Golfe L'après-guerre et ses inconnues01/03/19911991Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1991/03/38.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Golfe L'après-guerre et ses inconnues

La guerre du Golfe est donc terminée. Après plus d'un mois de bombardements intensifs sur l'Irak, il aura suffi de quelques jours d'une offensive terrestre particulièrement meurtrière pour l'armée irakienne pour amener la débâcle de celle-ci et l'acceptation, par Saddam Hussein, de toutes les conditions des vainqueurs. Les dirigeants de l'impérialisme américain, grand maître d'oeuvre depuis le mois d'août 1990 de la coalition rassemblée contre l'Irak pour le contraindre à évacuer le Koweït, peuvent célébrer une victoire militaire pratiquement totale.

Mais si l'issue de cette guerre du Golfe a apporté la démonstration, à vrai dire attendue, de la supériorité militaire occidentale - et surtout en fait, américaine - elle est bien loin de résoudre pour autant, sur le plan politique, toutes les questions.

Apres la demonstration de force

Vu l'énorme disproportion entre la puissance des armées de la coalition et celle de l'Irak, qui n'était présentée comme la « quatrième armée du monde » que pour les besoins de la propagande des dirigeants impérialistes, seuls le délai et le prix à payer par ceux-ci pour obtenir le succès militaire pouvaient poser question. A la dernière minute, en répondant aux ouvertures faites par l'URSS de Gorbatchev avant le déclenchement de l'offensive terrestre, Saddam Hussein s'est d'ailleurs montré conscient que, à partir du moment où les dirigeants américains avaient fait le choix politique de se lancer dans la guerre, il ne lui restait plus d'autre solution que de cèder. Mais il était alors trop tard.

Car les dirigeants impérialistes, et le président américain Bush en premier lieu, avaient alors vérifié, après cinq mois de crise, que l'opinion mondiale et notamment celle de leurs propres peuples leur laissait les mains libres. Après des mois passés entre autres à préparer l'opinion et à mesurer prudemment ses réactions, ils pouvaient alors estimer que, en se lançant dans la guerre, ils n'avaient pas à craindre de réactions de grande ampleur, ni de la part de la population des pays impérialistes, ni de la part de celle des pays du Tiers-Monde ou même du monde arabe. Celà à condition bien sûr que la guerre soit courte, mais c'était désormais l'affaire des militaires. Quoi que fasse alors Saddam Hussein, les dirigeants de l'impérialisme avaient choisi d'aller au bout de leur démonstration de force, c'est-à-dire jusqu'à une défaite militaire ne permettant pas au régime irakien de sauver la face.

Bien sûr, comme toujours d'ailleurs dans ce type de situation, une grande partie des tractations qui ont eu lieu entre les parties en présence restent cachées et ne seront pas connues, si elles le sont, avant longtemps. Mais les raisons pour lesquelles un Saddam Hussein a pu se lancer dans le pari qu'était l'occupation militaire du Koweït, et surtout celles qui ont poussé les dirigeants américains à y répondre ainsi, dépassent de toute façon ce cadre.

De la part de l'Irak, l'occupation du Koweït était la tentative désespérée d'un régime longtemps collaborateur docile de l'impérialisme, mais étranglé par la dette et par le manque de compréhension de ses alliés arabes du Golfe, d'aller se payer lui-même sur les puits de pétrole et sur les avoirs de l'émir Al Sabah en espérant que les protecteurs occidentaux de celui-ci n'interviendraient pas.

De la part de l'impérialisme, il s'agissait de démontrer qu'il ne laisserait personne modifier sans son accord, dans une région économiquement et stratégiquement aussi vitale pour lui que le Moyen-Orient, le tracé des frontières et la répartition des richesses qui en découle, qui sont eux-mêmes le résultat de toutes ses interventions. Et si cette démonstration a été faite essentiellement à l'usage des régimes du Moyen-Orient, elle vaut dans une certaine mesure pour tous les régimes du Tiers-Monde qui auraient la tentation d'essayer de sortir de l'impasse à la façon irakienne.

Cette démonstration de force est donc faite, et faite à l'avantage de l'impérialisme américain. Mais aucun problème n'est règlé pour celui-ci au Moyen-Orient, même pas dans la région du Golfe.

Un irak destabilise ?

