France : Le mouvement de la jeunesse scolaire01/01/19871987Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1987/01/LdC_6.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

France : Le mouvement de la jeunesse scolaire

On peut affirmer sans exagération que le mouvement de la jeunesse étudiante, qui s'est déroulé en France durant trois semaines, du vendredi 21 novembre au mercredi 10 décembre, a fait évoluer le climat politique et social du pays.

L'avenir nous dira avec quelle profondeur et pour combien de temps, mais la grève des cheminots par exemple aurait peut-être éclaté mais elle ne se serait pas généralisée comme elle l'a fait, ni eu le même caractère, sans la situation créée par les jeunes.

Il ne s'est certes pas agi d'une crise révolutionnaire, encore bien moins qu'en mai 1968. Il s'est agi simplement d'une fronde de la jeunesse étudiante et lycéenne, d'une fronde irrespectueuse envers les pouvoirs établis et les institutions. C'est en quoi elle fut plus politique que ses participants ne l'affirmaient. Mais elle fut, malgré tout, assez superficielle au niveau de la prise de conscience des participants, même si elle mit en branle à certains moments plusieurs centaines de milliers de jeunes dans toute la France.

Le premier temps fort du mouvement fut l'explosion du mouvement gréviste, le lundi 24 novembre lorsque le mouvement s'étendit à l'ensemble des facultés du pays comme une traînée de poudre. Mais ce qui lui donna encore plus de profondeur fut l'irruption dans cette grève, le lendemain mardi 25 novembre, des lycéens, plus nombreux encore que les étudiants, qui multiplièrent le nombre de jeunes en lutte.

Autre temps forts : le jeudi 27 novembre où eut lieu une manifestation des étudiants et des lycéens à l'Assemblée nationale. Là, les pouvoirs publics, les députés, y compris ceux de gauche, prirent peur. Tout le monde se félicita que les manifestants se soient arrêtés devant les grilles de l'Assemblée. Mais il s'en fallut d'un rien que l'Assemblée, siège du Parlement, fut envahie par la jeunesse qui ne voyait aucune majesté à ces lieux où les lois, paraît-il, se font (beaucoup de ces jeunes d'ailleurs ne faisaient guère de différence entre le Panthéon, la Sorbonne et l'Assemblée Nationale et, dans un certain sens, ils n'avaient pas entièrement tort).

Autre temps marquant : la manifestation nationale du jeudi 4 décembre, où un million de jeunes selon les organisateurs (au moins cinq cent mille) manifestèrent encore une fois vers l'Assemblée nationale (mais furent arrêtés, sur l'esplanade des Invalides, par une manoeuvre des sociaux-démocrates qui ne tenaient pas à ce que ce Parlement auquel ils tiennent tant, soit profané).

Avec la mort d'un jeune manifestant, le lendemain, le mouvement entra dans une phase ultime, mais il ne s'éteindra pas et le lundi suivant, Chirac, le Premier ministre, cédait en retirant purement et simplement non seulement la loi Devaquet mais toutes les lois qui pouvaient poser problème, sur la nationalité française ou les prisons privées. C'était la victoire.

Le mouvement continua pour le principe jusqu'à la manifestation déjà prévue pour le mercredi 10 décembre. Participèrent à cette ultime manifestation plusieurs centaines de milliers de personnes, mais la jeunesse, si elle y avait de forts contingents, n'était pas aussi nombreuse que le jeudi précédent, elle y était cette fois minoritaire par rapport aux syndicalistes bon teint, principalement des syndicats d'enseignants sociaux-démocrates et une partie de militants communistes de la CGT.

Mais le mouvement avait largement gagné depuis le lundi précédent où le gouvernement avait dû s'avouer vaincu.

Du lundi 17 novembre au vendredi 21 novembre : l'agitation syndicale de l'unef-id

Parti de la faculté de Villetaneuse dans la région parisienne le lundi 17 novembre et d'une faculté de Caen, le mouvement s'est développé de façon sporadique jusqu'à la fin de la semaine.

C'est l'un des deux principaux syndicats de gauche d'étudiants, l'Union Nationale des Étudiants de France -Indépendance et Démocratie (UNEF-ID) (dont les animateurs sont des ex-militants du Parti Communiste Internationaliste (PCI) passés en avril 1986 à la social-démocratie) qui était à l'origine de cette agitation contre le projet de loi Devaquet et cela dans le but de donner une certaine consistance à ses « États Généraux » qui étaient prévus de longue date pour le samedi 22 novembre. Le syndicalisme étudiant, s'il a eu en France ses heures de gloire au moment de la guerre d'Algérie, ne représentait plus grand chose ces derniers temps. L'UNEF de l'époque avait d'ailleurs scissionné depuis en deux fractions rivales, et aussi réduites l'une que l'autre, l'une, l'UNEF-ID, animée par le PCI (et dans le sillage par des militants d'extrême-gauche et souvent par des sociaux-démocrates) et l'autre, l'UNEF-SE (Solidarité Étudiante), animée essentiellement par les militants du Parti Communiste.

Le vendredi 21 novembre, une petite dizaine de facultés réunissaient des assemblées générales, votaient la grève et élisaient des comités de grève. Devant le succès du mouvement, l'UNEF-ID décida de transformer ses États Généraux précédemment prévus pour le samedi 22 en États Généraux du mouvement étudiant contre le projet de réforme Devaquet. Elle fit bien. Ces États Généraux connurent un succès sans commune mesure avec l'audience habituelle de l'UNEF-ID. Ils regroupèrent deux mille étudiants, d'une quarantaine de facultés, dans un amphithéâtre archi-comble de la Sorbonne. Ils décidèrent d'appeler à la grève générale de toutes les universités pour le lundi 24 novembre ; de demander aux lycéens, concernés par la sélection à l'entrée des facultés, de s'y associer. L'idée y fut lancée d'une manifestation devant l'Assemblée nationale le jeudi 27 novembre où devait commencer la discussion sur le projet Devaquet.

Philippe Darriulat, le président de l'UNEF-ID, annonçait à la presse, à l'issue des États Généraux : « cinquante mille étudiants dans la rue » Ie 27 novembre. En fait, il y en eut dix fois plus et dans toute la France.

Le mouvement de masse arrivait à l'improviste, sans crier gare, et il surprenait par sa force et son ampleur même ceux qui l'avaient déclenché.

Le projet Devaquet était annoncé depuis l'été. La loi était entièrement rédigée. Les sénateurs l'avaient déjà adoptée en première lecture. Ils avaient bien lu, compris et approuvé. Même les socialistes du monde politique ou universitaire n'y voyaient pas d'objection majeure. Leurs parlementaires ne se préparaient même pas à déposer trop d'amendements. La liste de ceux-ci ne s'est allongée qu'au fur et à mesure que la colère et la mobilisation étudiantes allèrent croissant... Chevènement, ancien ministre socialiste de l'Education nationale, avait même félicité Devaquet pour son projet !

Ministres du temps de la gauche ou ministres de droite étaient de la même façon, à peu de choses près, pour la « sélection » dans les universités (que le projet Devaquet se proposait seulement de légaliser) ; ils cautionnaient également la sélection par l'argent, ce qu'allaient dénoncer les étudiants en dénonçant les « facs-fric » et les « facs-poubelles », en criant « Liberté, égalité, faculté... » . Devaquet n'était probablement pas pire qu'un autre, mais c'est lui qui cristallisait le mécontentement. Son projet était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Et les slogans des étudiants renvoyaient « Devaquet à d'autres occupations ! ».

