France - La grève aux usines Peugeot01/10/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/10/27.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

France - La grève aux usines Peugeot

La grève des ouvriers d'Automobiles Peugeot s'est déroulée dans deux centres de production du groupe Peugeot-Citroën. Le premier, situé à Mulhouse, regroupe 12 000 ouvriers. Le second, situé à Sochaux-Montbéliard, à 60 kilomètres du premier, rassemble 23 000 salariés dont 6 000 membres de l'encadrement et 1 500 cadres. Ce sont les deux plus grosses usines du groupe Peugeot SA qui emploie au total environ 150 000 salariés.

Ce groupe industriel, qui produit environ 2 millions de véhicules par an, est l'un des premiers groupes privés du pays. Il a réalisé en 1988 un chiffre d'affaires de 138 milliards de francs et un bénéfice net de 9 milliards de francs.

Ces bénéfices, en augmentation rapide au cours des trois dernières années, proviennent de l'application stricte d'une politique de freinage des salaires et d'un accroissement considérable des charges de travail des ouvriers (la direction parle de 60 % de gain de productivité durant les cinq dernières années). Pour un grand nombre de travailleurs au bas de l'échelle, le salaire net est de l'ordre de 4 800 francs. Comme beaucoup de travailleurs du pays, les travailleurs ressentent surtout la baisse permanente du pouvoir d'achat depuis le blocage des salaires, chiffrée, même d'après les indices officiels, à 18 %. Mais si la revendication des grévistes s'est cristallisée sur l'augmentation de 1 500 francs - les grévistes ont affirmé jusqu'au dernier jour que c'est cette somme qu'il leur faut, malgré les divergences entre syndicats à ce sujet - c'est que, pour tout le monde, c'est à peu près la somme qu'il faut pour compenser le pouvoir d'achat perdu depuis 1982.

 

Une grève dans un contexte de mécontentement general

 

Si la grève de Peugeot a rencontré une large sympathie parmi les travailleurs, c'est que les grévistes de cette entreprises exprimaient un mécontentement partagé dans la classe ouvrière.

Les journalistes ont beaucoup épilogué sur le caractère de « grève de l'après-crise » de Peugeot. Laissons-leur la responsabilité de l'expression et de l'optimisme qu'elle traduit quant à l'évolution future de l'économie. Il est néanmoins certain que cette entreprise, qui se vante de la progression exceptionnelle de ses bénéfices et dont le P-DG Calvet - sans s'en vanter, il est vrai - s'est octroyé en deux ans une augmentation de 46 % de sa rémunération, mais qui annonçait au début de septembre qu'elle limiterait l'augmentation générale de ses salaires particulièrement bas à 1,7 %, symbolise le cynisme du patronat de ces années d'accroissement affiché des profits.

Mais ce mécontentement n'a guère conduit, au cours de l'année écoulée, à un regain de combativité dans la classe ouvrière. Les luttes les plus importantes se sont produites dans la Fonction publique ou parmi les travailleurs de l'État. La grève la plus importante - qui s'est d'ailleurs déroulée à peu près au même moment que la grève de Peugeot - a été celle des employés des Impôts. Les catégories que l'on a le plus vues revendiquer des augmentations de salaire ou des changements dans leurs conditions de travail ont été les gardiens de prison, les douaniers, les gendarmes - autant de catégories dont on ne peut pas vraiment affirmer qu'elles sont représentatives de la classe ouvrière...

Il y a eu, au cours de l'année, quelques mouvements dans le secteur privé, mais outre le fait que tous ces mouvements étaient limités, aucune des entreprises concernées n'avait la même taille que Peugeot, et aucune ne pouvait avoir le même impact sur l'opinion publique ouvrière.

Mais si le déclenchement de la grève à Peugeot-Mulhouse et son extension à un secteur important de Peugeot-Sochaux apparurent au début comme un gros pavé dans la mare du « consensus social » dans le privé, la grève Peugeot est restée elle-même limitée. Elle n'a pas réussi à entraîner la majorité des travailleurs des deux entreprises concernées. Elle est restée circonscrite aux deux sites.