La première question qui se pose est bien sûr celle de la situation en Irak. A l'heure où nous écrivons, les informations sur celle-ci restent très limitées, et souvent contradictoires d'un jour sur l'autre. La déroute militaire, l'effondrement de l'autorité étatique dans de nombreuses régions ont en tout cas été mises à profit par l'opposition intégriste chiite, au sud, par l'opposition nationaliste kurde, au nord, pour tenter de s'emparer du pouvoir. Il est impossible de dire de quel soutien populaire ces tentatives ont bénéficié, mais on peut imaginer que le mécontentement accumulé en vingt ans de dictature et en dix ans de guerre presque ininterrompre ne demande qu'à exploser.

Mais le plus remarquable pour l'instant est l'attitude des dirigeants impérialistes à cet égard. Pendant les six mois de crise qui ont séparé l'occupation du Koweït en août 1990 du déclenchement de la guerre, ceux-ci ne se sont pas fait faute de dénoncer la dictature de Saddam Hussein, dont ils s'accommodaient pourtant fort bien auparavant. Dans ses discours à l'adresse de l'opinion publique occidentale pour entraîner celle-ci à soutenir la guerre, Bush a mis l'accent sur la nécessité de libérer le Koweït, mais même parfois sur la nécessité d'abattre la dictature en Irak, appelant même « le peuple irakien à se débarrasser de Saddam Hussein » . La rapidité avec laquelle, la victoire obtenue, des rapports de complicité presqu'ouverte se sont rétablis entre l'impérialisme et le régime irakien ou ce qu'il en reste n'en est que plus remarquable.

La déstabilisation possible des régimes de la région du fait de la guerre est une des raisons qui ont fait le plus hésiter les dirigeants impérialistes à déclencher celle-ci. Ils pouvaient craindre, en déclenchant la guerre contre l'Irak et surtout si celle-ci durait, que les régimes arabes les plus pro-occidentaux ne soient emportés et qu'il faille alors s'engager toujours plus avant dans une intervention militaire occidentale.

Le fait est aujourd'hui que ces régimes ont tenu ou que, en tout cas, il est encore trop tôt pour dire dans quelle mesure ils ont été fragilisés par la crise. Mais c'est d'abord le régime irakien lui-même qui s'est révélé très fortement ébranlé... et il est apparu dès la cessation de la guerre qu'au fond, les dirigeants impérialistes ne souhaitaient nullement son écroulement.

C'est que, sur un régime comme celui de Saddam Hussein - ou bien d'autres dictatures de la région - les dirigeants impérialistes savent à quoi s'en tenir, pour la simple raison d'ailleurs qu'ils ont longtemps collaboré avec lui et même que c'est en partie par cette collaboration - économique, politique, militaire - que ces régimes ont pu se mettre en place et se maintenir. Dans les bureaux gouvernementaux de Washington, comme de Paris ou de Londres, on sait que de tels régimes, justement parce qu'ils sont des dictatures, peuvent être des partenaires fiables sur lesquels on peut avoir des moyens de contrôle et qui, s'ils prennent des engagements économiques ou financiers par exemple, sauront trouver les moyens d'en faire accepter les conséquences à leurs peuples, au besoin par la pire répression.

En revanche, les dirigeants occidentaux n'ont aucune garantie sur ce qui se passerait si le régime de Saddam Hussein s'écroulait. Le régime qui lui succèderait serait-il fiable du point de vue de l'impérialisme, ou serait-il soumis aux pressions de sa propre population, incapable de s'y opposer, et finalement instable ? Serait-il même capable d'empêcher l'éclatement de l'Irak, par exemple, entre le sud chiite et le nord kurde, avec peut-être des conséquences déstabilisatrices dans les pays voisins ou des tentatives d'intervention, pour leur propre compte, d'États comme la Turquie, l'Iran, la Syrie ? Si toute véritable autorité étatique disparaît en Irak, les dirigeants occidentaux craignent de se trouver contraints d'aller eux-mêmes la supplanter en occupant cette fois tout le pays. Mais ce serait alors risquer de se trouver pris au piège d'une situation à la libanaise, cette fois dans un pays bien plus grand et peuplé de 18 millions d'habitants.