En fait, les étudiants et les lycéens n'avaient certes pas lu le projet Devaquet et n'en avaient pas besoin. Il ajoutait au chômage, aux « petits boulots », à la crise. Et il y avait un sentiment de ras-le-bol contre la société, le gouvernement et les inégalités. Ras-le-bol contre cette droite bête et arrogante qui croyait faire recette avec les prisons privées, les rumeurs de retour à la peine de mort, ou ce « code de la nationalité » destiné à n'offrir le carton jaune pisseux qui sert de carte d'identité aux Français qu'à ceux qui le mériteraient ! D'où le succès du slogan : « Devaquet, Monory, un charter pour le Mali ! » (allusion à la récente expulsion par le gouvernement de 101 travailleurs immigrés vers le Mali), qui allait devenir, avec les violences policières, « Pasqua, Monory, un charter pour le Mali ! » - il y eut la variante « pour le Chili » - (expédiant dans le même avion le ministre de l'Intérieur Pasqua et celui de l'Education nationale Monory), ou encore « Libérez Mandela, on vous envoie Pasqua » .

Samedi 22, lundi 24 novembre : la vague arrive...

Le mouvement se développa comme une traînée de poudre à partir du lundi 24 novembre. Une dynamique surtout était enclenchée, la dynamique d'un mouvement que les jeunes des facultés et des lycées avaient instinctivement saisie et qu'aucun appareil syndical suffisamment puissant n'était là pour briser, à la différence de ce qui se passe souvent dans la classe ouvrière. Certains des jeunes étudiants et lycéens avaient su partir des établissements en grève, pour aller vers d'autres, et d'autres encore, faisant jouer non les arguments mais la force du nombre, la dynamique d'un mouvement de masse, les rapports de force. Et ce n'est pas par des tracts syndicaux qu'ils appelaient à la grève, mais par l'envoi de groupes de dix, vingt, trente, cinquante ou même cent jeunes d'un lycée ou d'une faculté à la porte d'un autre lycée ou d'une autre faculté. Et c'est ainsi que la grève, une grève vivace, explosive fit tache d'huile, élit des comités de grève dans toutes les facultés, des coordinations inter-facultés ou inter-universités.

Il s'agissait d'un mouvement qui s'élargissait avec une rapidité telle que personne ne pouvait dire quand et où il allait s'arrêter. Et c'était bien là sa force. C'était bien là ce qui paniqua le gouvernement et le ministre des Universités, Devaquet, qui tout de suite se mit à bafouiller et s'excuser qu'il n'avait pas encore une grande expérience d'où la chanson des « potaches » (sur l'air du Petit Navire) : « Il était un petit ministre... qui n'avait ja-ja-jamais gouverné »..

... et déferle les lundi 24 et mardi 25 novembre avec l'irruption des lycéens...

Le mouvement gagna donc, de faculté en faculté, puis de facultés en lycées. L'irruption des lycéens fit date, et imprima au mouvement un caractère débridé qui le rendait dérangeant pour le gouvernement et quelques autres, dont, il faut bien le dire, un certain nombre d'étudiants parmi ceux-là mêmes qui dirigeaient ou plutôt encadraient le mouvement, et qui craignaient, à juste titre, de se voir encore plus débordés par la base du mouvement.

Le 26 novembre, les quotidiens consacraient leurs titres à l'entrée en grève des lycéens qui avait été spectaculaire la veille. Tandis que les étudiants tenaient des assemblés générales massives, de cinq cents, mille ou deux mille personnes, une ou deux fois par jour, et parlaient beaucoup, les lycéens, eux, étaient plutôt l'aile marchante du mouvement, au sens propre du terme. Ils tenaient des assemblées générales « marathons » dans les rues, par cortèges de plusieurs milliers. Et Le Monde opposait la « colère tranquille des universités » à « la sortie inattendue des lycéens... qui ont investi le Quartier latin ».

Le « mardi 25 novembre, le Quartier latin était entré en ébullition, relate un lycéen, dès huit heures du matin, des grévistes des lycées du quartier sont allés d'un lycée à l'autre pour chercher des renforts. A neuf heures quarante-cinq, nous étions plusieurs centaines devant Louis-Le-Grand. De là, nous sommes partis en manifestation. Passage par le lycée Henri IV, par la faculté du Panthéon, descente du boulevard Saint-Michel, jusqu'à la Fontaine tout de suite escaladée... Des lycéens arrivaient par dizaines ou centaines de lycées éloignés. Certains cherchaient au hasard des manifestants, mais d'autres avaient été prévenus qu' « on manifestait à Saint-Michel ». Quand certains s'en allaient, atteints par la fatigue ou la faim, d'autres arrivaient. Tout s'est fini vers huit heures, par un meeting en plein air, à la faculté de Jussieu ».

Les lycéens dont beaucoup savaient seulement de 1968 que c'était leur année de naissance, criaient « 68, c'est trop vieux. 86, c'est mieux ». Cette journée du 25 novembre allait surtout consacrer le slogan favori du mouvement, qui en résumait le programme et le style :

« Devaquet, si tu savais, Ta réforme, ta réforme, Devaquet, si tu savais, Ta réforme où on s'la met.. Aucu... aucu... aucune hésitation ! Non, non, non, à la réforme bidon, Oui, oui, oui, à son annulation ». (sur l'air de Si tu veux faire mon bonheur, Marguerite ... ).

Et les lycéens affolaient beaucoup de monde. Tout au long du mouvement, les plus décidés d'entre eux eurent la révélation que certains étudiants et en tout cas nombre de ceux qui se voulaient « responsables », au sens modérateur du terme, du mouvement étudiant ne les voyaient pas du meilleur oeil. A chaque manifestation, dans tous les cortèges, ils se voyaient rappelés à l'ordre par des étudiants avec brassards de « SO » ( « Service d'Ordre » ). Il fallait « marcher sur les trottoirs ! », « vite se disperser ! », « rentrer avant la tombée de la nuit ! », « ne pas provoquer ! », « faire attention au GUD » (un groupuscule d'extrême-droite style « croque-mitaine » ). Pourtant c'étaient les étudiants réunis en Assemblée générale le samedi précédent qui avaient fait appel (peut-être sans y croire) aux lycéens et l'un au moins des porte-parole du mouvement à ce moment-là, David Assouline, associa dès le lundi et le mardi les lycéens aux étudiants dans toutes ses déclarations à la presse, et ils y furent associés aussi dans tous les textes venant de la Coordination des Étudiants. Mais le frein ne venait pas de là...

Certains des petits messieurs qui interpellaient ainsi les lycéens, ou leur faisaient la morale, arboraient le dernier sorti des badges de SOS-Racisme, avec le petit bonhomme en salopette à la Coluche. Pour faire ce genre de police, il aurait mieux valu un badge avec un Fabius-costume-trois-pièces !

Mais le mouvement lui-même débordait d'enthousiasme et de vitalité. Son dynamisme, sa force, sa jeunesse provoquaient les ministres.

Plus le mouvement s'élargissait, des facultés aux lycées et des lycées aux Lycées d'Enseignement Professionnel (LEP), et plus il échappait inévitablement au contrôle de ceux des étudiants qui en étaient à la tête, ceux de l'UNEF-ID qui avaient impulsé le mouvement, mais même ceux des comités de grève ou des assemblées générales des facultés qui en étaient les militants. L'arrivée des lycéens avait apporté tout d'un coup des dizaines voire des centaines de milliers de manifestants supplémentaires dans tout le pays auxquels la direction du mouvement, la Coordination Étudiante, n'offrit volontairement aucune place, à aucun moment, pour des délégués à eux. Ils se retrouvèrent, à défaut d'autre chose, dans une « coordination lycéenne » à Paris et d'autres dans diverses villes de province.

Le mouvement étudiant « organisé » fut à son tour débordé par les lycéens dont personne n'imaginait qu'ils s'y mettraient de cette façon et il s'inquiéta de se voir ainsi, lui qui avait entamé la lutte, en voie d'être doublé par la jeunesse des lycées. Mais il y avait encore plus inquiet devant ces débordements, c'était le Parti Socialiste lui-même, encore plus inquiet que les partis gouvernementaux. Inquiet que la bourgeoisie puisse croire qu'il était pour quelque chose dans cette aventure.

