Grande-Bretagne : derrière la prétendue prospérité économique01/04/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/04/24_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Grande-Bretagne : derrière la prétendue prospérité économique

Depuis plus d'un an, l'inflation est de retour en Grande-Bretagne. Début 1989, elle atteignait les 7 % et elle va selon toute apparence dépasser les 8 % dans un très proche avenir.

Ce retour de l'inflation ne touche pas que la Grande-Bretagne. Il menace depuis un certain temps déjà tous les pays industrialisés. Et il ne faut pas oublier que, dans la période précédente, alors que les pays riches bénéficiaient d'un relatif répit, les pays du Tiers Monde étaient en permanence soumis à une inflation galopante. L'inflation a donc toujours été présente, plus ou moins ouvertement, comme l'un des symptômes de la crise du système économique mondial.

L'une des différences qui existent d'un pays à l'autre reste le rythme auquel les changements s'opèrent. La crise s'est ouverte en Grande-Bretagne beaucoup plus tôt que dans le reste du monde industrialisé ; et il en est de même aujourd'hui de l'inflation et de toute une série de symptômes connexes. Cette situation est en partie due au fait que la Grande-Bretagne est la doyenne des nations capitalistes et en partie à sa plus grande dépendance du marché mondial. Et jusqu'à aujourd'hui, en tout cas, ce qui s'est produit en Grande-Bretagne a toujours plus ou moins montré ce qui attendait à court terme les autres pays riches.

Montee et chute de la reprise

Au moment de l'arrivée au pouvoir du gouvernement Thatcher en 1979, la lutte contre l'inflation était présentée comme une priorité. D'après le gouvernement, pour réduire l'inflation il fallait réduire les coûts de production au strict minimum. Cela devait servir à justifier la suppression de près de 30 % des emplois dans le secteur productif au cours des dix années qui suivirent. Quiconque s'opposait à cette politique était accusé de défendre des « privilèges » dépassés et étroitement catégoriels au mépris de l'intérêt commun. Les grévistes étant les premiers visés. Et la bureaucratie syndicale, dans l'ensemble plutôt complaisante, était sévèrement rappelée à l'ordre chaque fois qu'elle exprimait le moindre mouvement d'humeur face à la soumission qui lui était demandée.

En 1983, Thatcher et ses ministres ont commencé à se vanter d'avoir jugulé l'inflation qui n'était plus que de 4,7 %. Puis, en 1986, la fin de la montée du chômage a été annoncée à sons de trompe, après quoi le ministère de l'Emploi s'est mis à publier de véritables communiqués de guerre mensuels, où étaient dénombrées les pertes subies par l'ennemi, le chômage. Thatcher s'est mise àparler d'une économie britannique hautement prospère et la presse populaire a lancé le slogan loadsamoney ( « fric à gogo » ), comme devant être le maître mot des années à venir. Cette fois, la classe ouvrière devait recevoir sa part du gâteau jusque là réservé au yuppies (version anglaise des « jeunes loups aux dents longues » ) qui étaient le symbole des années Thatcher.

Hélas ! Le 19 octobre 1987 devait porter un rude coup à cette euphorie de commande. L'espoir du « fric à gogo » disparaissait soudain dans la folle machine à sous de la City de Londres ! Le gouvernement s'en prenait aux ordinateurs, accusés d'être responsables de la panique boursière et... aux Japonais pour avoir alimenté la spéculation qui se terminait en krach. Quelques milliers d'employés de la City furent alors licenciés. Mais la plupart de ceux qui possédaient suffisamment d'actions pour avoir réellement quelque chose à perdre dans le krach avaient aussi, au cours des années, amassé suffisamment de profits pour se permettre quelques pertes. Quant aux travailleurs, il y en avait bien peu qui possédaient un nombre significatif d'actions, alors...

Aussitôt les nuages dissipés au-dessus de la City, Thatcher s'est remise à se vanter de la bonne santé de l'économie. Pour mieux encourager et rassurer les classes moyennes, le budget de mars 1988 comportait les plus importantes réductions d'impôts jamais vues pour les riches.