Par rapport aux forces qu'elle a mises en mouvement, elle n'a pas été un échec, ni ressentie comme telle par les grévistes. Pas seulement en raison des petites augmentations obtenues, mais en raison du coup porté au système d'oppression Peugeot. Mais la grève a été trop limitée, de par le nombre de grévistes concernés comme de par l'absence de capacité de contagion, pour qu'elle soit l'amorce d'une modification dans le rapport de forces dans le pays entre le patronat et la classe ouvrière.

 

Démarrage de la grève à Mulhouse...

 

Au retour des congés payés, fin août, des militants CGT des ateliers de carrosserie au centre de Mulhouse organisèrent avec succès une pétition pour 1 500 francs d'augmentation mensuelle. Un petit secteur de 30 ouvriers débraya le vendredi 1e septembre en fin de poste et les ouvriers décidèrent de remettre ça les jours de la semaine suivante pour tenter d'entraîner leurs camarades dans la lutte.

Ils n'y sont pas parvenus le lundi, mais le mardi 5 septembre, le petit groupe de départ entraîna de proche en proche 400 travailleurs de l'équipe du matin. Ceux-ci attendirent l'arrivée de l'équipe d'après-midi, dont une partie se joignit à la grève qui commençait. Un cortège se forma, grossissant en passant dans les ateliers de carrosserie, puis dans les autres grands ateliers, distants parfois de plusieurs kilomètres à l'intérieur de la même enceinte. 1 700 travailleurs s'étaient ainsi joints à la grève en fin de journée. Ils furent 3 000 le lendemain.

C'est ce jour-là, alors que la grève prenait son envol - bien que ce fut seulement deux jours après que 4 000 travailleurs des deux équipes réunies pour la première fois votèrent la grève - que les délégués syndicaux, responsables des quatre organisations CGT, CFDT, FO, CFTC, vinrent parler au rassemblement de grévistes regroupés sans eux et s'installèrent à la direction de la grève, comme si cette position leur revenait de droit.

Ces responsables syndicaux n'étaient pourtant pour rien dans le déclenchement de la grève. FO et la CFTC n'avaient pratiquement pas de militants sur le terrain ; et quant aux délégués de base de la CGT et de la CFDT qui, eux, étaient dans le coup, ils agirent plus comme des militants de leurs ateliers respectifs que comme des membres de leurs organisations. Même ces deux syndicats, les plus influents, comptaient peu d'adhérents et encore moins de militants.

Le fondement du pouvoir de cette demi-douzaine de responsables syndicaux sur la grève malgré des appareils squelettiques et des forces militantes restreintes, fut évidemment le fait qu'ils incarnaient la représentation institutionnalisée des travailleurs, mais, plus encore... le fait que les grévistes n'eurent pas, tout au long de la grève, la détermination et la volonté de leur prendre ce pouvoir.

Les grévistes de Mulhouse, plus déterminés et relativement plus nombreux dans un premier temps que ne le seront ceux de Sochaux quand ceux-ci les auront rejoints dans la grève, attendaient néanmoins de ces organisations syndicales qu'elles soient unies et dirigent la grève.

Unis, les responsables de ces différents syndicats ne l'étaient pourtant guère. Chacun avait une position différente sur les revendications salariales à mettre en avant et leurs rivalités de boutique étaient telles qu'ils n'ont jamais éprouvé même simplement le besoin de se constituer en « Intersyndicale ». Ils étaient cependant en accord, avec des nuances diverses, sur le fait de chercher à se soustraire à la pression des grévistes qui s'étaient mis en mouvement sans eux, sans cependant jamais risquer d'en perdre le contrôle ; comme ils étaient évidemment en accord, cette fois sans nuance, sur le fait que la direction de la grève leur revenait d'office.