Et l'on vit une fébrile activité de Services d'Ordre pour tenter désespérément de contrôler... le mouvement lui-même ! La mode devint aux SO ! Il y avait des chiffons-brassards de toutes les couleurs, au point qu'on ne pouvait plus les contrôler non plus ! Le mouvement étal tellement vivace, spontané, dans sa période ascendante, que les initiatives destinées à le domestiquer se retournaient contre leurs auteurs. Bientôt apparaîtra même, venu d'on ne sait trop où et organisé par on ne sait trop qui, un étrange « SO Central ». Les quotidiens Le Monde et Libération parlèrent de « Soutien logistique » qu'auraient offert généreusement au mouvement le Parti Socialiste et SOS-Racisme...

Cependant les milliers de lycéens qui s'y étaient mis, et avaient pris goût à manifester dans les rues selon leurs envies et hors programme en y entraînant d'ailleurs autant d'étudiants du rang, moins inquiets que les « responsables », renforçaient le mouvement et augmentaient ses chances de réussite.

LA GRANDE MANIFESTATION DU 27 NOVEMBRE À PARIS : DU JAMAIS VU

Le vaste mouvement qui s'était développé en quelques jours - toutes les facultés du pays étaient en grève, et la plupart des lycées aussi - culmina avec les grandes manifestations du 27 novembre, en province et à Paris, du Quartier latin à l'Assemblée nationale.

Une manifestation d'une telle ampleur, et de surcroît uniquement composée de jeunes, on n'en avait jamais vue à Paris depuis des décennies. C'était vraiment un mouvement de masse ! Des étudiants et lycéens, il en était venu de partout et de n'importe où. Pour une fois, l'Assemblée nationale et ses députés allaient faire recette. Les hommes politiques des grands partis, de droite comme de gauche, s'étaient rassurés jusque-là parce que les jeunes en lutte juraient, crachaient qu'ils ne faisaient pas de politique, qu'ils ne s'intéressaient pas à cela, qu'ils ne voulaient pas en faire. Mais tout d'un coup, pourtant, les voilà qui se montraient mordus par le PalaisBourbon, agglutinés à ses grilles et il s'en est fallu d'un rien qu'ils ne les franchissent.

L'immense cortège du Quartier latin au Palais-Bourbon avait eu un style indéniablement « potache ». Beaucoup avaient pleuré de rire à voir ou entendre certains slogans : « Un Vaquet, ça va ; Devaquet, bonjour les dégâts »... On lui envoyait même dire en latin : « Errare Devaquum est... », ou en chinois sur une magnifique banderole des étudiants des « Langues orientales ».

Mais le siège devant l'Assemblée nationale prenait un tour nettement plus inquiétant pour les partisans de l'« ordre républicain ». Les jeunes en lutte s'en prenaient sans complexe à une institution qu'il était un tantinet séditieux de bousculer !

Les députés de gauche, comme ceux de droite, ne pensèrent rien de bon de cette visite des jeunes en lutte. D'une ignorance politique totale et fièrement revendiquée, nombre d'étudiants et de lycéens faisaient tout juste la différence entre les députés de droite et ceux de gauche ! Ces jeunes massés autour du Palais-Bourbon avaient tendance à assimiler tous les occupants de l'illustre demeure à la vétusté de l'institution. De loin, dans l'obscurité qui gagnait, il était bien difficile de faire la différence. Dès qu'une -silhouette se profilait en haut des marches, c'étaient des sifflets et des cris hostiles. Le Pen fut le seul à être franchement reconnu ! A sa vue, les majeurs d'une multitude de mains se levèrent bien droit vers le ciel, ce qui voulait dire « enculé »... Ce à quoi il répondit par un bras d'honneur. Edifiant dialogue gestuel entre la jeunesse et les élus du -peuple !

Un article du journal Le Monde publié le lendemain confirmait que les jeunes avaient eu un sacré flair politique en mettant tout le monde dans le même sac : tous les députés s'étaient sentis mal à l'aise ! Pierre Joxe, ex-ministre socialiste de l'Intérieur et grand ami de l'« ordre républicain », se serait « étonné », si l'on en croit Le Monde, de ce que les pouvoirs publics aient laissé ces jeunes venir si près. « Je n'ai, bien sûr, rien contre eux, ce que je crains, ce sont les risques de provocation » . Un autre député socialiste se serait écrié, pris de trouille : « Si cela tourne mal, il n'y a aucun périmètre de sécurité ! » Et de se demander « ce que monsieur Pasqua cherche à faire » !

Cet immense fleuve de jeunes qui avait coulé pendant des heures du Quartier latin à l'Assemblée était un étrange mélange de légèreté joyeuse qui faisait rimer Monory avec « pilori » et Devaquet avec « piquet », et de détermination farouche ; un doux mélange de « monôme » et de manifestation politique. Et le plus grand humour était mains dans les slogans que dans l'obstination de ces jeunes qui réclamaient le retrait d'une loi et le recul d'un gouvernement... à se dire apolitiques !

Le jeudi 27 novembre au soir, après les manifestations de la journée à Paris mais aussi en province (30 000 à Grenoble ; 40 000 à Toulouse, 30 000 à Lyon ; 25 000 à Marseille ; 20 000 à Bordeaux ; 15 000 à Tours ; 20 000 à Rennes ; 18 000 à Strasbourg, et encore des milliers dans une multitude d'autres villes de moindre importance), la première véritable Coordination Nationale Etudiante se réunissait à la faculté parisienne de Jussieu. Elle comptait environ trois cent cinquante délégués, élus par faculté, à raison de cinq délégués pour chacune des quelque soixante-quinze facultés, tous munis du « mandat » de mener à bien le mouvement jusqu'au retrait pur et simple du projet Devaquet.

Cette Coordination Nationale, à la quasiunanimité, se prononça « pour la poursuite de la grève générale de l'Université, pour le retrait du projet Devaquet » ; elle appelait « toutes les assemblées générales d'étudiants à discuter de l'organisation, le lundi 1ieri décembre, de l'occupation de toutes les universités de France » ; et elle décidait d' « organiser une manifestation centrale le jeudi 4 décembre ».

Du jeudi 27 novembre au jeudi 4 décembre : d'une manifestation a l'autre, devaquet, monory, chirac... commencent à craquer, mais pas le mouvement

Dès le lendemain, vendredi 28 novembre, à Paris, étudiants et lycéens retrouvèrent le chemin de l'Assemblée nationale pour à nouveau harceler l'auguste institution, maintenir la pression sur le gouvernement, continuer à montrer leur force dont ils avaient compris qu'elle était dans la rue. Même chose le lundi 1er décembre. D'autres, ou les mêmes, parmi les plus déterminés, prenaient l'initiative d'aller discuter avec les travailleurs à la porte des entreprises, ou dedans parfois.

Par exemple dans la région de Metz, des étudiants et des lycéens allèrent aux portes d'une usine sidérurgique où lis furent très bien accueillis et où des militants de la CGT les invitèrent à revenir peu après faire une prise de parole à l'occasion d'un meeting syndical qui rassemblait plusieurs centaines de personnes. « Mais là, raconte un jeune, ils (les militants de la CGT) n'ont pas tellement apprécié que nous ayons dit que ce qui avait fait la force des étudiants, c'était le fait qu'ils se soient organisés dans des comités de grève, indépendamment des syndicats »...

Poursuite des manifestations lycéennes non prévues au programme, interventions collectives à la porte des entreprises ou dedans pour discuter, prises de parole sur les marchés populaires ou dans les gares pour expliquer le sens et les buts du mouvement, collectes d'argent pour financer les futurs voyages du 4 décembre, organisation de « péages gratuits » sur les autoroutes... en échange d'une quête de dons bénévoles, toutes ces initiatives contribuèrent à maintenir le gouvernement sous pression, les grands partis de gauche et de droite dans l'anxiété ou l'inquiétude. Personne parmi ceux qui, dans la société ou au gouvernement, étaient du côté ou à côté du pouvoir n'osait franchement dénoncer, franchement critiquer le mouvement qui apeurait pourtant tous ceux dont le seul credo est le bulletin de vote...