Mais le coeur n'y était plus. Les nouvelles privatisations de sociétés nationalisées se sont faites beaucoup plus discrètement. L'époque où les privatisations étaient présentées comme la voie vers un « capitalisme populaire » était définitivement révolue. Le slogan du « fric à gogo » n'était pas abandonné mais on disait maintenant aux gens qu'ils devraient travailler plus dur pour l'obtenir !

Quant aux milliards de livres de réductions d'impôts donnés aux riches, ils ne se sont pas traduits par des investissements ou une épargne accrus, comme on l'avait espéré. Au contraire, tous les indicateurs de l'endettement privé se sont mis à la hausse. Les importations ont augmenté plus vite que les exportations, créant un déficit de la balance des paiements sans précédent de 13,5 milliards de livres à la fin de 1988. Et pour couronner le tout, l'inflation s'est mise à augmenter rapidement, se rapprochant de son niveau de 1982 !

Les ministres de Thatcher ont alors expliqué la détérioration de la situation par une frénésie de consommation, par l'obtention de salaires « élevés » et par la cupidité des travailleurs. Thatcher elle-même est venue à la télévision expliquer et ré-expliquer qu'il s'agissait de la rançon du succès, des effets temporaires d'une économie en expansion.

Le Chancelier de l'Echiquier (ministre des Finances), Lawson, s'est alors mis à jongler avec les taux d'intérêt. Entre mai et novembre 1988, il y a eu pas moins de neuf augmentations du taux d'intérêt qui est passé de 7,5 à 13 %. Sans résultats. Malgré plusieurs déclarations promettant un changement de la tendance profonde des indicateurs, les faits ont été plus têtus que les espérances de Lawson et les indices ont continué à se détériorer.

Qu'est-il donc arrivé à l'économie hautement prospère de Thatcher ? Il était bien sûr exagéré de parler, même à l'époque, de « boom ». Après tout, la production industrielle vient tout juste de retrouver son niveau de 1974 ! Mais en comparaison du creux de 1980, elle a tout de même augmenté de 16 % en termes réels. Cela signifie-t-il, ainsi que les ministres de Thatcher l'ont maintes fois affirmé, que l'industrie britannique a effectivement retrouvé une nouvelle jeunesse et est aujourd'hui simplement la victime du chaos économique mondial ?

Derriere le « boom » industriel

Vers la fin des années 70, alors que le marché mondial se réduisait, des décennies d'investissements trop bas ont fini par provoquer une chute importante des profits industriels en Grande-Bretagne. Dix ans plus tard, les vieilles usines les moins performantes ont été fermées. Des secteurs où il aurait fallu des investissements importants pour faire face à une féroce compétition de l'étranger ont été abandonnés. Ailleurs, autant que faire se pouvait, on s'est tourné vers des produits à marge élevée : les voitures haut de gamme plutôt que les modèles moins chers, les produits électroniques finis plutôt que les composants fabriqués en masse, les aciers spéciaux plutôt que les tôles, etc.

Une part importante des fonds nécessaires à ces reconversions est venue de l'État. Ironie de l'affaire, tout ceci s'est fait au nom d'une économie libérée de l'intervention de l'État ! L'un des principaux canaux par où les subventions gouvernementales ont transité a sans douté été celui des réductions d'impôts. Grâce aux nouvelles réglementations, les entreprises ne payent plus que 16 % de leurs revenus en impôts contre 23 % il y a dix ans. Plusieurs moyens d'échapper à l'impôt ont été inventés et il existe maintenant des mini-paradis fiscaux - comme ces trente-trois zones industrielles où les entreprises qui s'installent peuvent voir déduire de leurs impôts l'équivalent de leurs coûts de construction. Il s'agit parfois de sommes gigantesques comme dans le cas de Canary Wharf à Londres où les déductions fiscales représentent un milliard de livres !