Les grévistes, suffisamment méfiants à l'égard des syndicats pour les faire reculer à plusieurs reprises pendant la grève, n'ont cependant jamais contesté cette direction syndicale.

Ils ont eu pourtant à s'y heurter dès le début. Signe de conscience chez ceux de Mulhouse : dès le début de la grève, les grévistes avaient en tête d'aller à Sochaux pour tenter d'entraîner leurs camarades de ce centre qui est le coeur de l'empire Peugeot. Aux « A Sochaux, à Sochaux ! » scandés par les grévistes lors du premier grand rassemblement le vendredi 8 septembre, les responsables syndicaux répondirent d'abord par l'évocation catastrophiste des dangers de toutes sortes que cela pourrait représenter : intervention des CRS, présence « d'éléments provocateurs » , risque d'expulsion pour les travailleurs émigrés, etc. S'ajoutaient à cela des arguments « d'efficacité » : pendant qu'on serait à Sochaux, les cadres pourraient démarrer la production ici, à Mulhouse. Puis, comme les travailleurs ne démordaient pas de l'idée d'aller à Sochaux, les syndicats promirent de s'occuper de l'organisation du voyage, ce qu'ils oublièrent les jours suivants, avant de déclarer que le train ou les bus, ça coûte cher, et qu'ils n'avaient pas l'argent nécessaire (ce qui n'empêchera pas la CGT de Mulhouse, six semaines plus tard, le dernier jour de la grève, lorsqu'il n'y aura pratiquement plus de grévistes à Mulhouse, de louer un train de 400 places, pour amener à Sochaux... 80 personnes et pas toutes des grévistes). Sans jamais se heurter aux grévistes de front, les responsables syndicaux finirent par les démobiliser sur la question jusqu'à ce qu'ils parviennent à un vote annulant tout projet de voyage à Sochaux, avec, pour argument suprême, le temps perdu aidant, qu'il n'y avait désormais plus besoin d'aller à Sochaux puisque ceux de là-bas commençaient à débrayer.

 

...et à Sochaux

 

C'est qu'en effet, à son tour, Sochaux se mettait de la partie. Mulhouse servait évidemment d'exemple et d'encouragement. Mais il y avait aussi l'activité de plusieurs dizaines de militants et d'ouvriers du rang qui, dès le début des débrayages à Mulhouse, étaient acquis à l'idée qu'il fallait que ceux de Sochaux s'y mettent en même temps.

Parti comme un débrayage le vendredi 8 septembre à la Carrosserie et au petit secteur professionnel OCS, le mouvement démarra de façon assez poussive (140 en débrayage le vendredi 8 septembre, 430 le lundi 11, 350 le mardi 12), avant de s'élancer le mercredi 13, et d'atteindre les 3 300 grévistes réunis en assemblées le vendredi 15 septembre.

En fait, ce vendredi 15 septembre, qui semblait concrétiser le début véritable de la grève - jusque-là une partie des grévistes ne faisaient que débrayer pendant plus ou moins longtemps - , aura été le point culminant, du point de vue du nombre de participants, d'une grève qui aura pourtant duré plus de six semaines.

La grève ne sera réelle que dans un des secteurs de l'usine, la Carrosserie, et même là, il n'y aura jamais une majorité de grévistes actifs. Dans les autres secteurs, le nombre de grévistes restera faible. Sur les quelque 1 000 à 1 500 grévistes - chiffres autour desquels oscillèrent les effectifs totaux de grévistes pendant les cinq semaines qui suivirent le vendredi 15 septembre - , les trois quarts environ seront venus de la Carrosserie, et un quart de l'ensemble de tous les autres secteurs.