Il est clair que les dirigeants impérialistes sont conscients de ce risque. Ils en étaient d'ailleurs sans doute conscients bien avant d'engager la guerre. Avaient-ils prévu d'avance toutes les dispositions politiques à adopter à l'issue de celle-ci, envisagé différentes éventualités ? Ils ne le pouvaient sans doute qu'en partie mais, en tout cas, ils avaient précisé à plusieurs reprises que leur objectif était de « libérer le Koweït, tout le Koweït et rien que le Koweït », et que leur objectif n'était pas l'Irak. C'était d'une certaine façon un message à l'adresse de Saddam Hussein lui-même s'il voulait bien le lire, mais aussi à l'adresse de tout ceux qui pouvaient penser profiter, pour leur propre compte, de l'affaiblissement de son régime : les États voisins qui commençaient - comme le régime turc par exemple - à tabler sur un éventuel dépeçage de l'Irak, mais aussi au fond les opposants à Saddam Hussein et le peuple irakien lui-même.

Mais la fin de la guerre a rendu évidente cette crainte des dirigeants impérialistes, déjà perceptible auparavant, devant l'engrenage où ils pourraient se trouver pris en cas d'écroulement du régime irakien.

Tout se passe d'ailleurs comme si, dans leur offensive militaire, les dirigeants américains avaient essayé de calculer comment rendre le régime irakien inoffensif hors de ses frontières, tout en lui laissant suffisamment de forces pour ne pas s'écrouler à l'intérieur. Sans doute, ils l'ont dit ouvertement à plusieurs reprises, la meilleure solution pour eux aurait été de voir l'armée irakienne déposer Saddam Hussein. Ainsi, les dirigeants impérialistes auraient été assurés qu'un régime capable de maintenir l'ordre intérieur resterait en place, tout en n'ayant plus à traiter avec un dirigeant qu'ils qualifiaient encore il y a peu de « nouvel Hitler ». Avec quelques conseils judicieux, un tel régime aurait même pu s'entourer de quelques apparences démocratiques, comme cela s'est produit sous d'autres cieux, permettant de donner au moins l'image d'un changement politique.

Mais, jusqu'à présent du moins, ce coup d'État militaire contre Saddam Hussein ne s'est pas produit. Et l'attitude des dirigeants américains montre qu'ils préfèrent encore le régime existant, y compris avec Saddam Hussein, au régime qui pourrait sortir d'une insurrection populaire contre celui-ci, et sur lequel ils n'ont d'avance aucune garantie, mais au contraire bien des craintes.

Au sud de l'Irak, dont la population est en grande majorité musulmane chiite, ce sont semble-t-il des groupes intégristes qui sont à la tête des mouvements contre Saddam Hussein, sans qu'on puisse savoir dans quelle mesure ces groupes bénéficient vraiment de l'appui du régime de l'Iran voisin. Mais les dirigeants impérialistes ne souhaitent évidemment pas voir, à Bassorah ou à Bagdad, des émules irakiens de l'ayatollah Khomeiny prendre le pouvoir. Le régime qu'ils mettraient en place pourrait en effet devenir un allié privilégié de l'Iran, renforcer politiquement les dirigeants iraniens et leur donner de nouvelles vélléités de s'opposer aux pressions de l'impérialisme. Et même sans parler de ces implications possibles du côté de l'Iran, un tel régime en Irak pourrait très bien avoir ces vélléités nationalistes pour son propre compte, tout comme en a eues et en a encore le régime iranien malgré les huit ans de la guerre que, précisément, l'Irak de Saddam Hussein lui a livrée pour tenter de le briser...

Au nord de l'Irak, c'est la revendication nationaliste kurde qui refait inévitablement surface, comme elle le fait chaque fois que le pouvoir est affaibli dans un des quatre et même cinq pays entre lesquels les Kurdes sont dispersés : Irak, Syrie, Iran, Turquie et URSS. Mais les dirigeants impérialistes se sont bien montrés soucieux du « droit des peuples » tant qu'il s'agissait de quelques centaines de milliers de Koweïtiens attachés à leur existence indépendante, et par la même occasion à l'impérialisme, par la peur d'avoir à partager avec d'autres la manne pétrolière ; en revanche, ils semblent avoir décidé de passer encore une fois aux profits et pertes les revendications nationales des quelque vingt millions de Kurdes.