L'autre canal le plus important pour les subventions d'État a été la vente des sociétés d'État les plus rentables - jusqu'à maintenant, 40 % d'entre elles ont été vendues. Certaines ont été vendues par actions à la Bourse, à un prix bien inférieur à celui du marché. D'autres ont été vendues directement à des entreprises privées dans le cadre de montages financiers complexes. Dans la plupart des cas, le gouvernement a pris à sa charge la plus grande partie des dettes, sinon toutes les dettes des sociétés ex-nationalisées. Le cas le plus flagrant a été la vente d'Austin-Rover, le plus grand constructeur britannique d'automobiles, à British Aerospace. Le gouvernement a fini par payer 547 millions de livres de plus que le prix de vente en subventions à l'investissement et en règlement des dettes. Une véritable aubaine pour British Aerospace !

Pendant qu'elles ramassaient la manne des milliards du gouvernement, les entreprises s'occupaient aussi de diminuer leurs coûts salariaux. Elles l'ont fait en diminuant le nombre d'emplois, en transformant des ouvriers qualifiés en manoeuvres, en augmentant la charge de travail des ouvriers non-qualifiés, en supprimant une bonne partie des congés existant dans toutes les branches, et surtout en maintenant les salaires au plus bas. Au total, de 1979 à 1988, la production horaire par employé a augmenté d'environ 50 %, alors que les salaires payés par unité produite diminuaient de 27 % en termes réels. Et comme ces chiffres incluent les salaires en augmentation rapide d'une espèce qui prolifère, celle des cadres, ils sous-estiment sans doute ce qu'ont été les conséquences réelles de cette politique pour les travailleurs.

Tout cela s'est traduit par une augmentation considérable des profits. A partir de 1983, les profits ont augmenté régulièrement de plus de 20 % par an et les dividendes distribués aux actionnaires d'une moyenne de 28 % par an. L'année dernière, pour la première fois depuis 1964, le taux de rentabilité des investissements a atteint les 12 %, environ trois fois celui des années 1982-83.

Qu'en est-il des investissements productifs ? Il y a peu de changement. Au total, ils sont passés de 9 % du produit intérieur brut à 6 %. Dans le secteur des produits manufacturés, ils ont àpeine atteint en 1988 leur niveau de 1979. Et encore, le quotidien d'affaires Financial Times se plaint en permanence que ces investissements servent surtout à réduire la main d'oeuvre et non à lancer de nouveaux produits. Malgré un taux de rentabilité supérieur au reste de la Communauté européenne, les entreprises britanniques sont à la traîne, de 30 % en moyenne par rapport au reste de l'Europe, pour ce qui est de l'affectation de leur main d'oeuvre à la recherche et au développement !

Aujourd'hui, l'industrie britannique est probablement aussi dépassée, relativement parlant, qu'elle l'était à la fin des années 70. En fait, depuis le début de 1988, on a pu avoir une idée des problèmes à venir avec l'augmentation constante des stocks. A la fin de l'année, ils représentaient une valeur de deux milliards de livres, le niveau le plus élevé en termes réels depuis 1979. Cela pourrait être le signe que l'exploitation accrue de la classe ouvrière et les fonds publics ne peuvent soutenir le « boom » de Thatcher plus longtemps.

Une economie parasitaire

Les capitalistes britanniques, s'ils n'investissaient pas leurs profits dans la production, ne laissaient pourtant pas dormir leur argent. Le système financier était là, tout prêt à leur offrir de nombreuses possibilités de faire de l'argent facile.

Dès 1979, après la suppression par Thatcher de tout contrôle des changes, ils ont transféré une grande partie de leurs activités financières à l'étranger. De 6 % du produit intérieur brut, les avoirs à l'étranger sont passés à 21 % en 1985. Puis, la rentabilité retrouvée de l'industrie britannique a quelque peu freiné ces investissements à l'étranger et les activités financières se sont de nouveau développées autour des actions d'entreprises industrielles britanniques. Cela a été le début du « marché à la hausse » à la City et de l'augmentation quasi-ininterrompue du prix des actions, jusqu'au krach d'octobre 1987.

