possibilités d'enrichissement. Il y a la volonté, non pas de rompre avec l'étatisme, car sauf aux yeux d'un certain nombre de petits-bourgeois particulièrement bornés, il ne peut pas en être question, mais de subordonner désormais ouvertement l'étatisme aux intérêts de l'accumulation capitaliste privée.

La deferlante affairiste

Les dirigeants des pays de l'Est prêchent l'idée de la privatisation de l'essentiel de l'industrie et de la totalité de l'agriculture avec le zèle de nouveaux convertis. Mais la rédactrice d'un article récent du Monde, consacré à « l'Europe de l'Est désenchantée » , constate amèrement que les transformations économiques qu'elle semble elle-même souhaiter sont plus difficiles à réaliser que « d'enlever en fanfare les quelques étoiles rouges des bâtiments publics » . Et d'en chercher les causes dans le fait que, en Bulgarie et en Roumanie par exemple, « les élections n'ont pas entraîné une coupure claire avec l'ancien régime » et que seulement la Pologne - et dans une certaine mesure la Hongrie - ont « pris le problème à bras le corps » .

Mais même dans ces pays, avec quels résultats ? Les couches privilégiées locales ont désormais le droit d'exhiber l'argent amassé auparavant dans l'économie souterraine. L'exhiber, elles n'y manquent pas, à en juger par le véritable bond des dépenses de luxe (les achats de voitures, de matériel HIFI ou informatique des couches aisées hongroises ont fait la fortune des commerçants autrichiens lors de l'ouverture en grand des frontières). Mais l'investir, c'est autre chose, alors que les obstacles juridiques antérieurs ont été complètement levés en Pologne et à peu près complètement en Hongrie. Plus exactement, le commerce, la restauration, le tourisme et, de façon générale, les secteurs du tertiaire qui rapportent gros sans exiger de grands capitaux, connaissent une activité fébrile. Mais comme le constate un autre article du Monde, celui-là à propos de la Tchécoslovaquie, « le problème majeur demeure le passage au secteur concurrentiel des grandes entreprises d'État....Mais le montant de l'épargne disponible pouvant être affectée aux achats d'action est actuellement très faible. »

La bourgeoisie renaissante dans ces pays renoue avec une vieille tradition d'impuissance économique, de faiblesse, alliée à la voracité.

Et les capitaux étrangers ?

Le dernier numéro du périodique de l'OCDE, organisme qui est l'émanation de la vingtaine de plus importants pays capitalistes, constate avec un beau sens de l'euphémisme que :

« ..les investissements privés directs de l'étranger dans ces pays risquent de se traduire par des pratiques abusives au lieu d'être dictés par des objectifs de développement à long terme. Le démembrement des actifs et le recours aux prix de transfert sont particulièrement à craindre dans les économies où le besoin pressant de devises et la connaissance très insuffisante de la valeur intrinsèque des actifs publics font que les gouvernements ou les entreprises nationales se trouvent dans une position extrêmement défavorable pour négocier... »

Ce charabia signifie en clair que les capitaux étrangers, même lorsqu'ils sont tentés de saisir l'aubaine de racheter des entreprises rentables si elles sont bradées par l'État, n'y investissent pas nécessairement, mais se contentent de revendre plus cher. Une des premières grandes entreprises d'État à être privatisées en Hongrie, Tungsram, rachetée à vil prix par une banque autrichienne, a changé deux fois de propriétaire en quelque semaines, dégageant chaque fois une confortable plus-value pour l'heureuse compagnie occidentale intermédiaire, avant d'échouer - pour combien de temps ? - dans l'escarcelle de General Electric.

Les journaux, souvent acquis pour des sommes symboliques ; des entreprises hôtelières, des chaînes de magasins sont parmi les morceaux de choix des vautours du capital international dont les motivations ne sont certes pas dictées par des objectifs de développement à long terme mais par des profits spéculatifs à très court terme...