Bien sûr, les dirigeants impérialistes n'auraient aucune opposition de principe à l'existence d'un État kurde, pas plus d'ailleurs qu'à l'égard de celle d'un État pour ces autres oubliés du « droit des peuples » que sont les Palestiniens. Mais comment l'établir sans avoir à s'affronter avec les États entre lesquels se partage pour le moment le Kurdistan ? Dans l'immédiat, cela signifierait compromettre les relations de l'impérialisme avec ces États et risquer la stabilité politique non seulement de l'Irak, mais de la Turquie - dont l'armée quadrille déjà toute la région orientale du pays pour s'opposer au mouvement nationaliste kurde - , de la Syrie et de l'Iran - où les premières années de la république islamique ont vu, là aussi, l'émergence au grand jour de mouvements autonomistes. Sans parler de l'URSS où, on le sait, les revendications nationales sont en pleine explosion et qui, si elle sort du domaine où, pour le moment, les dirigeants impérialistes se sentent tenus d'assurer l'ordre et la stabilité, n'en a sans doute pas moins demandé et obtenu des assurances que ceux-ci ne viendraient pas souffler sur le feu des revendications des kurdophones, des turcophones, et des musulmans soviétiques en général.

Les dirigeants des différents mouvements nationalistes kurdes ne se sont certainement pas fait faute, depuis le début de la crise du Golfe, d'approcher les dirigeants impérialistes pour tenter d'obtenir leur soutien et leur donner des garanties, au cas où la chute du régime irakien leur donnerait des possibilités politiques. Mais les dirigeants impérialistes se sont bien gardés de leur donner la moindre assurance. Et toute leur attitude depuis la fin des opérations militaires dans le Golfe le confirme, à l'égard des Kurdes comme à l'égard de tous les mouvements qui sont produits contre le régime irakien au lendemain de la défaite.

L'attitude américaine est en effet, de ce point de vue, sans équivoque. On apprend ainsi régulièrement dans la presse que, à Washington, « on » estime que Saddam Hussein a les moyens de mater la rébellion, ou bien que celle-ci est en passe d'être vaincue. Le gouvernement américain s'est borné à avertir le régime irakien que ses troupes pourraient intervenir « si Saddam Hussein utilisait les armements chimiques contre son peuple » , ou bien à regretter que l'emploi d'hélicoptères pour exercer la répression rende difficile la signature du cessez-le-feu définitif ; façon comme une autre d'avertir le régime irakien qu'on le laissera faire, en le priant tout au plus de ne pas employer de moyens trop voyants, et trop gênants pour les dirigeants occidentaux vis-à-vis de leur propre opinion publique. Quant aux quelques insurgés qui sont naïvement allés demander des armes aux troupes américaines qui campent aux portes de Bassorah, ils ont été éconduits, les militaires américains qui occupent une partie du pays ajoutant même sans rire que pour eux, il n'était pas question d' « ingérence dans les affaires intérieures » de l'Irak...

Il est vrai que l'armée américaine est allée jusqu'à abattre des avions irakiens qui avaient décollé semble-t-il dans le cadre des opérations de répression au Kurdistan, sous prétexte qu'il s'agissait de « violations du cessez-le-feu ». Mais il est difficile de prendre cela comme une modification de l'attitude des dirigeants américains à l'égard de la question kurde. Tout au plus, peut-être, est-ce un geste vis-à-vis d'une partie de leur propre opinion publique et une façon de prendre date pour pouvoir prétendre plus tard, si jamais les autonomistes kurdes d'Irak l'emportaient par leurs propres forces, que les USA ne sont pas restés complètement l'arme au pied, spectateurs satisfaits de la répression exercée par le régime irakien. Mais l'hypocrisie et les calculs que font parfois les dirigeants impérialistes peuvent aussi défier la compréhension, sans doute même parfois la leur propre...

L'impératif des dirigeants américains est en tout cas l'ordre avant tout, l'ordre des États en place et des dictatures qui vont avec ; l'ordre du roi Fahd en Arabie saoudite et de l'émir du Koweït dont le pouvoir à peine rétabli fait règner la loi martiale et exerce des règlements de compte sommaires, en particulier à l'égard de la population palestinienne de l'émirat ; l'ordre du régime de Moubarak en Egypte ou de celui d'Assad en Syrie ; mais aussi l'ordre des militaires en Irak et, finalement, de ce Saddam Hussein tant décrié aussi longtemps qu'il s'obstinait à occuper le Koweït.