Fin 1986, la dérégulation de la Bourse de Londres - aussi connue sous le nom de « Big Bang » - rendait les transactions boursières plus rapides et moins chères et relançait les activités de la Bourse. De nouveaux marchés s'ouvraient pour permettre aux petites entreprises de trouver des fonds par l'émission d'actions. Les petits investisseurs se ruaient sur la City. Et en 1987, le volume quotidien du mouvement des actions était près de cinq fois plus important que celui de 1985. Bien que ce chiffre ait été amputé de moitié par le krach d'octobre 1987, il reste encore aujourd'hui à un niveau sans précédent dans l'histoire de la City. On peut dire la même chose du prix des actions. Un an après le krach, les actions valaient en moyenne 75 % de leurs prix records d'août 1987, c'est-à-dire encore 150 % de leur valeur en 1982 !

Parallèlement au commerce traditionnel des actions, d'autres activités financières ont aussi atteint des niveaux records. Les fusions et les rachats d'entreprises en particulier ont augmenté au point de faire régulièrement la une des journaux : en 1988, les entreprises britanniques ont participé à trois fois plus d'opérations de ce genre qu'en 1986, pour une valeur cumulée de plus de 60 milliards de livres.

Le rachat d'entreprises existantes en Grande-Bretagne ou à l'étranger, plus particulièrement aux États-Unis, est devenu l'une des principales utilisations des quantités considérables d'argent accumulées par les grandes entreprises. Dans beaucoup de cas, il s'agit d'opérations purement spéculatives, de paris sur la possible d'augmentation du prix des actions. D'autres fois, le seul but de l'opération est de faire des profits en revendant les biens de l'entreprise rachetée, en particulier les biens fonciers, ce qui se traduit souvent par des fermetures d'usines et la suppression d'emplois.

Cette explosion d'activité financière a presque fait doubler le nombre de personnes employées dans ce secteur : il y a aujourd'hui plus de deux millions d'employés dans les entreprises qui s'occupent de conseils et de services (bancaires, financiers, légaux, etc.) aux sociétés - c'est-à-dire 40 % du nombre de ceux employés dans l'industrie ! Cela donne une idée de l'extension du parasitisme financier.

Le problème est que, chaque jour, cette gigantesque machine stimule artificiellement la valeur des actions. Elle ne cesse de créer de nouveaux profits sur le papier - ou plutôt, technique oblige, sur des disques et des bandes magnétiques. Autrement dit, elle crée de l'argent qui ne correspond à rien dans le monde réel. Cet argent à son tour nourrit les attentes et les illusions sur la bonne santé de l'économie et fait monter encore plus le prix des actions. Cette machine s'alimente elle-même, indépendamment de ce qui ses passe dans le monde extérieur. En tout cas, jusqu'à ce que l'économie réelle vienne brutalement lui rappeler son existence, comme en octobre 1987.

Et pourtant, des milliers d'entreprises, y compris des sociétés industrielles, dépendent de plus en plus de ces profits fantômes, sans parler des millions de gens dont la vie en dépend directement.

La bulle du credit

Le casino qu'est la City n'est pas la seule source de la reprise façon Thatcher : il y a aussi le crédit. Une grande partie de cette reprise n'a été rendue possible que par une énorme augmentation de l'endettement de tous les secteurs de la société britannique. C'est par des emprunts qu'a été financée en grande partie la réorganisation du secteur productif. Parallèlement, une augmentation massive des crédits a artificiellement gonflé le marché intérieur, permettant aux capitalistes d'écouler leurs marchandises.

Tout cela a été rendu possible par la dérèglementation du crédit par le gouvernement en 1979-80, dérèglementation qui a en particulier réduit la limite légale du volume total de prêts pouvant être consentis par les institutions financières. La conséquence en a été que les banques se sont mises en quatre pour prêter de l'argent tant aux entreprises qu'aux particuliers.

Les sociétés commerciales et industrielles ont eu recours au crédit sur une grande échelle. Soit directement, en empruntant auprès d'institutions financières ou indirectement en émettant des actions. Elles préféraient dans l'ensemble payer de forts dividendes au risque d'avoir à payer des intérêts élevés plus tard : un million de « tiens » valent mieux que deux millions de « tu l'auras »... Les dividendes substantiels ainsi versés contribuaient par ailleurs à maintenir les actions à un cours élevé.

Le résultat est que leur dette auprès des banques s'est accrue de 266 % depuis 1979, passant de 9 % du produit intérieur brut à 23 %. Au cours de la même période, le déficit global de ces entreprises est passé de 77 % du total de leurs avoirs à près de 100 %.