En Hongrie, les journaux les mieux disposés à l'égard de « l'économie de marché » - et ils sont tous bien disposés - commencent à élever la voix contre ce déferlement de « capitalisme sauvage » qui n'est même pas régulé par le code de commerce d'un capitalisme déjà établi. Reviennent de plus en plus souvent des exemples de ces directeurs d'entreprises d'État qui sous-évaluent outrageusement la valeur des entreprises qu'ils dirigent, lors de prises de participation de capitaux étrangers, permettant à ceux-ci d'acquérir le contrôle de ces entreprises pour des sommes ridicules. En contre-partie, lesdits directeurs parviennent en général à marchander leurs talents de négociateurs contre une place au conseil d'administration... quand ce n'est pas un simple pourboire.

Ce déferlement d'appétits privés aggrave une situation économique marquée par ailleurs par la stagnation économique mondiale. La hausse actuelle du prix du pétrole est en train de donner le coup de grâce. En même temps, la dislocation du COMECON, de la communauté économique des pays de l'Est, prive l'industrie de ces pays d'un certain nombre de débouchés, sans pour autant leur en ouvrir d'autres sur les marchés occidentaux.

A en juger par l'estimation d'un rapport de la Banque des réglements internationaux, daté de juin 1990, la production aurait diminué en Pologne de 20 à 30 %. En Hongrie ou en Bulgarie, si la baisse de la production est moins brutale, elle est néanmoins réelle.

Fait significatif : si la législation très favorable aux capitaux étrangers a attiré en Hongrie en 1989 quelques 700 millions de dollars de capitaux, on estime pour la même année le montant des profits rapatriés en Occident à 500 millions de dollars !

La vassalisation à l'égard de l'impérialisme a été déjà largement entamée sous le régime stalinien. Elle se concrétise par l'endettement qui fait de la Pologne ou de la Hongrie deux des pays les plus endettés par tête d'habitant, pays d'Amérique Latine compris. Le fait cependant que les obstacles légaux devant les investissements de capitaux étrangers soient levés accélère pour ainsi dire à vue d'oeil le processus. L'impérialisme allemand notamment retrouve à grande vitesse son « hinterland » économique de toujours. Sa pénétration emprunte souvent des canaux créés naguère entre la RDA et les autres pays de l'Est. Certains des pays de l'Est - la Pologne ou la Hongrie - se proposent à leur tour, de servir d'intermédiaires aux capitaux occidentaux pour pénétrer le futur marché soviétique.

Cette pénétration de capitaux étranger - comme d'ailleurs les activités des faibles capitaux nationaux - se manifeste cependant sous ses formes les plus parasitaires, financières ou spéculatives. L'envolée de l'immobilier en est un des aspects les plus significatifs - un des plus néfastes aussi pour les classes pauvres.

Voilà pourquoi l'étatisme dénoncé aujourd'hui là-bas avec tant d'unanimité - et tant d'hypocrisie - a encore de beaux jours devant lui. La bourgeoisie autochtone renaissante est économiquement peu puissante - elle était déjà faible avant l'installation des régimes staliniens - , elle dispose de peu de capitaux et elle est à la recherche de profit facile. Ce n'est pas elle qui fera marcher l'économie. Et les capitaux étrangers ne feront marcher, au mieux, que les secteurs rentables (s'ils veulent les faire marcher et pas seulement acheter et revendre des entreprises). Il faudra bien que l'État continue à prendre en charge le reste - c'est-à-dire, suivant les pays et leur degré de développement, une bonne partie voire l'essentiel de la grande industrie, des infrastructures, de la production des matières premières.

Il est à la mode en ce moment dans la presse occidentale d'expliquer par exemple le retard de la Roumanie et de la Bulgarie en matière « d'économie de marché » par le poids et la présence du personnel politique ex-stalinien au gouvernail. Des spéculations à ce sujet sont oiseuses. Même en Pologne la privatisation des grandes entreprises se fait lentement, car les bourgeois ne peuvent ou ne veulent pas les racheter et les faire marcher. A plus forte raison dans les pays plus pauvres, plus arriérés comme la Roumanie ou la Bulgarie. Dans ces pays, le « rétablissement du marché » se traduira simplement par le fait que la bourgeoisie parasitera plus ouvertement et tout à fait légalement le secteur étatique. Comme dans tant d'autres pays pauvres d'Afrique ou d'Amérique Centrale.