Quel equilibre de forces au moyen-orient ?

Le problème ne se pose pas seulement à l'intérieur des frontières de l'Irak. Il se pose à l'échelle de tout le Moyen-Orient, cette région divisée par l'impérialisme en une série d'États concurrents, armés jusqu'aux dents, et qu'il ne parvient à dominer qu'en maintenant tant bien que mal un équilibre, instable par nature, entre les uns et les autres.

Dans la région du Golfe, l'impérialisme américain a longtemps compté sur l'Iran du chah pour maintenir cet équilibre par sa simple menace militaire. Lorsque ce régime a été renversé et remplacé par la république islamique de Khomeiny, c'est le régime irakien de Saddam Hussein qui a bénéficié de toute la compréhension, et de toutes les aides nécessaires, pour mener une guerre de huit ans contre l'Iran. Lorsque la guerre Irak-Iran s'est terminée par une demi-victoire de l'Irak, l'impérialisme a exercé des pressions sur celui-ci, directement ou par l'intermédiaire des Emirats ou de l'Arabie saoudite qui avaient été les bailleurs de fonds de la guerre, pour que l'Irak n'en sorte pas trop renforcé. Lorsque Saddam Hussein s'est rebiffé en occupant le Koweït, les dirigeants occidentaux sont allés, comme on vient de le voir, jusqu'à une mobilisation militaire sans précédent pour briser les reins du régime... Mais à peine cette guerre est-elle terminée qu'on peut se demander si cela n'entraîne pas de nouveaux déséquilibres à l'échelle de la région.

A l'est, c'est maintenant l'Iran qui peut se trouver renforcé et c'est une des raisons pour lesquelles les dirigeants américains sont si hostiles aux insurgés chiites du sud irakien, dont ils peuvent craindre que les dirigeants soient proches de l'Iran.

Plus à l'ouest, c'est la Syrie d'Assad qui peut se mettre sur les rangs et qui n'a d'ailleurs pas tardé à proposer ses services. Désireux d'évacuer leurs troupes le plus vite possible, les dirigeants occidentaux voudraient pouvoir les remplacer par une force inter-arabe, constituée à partir des armées des pays arabes qui ont participé à la coalition anti-irakienne : la Syrie, l'Egypte, l'Arabie saoudite et les Emirats. La Syrie d'Assad en serait alors l'épine dorsale, à la fois du fait de ses possibilités militaires et de sa proximité de l'Irak. En outre, c'est un type d'opération auquel elle s'est déja prêtée à plusieurs reprises, en intervenant au Liban avec l'appui plus ou moins explicite de l'impérialisme, en son nom propre ou sous le couvert, déjà, d'une « force inter-arabe »... Le dictateur syrien Assad a déjà indiqué qu'il était prêt à recommencer l'opération, cette fois au Koweït ou dans le sud de l'Irak. Mais les dirigeants impérialistes peuvent se demander, dans ces conditions, si sur la base de l'affaiblissement de l'Irak ce ne serait pas renforcer un peu trop son frère ennemi syrien qui ne cache pas, lui aussi, son ambition de se comporter en leader du monde arabe.

Les alliés les plus fiables de l'impérialisme sont bien sûr les Emirats et l'Arabie saoudite, dont les cliques dirigeantes richissimes sont entièrement dépendantes, pour leur survie, du soutien américain et occidental. Au lendemain de la guerre, les dirigeants américains ont d'ailleurs annoncé un programme d'armement en faveur de ces États. Mais ils ne se font sans doute guère d'illusions eux-mêmes sur la valeur militaire de leurs armées.

Reste bien sûr Israël, l'allié de toujours de l'impérialisme et son recours ultime en cas de crise. Et là encore, les dirigeants américains se trouvent à son égard dans une situation contradictoire. En employant une politique de force à l'égard de l'Irak, ils ont donné raison à tous ceux qui, en Israël, préconisent l'emploi d'une telle politique à l'égard des États arabes. A l'issue de cette guerre, il est moins question que jamais pour les États-Unis de se passer de cet allié, et il est probable que les aides américaines, militaires ou autres, ne vont pas manquer de pleuvoir sur Israël. Les dirigeants israéliens ne peuvent qu'en être renforcés dans leur hostilité à toute concession aux Palestiniens et aux États arabes, et d'ailleurs risquent d'être plus que jamais les otages de leur propre extrême-droite, qui elle-même pourrait être politiquement renforcée.