La Carrosserie aura été d'ailleurs le centre vivant de la grève : c'est là où finirent par se retrouver tous les grévistes, c'est de là qu'ils partirent éventuellement en expédition vers d'autres ateliers comme l'Emboutissage, la Mécanique, les Forges, etc. pour tenter de convaincre les non-grévistes de se mettre de la partie. C'est là aussi que la grève aura trouvé la forme qui deviendra sa caractéristique à Sochaux : empêcher que la production de voitures sorte, en tournant en permanence autour des chaînes, en interpellant les intérimaires, les non-grévistes du secteur, les « jaunes » venus d'autres secteurs, soigneusement encadrés par des cadres, par des techniciens en nombre. Cela marcha, au sens propre comme au sens figuré : sans blocage à proprement parler, la direction perdit chaque jour entre 40 et 60 % de sa production.

Ce fonctionnement de la grève fit peser, en tout cas à la Carrosserie, la pression des grévistes sur les non-grévistes, avec plus ou moins de succès suivant les jours.

Il mit aussi en contact les grévistes avec l'encadrement - l'encadrement régulier comme celui qui fut mobilisé à cet effet. Ce qui, au début, apparaissait comme un inconvénient - les cadres ou assimilés, à certains moments aussi nombreux que les grévistes, et militant en leur direction, exerçaient évidemment une forte pression sur le moral des moins déterminés - se sera révélé un avantage car les grévistes, confrontés à cette épreuve quotidienne, se trempèrent et finirent par prendre moralement le dessus. Ceux qui auront vu des cadres, de droit divin dans le système Peugeot, trembler, ne pas savoir où se mettre devant les arguments sérieux ou devant les quolibets des grévistes, voire piquer des crises de nerfs, ne l'oublieront pas de sitôt.

 

Les limites du mouvement

 

La principale faiblesse du mouvement chez Peugeot, les deux usines confondues, fut évidemment son caractère minoritaire et non explosif. Par-delà les différences par ailleurs, le mouvement eut en commun, à Mulhouse et à Sochaux, un démarrage laborieux, puis un sommet de participation à la fin de la première semaine, puis une stabilisation aux alentours de 1 000-1 500 grévistes par centre (ce qui, sur Sochaux, représente moins de 10 % des effectifs ouvriers).

Les grévistes n'étaient pas pour autant coupés des non-grévistes - en tout cas à Sochaux. Des non-grévistes rejoignirent la grève pratiquement jusqu'au dernier moment. De nombreux non-grévistes témoignèrent par leur attitude, comme par leur participation aux collectes, de leur sympathie pour la grève.

Mais sans la rejoindre.

Ou encore, comme cela fut le cas de beaucoup en rejoignant la grève occasionnellement, un jour ou deux. En fait, la majorité des travailleurs de l'entreprise, si elle regardait les grévistes avec un certain respect et une sympathie certaine, n'avait pas cette fois encore l'envie de se lancer dans la lutte.

On peut en dire autant en ce qui concerne les travailleurs des entreprises de la région, pour la plupart filiales ou sous-traitants de Peugeot. Dans l'intérêt à l'égard du mouvement de Peugeot, il y avait, au mieux, le sincère désir que les grévistes obtiennent quelque chose - d'autant que les travailleurs des filiales pouvaient espérer en profiter également. Mais s'il y a eu quelques débrayages dans des filiales comme l'ECIA de Beaulieu ou d'Audincourt, cela a tourné court.

L'attitude des syndicats y fut certainement pour quelque chose. La CFDT, par exemple, militait ouvertement dans plusieurs entreprises des alentours - notamment dans les deux entreprises ECIA où des débrayages eurent lieu - pour l'idée qu'il valait mieux attendre que ceux de Peugeot reprennent pour commencer à se mettre en grève. Ses responsables témoignaient d'une hostilité non déguisée à l'égard des travailleurs de Peugeot qui venaient même seulement discuter avec les travailleurs de leurs entreprises. Mais ce n'est évidemment pas l'opposition de quelques syndicalistes qui aurait pu arrêter les travailleurs de ces entreprises si ces derniers avaient été déterminés à se mettre en grève.