L'arrogance de la bourgeoisie

Sûre de tenir le bon bout, la bourgeoisie renaissante est d'autant plus arrogante qu'elle est minable. Le Monde a publié récemment quelques perles des dirigeants de l'Association des entrepreneurs tchécoslovaques qui dénoncent le très conservateur Forum civique de Vaclav Havel comme « gauchiste ». Ils s'étranglent d'indignation devant « la mentalité typique de notre pays » « depuis 1948, on applique la théorie de l'estomac égal : chacun doit avoir la même chose, parce que tous les hommes ont le même estomac. » Ces « entrepreneurs », qui n'ont au demeurant encore rien entrepris, dénoncent comme « d'inspiration communiste » les innocentes déclarations démagogiques des ministres pourtant de droite sur la privatisation par le biais de « l'actionnariat populaire ».

En Hongrie, un lobby constitué autour du dirigeant du Parti des petits propriétaires, membre très minoritaire de la coalition gouvernementale de droite, réclame la restitution des terres à ceux qui les ont possédées avant 1947. Chacun sait, et les partis de droite eux-mêmes le disent, que c'est un projet complètement utopique (comment imaginer même en France, revenir dans les campagnes aux conditions de propriété d'avant 1947). Chacun sait que la dissolution de toutes les coopératives agricoles actuelles serait une régression considérable, menaçant même les rares branches de la production agricole où la Hongrie est encore compétitive sur le marché mondial. Chacun sait enfin qu'une bonne partie des paysans, même parmi les plus mal disposés à l'égard des coopératives, sont hostiles à cette idée, car un grand nombre de ceux qui cultivent aujourd'hui la terre ne la possédaient pas avant 1947 et devront donc payer un fermage à des propriétaires qui n'ont plus aucun rapport avec la campagne. Mais cela ne fait rien ! Par la bouche du chef, nullement paysan, du Parti des petits propriétaires, s'exprime surtout une frange de la petite bourgeoisie citadine qui, en vertu du droit d'héritage de nouveau sacralisé, revendique au nom d'un ancêtre ci-devant propriétaire, le droit de prélever de l'argent sur le travail de ceux qui cultivent la terre.

Cette cupidité bornée est en train de pousser une partie des paysans à s'accrocher aux coopératives et une autre partie à baisser les bras et à diminuer la production, le temps de savoir de quoi l'avenir sera fait dans les campagnes.

Mis à part quelques hauts dignitaires de « l'ancien régime » choisis comme boucs émissaires ou encore d'un certain nombre de lampistes, permanents des ci-devant partis staliniens, le fameux changement de régime n'a pas touché à la couche déjà dirigeante sous la dictature. Au contraire, comme le remarque un récent numéro consacré aux pays de l'Est de la publication « Problèmes économiques ». Les dignitaires de la dictature, souvent en relation d'affaires depuis longtemps avec les capitalistes occidentaux, sont mieux placés que les petits-bourgeois qui s'enrichissent dans l'immobilier ou la restauration, pour servir d'intermédiaires aux capitaux occidentaux dans la grande industrie.

Les nouvelles catégories d'affairistes ne remplacent donc pas les couches privilégiées d'avant mais s'y ajoutent. La plus-value produite par la classe ouvrière doit entretenir un nombre croissant de parasites autochtones et payer un tribut également croissant au capital occidental.

Tout cela se traduit par une aggravation des conditions d'existence de la classe ouvrière.

On estime en général la baisse du niveau de vie de la classe ouvrière polonaise depuis le début de l'année à environ 30 %. Les statistiques officielles polonaises portant sur l'évolution comparative des salaires et des indices des prix, indiquent une baisse plus importante encore. D'après elles, les salaires du premier semestre 1990 auraient augmenté de 69 % comparativement au premier semestre de 1989, alors que les prix, eux, ont augmenté de 130 % pendant la même période.

En Hongrie, relève un périodique de là-bas, le salaire minimum qui vient pourtant d'être porté à 5600 florins « permet seulement d'acheter quatre paires de chaussures de qualité médiocre ou vingt kilos de viande de porc » . Un million deux cent mille travailleurs - environ un quart des travailleurs de ce pays - doivent vivre avec cette somme.