Au sein même du mouvement, les mêmes qui voulaient se montrer raisonnables, c'est-à-dire les plus proches du Parti Socialiste, et les plus gênés par toutes ces manifestations permanentes et non encadrées tentaient d'inventer des formes édulcorées de lutte ou de grève pour « fixer » les manifestants. Les étudiants ne pourraient-ils pas donner des cours aux lycéens grévistes pour que ceux-ci ne prennent pas trop de retard ? Les étudiants ne pourraient-ils pas faire grève « à la japonaise » c'est-à-dire retourner en cours en portant un brassard disant : « Je suis en grève ». « Marrant, non ? » l'écrivait la Jeunesse Communiste Révolutionnaire dans son quotidien Autre chose, le mardi 2 décembre ! Ces nouvelles formes de lutte eurent les faveurs, si ce n'est des jeunes eux-mêmes, du moins des journalistes dits de gauche et proches de la social-démocratie. Ceux de Libération écrivaient, le 2 décembre : « En inventant la grève avec cours, pied de nez aux vieilles rhétoriques militantes, mobilisation ironique qui met tout le monde dans leur poche, les lycéens ont peut-être montré la voie. La « nouvelle vague » ne peut pas reprendre tels quels les outils de l'ancienne » !

Mais la grande majorité du mouvement s'en tenait aux « vieilles rhétoriques » !

Le gouvernement commençait à se lézarder. Dès le début, il recula à petits pas...

Devaquet, le premier, dès le 22 novembre avait commencé a invoquer son inexpérience. Le lundi 24 novembre, jour du vrai démarrage de la grève, il répondait au journaliste Mourousi, qui l'interviewait sur Radio Monte-Carlo : « J'ai reçu des étudiants de l'UNEF-lD et ils m'ont proposé une analyse meilleure que la mienne... » Et Monory renchérissait aussitôt : « Nous avions déjà revu ce texte et nous sommes prêts à l'amender au moment de la discussion à l'Assemblée nationale »...

Le vendredi 28 novembre, Chirac convoquait dans la matinée Monory et Devaquet, dont les étudiants et lycéens en cortège, la veille, avaient persévéré à dire que la « copie valait zéro », pour étudier avec eux la façon non pas de retirer le texte, mais de le « réécrire » pour l'« adoucir »... Il faudrait « mieux expliquer ». Et on apprenait l'après-midi, au moment où des milliers de lycéens parisiens harcelaient à nouveau l'Assemblée protégée à distance par des cordons de CRS, que le gouvernement avait renvoyé le texte devant la « Commission des Affaires culturelles » pour « lecture approfondie » !

Puis le dimanche 30 novembre, Chirac parlait à la télévision Il se disait « prêt à modifier les passages de la loi qui pourraient prêter à malentendu »... « Le projet remanié, disait-il, sera présenté au Parlement d'ici quinze jours : je reconnais que des malentendus, parfois dus aux maladresses gouvernementales, ont fait qu'il y a contestation »...

Chirac mettait les points sur les i : « Tous les bacheliers, sans exception, par définition, ont vocation à entrer à l'université et pourront y entrer. Puisqu'il y a malentendu ou contestation, que l'on prenne les huit jours ou les quinze jours nécessaires pour s'expliquer. Si le texte que j'ai retenu et que j'ai présenté au Conseil des ministres (..) n'est pas clair sur tel ou tel point, contrairement à ce que j'avais pensé, eh bien ! il faut naturellement le modifier (..). Il n' y a pas de divergence de vues sur le fond. S'il y a des problèmes d'expression qui peuvent prêter à ambiguïté, eh bien ! la concertation nous permettra de les résoudre »...

Chirac, après Devaquet, cédait du terrain. Pas assez pour désamorcer le mouvement, mais trop pour ne pas l'encourager à persévérer !

Certains dirigeants syndicalistes étudiants se sont peut-être demandé alors si le gouvernement n'était pas prêt à céder quelque chose. Mais ils n'ont pas pris le risque de négocier. Les lycéens manifestaient à nouveau par dizaines de milliers à Paris le lundi le 1er décembre, et ici ou là en province aussi. Toutes et tous étaient engagés dans la préparation de la grande montée sur Paris du jeudi 4 décembre, certains bloquaient des trains dans certaines villes de province pour faire consentir à la SNCF des tarifs préférentiels.

La grande manifestation du 4 décembre... immense succès et petite embrouille !

Le mardi 2 décembre, la Coordination Nationale Etudiante, à nouveau réunie pour préparer la manifestation du surlendemain, désigna un bureau, composé des mêmes militants (tous UNEF-ID, mais d'appartenances politiques diverses) qui avaient été, de fait, à la direction depuis les Assises nationales du samedi 22, à l'exception d'isabelle Thomas, une militante du Parti Socialiste qui avait, au goût de la majorité de la Coordination, un peu trop de penchant pour le vedettariat. La Coordination confirma la détermination à continuer, à poursuivre le mouvement jusqu'au retrait de la loi Devaquet, et l'appel à manifester le jeudi 4 décembre à l'Assemblée nationale. C'est ce qui fut voté sous forme d'une motion adoptée à la quasi-unanimité (331 voix pour ; 8 contre et 6 abstentions), qui décrétait entre autres : « 1. Grève générale avec occupation partout où c'est possible, jusqu'au retrait total du projet Devaquet-Monory. 2. Manifestation nationale le 4 décembre à Paris, de la Bastille à l'Assemblée nationale ; au terme de laquelle nous appelons l'ensemble des manifestants à attendre que monsieur Devaquet en personne vienne donner sa réponse sur place aux manifestants. (...) »

Cela, c'est ce qu'avait décidé la Coordination. Mais ses prétendus alliés veillaient à modérer sa détermination, pas assez respectueuse des institutions. C'est ainsi que la veille, le lundi 1er décembre, des membres parisiens de la Coordination Nationale furent convoqués à une « réunion-surprise ». La province en était quasiment absente et toutes les facultés parisiennes n'étaient pas représentées. Un militant du Parti Socialiste de la faculté de ToIbiac prit la parole pour s'excuser d'avoir pris sur lui de convoquer une telle réunion, mais il disait avoir besoin d' « être mandaté » pour discuter du parcours de la manifestation avec la préfecture de police.

Il signala en passant que différentes organisations avaient proposé de prêter leur Service d'Ordre, dont la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR).

Mai les autres organisations qui avaient prêté leur SO, quelles étaient-elles ? Pourquoi ne voulaient-elles pas, contrairement à la LCR, qu'il en soit fait état ! Et à qui l'avaient-elles prêté, puisque la Coordination Nationale Etudiante, à aucun moment, dans aucune de ses réunions, n'avait abordé le problème ?

Il se disait ennuyé, mais la question ne fut pas du tout abordée le lendemain mardi lorsque la Coordination se réunit au complet. Ce silence, le temps de la réunion des trois cents délégués de la Coordination, ne dura qu'un jour.

Dès le mercredi 3 décembre, lendemain de la Coordination Nationale Etudiante qui avait convoqué une nouvelle manifestation à l'Assemblée nationale - Paris et province ensemble, cette fois - , la presse (et Le Matin en particulier, quotidien d'obédience socialiste), les médias, annonçaient un parcours « de la Bastille aux Invalides » (et non pas à l'Assemblée nationale). Certains journaux parlaient (déjà depuis la veille) d'un podium qui serait disposé sur l'Esplanade des Invalides. A la une du journal Le Monde du 4 décembre, on pouvait lire : « A Paris et en province, les étudiants préparent la manifestation qui doit se dérouler jeudi 4 décembre dans la capitale, de la Bastille aux Invalides... Le ministre délégué chargé de la Recherche et de l'Enseignement supérieur est invité à venir s'expliquer lui-même sur le podium qui sera installé sur l'Esplanade des Invalides » Le jeudi 4 décembre, on pouvait lire dans Le Matin une version un peu différente : « (si) le projet est retiré : c'est la fête, champagne pour tous, annoncent les organisateurs. Une série de concerts (Renaud Higelin, Sapho ... ) est d'ailleurs prévue quelle que soit l'issue de la manif... ».