De la même manière, l'hostilité de tous les responsables officiels des syndicats de Peugeot à l'idée que des grévistes se répandent dans la région pour convaincre leurs camarades d'autres entreprises de se mettre en grève, ne pouvait à coup sûr que freiner les travailleurs déjà convaincus que cela serait utile et souhaitable. Mais la grande majorité des grévistes ne voyait pas en quoi cela serait utile de chercher l'extension de la grève vers d'autres usines alors qu'à Sochaux même, les 10 % de grévistes ne parvenaient pas à entraîner la majorité de non-grévistes.

 

Le caractère syndical de la grève

 

A Sochaux, comme à Mulhouse, le mouvement est resté fondamentalement dans le cadre syndical. Les grévistes voyaient bien que, comme à Mulhouse, les syndicats n'étaient même pas d'accord entre eux sur les revendications : pendant que la CGT s'en tenait à 1 500 francs pour tous, qui était la revendication des grévistes, la CFDT réclamait 500 francs ; FO, un moment entrée dans la grève, puis sortie, réclamait 250 francs. Mais les travailleurs tenaient en même temps à l'unité de façade que ces syndicats s'imposaient, là encore, sans constituer formellement une « Intersyndicale ».

Il n'y avait guère d'illusion à l'égard de FO, dont les responsables sont notoirement liés à la direction ; ni même à l'égard de la CFDT. Mais cela ne semblait pas très important aux yeux des grévistes, dans la mesure où c'était la CGT qui menait la barque et où non seulement elle était partisan des 1 500 francs, mais ses positions, ses interventions correspondaient en général aux attentes des grévistes.

La CGT n'a eu aucun mal à coller à la grève - ni les grévistes à se reconnaître, dans l'ensemble, dans la CGT. D'autant que la CGT-Sochaux présente plusieurs particularités.

La première est qu'elle est dirigée par des « reconstructeurs » de la Fédération du Doubs du PCF, en rupture de ban depuis plusieurs années avec celui-ci. Ces militants, en conflit permanent avec l'appareil central de la CGT, sont - ne serait-ce que pour conserver leurs points d'appui pour se défendre contre les pressions venues de l'appareil central - plus à l'écoute de la base, plus à même de reprendre au quart de tour les opinions exprimées par les grévistes. Ce qui ne les empêche pas, formés qu'ils furent à l'école du stalinisme, mâtinés de nostalgie pour l'Union de la Gauche, d'avoir, sur la conduite de la grève, sur le monopole des syndicats sur sa direction, sur la démocratie ouvrière, sur l'extension des conflits, des conceptions assez voisines de celles du PC « orthodoxe ».

La deuxième particularité de la CGT-Sochaux est la présence non négligeable et l'audience de militants révolutionnaires de notre tendance.

Etant donné le caractère de la grève et le fait que les principaux responsables de la CGT - qui, par ailleurs, et contrairement à ceux de Mulhouse, se trouvent être des travailleurs à la base dont le secteur est précisément la Carrosserie, coeur de la grève - n'étaient nullement gênés pour reprendre à leur compte ce que voulaient les grévistes, cette présence de militants révolutionnaires n'a pas modifié la physionomie générale de la grève.

Mais elle a contribué à en façonner le déroulement sur un certain nombre de problèmes ; et elle a permis de propager auprès des travailleurs un certain nombre d'idées et de pratiques.