Dans ces pays, aux salaires traditionnellement bas, mais où cependant les couches privilégiées et l'État pratiquaient une sorte de répartition de travail entre tous, c'est la menace du chômage, pratiquement inconnu dans le passé, qui hante le plus l'esprit des travailleurs.

En Pologne, ce n'est même plus une menace. D'après Le Monde, il y avait 6 000 chômeurs officiellement recensés dans le pays en janvier. Il y en avait 450 000 en juin. Les spécialistes de l'OCDE prévoient - pour s'en réjouir ! - un million trois cent mille chômeurs au début de l'année prochaine.

On ne vit cependant pas seulement de pain. L'arrogance sociale de la bourgeoisie, nouvelle et ancienne, se manifeste dans la vie politique, dans le domaine des idées, dans le domaine de la vie quotidienne : c'est l'emprise croissante des Eglises dans la vie sociale et culturelle ; la mise en cause en Pologne des droits des femmes, à commencer par celui de l'avortement ; l'introduction de l'enseignement religieux dans les écoles en Pologne et même en Hongrie ; la pornographie, la criminalité, la prostitution ; la montée du racisme anti-tzigane, anti-sémite ; la xénophobie, l'oppression des minorités nationales et leur corollaire, la montée des irrédentismes et des revendications territoriales. Pour ces minorités, méfiantes et non sans raison, dépourvues de perspectives, la seule liberté parmi celles annoncées par les changements de régime qui ait un sens, est celle d'émigrer. La minorité turque continue à quitter la Bulgarie, malgré le caractère peu ragoûtant du régime d'Ankara. Une fraction de la minorité hongroise et l'écrasante majorité de la minorité allemande ont quitté la Roumanie. Le « rideau de fer » partiellement levé, les mêmes ferments - l'oppression nationale et plus encore l'attraction économique des pays réputés plus riches - travaillent les sociétés de l'Europe centrale pour pousser nombre de leurs membres vers l'émigration.

Le fameux « rideau de fer » n'a pas seulement protégé les régimes staliniens : il a aussi protégé l'Europe riche de l'Europe pauvre. La liberté de circulation promise par l'Occident, maintenant que les barbelés sont démontés, y résistera-t-elle ? L'Autriche qui avait un temps supprimé l'obligation du visa pour les Roumains, vient de la rétablir.

Les classes dirigeantes, de moins en moins capables de satisfaire les revendications élémentaires des classes exploitées, leur distillent des phrases démagogiques sur la « Grande Roumanie », ou la « Grande Hongrie ». Les parlementaires de la nouvelle « République de Hongrie » - et non plus « République Populaire » - après de longs débats sur les armoiries du pays, dont l'intérêt fondamental n'échappera à personne, ont finalement décidé de voter pour les plus rétrogrades, surmontées par la couronne de Saint Etienne. Devant une population ouvrière confrontée à des problèmes de survie de plus en plus graves, le même Parlement a consacré plusieurs séances, retransmises à la télévision, à la protestation de la « gauche » qui réclamait la démission d'un ministre, car celui-ci s'était rendu coupable d'affirmer que la dite gauche ne représentait pas vraiment les « valeurs nationales et chrétiennes ».

Voilà pour la Hongrie, pays au Parlement le plus « démocratique » dans les pays de l'Est. La Roumanie, elle, découvre en guise de liberté politique, celle de l'organisation ultra-nationaliste et fascisante de la Vatra de faire des expéditions punitives dans les villes ou villages habités par des minorités nationales ou pour menacer ceux qui se réclament d'idées démocratiques. Nombre de cadres de la Securitate de Ceausescu ont trouvé de l'emploi à la Vatra, sans avoir même à modifier leurs « idées » sinon leurs étiquettes politiques.

Quelles perspectives pour le proletariat ?

La classe ouvrière des pays de l'Est qui n'avait aucune raison de regretter les anciennes dictatures étiquetées « socialistes », « communistes » ou « démocratiques et populaires », n'a non plus aucune raison de se réjouir du changement de régime.