Mais par ailleurs, les dirigeants américains, pour la première fois, ont réussi à mener une expédition de grande ampleur au Moyen-Orient en tenant l'armée israélienne hors des opérations militaires et en s'appuyant en revanche sur des armées arabes. Comment maintenir la coalition qu'ils ont constituée sans faire à ces alliés au moins un certain nombre des concessions qu'ils attendent, entre autres de la part d'Israël ? Et dans ce cas comment faire admettre aux dirigeants israéliens qu'il faut, dans l'intérêt bien compris de la domination impérialiste au Moyen-Orient, accepter par exemple de rendre à la Syrie le Golan occupé depuis 1967, voire accepter la création d'un État palestinien ?

C'est à cette quadrature du cercle qu'est désormais confrontée la diplomatie américaine. Et, malgré les tournées diplomatiques aussitôt entreprises par le secrétaire d'État américain Baker au lendemain de la guerre, rien ne permet de dire que l'on s'approche, aujourd'hui, d'un règlement israélo-arabe. En particulier, si les dirigeants américains sont tous les moyens de faire sur Israël les pressions nécessaires pour amener ses dirigeants à de telles concessions, rien n'indique encore qu'ils soient, plus que par le passé, prêts à le faire et à en payer le prix politique.

En fait, encore une fois, la politique d'intervention militaire a sa logique. L'intervention impérialiste n'a supprimé un conflit qu'en en créant potentiellement plusieurs autres. Elle n'a même pas supprimé d'ailleurs les raisons immédiates du conflit irako-koweitien lui-même.

Les causes pour lesquelles Saddam Hussein s'est lancé dans l'occupation du Koweït sont des causes objectives, liées à la situation de l'Irak et non à la supposée « folie » du dictateur, qui a fourni matière à tant de bavardages de la part des politiciens occidentaux et des journalistes, voire des « spécialistes » interrogés pour l'occasion. L'endettement de l'Irak, sa situation financière proche de la banqueroute, aggravée par la baisse des cours du pétrole ; sa quasi-absence d'accès à la mer, celui-ci étant contrôlé à l'est par l'Iran et à l'ouest par cet émirat du Koweït dont les frontières, outre le fait de mettre une des plus importantes réserves pétrolières du monde à l'abri dans un micro-État dont la fidélité à l'impérialisme est garantie, semblent tracées exprès pour pouvoir surveiller le trafic maritime irakien ; autant de problèmes qui subsistent et qui risquent même d'être aiguisés par la guerre elle-même.

Car rien, dans la paix que les dirigeants impérialistes parlent d'établir dans le Golfe, ne répond pour l'instant à ces problèmes. Au contraire, il est question surtout de faire payer à l'Irak la facture, par des réparations de guerre au Koweït. Un pays ruiné, aux infrastructures détruites par la guerre, frappé par un embargo économique dont on ne sait encore quand il prendra fin, va se voir un peu plus étranglé. La dictature que subit la population irakienne risque de n'être rendue qu'un peu plus féroce par la nécessité où se trouvera le régime de lui extorquer de quoi payer tout à la fois les réparations de guerre, les frais de la reconstruction et les intérêts de la dette, en plus bien sûr des frais d'entretien de la bourgeoisie irakienne ainsi que du régime lui-même, de son armée et, à terme, de son réarmement.

Tout comme le traité de Versailles, en imposant des conditions draconiennes à l'Allemagne dans l'Europe de l'après-Première Guerre mondiale n'a fait que tracer les contours d'une Seconde Guerre mondiale, la « paix » que l'impérialisme semble vouloir imposer à l'Irak pourrait préparer les conditions d'une autre guerre dans quelques années.

Si « règlement » il y a, celui qui succèdera à cette guerre du Golfe risque d'avoir une durée de vie bien courte et, beaucoup plus sûrement, le résultat de celle-ci est sans doute de dessiner sur la carte les fronts de la prochaine guerre du Moyen-Orient. Si toutefois celle-là est bien terminée car, aussi longtemps que la situation n'est pas stabilisée en Irak, il est peu probable que les dirigeants impérialistes puissent retirer leurs troupes comme ils l'ont promis à l'opinion publique de leurs pays respectifs.