Contrairement à Mulhouse où les syndicats ont fini par ne même plus se donner la peine de réunir des assemblées générales de grévistes, sauf quand cela les arrangeait, à Sochaux la tradition s'est établie d'au moins une assemblée générale par équipe. Ces assemblées oscillèrent, tout au long de la grève, entre des assemblées vivantes où pouvaient se confronter des opinions contradictoires et les mornes rassemblements syndicaux où les grévistes ne prêtaient guère attention à la succession de représentants syndicaux officiels, débitant chacun sa litanie. Pour assurer la liberté de parole, il fallait souvent se heurter aux responsables de la CGT qui, pour critiques qu'ils fussent à l'égard de l'absence de démocratie dans le PCF, n'en étaient pas pour autant soucieux de démocratie dans la grève. Ces assemblées ont fonctionné cependant tout au long du mouvement ; elles assurèrent un certain contrôle des grévistes sur la conduite de la grève. Sur un certain nombre de choix, les responsables syndicaux ont dû reculer devant l'assemblée. C'est ainsi, par exemple, que la CGT-Sochaux a dû finir par reprendre à son compte l'idée que les grévistes de Sochaux aillent à Mulhouse soutenir leurs camarades de là-bas dans une phase critique de la grève - même si elle ne l'a pas fait le jour où cela aurait été le plus important.

L'existence de ces assemblées générales de grévistes - comme d'ailleurs d'assemblées de secteurs ailleurs qu'à la Carrosserie - a joué un rôle primordial dans le sentiment qu'avaient les grévistes de contrôler leur grève. Dans la réalité, ce contrôle ne fut pas complet, la direction syndicale de la grève avait des moyens plus souples que le refus ouvert pour ne pas exécuter certaines décisions des assemblées générales ; ne serait-ce qu'en n'y mettant ni le coeur, ni les moyens. C'est bien pourquoi la véritable démocratie n'existe dans une grève que si les grévistes ne se contentent pas d'assemblées générales pour prendre des décisions, mais se donnent, avec le comité de grève, un organisme d'exécution qui fasse appel à toutes les bonnes volontés, qui mobilise toutes les initiatives. Dans la mesure où la direction syndicale - en l'occurrence essentiellement celle de la CGT - sous le contrôle des assemblées générales, leur convenait, et où, à Sochaux en tout cas, cette direction ne s'est trouvée à aucun moment de la grève en porte-à-faux avec ce que souhaitaient les grévistes, ces derniers n'ont pas éprouvé le besoin d'une direction de rechange.

A Mulhouse, il y a eu au moins un moment où un tel décalage, perceptible et ressenti par les travailleurs, s'est produit. Ce fut lorsque tous les syndicats, CGT comprise, manoevrèrent ensemble pour faire cesser l'occupation de la Forge, devenue une sorte de symbole aux yeux des grévistes ; et lorsque les travailleurs eurent le sentiment d'être manipulés. Les travailleurs déjouèrent une première fois la manoeuvre, qui fut cependant réussie quelques jours plus tard. Mais à Mulhouse, il ne s'est trouvé personne à ce moment-là pour proposer une direction de rechange ; et la CGT locale, dûment chapitrée par l'appareil central qui ne voulait nullement que la CGT apparaisse comme s'opposant aux grévistes, a vite récupéré la situation. Un certain nombre de travailleurs parmi les plus radicaux ont cependant conservé de cet épisode une certaine amertume et le sentiment d'avoir été trahis ou en tout cas, floués.

Du coup, l'état d'esprit des travailleurs était, au moment de la reprise, assez différent entre Sochaux et Mulhouse. Si ceux de Sochaux ont repris le moral haut et contents de la grève, la façon dont la grève y fut conduite y était certainement pour quelque chose.

Une des limites du mouvement fut donc que la détermination des grévistes visait plus à faire pression sur les syndicats pour qu'ils fassent, qu'à faire eux-mêmes. Les responsables syndicaux se sont volontiers fait une raison de cette situation, même si cela ne les empêchait pas de maugréer quand ils ne trouvaient pas de diffuseurs pour leurs tracts. Néanmoins, au moins une minorité de grévistes a découvert que la grève, malgré les limites imposées par son caractère minoritaire, recélait des possibilités non utilisées.