Le changement dans le domaine économique réside pour l'instant principalement dans la liberté laissée aux grands capitaux d'Occident, secondés par les capitaux locaux, de dépecer les grandes entreprises d'État ; dans la suppression progressive des subventions aux produits de première nécessité ; dans les tentatives de rentabilisation des entreprises suivant les critères capitalistes - sinon suivant les critères humains - par la réduction de leur effectifs.

Le mouvement en est encore à ses débuts et si le journaliste stupidement orienté du Monde félicite le « courage politique » des dirigeants de Solidarité qui endossent la responsabilité « d'un plan d'austérité qui va mettre à genoux les 3/4 de la population », les dirigeants d'autres ex-Démocraties populaires, qui n'ont pas le crédit dont dispose Solidarité, hésitent à faire preuve du même type de courage. Car la classe ouvrière, bien que désorientée, sans perspective et sans trop d'espoir d'avenir, est toujours là, menaçante sinon pour conquérir des droits nouveaux, du moins devant la menace de remise en cause de droits anciens.

Les changements dans le domaine politique laissent en principe à la classe ouvrière plus de libertés et plus de possibilités pour s'organiser. Dans ce domaine, la différence par rapport au passé est appréciable, plus ou moins cependant suivant le pays.

Mais les libertés officiellement reconnues se révèleront une abstraction pour les travailleurs s'ils n'ont pas la conscience et l'organisation pour s'en saisir à leur profit ; et s'ils laissent le terrain aux Eglises, aux partis réactionnaires, aux bandes paramilitaires chauvines.

La classe ouvrière n'a nulle part été l'artisan des changements intervenus en Europe centrale, même si elle les a considérés avec sympathie. Le multipartisme que les couches privilégiées lui présentent comme de la démocratie, apparaît sous la forme peu ragoûtante que l'on sait en Roumanie, ou sous la forme d'un moulin à paroles réactionnaire de députés payés vingt fois le salaire d'un ouvrier, comme en Hongrie. Cela tient en grande partie à l'air du temps, à la crise, au recul général de la classe ouvrière, à la montée des idées réactionnaires. Mais dans ce cadre-là, cela tient aussi à la débilité des couches dirigeantes locales, trop peu riches pour ne pas être cupides ; trop bornées pour ne pas être réactionnaires.

Quels que soient les avatars ultérieurs des régimes nouvellement mis en place, ils ne donneront à la classe ouvrière rien de fondamentalement mieux que ce qu'ils donnent en ce moment, ni pour ce qui est de sa situation économique, ni pour ce qui est de la démocratie. Mais cela peut être pire. La classe ouvrière de « l'Europe pauvre » a toujours payé les crises, les reculs politiques, avant la classe ouvrière de la partie riche de l'Europe.

La conséquence la plus grave des quarante ans de dictature anti-ouvrière sous l'étiquette « socialiste » est que la classe ouvrière de ces pays n'a plus ni références de classe, ni perspectives politiques. Avec des illusions ici, sans illusions là, elle s'en remet pour l'instant aux représentants politiques des classes privilégiées.

Mais en même temps, les grèves répétées en Pologne, en Hongrie, voire en Roumanie - grève dont plusieurs se sont conclues victorieusement - montrent que la classe ouvrière est capable de se défendre. Elle devra apprendre à juger, à travers ces grèves et même à travers la vie politique fût-elle caricaturale, qui sont ses amis et qui sont ses ennemis. Pour réduites et sans doute temporaires que soient les libertés consenties par les nouveaux régimes, elles sont précieuses.

Ce qui est certain c'est que, sur la base de la propriété bourgeoise, sur la base de l'économie capitaliste, et de son marché anarchique, il n'y aura pas d'amélioration durable de la situation de la classe ouvrière, même dans une Europe centrale débarrassée du carcan de dictatures.

Sans un nouvel essor du mouvement ouvrier révolutionnaire, l'Europe centrale est condamnée à la balkanisation, à la régression dans le domaine économique, comme dans le domaine social et le domaine culturel.

23 septembre 1990

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