Evidemment la grande presse informe... de sa propre politique. Donne les indications qui lui conviennent. Libération, pendant le mouvement, offrait aux étudiants un « magazine d'informations télématiques ».. Vous faites le 3615 LIBÉ » et vous êtes au courant de tout... ce que la direction du mouvement a décidé, ou de tout ce que d'autres décident pour elle ! Probablement une autre facette du « soutien logistique »...

Le jeudi 4 décembre, un immense cortège défila pendant des heures de la Bastille vers l'Assemblée nationale, un cortège impressionnant de plusieurs centaines de milliers de jeunes - un million selon les organisateurs - , un cortège qui aurait pu pacifiquement faire s'évanouir les barrages de CRS s'il s'était résolument dirigé vers l'Assemblée nationale dès son arrivée à 17 heures ou 18 heures. Mais sa tête, principalement formée des membres de la Coordination Nationale Etudiante fut habilement stoppée sur l'Esplanade des Invalides, et bloquée derrière quelques camions « sono » où certains techniciens s'affairaient pour faire démarrer on ne sait trop quel spectacle. Parmi ceux qui s'affairaient, il y avait quelques membres connus de l'appareil de SOS-Racisme qui, évidemment, s'y connaissent en « show-biz » !

Mais la claque n'y était pas. L'ambiance non plus. Ceux qui étaient là n'étaient pas venus pour ça. Et ce fut le brouhaha, les bousculades, ceux qui protestaient le plus fort étant des membres de la Coordination Nationale Etudiante qui savaient qu'ils avaient décidé d'aller à l'Assemblée nationale et qui comprenaient seulement qu'ils avaient été floués. Et les cris fusaient : « A l'Assemblée, à lAssemblée, c'est ce qu'on a voté » et quand un technicien du camion sono tenta de dresser à bout de bras la petite flamme d'un briquet, les invectives redoublèrent : « Rigolo... On n'est pas venu là pour ça ! C'est pas Woodstock ! ».. Mais malgré le « vote démocratique » de la Coordination, il n'y eut pas de manifestation à l'Assemblée. Les membres de la Coordination n'avaient pas les moyens de faire appliquer leur politique. Le « soutien logistique » de SOS-Racisme venait à la rescousse du conformisme de Pierre Joxe et de ses amis, qui craignaient les centaines de milliers de manifestants qui, cette fois, auraient pu envahir l'Assemblée.

Dès que le cortège arriva sur l'Esplanade et y fut bloqué par les organisateurs de spectacles de SOS-Racisme, et une multitude de baraques-stands de merguez-frites, plusieurs milliers de manifestants se retrouvèrent spontanément du côté de l'accès vers l'Assemblée nationale. Ceux qui se massèrent là étaient ceux qui avaient compris les manoeuvres. Ils étaient plus nombreux qu'on aurait pu croire.

Ceux qui étaient là n'étaient pas des « casseurs » mais ils n'avaient pas envie de partir comme ça. Le sentiment dominant était la rancoeur, la hargne contre ceux qui avaient détourné la manifestation de son objectif ; contre les flics qui commencèrent vite à lancer des grenades lacrymogènes et des jets de canon à eau ; et bientôt contre le gouvernement qui avait opposé une fin de non-recevoir à la délégation étudiante et lycéenne envoyée comme porte-parole du mouvement.

Les premiers heurts avec la police commencèrent tôt. Mais ils furent précédés par des heurts avec le fameux « SO Central » qui protégeait les CRS, ou du moins empêchait les manifestants de forcer le barrage. Et c'est avec le SO qu'eurent lieu les premiers affrontements, quand il repoussa brutalement les étudiants et lycéens qui s'agglutinaient là. Le lendemain, Libération écrivait : « Dix minutes avant que les délégués ne ressortent du ministère, vers 19 h 30, le processus du durcissement est déjà enclenché. Devant l'Assemblée, les autopompes de la police avancent et les canons à eau crachent à jets puissants. Les CRS et les gardes mobiles se contentent encore d'empêcher les plus excités des manifestants de s'infiltrer vers l'Assemblée. Une tâche pour laquelle ils reçoivent d'ailleurs l'aide du SO de la manifestation, qui n'hésite pas à taper ses propres troupes pour les faire reculer... » Ainsi, le vendredi 5 décembre, à la lecture de Libération les manifestants qui avaient été bousculés apprenaient qu'il était normal que le prétendu « SO de la manifestation » leur ait distribué des coups, puisqu'ils étaient des excités !

Ce soir, la police eut deux blessés graves, et le « SO Central de la manifestation » (ou contre la manifestation ?) protégea davantage les CRS des qu'il ne protégea les manifestants des CRS. Après avoir rempli son rôle d'empêcher les manifestants d'aller vers l'Assemblée, il disparut.

La délégation étudiante, reçue par des ministres des représentants des différents groupes parlementaires, revint bredouille. Il faut noter au passage que la responsable de l'UNEF-ID de Villetaneuse, Isabelle Thomas, qui n'avait pas été élue dans la délégation, trouva malgré tout le moyen de s'y glisser.

Mais la délégation - et même Isabelle Thomas ! - avait été éconduite. Et David Assouline, un des membres du Bureau de la Coordination, annonçait, au nom de la Coordination Etudiante : « Les centaines de milliers d'étudiants qui manifestaient n'ont rien obtenu de plus que ce qu'avait annoncé Jacques Chirac dimanche dernier »...

Eh non ! Ils n'avaient « rien obtenu de plus » alors que pourtant ils étaient venus à plusieurs centaines de milliers. Mais les gouvernements de la bourgeoisie ne définissent pas leur politique en fonction de la longueur des cortèges. Devaquet était vraiment un petit ministre inexpérimenté pour avoir dit en public qu'il attendait de voir combien il y aurait de manifestants pour se déterminer ! Pasqua, lui, la veille, avait précisé au contraire que « c'est le Parlement qui vote les lois, ce n'est pas la rue » . Et Pasqua avait « politisé » les jeunes ! Un des slogans repris à l'arrivée sur l'Esplanade des Invalides, lui répondait : « Pasqua, c'est pas toi, c'est la rue qui fait a loi »...

Les slogans évoluaient avec la situation. Jusqu'au 4 décembre, la tonalité était restée drôle, potache, farfelue même... « Devaquet, Saupiquet, mêmes salades ! » A partir du 4 décembre au soir, et les jours suivants, le ton - c'est-à-dire la conscience changea. Les jeunes en lutte découvraient qu'ils

n'avaient pas contre eux seulement un « petit ministre qui n'sait pas gouverner », mais un gouvernement, une police, qui prennent le risque de blesser ou de tuer quelques étudiants pour faire respecter leur ordre. Les grenades lacrymogènes que certains, dans un premier temps, avaient prises pour des feux d'artifice, ouvraient les yeux ! Et du coup, des slogans plus politiques étaient repris : « Pasqua, démission » ; « Chirac, matraque, t'es pas un démocrate » ; « Non, non, non à ce gouvernement, qui vire les immigrés, matraque les étudiants »...

Cela dit, la politisation qui restait celle d'une minorité du mouvement reflétait aussi ses limites. Il avait été large, vaste mais pas très profond. Il était plein d'illusions, en particulier celle de croire qu'un cortège d'un million de manifestants suffirait pour faire reculer le gouvernement.

Le 4 décembre au soir, vers 22 h - 23 h, l'Esplanade des Invalides fut « nettoyée » par des grenades lacrymogènes, puis quelques charges de CRS qui la ratissèrent.

Certains de ceux qui, sous la charge des flics, partirent en cortège, de la place des Invalides vers le Quartier latin, se retrouvèrent à Jussieu. Une motion de protestation contre les violences policières y fut adoptée ainsi qu'un appel à continuer la grève et les manifestations jusqu'au retrait du projet Devaquet. Rendez-vous était donné pour le lendemain au Quartier latin pour une nouvelle manifestation.