Des possibilités à l'intérieur même de l'entreprise : s'adresser par exemple aux non-grévistes par la diffusion, devant la porte, d'un tract syndical, même bien fait, n'avait pas le même effet que si chacun des 1 000 ou 1 500 grévistes devenait un propagandiste actif de la grève, dans les ateliers, les vestiaires, les cars de ramassage, par les liens familiaux, etc.

Les initiatives qui ont été prises dans ce sens-là l'ont été hors du cadre syndical : l'initiative de prendre la parole dans les cars, dans les vestiaires pour toucher les non-grévistes ; l'initiative de leur donner des tracts signés des grévistes ; l'initiative d'imposer dans les cortèges, dans comme hors de l'usine, des pancartes et des banderoles exprimant le point de vue des grévistes à chaque phase de la lutte ; l'initiative tout simplement de se procurer plusieurs porte-voix donnant la parole plus largement qu'aux seuls responsables syndicaux, etc. Le nombre de grévistes ayant participé à ce type d'activités au lieu d'attendre simplement les consignes syndicales a été certes minoritaire - de l'ordre d'un dixième des grévistes - mais tout cela a contribué à maintenir le moral haut pendant la grève, et a appris un certain nombre de choses aux travailleurs qui y ont participé.

C'est encore une minorité qui a participé aux différents « détachements » de travailleurs vers une dizaines d'autres usines de la région, afin de tenter d'entraîner les travailleurs de ces usines dans la grève ; comme à l'expédition d'un groupe de grévistes de Peugeot au centre local des impôts, en grève également, pour affirmer que les travailleurs du public et du privé ont les mêmes intérêts, les mêmes revendications, et qu'il fallait surmonter les corporatismes et les préjugés et unir les forces.

C'est encore une minorité qui a participé à des initiatives, visant à associer des éléments d'autres catégories sociales de la ville au soutien à la grève, et pas seulement en demandant le soutien financier : des enseignants par exemple pour véhiculer avec leurs voitures les grévistes de Peugeot se rendant vers d'autres entreprises, des commerçants pour assurer le ravitaillement de ces expéditions... ou celui du bal qui conclut la grève.

Toutes ces initiatives sont donc restées trop embryonnaires pour modifier fondamentalement la physionomie de la grève. Mais elles ont permis à un nombre non négligeable de travailleurs d'y participer plus activement, de se rendre compte par la même occasion - notamment lors des expéditions vers les autres entreprises - de beaucoup de choses sur la politique véritable des appareils réformistes.

 

Un bilan de la grève

 

Les grévistes ont fort bien compris, après plusieurs semaines de tentatives infructueuses pour entraîner avec eux la majorité des travailleurs de leur entreprise, que le rapport de forces n'existait pas pour imposer l'augmentation de 1 500 francs pour tous. Il aurait fallu d'ailleurs certainement que la grève, tout en étant réelle et massive chez Peugeot, soit contagieuse et entraîne d'autres entreprises, pour que le rapport de forces nécessaire soit créé. C'est bien pourquoi l'extension de la grève était à proposer, même si elle était impossible.

Mais même en restant une minorité, les grévistes ont tout de même obligé Calvet à augmenter au moins les plus bas salaires. Pour beaucoup, cette augmentation atteint les 400 francs. Et surtout, le « noyau dur » de quelque 2 000-3 000 grévistes sur les deux usines a obtenu cela non seulement pour l'ensemble des travailleurs de leur entreprise, mais pour l'ensemble du groupe PSA.

Mais le principal motif de satisfaction des grévistes ne réside même pas là - d'ailleurs, jusqu'au jour de la reprise, les grévistes clamèrent que leur revendication était et demeurait les 1 500 francs, et que ce qu'accordait la direction était nul. Le principal motif de satisfaction est d'avoir surmonté la crainte, dans cette usine où le patron mène une politique de combat et où d'ordinaire même la simple activité syndicale se heurte à bien des difficultés. A Sochaux en tout cas, les grévistes ont repris la tête haute, contents d'avoir fait grève, et en se promettant de recommencer au plus vite.

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