L'augmentation de l'endettement de la population a été encore plus marquée : l'endettement des ménages a été multiplié par quatre, passant de 24 % du produit intérieur brut à 70 %.

Les trois quarts de ces dettes viennent de prêts d'accession à la propriété qui ont augmenté plus qu'aucun autre type de prêts. Ce phénomène est dû à la fois au plus grand nombre d'acheteurs et à l'augmentation des prix de l'immobilier.

En 1980, sous l'effet conjugué d'une loi et des restrictions financières imposées aux autorités locales, les Offices publics d'habitations à loyer modéré avaient été contraints de vendre leurs appartements, sans pouvoir en construire d'autres ou même réparer ceux qui étaient insalubres.

Depuis cette date, 1,2 millions d'appartements à loyer modéré ont été vendus. En conséquence, le logement à bon marché - privé ou public - est devenu une rareté, particulièrement dans les régions prospères et dans les grandes villes. Et beaucoup de familles, en particulier dans la classe ouvrière, n'ont pas d'autre choix que de s'endetter pour acheter une maison ou un appartement. Et comme la demande était en hausse, les prix ont considérablement augmenté, en particulier au cours des trois dernières années où leur augmentation annuelle a atteint une moyenne de plus de 20 %.

Un autre type d'endettement personnel à avoir beaucoup augmenté est celui qui est lié au crédit à la consommation. Il dépasse aujourd'hui les 50 milliards de livres. Près de 20 % de cet endettement est dû à l'introduction des cartes de crédit, qui n'existaient pratiquement pas il y a dix ans et qui concernent principalement la consommation au jour le jour de la classe ouvrière.

Au total, ce formidable accroissement de l'endettement a financé une grande partie de la reprise et de la croissance de la production industrielle. Les ministres de Thatcher peuvent bien accuser aujourd'hui la frénésie de consommation du public d'être responsable de l'inflation. Mais sans cet endettement irresponsable, comme ils disent, ils n'auraient jamais pu se vanter de leurs succès économiques de ces dernières années !

D'autre part, cet endettement montre, tout comme la bulle du marché boursier, le caractère artificiel de leur prétendue reprise.

Vers le plein emploi ? mensonges et illusion

La diminution des chiffres officiels du chômage est habituellement citée par le gouvernement comme une preuve supplémentaire de ses succès économiques. Qu'en est-il exactement ?

Les tripatouillages des statistiques officielles les rendent particulièrement peu sûres - en des termes moins choisis, les statistiques mentent ! Ainsi, la définition de ceux qui doivent être considérés comme chômeurs a changé à de nombreuses reprises et à chaque foi - ô surprise ! - on en trouvait moins qu'avant. Pendant de nombreuses années, les statisticiens du gouvernement ont publié une « estimation non-officielle du nombre de sans-emploi » en même temps que le nombre officiel de chômeurs. La différence entre les deux chiffres devenait sans doute gênante puisque « l'estimation » a maintenant cessé d'être publiée !

Aujourd'hui, seuls ceux qui touchent le chômage sont comptabilisés officiellement comme chômeurs. Et comme le gouvernement a introduit une restriction après l'autre pour diminuer le nombre des ayant-droits, il n'est pas surprenant que les chiffres officiels soient en diminution. Par exemple, il est pratiquement impossible pour quiconque âgé de moins de 18 ans de toucher des allocations de chômage. Les travailleurs licenciés sont souvent considérés comme « s'étant eux-mêmes mis au chômage » et ne sont comptabilisés qu'au bout de six mois d'inactivité. La plupart des chômeurs de plus de 55 ans ne sont pas non plus comptabilisés sous prétexte qu'ils touchent une forme ou une autre d'allocation. Sans parler des quelque 400 000 travailleurs qui participent aux divers plans mis en place par le gouvernement et qui ne sont pas comptabilisés non plus bien qu'ils n'aient pas de travail.

Au total, le chiffre officiel d'un peu plus de deux millions de chômeurs est probablement inférieur de 60 à 70 % ou plus au chiffre réel. Selon des estimations basées sur un sondage - du même type que ceux que font les statisticiens officiels - et publiées par une association d'aide à l'enfance malheureuse, il y aurait 20 % de chômeurs chez les moins de 25 ans. Le chiffre officiel est de 11 % !