La Coordination Nationale qui devait se tenir le soir même à l'issue de la manifestation n'eut pas lieu, car une partie des représentants parisiens, dont le Bureau, était encore aux Invalides à l'heure où elle devait se tenir et les délégués de province présents ne pouvaient attendre car ils devaient repartir.

A partir du vendredi 5 décembre, le durcissement et la victoire

Le lendemain, vendredi, près de trente mille manifestants partirent en cortège vers l'0péra pour revenir dans la soirée au Quartier latin. Tout le monde avait appris que les heurts avec la police place des Invalides avaient fait au moins deux blessés graves parmi les manifestants, et le ton était amer : « Monory, t'es pourri, y'a du sang sur ta copie » , ou bien « On veut étudier, pour pas être CRS » .

Le durcissement allait grimper encore d'un cran avec le tabassage à mort d'un étudiant de 22 ans, Malik Oussekine, par les flics, au Quartier latin, dans la nuit du vendredi 5 au samedi 6 décembre.

Le samedi 6 décembre, trente à quarante mille personnes défilèrent, -silencieusement, jusqu'à l'hôpital Cochin où reposait le corps de l'étudiant assassiné, puis la colère, l'écoeurement s'exprimèrent à nouveau par des slogans et des cris de colère, même si certains s'ingéniaient à faire taire les, manifestants avec plus ou moins de succès. Contrairement à la manoeuvre des militants sociaux-démocrates qui en avaient pris la tête, le cortège ne se dirigeait pas vers l'extérieur de Paris mais, après la Place d'Italie, fit demi-tour, et revint vers le centre où la manifestation se termina aux abords de l'Hôtel de Ville, fief de Chirac qui est aussi le Maire de Paris.

Le mouvement s'était durci, politisé et cela s'exprimait dans ses slogans.

Dans la soirée du 6 décembre, la Coordination Nationale Etudiante, à nouveau réunie, confirmait le maintien de l'bjectif du mouvement. Il n'était pas question de céder. La Coordination en appelait à l'ensemble de la population et aux syndicats ouvriers pour des débrayages, le lundi 8 décembre, et une journée de grève générale et de manifestation le mercredi 10 décembre.

Dans certaines villes de province, à Nevers et à Bourges, des jeunes commencèrent à secouer des grilles de préfecture, puis à y faire des incursions. A Reims, c'est le Palais de Justice qui fut occupé. Des jeunes y entrèrent par surprise et s'installèrent dans la salle du tribunal pour y faire le procès de Devaquet, Monory et quelques autres. Des jeunes de Lycée d'Enseignement Professionnel (LEP) en profitèrent pour rajouter le procès des Travaux d'Utilité Collective (TUC), des petits boulots, des Certificats d'Aptitude Professionnelle (CAP) qui ne débouchent sur rien. Et FR3 filma la scène.

Il y avait une certaine politisation qui, même si elle ne concernait qu'une minorité, suffisait pour que les milieux bourgeois, de gauche comme de droite, s'inquiètent et tentent d'y mettre un terme.

La seule menace que les travailleurs s'y mettent ; que la fronde estudiantine débouche sur la crise sociale, sur des grèves, voire une grève générale qui compromettrait ses énormes profits, faisait s'inquiéter la bourgeoisie. Et quand les bourgeois prennent la fièvre, leurs thermomètres - la Bourse et le Franc - le montrent.

Alors, les grandes forces politiques qui font respecter l'ordre bourgeois, pour que croissent et se multiplient les profits ; ces deux grandes forces qui cohabitent, la droite gouvernementale d'un côté, et les socialistes présidentiels de l'autre ; le clan Chirac et le clan Mitterrand conjuguèrent leurs efforts pour que le mouvement puisse s'arrêter et donc lui donner satisfaction, mais sans qu'il profite vraiment de sa victoire pour tenter de dévaloriser l'exemple qu'il pouvait offrir.

Le lundi 8 décembre en fin de matinée, Chirac annonça que le projet Devaquet était abandonné et la démission de Devaquet acceptée. C'était la victoire des étudiants et des lycéens, la victoire du mouvement.

Mais les socialistes, la grande mouvance socialiste, par des consignes de « silence », des « chut » prononcés du Nord au Midi, transformèrent les dernières manifestations en autant d'enterrement. Le deuil pour Malik Oussekine en fut le prétexte. Mais ce fut surtout un enterrement de la victoire, qui fut ainsi à coup sûr masquée par le crêpe et le silence et en partie volée aux jeunes.

Et c'est ainsi que les dernières manifestations, celles du mercredi 10 décembre qui eurent lieu dans toute la France, mais manifestation qui fut surtout imposante à Paris, furent elles aussi des enterrements. Le ton volontairement donné par le Parti Socialiste était « la victoire mais à quel prix ». Le Parti Socialiste fut aidé pour cela par la démobilisation - le mouvement avait gagné depuis 48 heures - d'une grande partie de la jeunesse, surtout lycéenne.

Mais tous ne restèrent pas silencieux et de forts groupes de manifestants reprirent nombre de slogans des jours derniers sous les « chut » des organisateurs mais souvent sous les applaudissements des spectateurs.

La conclusion

Du fait que, au départ, le mouvement s'était voulu apolitique et que la masse des étudiants ou des lycéens refusait toute étiquette politique et que les assemblées générales grondaient dès que des militants trop marqués politiquement prétendaient diriger, l'intervention des organisations politiques se fit sous des formes discrètes, mais n'en fut pas moins réelle, sinon à la base même du mouvement, tellement large qu'il débordait tous les appareils politiques et syndicaux, du moins à sa direction.

Même les syndicats étudiants, les deux UNEF rivales, ne pouvaient apparaître ouvertement dans le mouvement, y compris d'ailleurs l'UNEF-ID qui en fut le facteur déclenchant.

Mais, de fait, ceux qui prenaient les initiatives, ceux qu'on retrouvait à la tête des manifestations, ceux qui s'installaient d'autorité dans les tribunes des AG et qui se présentaient aux suffrages, étaient pour la plupart des militants ou des étudiants politisés. C'est ainsi que les représentants élus étaient plus politisés que la base qui ignorait au départ tout de leur appartenance politique et qu'à chaque niveau de représentation la politisation était de plus en plus prononcée. Il faut dire que la compétition était souvent rude pour l'élection des délégations aux coordinations et, dans les coordinations, pour l'élection du Bureau. Les militants politiques aguerris étaient souvent à la fois les plus roués pour se faire élire et les plus anxieux ou déterminés à l'être, contrairement à la grande masse des étudiants. Dans ce désir d'être élus, il y avait bien sûr le désir légitime de militants politiques, mais parfois aussi de simples ambitions personnelles, qui valurent d'ailleurs à certains des dirigeants de la première heure de se voir écartés et non réélus par les assemblées qui n'aimaient pas trop le vedettariat.

Au niveau d'ailleurs de nombre de ces représentations, la plupart du temps, des tractations entre les différents groupes eurent lieu afin de se partager d'avance la représentation aux bureaux (ce fut le cas pour le bureau de la Coordination Nationale) et de s'entendre sur le dosage préalable des appartenances politiques co-acceptées afin de ne pas se faire la guerre devant l'assemblée et d'évincer les autres.

C'est ainsi que le Bureau de la Coordination Nationale fut essentiellement constitué de militants de gauche et d'extrême-gauche qui avaient passé un accord entre eux. Sur les quatorze membres, il n'y avait que quatre membres théoriquement indépendants, mais la répartition politique à ce Bureau n'avait rien à voir avec l'influence réelle de chaque courant dans la masse des étudiants et surtout des lycéens.

Les militants qui déclenchèrent le mouvement à partir de Villetaneuse étaient des militants de l'UNEF-ID, qui avaient quitté le Parti Communiste Internationaliste (trotskyste) récemment pour adhérer au Parti Socialiste. Dans l'UNEF-ID militaient aussi les militants de diverses organisations d'extrême gauche, Mais nombre de militants de l'UNEF-ID sont des sociaux-démocrates. La composition du bureau reflétait un accord entre ces diverses tendances.