Quel « nouvel ordre mondial » ?

Avant la guerre ouverte, George Bush a promis que de celle-ci sortirait un « nouvel ordre » qui donnerait à la planète la paix pour cent ans. Il est sans doute le dernier à y croire, et le premier conscient de la nécessité, pour l'impérialisme américain, de faire étalage de sa force chaque fois qu'il le faut. Les États-Unis viennent surtout de donner la démonstration qu'ils restent, cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale, les seuls véritables gendarmes du monde, la seule puissance capable d'intervenir ainsi, d'une façon foudroyante, à des milliers de kilomètres de ses frontières, la seule qui ait vraiment les moyens militaires, financiers, mais aussi politiques de déclencher non pas seulement une opération de police coloniale, impliquant quelques milliers ou quelques dizaines de milliers de mercenaires, mais une vraie guerre impliquant une armée de centaines de milliers d'hommes avec tout l'équipement le plus moderne. Et c'est peut-être ce dernier point qui est le plus important pour l'avenir.

Après la guerre du Vietnam en particulier, les dirigeants américains ont sans doute mené des opérations militaires hors de leurs frontières - au Liban, à La Grenade, au Panama - , mais jamais avec cette ampleur. On les a même vus plier bagage et renoncer à leur intervention militaire au Liban lorsque, en 1983, l'explosion d'une voiture piègée a fait d'un seul coup près de 250 morts dans une caserne occupée par les soldats américains. Il y avait à cela une raison primordiale : l'hostilité de la population américaine elle-même à de telles interventions et en particulier au fait qu'elles puissent se traduire par des victimes américaines.

C'est peut-être sur ce plan - vis-à-vis de sa propre population - que l'impérialisme a marqué le plus de points politiques.

La crainte des réactions de leur propre opinion publique a longtemps fait hésiter les dirigeants occidentaux à se lancer dans la guerre. C'était vrai en premier lieu de Bush et des dirigeants américains, à la fois du fait de l'ampleur de leur engagement militaire - les autres États impérialistes n'ont joué dans toute l'affaire qu'un rôle de comparses - et du « syndrome vietnamien » encore présent et sensible dans l'opinion américaine. Mais que vaut alors un « gendarme du monde », certes armé jusqu'aux dents, pourvu des armements les plus sophistiqués, mais dont chacun sait que pour des raisons intérieures il hésite en fait à engager ses propres soldats dans une opération militaire d'ampleur ? Saddam Hussein, qui a déclaré avant la guerre que la victoire appartiendrait « à celui qui pourrait supporter cent mille morts » avait fait le pari, pour cette raison, que l'impérialisme n'interviendrait pas ; pari perdu, comme on l'a vu.

Car le résultat de cette expérience militaire est, justement, que l'impérialisme américain a peut-être surmonté en partie ce fameux « syndrome vietnamien » . Il n'a certes pas eu cent mille morts, et même a mené la guerre en limitant les pertes américaines à un chiffre dérisoire. Mais justement les dirigeants américains peuvent maintenant déclarer que, tous comptes faits, la politique de force est encore la plus efficace, que l'armée américaine est la plus forte et est en mesure d'intervenir où elle le veut, sans que les soldats américains eux-mêmes aient à craindre trop de victimes.

C'est pourquoi la conséquence la plus grave de cette guerre du Golfe pourrait être de donner dans l'avenir, aux dirigeants impérialistes, les coudées plus franches pour procéder à de nouvelles interventions militaires, et même la tentation accrue de sortir de leurs impasses par le recours à la guerre. Elle peut marquer pour l'impérialisme une affirmation de son arrogance, de sa politique dominatrice, de son militarisme.

Il est impossible évidemment de dire d'avance si cette guerre marquera, de ce point de vue, un tournant durable. Mais elle constitue en tout cas dès à présent un précédent, la démonstration que l'impérialisme peut trouver en cas de besoin les moyens politiques d'enrôler son propre prolétariat dans une guerre à l'autre bout du monde pour la défense des intérêts des trusts impérialistes et de leur ordre mondial. Et c'est sans doute cela qui peut avoir les conséquences les plus graves pour la classe ouvrière de toute la planète, à commencer par celle des États-Unis et de l'ensemble des pays industrialisés.

21 mars 1991

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