Cela ne veut pas dire que le nombre de chômeurs n'a pas diminué. Il a sans doute diminué, mais dans des proportions moindres que ce que prétend le gouvernement. Et puis ceux qui ont retrouvé un travail sont loin d'avoir ce qu'on appelait encore un « bon » travail il y a seulement dix ans.

Pour bien s'en rendre compte, il suffit d'examiner ce que recouvrent les chiffres officiels de l'emploi. Le gouvernement se vante d'une augmentation de 2,3 millions d'emplois entre mars 1983 et septembre 1988. Mais vus d'un peu près, ce chiffre nous révèle autre chose : 377 000 d'entre eux participent à des plans gouvernementaux destinés aux sans-emploi, 809 000 se sont mis à leur compte et 1 114 000 ont trouvé un employeur.

Evidemment, parler d'emplois à propos des « petits boulots » offerts par le gouvernement est une plaisanterie. Ils sont pour la plupart très mal payés - entre 40 et 60 livres par semaine - et de toute façon de très courte durée.

Qu'en est-il des travailleurs indépendants ? Cette catégorie comprend bien sûr de tout, depuis l'homme d'affaires jusqu'au travailleur sur-exploité - les travailleurs à domicile, par exemple - , mais, du point de vue du fisc, ils sont tous considérés comme étant à leur propre compte.

Depuis quelques années, certaines catégories de travailleurs ont été tentées de créer leur propre entreprise par différents systèmes de primes incitatives offertes par le gouvernement et par l'intensification de la chasse au travail au noir qui, pour beaucoup de familles, représentait le seul moyen de joindre les deux bouts en cas de chômage.

D'autres y ont été conduits par certains patrons qui ont vu là la possibilité de payer moins de charges et de contourner les réglementations concernant les heures supplémentaires et la sécurité. Dans le bâtiment, par exemple, les artisans ont été longtemps les seuls à travailler en indépendants. Aujourd'hui, même des ouvriers non-qualifiés ou semi-qualifiés doivent être à leur compte pour trouver du travail, y compris occasionnel. La proportion de travailleurs à leur compte est ainsi passée dans ce secteur de 25 à près de 40 %.

Beaucoup de ces prétendus travailleurs indépendants sont en fait des travailleurs en situation précaire avec des protections moindres que ce que la loi ou les accords passés avec les syndicats leur garantiraient autrement. A cause à la fois du manque d'ouvriers qualifiés et du boom dans la construction, certains d'entre eux - surtout les plus qualifiés - s'en tirent pour l'instant plutôt bien. Mais c'est loin d'être le cas pour tous. Beaucoup de travailleurs indépendants passent un temps énorme à chercher du travail sans qu'ils touchent quoi que ce soit. Et leur isolement signifie qu'aucun d'entre eux n'a la moindre garantie pour l'avenir.

Quant à ceux qui ont trouvé à s'employer, là aussi le chiffre officiel de plus d'un million cache bien des choses. D'abord, le nombre croissant de ceux qui ont plus d'un emploi, n'est pas pris en compte, ce qui signifie que le nombre de personnes différentes et probablement, lui, bien inférieur à un million. Et puis, il y a le fait que nombre de ces emplois sont des emplois à temps partiel. Pour les femmes, par exemple, il y a une augmentation de 588 000 emplois à temps partiel contre seulement 380 000 à temps plein. Pour les hommes, l'augmentation globale est de 146 000 emplois, mais il y a aujourd'hui plus de 900 000 emplois à temps partiel alors qu'en 1983 le temps partiel des hommes était si rare que les statistiques officielles n'en faisaient même pas mention !

Enfin, ce que les chiffres ci-dessus ne disent pas bien sûr, c'est qu'il y a aujourd'hui au total 800 000 postes salariés de moins qu'en juin 1979.