Du côté du mouvement lui-même, c'est-à-dire de la grande masse des étudiants et des lycéens qui participaient aux grèves et aux manifestations, on peut dire que le mouvement se radicalisa et se politisa, surtout au niveau des slogans, au fil du temps, jusqu'au moment où les manifestations devinrent silencieuses après l'assassinat d' Oussekine.

En fait, cela n'était pas une prise de conscience politique véritablement profnde de l'ensemble des jeunes. Les slogans se politisèrent et se durcirent sous l'influence des militants de gauche et d'extrême gauche, qui donnèrent de plus en plus le ton aux manifestations. Mais, cela dit l'ensemble des jeunes les reprenaient et, en tout cas, ne s'y opposaient pas, bien au contraire, comme cela aurait pu être le cas au début. Ces jeunes faisaient l'apprentissage de la politique en affrontant le gouvernement, ses CRS, et, bien sûr, le rôle, là, des minorités d'extrême gauche fut extrêmement positif. Cela jusqu'au jour, encore une fois, où les manifestations devinrent silencieuses.

Le Parti Communiste et les organisations qui en dépendaient dans les milieux étudiants et lycéens, fut presque ouvertement la bête noire des étudiants au tout début du mouvement et le Parti Communiste ne put donc jamais apparaître, ni ouvertement ni même autrement, dans le mouvement, à Paris tout au moins. Dans la banlieue parisienne et dans un certain nombre de villes de province, il joua un rôle déterminant localement, surtout au niveau des lycéens, et parfois de certaines facultés. Assez souvent dans ce cas, les milans du PCF évitèrent de rattacher les secteurs où ils avaient une influence aux représentations nationales ou même aux manifestations nationales, quitte parfois à s'opposer à la grève certaines journées, pour éviter que les jeunes qu'ils influençaient ne se mêlent aux autres. Puis le Parti Communiste intervint dans les dernières manifestations, à partir du lundi 8 décembre, par l'intermédiaire de la CGT. En tout cas, ce ne sont pas les militants du PCF qui politisèrent les slogans et les manifestations, car, ne voulant pas apparaître, ils préféraient être en retrait plutôt qu'en avant dans ce domaine-là.

Le Parti Socialiste n'intervint pas lui non plus ouvertement dans le mouvement. Ses députés firent des déclarations, mais c'est la seule apparition ouverte que le Parti Socialiste voulut faire, si l'on excepte quelques paroles bienveillantes vers la fin, du président de la République, François Mitterrand.

Par contre, le Parti Socialiste eut une grosse influence pour ôter au mouvement le plus possible son caractère contestataire et irrespectueux envers les institutions politiques. Le Parti Socialiste était opposé aux manifestations et à leur répétition, mais ne put les empêcher. Par contre, c'est lui qui fit en sorte que la deuxième manifestation nationale s'arrête aux Invalides et n'aille pas jusqu'à l'Assemblée nationale, comme la Coordination l'avait décidé. C'est lui qui intervint encore à partir de la mort d'Oussekine, pour que les manifestations, y compris et surtout la dernière, restent silencieuses, afin que cette radicalisation de la jeunesse qui s'était manifestée lors des manifestations n'aille pas plus loin et que les jeunes étant silencieux et muselés, les hommes politiques traditionnels puissent parler à leur place.

Le Parti Socialiste n'intervint pas publiquement dans ce sens. Il intervint par l'intermédiaire de ceux des militants de l'UNEF-ID et de SOS-Racisme qui étaient sociaux-démocrates. Il intervint aussi évidemment par toute sa logistique extérieure au mouvement, ses relais dans la presse, la radio, la télé, (car c'est quand même un parti qui vient d'être cinq ans au pouvoir) pour corriger les décisions un peu trop radicales à son gré que prenait la Coordination Nationale des Etudiants.

Malheureusement, il y fut un peu aidé par nombre de militants de l'UNEF-ID ou SOS-Racisme qui n'étaient pas sociaux-démocrates mais qui appartenaient à des organisations d'extrême gauche et qui s'alignèrent sur cette attitude pour ne pas rompre des solidarités d'appareils. Il y fut aussi aidé par l'attitude du Bureau de la Coordination Nationale des Etudiants qui, à deux reprises, joua le jeu du Parti Socialiste en transformant les décisions de la Coordination Nationale dans le sens voulu par le Parti Socialiste. La première fois en acceptant sans en aviser quiconque, que la manifestation se termine aux Invalides, et que le Service d'Ordre Central fasse barrage vers l'Assemblée nationale et en acceptant que le Parti Socialiste et SOS-Racisme fassent installer un podium, des baraques, tout un dispositif d'arrêt sur l'Esplanade des invalides. La deuxième fois, ce fut en annonçant à la presse, au nom du Bureau, que la manifestation du 10 décembre serait une manifestation silencieuse alors que la Coordination n'avait rien décidé de tel, et au contraire n'était pas pour une telle manifestation silencieuse.

Là, le métier des jeunes futurs cadres qui composaient la majorité de ce Bureau fut d'avoir fait voter par la Coordination une motion selon laquelle « la manifestation se dérouterait dans le calme et la dignité », et cela en principe pour s'opposer aux casseurs, mais ce qui permit au Bureau de décider vingt-quatre heures après, et d'annoncer à la presse, qui a d'ailleurs largement amplifié la décision, que la manifestation serait silencieuse. Cela sur demande expresse du Parti Socialiste auquel la majorité du Bureau ne voulait rien refuser.

Lors de cette réunion du Bureau qui décida que la manifestation du 10 décembre serait silencieuse, les camarades de la Ligue Communiste Révolutionnaire membres de ce Bureau s'y opposèrent, mais ils furent, semble-t-il, mis en minorité.

Ils ne se désolidarisèrent cependant pas publiquement de la décision du Bureau, préférant rester solidaires de cette majorité-là, plutôt que l'être avec les milliers de jeunes manifestants qui allaient se voir ainsi privés de la parole. Des militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire intervinrent, il est vrai, dans bien des endroits aux côtés des militants de Lutte Ouvrière pour essayer de décider des assembles locales à s'exprimer pendant la manifestation, mais c'était trop tard, les médias avaient largement relayé la décision du Bureau.

Cela dit, les militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire ont ainsi été victimes du piège qu'ils avaient eux-mêmes refermé sur eux en acceptant au départ de partager les places du Bureau, en accord avec des sociaux-démocrates, sans y être sur la base d'un rapport de force véritable appuyé sur la base. Ils ne pouvaient que voter et n'avaient aucun moyen de pression sur la majorité du bureau.

Au point de s'être trouvés par exemple dans la situation d'avoir à défendre Isabelle Thomas (sans y arriver) que la majorité de la Coordination voulait écarter. Ils se sont retrouvés ensuite prisonniers d'une fausse conception de la solidarité au sein du Bureau. Même chose en ce qui concerne la préparation de la manifestation à l'Assemblée nationale, qui s'est terminée aux Invalides : ils acceptèrent que le Service d'Ordre Central soit aux ordres d'une éminence grise du Parti Socialiste, qui n'avait pas été élue et qui agissait comme « conseiller technique ». Et c'est ainsi qu'un certain nombre de leurs militants se retrouvèrent dans ce Service d'Ordre à défendre involontairement ( ?) l'Assemblée nationale et la politique du parti Socialiste face aux manifestants. Certains militants de la Ligue l'ont à juste titre regretté.

Bien sûr, tout cela n'a rien changé au déroulement et au résultat du mouvement. Que la manifestation du 4 décembre soit allée jusqu'à l'Assemblée nationale, comme l'avait fait la première manifestation du 27 novembre, ou qu'elle se soit arrêtée aux Invalides ne changeait rien sur le fond. La seule chose que cela a changé, c'est que quelques milliers de manifestants, dont beaucoup de membres de la Coordination qui en étaient restés à la décision de la Coordination, se sont affrontés à la police après s'être opposés au Service d'Ordre Central de la manifestation, alors qu'il aurait pu ne pas y avoir ces affrontements si le Bureau n'avait pas accepté sur pression du Parti Socialiste d'arrêter la manifestation avant l'Assemblée (la police ne s'en serait pas prise à cinq cent mille manifestants).

Politiquement, cela n'aurait pas changé grand chose, car ces jeunes, l'immense majorité des manifestants, n'avaient pas du tout d'idées séditieuses. Ils venaient pour manifester, pas pour occuper l'Assemblée nationale.

Ceux que cela gênait le plus que les manifestants aillent de nouveau à l'Assemblée, à part le gouvernement lui-même bien sûr, c'étaient uniquement les dirigeants du Parti Socialiste, ses députés, ses sénateurs, ses ex-ministres, tous ces gens qui voulaient se montrer très respectueux des institutions vis-à-vis de la bourgeoisie elle-même. Ce n'est que ridicule.

Par rapport au mouvement lui-même le fait est sans conséquence. Le seul dommage, c'est qu'un certain nombre de militants d'extrême gauche se soit mis au service de cette politique-là. Et là encore, ce n'est grave que pour eux, ce n'est pas grave pour le mouvement.

Qu'on ait transformé, à la fin, les manifestations de la victoire en enterrement, cela fut aussi sans conséquence sur le mouvement lui-même. C'est seulement significatif de la pusillanimité politique de la social-démocratie et de ses militants (du Parti Communiste aussi d'ailleurs, qui se coula dans le silence sans problème), et de la part de ceux des militants d'extrême gauche qui se firent les complices et parfois les artisans de cette politique de censure.

Mais le mouvement était déjà victorieux. Il était terminé et cela ne changea rien de fondamental à son issue. De plus, on ne peut même pas dire que ce fut vraiment trahir le mouvement, car l'immense masse des jeunes en lutte n'avait pas vraiment d'intentions contestataires au niveau des institutions et n'était pas les auteurs des slogans les plus politiques. Ce ne fut que trahir ses potentialités : si les manifestations de la fin n'avaient pas été silencieuses, peut-être la politisation se serait-elle accentuée bien plus qu'elle ne l'a fait. Peut-être cela aurait-il contribué à changer encore un peu plus le climat politique et social, en particulier vis-à-vis de l'ensemble de la population laborieuse du pays.

Au lieu de cela, grâce au silence, la presse, y compris la presse pro-social-démocrate, a pu parler de « manifestation civique » pour cette manifestation du 10 décembre.

A notre avis, la tâche des révolutionnaires dans ce mouvement n'était pas de lui donner d'autre but que de faire céder le gouvernement sur les objectifs qui avaient mobilisé la grande masse des étudiants et des lycéens. Cette tâche n'était pas de politiser artificiellement le mouvement (il était politique de fait) mais elle était cependant d'aller jusqu'au bout de sa politisation progressive, elle était d'aider et de cristalliser la prise de conscience des centaines de milliers de jeunes en lutte. Cette tâche était par ailleurs d'aider le mouvement à gagner et de lui donner toutes ses chances.

C'est pourquoi Lutte Ouvrière et ses militants soutinrent la direction du mouvement - direction de fait et non élue - sans la combattre à aucun moment, mais firent en sorte de garder leur liberté d'action par rapport aux pressions ouvertes ou occultes venant du Parti Socialiste ou du Parti Communiste contre les aspects les plus politiques et les plus radicaux du mouvement. Notre politique fut de garder notre liberté d'action aussi, pour prendre toutes les initiatives allant dans le sens des intérêts du mouvement que sa direction ne prenait pas ou prenait sans se donner les moyens de les faire appliquer ou sans se donner les moyens de se défendre contre les pressions venant des réformistes, qu'ils soient du Parti Communiste ou du Parti Socialiste.

C'est ainsi que nos militants dans la classe ouvrière contribuèrent de toutes leurs possibilités à populariser parmi les travailleurs le mouvement des jeunes et à en développer les caractères positifs essentiels, en particulier par rapport aux Assemblées générales, aux Comités de grève et à la défiance vis-à-vis des appareil réformistes, syndicaux ou politiques.

Nos militants étudiants contribuèrent à l'extension de la grève dans les diverses facultés du pays. Comme nos jeunes camarades lycéens, dès le lundi 24 novembre, ils contribuèrent, et de façon largement déterminante dans de nombreux cas, à l'explosion de la grève dans les lycées.

Les coordinations étudiantes refusant les lycéens, ils aidèrent ces derniers, en particulier à Paris et dans de nombreuses villes en province, à s'organiser et à se donner une direction et cela, en ayant à s'opposer bien souvent aux sociaux-démocrates de SOS-Racisme.

Nos camarades donnèrent corps aux aspirations d'un grand nombre de jeunes en lutte, en leur permettant d'appeler à des manifestations tant à Paris qu'en province, presque tous les jours, vers l'Assemblée nationale à Paris, vers les préfectures en province, avec un succès considérable. Les sociaux-démocrates étaient effrayés par l'ampleur du mouvement, ils ne faisaient rien pour le maintenir au plus haut niveau, entre deux manifestations nationales. Ces manifestations étaient le meilleur moyen de conserver au mouvement toutes ses chances de réussite.

Nos militants furent de ceux qui tentèrent de maintenir à la manifestation nationale du jeudi 4 décembre l'objectif qui lui avait été fixé par la Coordination : l'Assemblée nationale.

Enfin, nos militants lycéens et étudiants tentèrent d'intervenir dans les manifestations des derniers jours avec un succès relatif mais qui ne fut malheureusement pas déterminant, sauf à celle du samedi 6 à Paris, pour qu'elles ne restent pas silencieuses. Grâce à nous, elles ne le furent pas entièrement.

Voilà la politique que, à notre avis, il fallait mener dans ce mouvement et il est dommage que nous n'ayons pas rencontré l'accord des militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire pour la mener, trop liés qu'ils étaient à leur solidarité d'appareils avec l'UNEF-ID ou SOS-Racisme.

Cela dit, la politisation des directions dans des coordinations lycéennes et la Coordination Etudiante et même la composition du Bureau telle qu'elle existait de fait au début de ce mouvement, et élue vers sa fin, ont été un facteur déterminant. C'est pourquoi il fallait soutenir cette direction. Le seul facteur négatif c'est la faiblesse et les reculs de ce Bureau devant les pressions qui s'exercèrent sur lui dans la coulisse, faiblesses qu'il fallait combattre de l'extérieur en s'appuyant sur la détermination des jeunes eux-mêmes.

Mais ce sont la Coordination et ce Bureau qui firent appel, la première fois, à une manifestation à l'Assemblée nationale (les militants de l'UNEF-ID gardaient au moins cela de leur passé trotskyste au sein du Parti Communiste Internationaliste dont l'Assemblée nationale était le point d'arrivée traditionnel de tous les porteurs de pétitions ou appels divers). Ce sont la même Coordination et le même Bureau qui ont appelé à chaque fois à l'élargissement du mouvement, qui ont appelé à la seconde manifestation nationale... toujours àl'Assemblée nationale. C'est le même Bureau qui, après la mort de Malik Oussekine, fit appel à l'ensemble des travailleurs et aux organisations syndicales, et qui les mit ainsi au pied du mur De ce point de vue, on peut dire que cette direction remplit correctement son rôle. Le mouvement alla jusqu'au bout de son objectif : faire céder le gouvernement. Les faiblesses dont nous parlons sont des faiblesses par rapport aux options révolutionnaires de certains des militants qui composaient ce Bureau. Les retournements occultes du Bureau empêchèrent seulement toute la jeunesse qui participa à ce mouvement et toute la classe ouvrière d'en tirer toutes les conclusions politiques qui auraient pu en être tirées, si l'Assemblée nationale avait été occupée par des milliers de manifestants et si les manifestants des derniers jours avaient pu crier librement et ouvertement ce qu'ils pensaient et ce qu'ils concluaient de la défaite de Chirac.

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