Dans ce maquis de chiffres contradictoires, il est bien difficile de se faire une idée exacte de la situation. Il ressort cependant des remarques ci-dessus que les déclarations officielles parlant d'un retour de plus en plus probable au plein emploi sont des mensonges éhontés. C'est le contraire qu'il faudrait dire : il y a de moins en moins de travailleurs ayant un emploi convenable.

Le mythe d'une classe ouvriere prospere

Le dernier mythe répandu par Thatcher pour vanter sa reprise économique est celui de l'ouvrier capitaliste, détenteur enthousiaste d'actions et propriétaire de sa maison, faisant du « fric à gogo » grâce à une économie florissante. C'est le dernier mais non le moindre, car certaines fractions de la gauche, de la direction du Labour Party au Parti Communiste de Grande-Bretagne, s'en sont servi pour justifier leur politique.

Là aussi, les statistiques gouvernementales font plutôt bonne impression de prime abord. Le seul chiffre qu'on fait connaître largement est celui du salaire moyen. D'après les sources officielles, il aurait augmenté de 50 % entre 1982 et 1988, alors que les prix de détail n'augmentaient que de 35 %.

A première vue, cela ressemble plutôt à une bonne affaire pour les travailleurs. Mais la réalité est quelque peu différente. Ce salaire moyen prend en compte toutes les rémunérations, celle du directeur d'entreprise comme celle des ouvriers, en y incluant le temps supplémentaire des uns et les petits à-côtés des autres. Ce n'est pas tout ; ce chiffre est en réalité une estimation faite sur la base des accords salariaux de grandes entreprises et d'un échantillonage limité. Il ne tient pratiquement pas compte des petites entreprises de moins de deux cents travailleurs qui totalisent aujourd'hui 30 % des emplois de fabrication. Il ne tient pas compte des travailleurs à temps partiel (qui représentent 25 % des salariés), ni des salaires de misère payés aux chômeurs dans le cadre des plans gouvernementaux, ni bien sûr de ce que touchent les chômeurs recensés comme tels. Dernier point mais non le moindre, cet indice ne tient pas compte du fait qu'au début de la décennie certains secteurs de la classe ouvrière britannique étaient bien mal payés par rapport au niveau européen ; ni du fait que les emplois qui ont le plus été supprimés ces dix dernières années étaient précisément parmi les mieux payés, en particulier dans les industries de fabrication.

Au mieux, cet indice du salaire moyen peut donner une vague idée de la situation des travailleurs dans quelques-unes des plus grandes entreprises, ou plutôt de ceux d'entre eux qui n'ont pas perdu leur travail au cours de la décennie écoulée, qui n'ont jamais dû changer d'emploi ou accepter une révision à la baisse de leur contrat.

Pour donner une idée de la situation réelle, voici quelques exemples des salaires hebdomadaires bruts qu'on peut toucher dans une des régions les plus industrialisées du pays, l'Est de Londres. Grâce au récent boom dans le bâtiment - lié à l'expansion de la City toute proche - un maçon d'expérience peut gagner jusqu'à 350 livres par semaine (mais il est peu probable qu'il puisse se faire un tel salaire toute l'année). Quelques kilomètres plus à l'est, un ouvrier des chaînes de montage de Ford Dagenham travaillant en équipe gagne environ 212 livres. Dans le centre-ville, un vendeur dans un grand magasin gagne 90 livres, à peu près autant qu'un agent hospitalier ou qu'un agent des Postes. Un ouvrier non-qualifié de l'usine de pointe TCL, située à côté de Ford Dagenham et qui fabrique des câbles optiques pour GPT (filiale commune de GEC et Plessey, les deux plus grandes entreprises d'électronique du pays) gagne 98 livres pendant que l'employé de la gare toute proche en gagne 107. Enfin, dans une des innombrables fabriques de vêtements qui se ont montées récemment (elles ont été multipliées par trois depuis le début des années 80), la plupart des travailleurs ne gagnent pas plus de 40 à 50 livres, à peine plus que ce qu'ils gagneraient s'ils étaient au chômage - à supposer qu'ils y aient droit.

En guise de comparaison, les traites pour une maison de quatre pièces récemment achetée tournent autour de cinq cents livres et le loyer pour un appartement équivalent autour de quatre cent cinquante livres. Bien sûr, l'Est de Londres est un des endroits les plus chers du pays. Mais en gros, les salaires reflètent aussi le coût de la vie d'une région donnée, en particulier dans l'industrie, et la situation est vraisemblablement la même dans la plupart des villes.

Cela signifie que le niveau de vie est en fait très bas. Pas étonnant dès lors que l'endettement personnel, grâce en particulier aux cartes de crédit, se soit développé au point d'atteindre une moyenne de 1 200 livres de découvert par foyer ! C'est particulièrement vrai depuis que les taux d'intérêt ont massivement augmenté ce qui fait que les traites sur la maison représentent jusqu'à 50 ou 60 % des revenus d'un foyer ! Ceux qui réussissent à suivre plus ou moins l'inflation réelle (et non pas celle des chiffres officiels) le payent très cher, aux dépens de leur santé et de leur vie de famille. Il n'y a qu'une manière de joindre les deux bouts pour la masse des travailleurs mal payés : faire des heures supplémentaires ou trouver un second emploi. dans les chemins de fer par exemple, les employés des gares travaillent souvent sept jours par semaine, dix ou douze heures par jour. Même les travailleurs qualifiés, qui se sont habitués à un niveau de vie bien plus élevé il y a dix ans, doivent faire un grand nombre d'heures supplémentaires pour payer leurs traites.

En fait, les heures supplémentaires n'ont jamais été aussi nombreuses dans l'industrie depuis le début des années 70 : 57 % des hommes travailleurs manuels font des heures supplémentaires et travaillent en moyenne dix heures par jour selon les statistiques officielles. Comme les travailleurs ont un besoin pressent de cet argent, les patrons en profitent souvent pour réduire les majorations des heures supplémentaires. Et cela ne se produit pas seulement dans les entreprises où il n'y a pas de syndicats ou pas de conventions collectives : l'Assistance publique, le plus gros employeur du pays, fait exactement la même chose avec ses employés de bureau.

Non, il n'y a pas de classe ouvrière prospère en Grande-Bretagne. Il y a en revanche une classe capitaliste prospère dont les représentants au gouvernement mentent de la manière la plus ouverte et la plus arrogante !

Quelle perspective ?

Le moins qu'on puisse dire en guise de conclusion, c'est que l'économie, sous Thatcher, est loin d'aller mieux. Peut-être plus qu'ailleurs, elle repose sur une série de châteaux de cartes qui peuvent s'écrouler à un moment où à un autre. Et il y a des signes que ce moment n'est peut-être plus très loin.

Les dernières mesures prises par le gouvernement montrent son intention de réduire la consommation, ce qui signifie entre autres s'en prendre au pouvoir d'achat de la classe ouvrière. D'autre part, le gouvernement craint sans doute de mettre l'industrie en difficulté en réduisant soudainement le marché intérieur ? Ce qui est clair en tout cas, c'est son intention de diminuer encore les salaires réels s'il le peut, en contraignant les sans-emplois à accepter du travail mal payé et en supprimant les quelques protections qui les défendent encore contre les patrons les plus rapaces. Il pourrait aussi avoir recours à d'autres augmentations du taux d'intérêt, mais avec le risque d'indisposer en plus une partie des classes moyennes.

Il est difficile de dire comment cette situation évoluera, d'autant que beaucoup de choses dépendent aussi des changements en cours dans l'économie mondiale dans son ensemble. Mais beaucoup de choses dépendent aussi des réactions de la classe ouvrière elle-même, de sa capacité à réagir face à ces nouvelles attaques. 1988 a été marquée par de grandes grèves. C'et un fait nouveau depuis la grève des mineurs de 1984. Cette année, il n'y a encore eu que des grèves limitées, mais plus nombreuses et portant souvent sur des revendications de salaire. Avec l'inflation qui s'accroît et les augmentations de salaires qui stagnent, les grèves vont peut-être se multiplier. Après tout, la bourgeoisie britannique est riche, immensément riche. Probablement plus riche qu'elle ne l'a jamais été depuis la Deuxième Guerre mondiale. Et sa richesse se fait aujourd'hui de plus en plus visible et arrogante.

Le 30 avril 1989

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